3. Les mystères de l’aiguille

 

Quelques minutes plus tard, Paloma et Bergton se garaient devant la digue d’Etretat. La ville ne semblait pas encore trop fréquentée à cette heure.
— Un front de mer dévasté, commenta Bergton en désignant les immeubles cubiques et peu esthétiques construits après guerre. C’est la même chose sur toute la côte. Les Petites-Dalles, Yport, Veules-les-Roses, le Tréport. Autant de superbes vieux villages avec simplement une verrue : le front de mer !
— C’est la faute à la deuxième guerre mondiale et aux bombardements…
— Oui… Oui et non. En Basse-Normandie, de Honfleur à Ouistreham, ils ont été touché encore plus durement qu’ici… Mais ils ont tout reconstruit à l’identique. Chez nous, en 1945, c’était fini le tourisme. Personne n’y croyait plus. On a mis à la place les ports pétroliers, les usines automobiles et les centrales nucléaires…
— C’est un choix…
— Un non choix plutôt… Que voulez-vous, Paluel n’est pas Plogoff… Allez, on grimpe !
Il désigna du regard la Porte d’Aval.
— On va rendre visite aux Demoiselles.
Paloma sembla enthousiaste :
— Depuis le temps que j’attends de faire leur connaissance.
Bergton leva la main et désigna deux pitons calcaires qui s’élevaient au-dessus de l’arche de la Porte d’Aval, dominant la plage de près de 80 mètres.
— Ce sont elles…
L’étudiante nota avec inquiétude que ces deux pitons rocheux ne semblaient accessibles de la falaise que par une passerelle, qui vue d’en bas, semblait minuscule. Ils s’élancèrent d’un pas vif sur le sentier, laissant le golf sur leur gauche.
— Il faut toujours prendre à droite, rien de plus simple, commenta Bergton.
 Ils s’arrêtèrent, essoufflés, à un point de vue circulaire, bien aménagé, qui offrait une incroyable vue panoramique sur la baie d’Etretat.
 
Baie d'Etretat
La Chambre des Demoiselles et la baie d'Etretat
 
Quelques touristes flânaient autour d’eux, multipliant les photographies dans ce site splendide.
— Un des plus beaux sites de France, commenta Bergton. Non ?
— Vertigineux, fit Paloma, impressionnée par les extraordinaires crevasses que dévoilait la côte déchiquetée.
— Deux millions de touristes par an, il paraît. Vous vous rendez compte ? Pour le site, bien entendu, mais également pour Arsène Lupin. Regardez là-bas, des japonais. Ils sont fanatiques de Lupin, au Japon. Et regardez tout en bas, cette lignée de camping-cars. Hollandais, belges… Pour le site et pour Lupin eux-aussi. Dommage que tous ces gens ne visitent qu’Etretat et pas le reste de la Normandie… Ils ne savent pas ce qu’ils perdent. Mais bon, venons-en au fait… L’Aiguille creuse… Je vous résume l’intrigue ?
— Pas trop !
— D’accord Paloma. Mais faites attention de ne pas tout confondre. Il y a deux romans importants à retenir. Les deux principales chasses au trésor cauchoises. La Comtesse de Cagliostro, dont je vous ai raconté le début tout à l’heure, la première aventure de Lupin, qui commence à Bénouville. Et L’Aiguille creuse… C’est le troisième volume de Lupin. Le premier réellement conçu comme un roman. C’est sans doute son roman le plus célèbre. Peut-être le plus réussi… Même si cela ça se discute… Pour ma part, je dirais…
— Stop ! coupa Paloma. Allez à l’aiguille ! Faites-moi rêver devant ce site.
Elle tourna le dos au professeur et admira le paysage, prenant la pose comme les touristes aux alentours.
— D’accord. J’y viens. Donc, tout commence par le drame d’Ambrumésy… Rassurez-vous, ce sera une de nos prochaines étapes. Sachez simplement pour l’instant que Lupin est laissé pour mort au début de l’aventure. Le véritable héros de l’histoire est Isidore Beautrelet, un adolescent en vacances dans la région, élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly. Parcourant à pied et à vélo la campagne cauchoise, il parvient à déjouer les plans de Lupin, et surtout à découvrir et décrypter le fameux code secret de L’Aiguille creuse. Un code que Louis XIII aurait lui-même rédigé pour se souvenir à jamais du secret des rois de France. Un cryptogramme comme on dit aujourd’hui. Vous vous souvenez du cryptogramme, Paloma ?
— Vaguement…
— C’est l’affiche la plus célèbre de Lupin… Un Arsène Lupin au regard noir tenant de ses deux mains un morceau de papier codé. Celui-ci.
Bergton sortit un morceau de papier et griffonna quelques chiffres :
 
2.1.1..2.........
 
