10. Piège sous la falaise

 

Paloma se releva et se tint assise. Elle jeta quelques galets au loin sur la plage, sans atteindre la mer. Elle se retourna vers Bergton, le visage à moitié éclairé seulement par les réverbères. Belle.
Elle prit une grande respiration et se lança :
— A mon tour alors ? La fin de l’énigme ? La dernière ligne ? Bien entendu, ces douze trafiquants ont amassé en quatorze ans une fortune considérable. Sans aucun doute, ils ont dissimulé cette fortune, pour ne pas éveiller l’attention sur leur enrichissement trop soudain. Reste à savoir où ? Maurice Leblanc l’avait découvert et nous donne toutes les clés pour à notre tour pouvoir le retrouver.
— Vous parliez de cinq indices convergents...
— Bien entendu professeur. Cinq indices. Vous avez deviné également, j’en suis persuadée.
— Heu… Non, fit Bergton, penaud.
— Allons, au moins quelques uns, un ou deux, vous ont sauté à l’esprit…
Paloma tourna la tête et son visage disparu dans l’ombre. Bergton ne distinguait plus que la silhouette gracieuse du visage de l’étudiante. Le regard du professeur s’arrêta sur la courbe parfaite de la nuque de la jeune fille. Il reprit avec ironie :
— Cessez de tourmenter mon vieux cerveau fatigué, belle enfant. Quels sont ces cinq indices ?
Paloma soupira. Elle se tourna à nouveau, cette fois-ci en pleine lumière du réverbère. Radieuse. Triomphante. Superbe.
— C’est pourtant enfantin. Le premier, souvenez-vous, c’est le seul prolongement d’une bissectrice du triangle parfait qui n’aboutissait à aucun lieu cité par Leblanc. La bissectrice du sommet du Mesnil-sous-Jumièges vers le côté opposé… Et celle-ci aboutissait à…
— Veulettes-sur-mer !
— Vous voyez. C’est évident. Le second. Une évidence aussi. Où se situe le centre du triangle parfait ?
— A Héricourt-en-Caux ?  Au colombier dodécagonal ?
— Mais aussi à proximité des sources de la Durdent ! Tout commence aux sources de la Durdent. N’est-il pas logique que tout se termine à son embouchure ? Le symbole a dû amuser Maurice Leblanc. Il était friand de ce type d’associations. Le troisième maintenant. Où a été trouvée la pièce d’or hier, la couronne anglaise frappée en 1905 ?
— A Saint-Valery-en-Caux.
— Oui, Saint-Valery-en-Caux. La première plage à l’ouest de Veulettes-sur-Mer. A à peine cinq kilomètres d’ici. Sur la plage où sont construits les premiers épis de béton qui bloquent la dérive vers l’ouest des galets… et des pièces d’or. C’est une évidence ! Tout converge. Le trésor aux anglais est dissimulé quelque part entre Veulettes-sur-Mer et Saint-Valery-en-Caux, tout près du littoral… et tout près de l’embouchure de la Durdent.
— Pourquoi près de l’embouchure de la Durdent ?
— A cause de la dernière ligne du cryptogramme de l’aiguille…Vous vous souvenez des trois premières lignes : “En amarres, le Val”, “passant le fer”, “le roi de grès”. Les contrebandiers débarquent, gravissent la valleuse, suivent les calvaires de grès jusqu’ici… Et… Parviennent à la Durdent ! Il nous reste la dernière ligne.
— “sous le fort de Fréfossé” , selon Leblanc…
— Oui… Mais avec les voyelles “.ou..e.o…e..e.o..e”, on peut également écrire la formule suivante : “touche l’or près de l’onde”.
Les ombres et lumières de la digue éclairée donnaient au visage de Palomaune force presque irréelle. Le professeur se laissa tomber sur les galets.
— Vous êtes une enchanteresse, Paloma ! C’est d’une telle évidence lorsque l’on sait !
— Si j’ai vu juste, l’or se trouve près de l’onde. Mais également près du littoral. La Durdent vient ici se jeter dans la mer. Levons les yeux ! Que voyons-nous ? Une falaise de 70 mètres, que la Durdent vient mordre à sa base.
— L’éperon, souffla Bergton.
— Dernier indice alors… Le cinquième. Le lieu exact de l’emplacement de la cachette du trésor des contrebandiers devait être lui aussi indiqué par un calvaire de grès. Mais on ne trouve plus de calvaires aussi près du littoral. Ils ont été détruits pendant la Seconde Guerre mondiale. Statistiquement, quel est le lieu où il est le plus probable que ce calvaire ait été détruit ?
— Là où l’on trouve la plus forte densité de blockhaus ! triompha Bergton. L’éperon ! La tour de commandement de la vallée. Au-dessus de notre tête !
— Cinq indices convergents ! cria Paloma. C’est presque quatre de trop ! Si le trésor aux anglais existe toujours, il est enterré quelque part là-haut, sur l’éperon, au-dessus de nos têtes.
— Il existe toujours Paloma, confirma Bergton. N’oubliez pas, hier encore, une pièce a été retrouvée ! En route !
 
Paloma se releva. Elle se sentait particulièrement courbaturée. Elle faillit plusieurs fois se tordre les chevilles sur les galets. Ils passèrent à nouveau le pont rouge et se rapprochèrent de la falaise.
 