— Je vous passe les figures géométriques de la dernière ligne. Qu’en pense votre puissant esprit de déduction ?
Paloma s’approcha, se pencha vers le professeur et lut le code. Elle réfléchit quelques instants. Une lueur traversa son regard.
— C’est logique. Les chiffres correspondent aux voyelles : 1=a, 2=e, 3=i et ainsi de suite…
Bergton sembla impressionné :
— Une vraie élève de rhétorique en herbe. Bravo ! Donc, cela donne…
Il griffonna à nouveau sur son morceau de papier :
 
Message 1
 
— Voici le fameux cryptogramme. Alors Beautrelette… Qu’en pensez-vous ?
— Facile, répondit aussitôt Paloma. Mais vous m’avez aidée depuis ce matin ! Les deux derniers mots sont bien entendu “aiguille creuse”. Le troisième mot, sur la deuxième ligne, doit être “demoiselles”… Nos fameuses Demoiselles. Par contre, pour les autres, il reste une multitude de possibilités.
— Remarquable ! Absolument remarquable ! Mais, sans aucun indice, c’est également à cette conclusion qu’était parvenu Isidore Beautrelet. Pour la deuxième ligne, il découvre tout de suite le mot “demoiselles”. Pour la dernière ligne, un seul mot de la langue française pouvait correspondre à l’avant dernier groupe de lettres : “aiguille”. Le dernier mot ne pouvait être que “creuse, fleuve, preuve ou pleure”. Isidore pensa que “creuse” était le plus cohérent. Il se mit donc en quête de “L’Aiguille creuse”.
Paloma observa avec respect les deux imposants pitons de calcaire, les “demoiselles”. Le professeur continua.
— La suite du roman est un passionnant jeu de piste historique et géographique qui porte sur le secret de l’aiguille. Ce secret, selon Leblanc, est évoqué dans la guerre des Gaules par César ; par le premier duc de Normandie, Rollon, “maître du secret de l’aiguille” ; par Guillaume le Conquérant, portant une aiguille sur son étendard ; un secret que Jeanne d’Arc connaissait et qui lui coûtera la vie ; Henri IV aurait parfois juré “par la vertu de l’aiguille” ; sous Louis XIV, un imprudent décida de révéler le secret dans un ouvrage tiré à cent exemplaires, “le traité de l’aiguille”. Louis XIV fit brûler les exemplaires et emprisonner l’auteur… derrière un masque de fer !
— C’était cet auteur, le masque de fer ?
— C’est la version de Maurice Leblanc ! Louis XIV ira même jusqu’à construire un château de l’aiguille, sur les bords de la Creuse, pour détourner l’attention des curieux. Quelques exemplaires du traité de l’aiguille furent cependant sauvés… Et Isidore luttera avec acharnement contre Lupin pour mettre la main dessus, de Rennes jusqu’au musée Carnavalet et le livre d’heures de Marie-Antoinette.
— Quelle imagination !
— Prodigieuse. C’est là tout le génie de Leblanc. Rendre cette histoire parfaitement crédible en multipliant les références historiques. Finalement, Arsène Lupin avoue à Beautrelet que lui-même a mis dix jours pour résoudre l’énigme… Beautrelet relève le défi. Mais au bout de dix jours, il n’a rien trouvé ! Enfin, au bout de treize jours, il découvre le lien entre tous les évènements : la Normandie !
— Vous parlez d’un génie, ironisa Paloma. Treize jours pour trouver une telle évidence !
— Je suis assez d’accord avec vous sur ce point. Toujours est-il qu’Isidore découvre enfin que toutes les aventures de Lupin, ses cambriolages, et la plupart des références du traité de l’aiguille… concernent directement la Normandie. Et plus précisément le cœur du fameux triangle cauchois. Isidore remonte alors à pied la Seine, recherchant au hasard des indices…
Paloma esquissa une grimace :
— Quelle méthode ridicule !
Bergton éclata de rire :
— Mais vous êtes jalouse de ce Beautrelet, on dirait ! Ne pavoisez pas trop. N’oubliez pas que vous aussi, vous avez un “code Lupin” à décrypter… Isidore a mis le temps, mais il a fini par trouver ! Donc, Isidore visite la Normandie : Duclair, la Mailleraye-sur-Seine, Saint-Wandrille, Caudebec-en-Caux, Tancarville, Quillebeuf, Honfleur, Montivilliers, Saint-Romain, Octeville, Gonneville, Criquetot. Tous ces lieux sont cités par Maurice Leblanc. Enfin, il arrive “dans le joli village de Saint-Jouin”, puis la valleuse de Bruneval, le cap d’Antifer, la crique de Belle-Plage…
— L’emplacement de l’actuel terminal pétrolier ?
— Oui… Et enfin Etretat ! Sur la falaise, il aperçoit un petit castel, un étonnant castel gothique baptisé “Fort de Fréfossé”. Ce fort était construit juste ici, à quelques mètres de l’endroit où nous sommes…
— Il n’existe plus ?
— Il fut démonté au début du siècle. Maurice Leblanc va jusqu’à prétendre que les autorités militaires l’ont détruit à cause des révélations de son livre ! Amusant, non ? Il en reste aujourd’hui des cartes postales… et quelques vestiges si on cherche bien… Venez !
 
Paloma suivit Bergton. Celui-ci emprunta une petite passerelle de bois qui menait jusqu’aux “Demoiselles”. De part et d’autre de la passerelle, Paloma se sentit impressionnée par le vide, un vide de 80 mètres. Bergton la vit hésiter. Il se retourna et délicatement, lui prit la main.
— Vous avez le vertige ?
— Un peu…
Ils traversèrent ensemble la passerelle. L’une des deux “Demoiselles” était creusée telle une grotte, formant comme une petite guérite dominant Etretat. Ils entrèrent. La grotte était étroite. Ils devaient rester très près l’un de l’autre. Le professeur Bergton, un peu trop grand, se tenait légèrement courbé. Paloma trouvait la chambre très romantique, un endroit idéal pour venir embrasser son amoureux, à l’écart de l’agitation de la plage. En effet, mis à part l’entrée de la grotte, elle n’était ouverte que par un trou rectangulaire, telle une lucarne, tournée vers la terre. Elle regarda Bergton. Celui-ci gardait son sérieux.
— Dans le roman de Leblanc, continua-t-il, Isidore s’endort ici, dans cette grotte, la chambre des Demoiselles, après sa journée de marche. A son réveil, il croit être victime d’une hallucination ! Devant ses yeux, au réveil, se tient la clé de l’énigme. Il suffisait de regarder au bon endroit. Et le plus étonnant, c’est que la clé de cette énigme se trouve toujours ici, devant vos yeux ! Depuis plus de cent ans, devant les yeux de milliers de touristes. C’est le mystère d’Etretat ! La trouverez-vous, cette clé de l’énigme ?
Paloma regarda partout dans la grotte, par la lucarne rectangulaire… Rien ! Seulement beaucoup de graffitis dans la craie. Des amoureux ! Elle finit par baisser les yeux. Elle étouffa un cri de stupeur. Elle lut distinctement, sur le sol, deux lettres, “D” et “F”.
 
Chambre des demoiselles
Dans la Chambre des Demoiselles
 
Bergton triompha :
— Surprenant, non ? Maurice Leblanc les a décrites précisément dans le roman : “deux lettres énormes, d’un pied chacune peut-être, gravées en relief dans le granit du sol”. Et elles sont toujours là !
— On connaît leur origine ?
— Maurice Leblanc fait l’hypothèse que se sont les deux initiales de Demoiselles et Frefossé. Il précise même dans L’Aiguille creuse que l’abbé Cochet, le célèbre archéologue normand les a signalé. Mais en réalité, le meilleur spécialiste de Maurice Leblanc, Jacques Derouard, pense que c’est Maurice Leblanc lui-même qui a payé un maçon pour venir tracer ces initiales… après la parution de son roman !
Paloma s’accroupit et passa délicatement ses doigts sur les lettres gravées.
— Ce sont peut-être simplement les deux initiales d’un couple amoureux ? Nous ne sommes pas dans une grotte banale, ici. Nous sommes dans une “chambre”. Deux initiales que l’on a conservées précieusement depuis le roman… Une éternité inespérée pour ce couple anonyme d’amoureux ! Grâce à Leblanc… David et Florence ? François et Denise ? Fanette et Damiens ?
Bergton soupira devant le romantisme de Paloma :
— Nous n’en saurons jamais rien. Désolé. Revenons à l’énigme, ma tendre, si vous le voulez bien. Lorsqu’Isidore apprend, auprès d’un paysan, que la grotte s’appelle “la chambre des Demoiselles”, il possède désormais toutes les clés pour résoudre l’énigme.
 
En aval d'Etretat
 
— Les symboles géométriques et les chiffres donnent des mesures. Isidore découvre alors qu’en posant ses pieds sur les lettres D et F, ses yeux se trouvent à la hauteur de la lucarne rectangulaire dans la roche, et forment une mire vers un ancien mur de brique devant le fort de Frefossé. On peut encore suivre aujourd’hui les instructions de Leblanc… Mais le mur de brique n’existe plus ! Isidore découvre une croix sur le mur. En tournant la croix, un mécanisme s’actionne, fait pivoter un pan de mur et découvre l’entrée d’un souterrain…
— Qui mène à l’aiguille creuse…
— Oui… L’aiguille était creuse. Maurice Leblanc l’a imaginée ainsi : “ce cône de calcaire démesuré n’est qu’un bonnet d’écorce pointu posé sur du vide”. Comment l’expliquer ? Leblanc, habilement, laisse le doute : “Phénomène naturel ? Excavation produite par des cataclysmes intérieurs ou par l’effort insensible de la mer qui bouillonne, de la pluie qui s’infiltre ? Ou bien œuvre surhumaine, exécutée par des humains, celtes, gaulois, Hommes préhistoriques ?
— Il existerait même une nouvelle hypothèse aujourd’hui, ajouta Paloma.
— Ah oui ?
— Oui… La gélifraction. L’alternance gel dégel, qui fait exploser le calcaire. Mettez un morceau de craie dans votre congélateur pour voir. C’est l’explication principale du recul des falaises pour les chercheurs, aujour­d’hui. La mer n’attaque rien, elle se contente de déblayer les éboulis…
— Vous n’êtes pas en train de m’expliquer que l’aiguille peut être véritablement creuse ?
— Qui sait…
Bergton réfléchit un instant.
— C’est une hypothèse ridicule, trancha-t-il. On a dû vérifier depuis ! En tous les cas, Maurice Leblanc interprète toute l’histoire de France et de la Normandie par l’aiguille. La création du port du Havre au XVIe siècle n’est due qu’à la présence de l’aiguille ! De même Maurice Leblanc profite de l’aiguille pour lancer une tirade à la gloire des normands : “pour avoir connu l’aiguille, ils s’imposent au pays et de là, plus tard, adossés à ce point d’appui, conquièrent l’Ile voisine, conquièrent la Sicile, conquièrent l’Orient, conquièrent le nouveau monde”…
— Toujours Guillaume le Conquérant… Mais revenons à notre cher Isidore…
— Aussitôt après avoir découvert l’entrée du souterrain, Isidore prévient l’inspecteur Ganimard, qui, sur ordre de l’Elysée, rassemble une flotte militaire entière pour prendre d’assaut l’aiguille et Lupin. Il réquisitionne même un torpilleur qui mouille au Havre. Puis Isidore pénètre dans le souterrain avec Ganimard… et se retrouve rapidement seul dans l’aiguille creuse, face à un Arsène Lupin qui l’attendait !
— Et alors ?
— C’est un Lupin un peu mégalomaniaque qui l’accueille, se comparant à César, à Louis XIV, au roi du monde... Bien entendu, l’aiguille est immense, des étages plus somptueux les uns que les autres se succèdent, décorés des oeuvres d’art les plus raffinées. L’aiguille regorge des trésors, d’ailleurs moins cumulés par les rois de France, qui ont tout dépensé, que par les vols successifs de Lupin…
— Les rois de France avaient tout dépensé ! Décidemment, Leblanc ne manque pas d’humour. Et Ganimard, pendant ce temps là, il se tourne les pouces ?
— Non. Il donne l’assaut, par le souterrain et en mer. Mais bien entendu, Lupin a tout prévu. Il s’enfuit grâce à un “canot automobile submersible” de son invention, accompagné d’Isidore et de Raymonde de Saint-Veran, la femme que Lupin a épousée par amour… et pour qui il est prêt à abandonner sa vie d’aventure ! Tenez, vous qui êtes subtile, lorsqu’il abandonne à regret son repère de l’aiguille creuse, devinez quel trésor Lupin regrette le plus ?
Paloma, flattée, réfléchit un instant :
— Ni or, ni argent, bien entendu… Donc, ce qu’il regrette le plus, c’est sans doute l’aiguille elle-même. Ce site majestueux de l’aiguille d’Etretat.
— Vous êtes réellement une fille épatante, Paloma ! Effectivement, c’est ce que dit Lupin : “ce qui est plus triste encore, c’est cela, tout cela qu’il me faut abandonner. La mer immense… le ciel… A droite et à gauche les falaises d’Etretat, avec leurs trois portes, la porte d’amont, la porte d’Aval, la Manneporte… autant d’arcs de triomphe pour le maître… Et le maître, c’était moi. Roi de l’aiguille creuse ! Royaume étrange et surnaturel !
Paloma éclata de rire :
— Un peu mégalomaniaque, vous disiez ?
Bergton tendit la main à Paloma et ils ressortirent de la grotte des Demoiselles. Ils poussèrent un peu plus loin sur le chemin pour se retrou­ver face à l’imposante aiguille. Paloma resta un moment silencieuse devant la majesté du bloc de calcaire :
— Quelle imagination tout de même. Aller chercher que cette aiguille est creuse !
— Certes... Certes…
Bergton semblait pensif.
— Savez-vous ma belle que Claude Monet a peint un tableau qu’il a baptisé “L’Aiguille creuse” ?
— Non… Mais cela n’a rien d‘étonnant je pense. Le site et le roman sont célèbres…
— Vous n’avez pas compris ! Maurice Leblanc a écrit son roman en 1909... Mais Claude Monet a peint son tableau en 1883. Il a donc sous entendu que l’aiguille était creuse un quart de siècle avant Maurice Leblanc !
Paloma resta incrédule. Elle fixait le colossal bloc de calcaire. Elle s’approcha encore un peu du gouffre :
— C’est vrai ?
— Vous pouvez vérifier au musée d’Orsay à Paris. Mais ce n’est pas tout. Claude Monet a également peint le château de Puy Guillem. Ce nom ne vous dit rien, mais sachez que ce château de Puy Guillem se situe sur les bords de la Creuse, et a directement inspiré le château de l’Aiguille inventépar Maurice Leblanc, celui prétendument construit par Louis XIV pour détourner l’attention d’Etretat.
Paloma fut saisie d’un léger vertige. La falaise abrupte. Les révélations.
— Tout ceci des années avant que Maurice Leblanc n’écrive son roman ?
— Oui... Plus de vingt ans ! Sachez enfin que Claude Monet fréquenta très souvent Etretat. Il était ami intime avec Guy De Maupassant, qui habitait également Etretat. Guy De Maupassant écrivit d’ailleurs un poème baptisé “La légende de la grotte des demoiselles”…
Paloma fixait les vagues qui venaient s’écraser sur l’aiguille, une centaine de mètres en contrebas, se laissant bercer par le mystère des lieux. Au site grandiose s’ajoutaient tous ces incroyables mystères.
— Et que raconte cette légende ? interrogea Paloma avec une curiosité non dissimulée.
— L’histoire d’une jeune fille ingénue qui voulant rejoindre son fiancé dans la grotte, glissa de la falaise, tomba dans l’abîme, et dont le fantôme hante encore ces lieux… Mais les passionnés recherchent également depuis longtemps un double sens…
— Un double sens ?
— Qui sait ? Mais votre romantisme préférera sans doute le premier.
Le professeur commença à réciter les vers de Maupassant :
— “C’est une grotte perdue, suspendue, entre le ciel et les mers. Une demeure ignorée, séparée, du reste de l’univers. Jadis plus d’une gentille, jeune fille, y vint voir son amoureux. On dit que cette retraite, si discrète, a caché bien des heureux…”.
Bercée par les paroles du professeur, Paloma se pencha elle aussi vers l’à-pic. Le professeur s’arrêta et d’un mouvement vif, saisit fermement la jeune étudiante par le bras. Elle se retourna surprise. Roland Bergton trouva doublement agréable le contact du bras nu et chaud de la jeune fille sur sa paume, et le regard courroucé de la jeune ibérique
— Ne restez pas si près du bord. Je suis responsable de vous.
— Vous n’allez pas croire à cette légende. Il n’y a aucun danger !
— Si…
 
Un court silence s’installa, simplement perturbé par les cris des mouettes et le bruissement des vagues. Doucement, le professeur posa sa main sur l’épaule de Paloma pour l’inciter à s’asseoir. L’étudiante frissonna un peu et s’accroupit. Bergton en fit de même.
— Tenez, Beautrelette… Une autre question digne de vous. Deux petites choses me tracassent dans l’explication de l’énigme donnée par Beautrelet. Vous vous souvenez, le cryptogramme “en aval d’Etretat, la chambre des demoiselles, sous le fort de Fréfossé, l’aiguille creuse”.
Une nouvelle lueur passa dans le regard de Paloma. Elle posa instinctivement la main sur le genou de Bergton :
— Lesquelles ?
— Tout au début de son raisonnement. Les trois premiers mots qu’il découvre…
— Aiguille, Creuse et Demoiselles ?
— Oui. Pour le mot aiguille, il n’y a aucun doute possible, nous sommes d’accord. Par contre, pour “demoiselles”, le raisonnement de Beautrelet me semble beaucoup plus discutable.
— Pourquoi, c’est le seul mot qui convienne, non ?
— Oui. Mais pourquoi cette série de voyelles et de points ne formerait-elle qu’un seul mot ? Les voyelles et les points des autres lignes forment à chaque fois plusieurs mots “en aval” par exemple, ou “sous le fort”, ou “la chambre des”. Donc la série de voyelles et de points qui forme “demoiselles”, “.e.oi.e..e.”, pourrait signifier bien d’autres choses si on la découpe en plusieurs mots. La certitude de Beautrelet ne tient pas !
— Hypothèse très intéressante, professeur… Et la deuxième ?
— Seuls quatre mots français peuvent être associés à “aiguille”, “fleuve, creuse, pleure, preuve”. Beautrelet, je cite Maurice Leblanc, “élimine les mots fleuve, pleure et preuve comme n’ayant aucune relation possible avec une aiguille”. Mais l’adjectif “creuse”, si on ne pense pas à l’aiguille d’Etretat, a-t-il davantage de rapport avec une aiguille ?  
Paloma ne répondit pas, passionnée par le raisonnement du professeur.
— Non bien entendu ! cria presque Bergton. “creuse” n’est pas un adjectif plus évident à associer avec “aiguille” que les trois autres mots… Ça ne veut rien dire de plus. Ici aussi, la certitude de Beautrelet ne tient pas !
Paloma regardait le professeur avec toute l’intensité de ses yeux noirs :
— Et où voulez-vous en venir ?
— Si l’on admet que le raisonnement initial de Beautrelet ne tient pas… On peut alors remettre en cause tout le reste…
— Et ?
— Et ? Mais c’est évident ! On peut imaginer que la solution proposée par Beautrelet dans L’Aiguille creuse n’est pas la bonne ! Qu’il existe une autre façon de déchiffrer le cryptogramme proposé par Leblanc ! Et que cette autre façon de déchiffrer le code de l’aiguille mène au quatrième trésor, le véritable trésor, celui connu sous le nom de “trésor aux anglais” !
— C’est assez fou, comme hypothèse, non ?
Les yeux de Paloma brillaient davantage encore. Elle continua :
— Assez fou. Mais cohérent ! Une autre façon de lire le cryptogramme de l’aiguille. Ça c’est une idée !
— Pas seulement cohérent, Paloma. Cohérent et évident ! Toute l’œuvre de Maurice Leblanc, toutes les aventures d’Arsène Lupin sont truffées de ces doubles lieux, de ces leurres géographiques. Souvenez-vous, le château de l’Aiguille dans la Creuse prétendument construit par Louis XIV pour détourner l’attention d’Etretat. Une autre aventure de Lupin, “La demeure mystérieuse”, est entièrement construite sur ce principe ! Vous imaginez, Paloma : la plus célèbre énigme d’Arsène Lupin, le fameux cryptogramme de l’Aiguille, contenant lui-même un code secret ! Quelle ironie ! Quel génie !
 
Bergton se tut, souriant de contentement devant le regard scintillant de Paloma. Ils redescendirent rapidement vers le village d’Etretat. Roland Bergton consulta sa montre. Midi. Il proposa à Paloma de manger :
— On mange “Lupin” ! On n’a que l’embarras du choix ici… Tout le tourisme du village vit à travers Arsène Lupin.
Hésitant un instant à entrer dans le restaurant “le clos Lupin”, ils s’installèrent finalement dans un vaste restaurant baptisé “L’Aiguille creuse”. A peine après avoir commandé une crêpe complète et une bolée de cidre, Bergton se releva.
— Excusez-moi Paloma, quelques coups de fil à passer et je reviens.
Il revint vingt-cinq minutes plus tard devant une Paloma dépitée.
— Excusez-moi encore, Paloma. Mais il fallait bien que je prépare la suite de nos aventures…
— J’adore votre romantisme. Taisez-vous maintenant ! Mangez et buvez !
Le professeur avala quelques bouchées de sa crêpe froide. Paloma tenta d’alimenter la conversation :
— J’ai repensé à votre idée. Le double sens du cryptogramme. C’est vraiment une hypothèse lumineuse !
Bergton hésita un peu devant le regard admiratif de Paloma. Il but une bolée de cidre et se lança :
— En réalité, je ne suis pas vraiment le premier à avoir eu cette idée. Raymond Lindon, un ami de Maurice Leblanc et ancien maire d’Etretat a écrit en 1955 un mystérieux petit essai, publié sous le titre de “le secret des rois de France. La véritable identité d’Arsène Lupin”. Il le signe du pseudonyme Valère Catogan. Dans ce livre, lui aussi pense que le cryptogramme de l’aiguille peut se lire autrement que par la solution proposée par Maurice Leblanc.
Paloma se servit à son tour une grande bolée de cidre. Plus que déçue, elle semblait hypnotisée par les révélations du professeur.
 
— Et ce Valère Catogan ? Il a découvert le double sens du cryptogramme ?
— Il propose une solution intéressante… Mais fausse !
— Dites m’en plus…
— Pour Valère Catogan, le cryptogramme est en réalité un papier déchiré. Donc, selon lui, il manque les premières lettres au cryptogramme proposé par Maurice Leblanc. La partie gauche du papier… La longueur inégale des lignes du cryptogramme de l’Aiguille renforce son intuition. Partant de la ligne la plus longue, composée de 23 caractères, il imagine qu’à l’origine, toutes les lignes comportaient elles aussi 23 caractères.
 
Message 2
 
Il propose alors l’interprétation suivante :
 
On découvre la cassette...
 
Paloma ne semblait pas convaincue :
— Le blanc étai ? Ça ne veut rien dire !
— Si ! C’est l’ancien nom de la falaise d’amont, à Etretat. Pour Catogan on va de la falaise d’amont jusqu’à un fleuve souterrain sous la falaise. On découvre alors l’entrée d’un souterrain, bien réel je vous l’assure, qui mène de la plage vers le Donjon, où nous déjeunions tout à l’heure. D’ailleurs, Etretat est truffé de souterrains. C’est une vérité historique. Même si le souterrain de Catogan, le tunnel du “petit val”, sert aujourd’hui d’exutoire vers la mer pour la station d’épuration d’Etretat !
Paloma se laissa retomber sur sa chaise, dépitée :
— Vous m’avez excitée pour rien, professeur ! Ce Catogan avait donc tout trouvé avant nous il y a cinquante ans…
— Mais non… Ne soyez pas stupide ! Sa démonstration ne tient pas la route. Pour au moins deux raisons. Tout d’abord, le coup du morceau déchiré du cryptogramme n’est pas digne d’un véritable chasseur de trésor. C’est une astuce pour pouvoir inventer n’importe quelle phrase à la place du cryptogramme. La solution doit s’appuyer sur tout le cryptogramme et rien que le cryptogramme. Maurice Leblanc nous a fourni toutes les pièces et il faut s’en tenir à elles seules. Ensuite, sa traduction n’est guère différente de celle de Leblanc. La ligne “un” n’apporte rien, les lignes “deux” et “trois” sont presque identiques à celles de Leblanc. La seule innovation repose sur la quatrième ligne.
Le professeur se resservit une nouvelle bolée de cidre, visiblement fier de son effet.
— Non Paloma, continua-t-il. C’est un sens véritablement différent qu’il nous faut trouver. Et ailleurs qu’à Etretat ! Etretat aussi est un leurre…
— Selon vous, Valère Catogan s’est donc trompé sur toute la ligne ? Toutes les lignes devrais-je dire ?
— Presque. Il a tout de même mis en évidence un point extrêmement important. Pour lui, la clé de l’énigme tient dans les relations mystérieuses entre la France et l’Angleterre, favorisées par les passages secrets des falaises vers la mer. Je suis également persuadé que la solution tourne autour de cette relation franco-anglaise… D’ailleurs …
— D’ailleurs quoi ?
— D’ailleurs, il est temps d’y aller !
— Partir à la recherche des passages secrets sous la falaise ?
— Tout juste !
Paloma battit des mains comme une petite fille. Ils se levèrent et sortirent rapidement. Ils se retrouvèrent sur le parking de la plage mais curieusement, Bergton passa devant sa Maserati Spider sans s’arrêter. Paloma se tourna étonnée vers le professeur.
— On la laisse là, fit Bergton d’un air détaché. Un ami doit venir la chercher.
Entraînant une Paloma stupéfaite, il se dirigea vers la plage, et désigna un bateau de pêche peint d’un jaune vif.
— La “Courtine” ! Son propriétaire m’a certifié que c’était le bateau le plus rapide d’Etretat…
— On prend le bateau ?
— Je vous l’ai dit, il nous faut marcher dans les pas de Lupin pour comprendre. Et je vous ai raconté que Lupin s’est échappé de l’aiguille par la mer…
— Pour se rendre où ?
— A Port-Lupin bien entendu…
— Port-Lupin. Bien entendu. Mais encore ?
— Port-Lupin… La valleuse de Parfonval… Entre Dieppe et Le Tréport…
— Et cela n’aurait pas été plus rapide en voiture…
— Si, sans aucun doute. Mais Lupin a fait le trajet par la mer… Et le propriétaire de ce bateau, “la Courtine”, m’assure qu’on sera à Port-Lupin avant 16h00…
Paloma protesta néanmoins :
— Quelle perte de temps ! Je croyais que vous étiez pressé ? Il est à quelle heure, votre avion demain matin…
— 7h00 du matin… A Roissy. Vous voyez, tout va bien… Et comme cela, cher génie, vous aurez le temps de vous pencher un peu sur toutes ces énigmes. Le lien entre les douze châteaux des compagnons de Guillaume… Le double sens du cryptogramme de l’aiguille…
 
***
 
Paloma et Roland Bergton n’étaient pas sortis depuis plus de deux minutes du restaurant “L’Aiguille creuse” lorsque le téléphone près de la caisse sonna.
Jean-Rémi se hâta de sortir de la cuisine pour répondre. Il ne reconnut pas tout de suite son interlocuteur. Au bout de quelques instants, il comprit :
— Roberto ! Roberto Martinez ? Nom de Dieu. Cela fait sacrément longtemps qu’on ne t’a pas vu traîner sous les falaises.
— Excuse-moi Jean-Rémi. Je suis pressé. Je te téléphone pour un renseignement précis. As-tu servi ce midi à déjeuner un couple ?
— Plus d’un, heureusement pour mes affaires…
— Laisse moi finir. Un couple. Lui, plutôt âgé, élégant, grand. Elle beaucoup plus jeune.
— Toujours aussi mystérieux, Roberto ? Pourquoi penses-tu qu’ils étaient chez moi ?
Martinez marqua une pause et reprit :
— Ce n’est pas très difficile d’avoir une longueur d’avance sur eux. Alors, tu les as vu ?
— C’est bien parce que c’est toi, soupira le restaurateur. Oui. Evidemment que je les ai servi. Je ne pouvais pas les manquer. Le vieux a abandonné sa belle toute seule à table les trois-quarts du repas. Et le pire, c’est qu’elle buvait encore davantage ses paroles à son retour…
— Tu as entendu de quoi ils parlaient ?
Jean-Rémi hésita. Personne ne pouvait l’entendre. Il répondit en baissant d’un ton.
— Je ne sais pas si je devrais te dire. Mais oui, j’ai écouté. Tu me connais. Il lui a fait toute la tirade sur Valère Catogan. Les souterrains. Les passages secrets sous la falaise. Tout le cirque.
— Ils sont encore là ?
— Non, partis depuis deux minutes.
— Tu sais où ?
— Non. Mais à mon avis, il va l’emmener en croisière…
— A mon avis aussi...
Il marqua un temps d’arrêt avant de conclure :
— Hélas pour eux !