Pont rouge
Le pont rouge
 
Elle n’était pas éclairée. Avant de s’engager vers le tapis d’herbe en pente raide, le rayon de leur lampe torche croisa une longue rangée de barrières, que l’on avait visiblement installée dans la journée. Les barrières semblaient interdire l’accès à la falaise. Bergton éclaira un écriteau accroché à l’une de ces barrières : “par arrêté municipal du douze juillet, l’accès à la falaise est strictement interdit. Suite aux orages récents, risques très forts d’effondrements”.
— Logique, fit Bergton. Avec les orages. C’est ainsi tous les étés !
— Il y a vraiment un risque ?
— Vraiment ! Sur certaines portions du littoral, la falaise recule en moyenne d’un mètre par an. Mais bien entendu l’effondrement se fait par blocs entiers soudains… et imprévisibles…
— Vous n’allez tout de même pas me dire que ces barrières vont nous arrêter. Pas maintenant !
— Non, bien entendu. On tendra l’oreille. La falaise fait du bruit avant de se jeter dans la mer.
Souplement, ils passèrent par dessus les barrières métalliques et commencèrent l’ascension de l’herbe mouillée. De l’eau de pluie continuait de ruisseler en surface, et plusieurs fois, ils durent mettre une main à terre. Finalement, ils durent se résoudre à ranger leur lampe torche dans leur poche et se servir de leurs deux mains pour agripper les branches et pierres à leur portée. Dix minutes plus tard, ils atteignaient le sommet de la falaise. Quelques vaches endormies sur les pâturages ouvrirent avec lassitude leurs yeux sur leur passage.
— Que fait-on maintenant, demanda Paloma. On sort les pelles ? Ou on revient demain avec un bulldozer ?
— Bonne question… Les indications exactes devaient être inscrites sur le calvaire, celles que cite Maurice Leblanc dans le cryptogramme de l’Aiguille : “DF”, les triangles et la série de chiffres qui donnaient les mesures exactes. Mais sans le point de départ…
— Peut-être pourra-t-on retrouver dans des archives l’emplacement exact de ce calvaire ? Il doit exister des traces ? Des photos peut-être ? Nous ne sommes pas obligés de tout résoudre auj…
Brusquement, Bergton se jeta sur Paloma et la plaqua au sol.
— Que faites…
Elle ne put en dire davantage, Bergton posa fermement sa main devant sa bouche. Il chuchota :
— De la lumière, là-bas. J’espère qu’ils ne nous ont pas vu.
— Qui, ils ?
— Je ne sais pas.
— Vous me faites mal, professeur.
Bergton s’aperçut qu’il écrasait son étudiante de tout son poids. Il se dégagea. Pas un instant, il n’avait songé à profiter de la situation. Ils levèrent discrètement la tête vers la lumière que Bergton avait aperçue. Rien !
— Vous êtes certain ne pas avoir rêvé ? Moi je n’ai…
— Venez, dit avec autorité le professeur.
En rampant, ils se rapprochèrent du point désigné par Bergton. Ils progressaient à quelques mètres du bord de la falaise. Ils parvinrent à un petit muret de béton. Derrière le muret, un gouffre noir.
— Les blockhaus ! murmura Bergton. L’éperon est un dédale de blockhaus. Tout un réseau souterrain. La lumière venait d’ici, j’en suis certain.
Paloma et Bergton se regardèrent.
— Ce n’est pas très prudent d’entrer, fit Bergton.
— Vous en mourrez d’envie… On y va !
Sans davantage se dissimuler, Paloma se leva et alluma sa lampe torche et balaya l’obscurité. Un couloir étroit de béton s’enfonçait sous la falaise.
 
Blockhaus
Le blockhaus sous l'éperon
 
Bergton hésita un instant et alluma lui aussi sa torche. Ils descendirent dans le couloir. Ils avançaient très lentement dans le corridor étroit, baissant péniblement la tête, car la hauteur du plafond n’excédait pas un mètre cinquante. Leurs mains tâtonnaient avec dégoût les murs de béton froids. Le couloir menait à une autre galerie.
— A droite ou à gauche ? chuchota Paloma.
Bergton regarda les deux directions attentivement. Brusquement, il éteignit sa torche.
— Eteignez la vôtre ! Vite !
Sans chercher à comprendre, Paloma fit de même. Elle comprit. Au fond du couloir, à gauche, on distinguait dans l’obscurité une pâle lueur. Ils avancèrent. Après plusieurs virages serrés, la galerie débouchait sur une vaste salle. Paloma et le professeur s’arrêtèrent soudain, muets de stupeur.
La vaste salle du blockhaus était éclairée en divers endroits par une dizaine de cierges posés sur des socles de bronze. Au fond de la salle, on distinguait un matelas gris, sur lequel étaient posées plusieurs couvertures. Dans un autre coin de la pièce étaient rangés, avec ordre, un réchaud à gaz, un peu de vaisselle, et quelques boites de conserves. Contre un autre mur, une petite table était couverte de vieux livres.
— Un squat ? s’interrogea Paloma.
On entendait distinctement le bruit assourdissant de la mer frapper la falaise. Il devait y avoir une ouverture. Effectivement, sur un mur de la pièce un peu moins éclairé que les autres, on distinguait une lucarne, un long rectangle percé dans le béton. Ils s’approchèrent. Derrière la lucarne, une ouverture de même taille était creusée dans la falaise, sur deux ou trois mètres de profondeur, et s’ouvrait directement sur la mer. Ils restèrent un long instant à observer avec étonnement du fond de ce blockhaus, la lumière des étoiles et le reflet de la lune sur l’eau tourmentée.
 
— Je vous attendais !
La voix perçant le silence glaça le sang de Paloma. Elle ressentit un instant la peur de mourir là, dans ce caveau de béton, dans cette prison morbide bâtie par les nazis. Elle pensa que ni elle, ni le professeur n’avait d’arme. Pas même un couteau. Bergton lui prit la main. Il la serra fort, très fort. Il chuchota, “ne craignez rien ma colombine”. Ils se retour­nèrent.
Un homme, un seul, se tenait devant eux. Il n’avait rien d’effrayant. C’était un homme âgé. Plus de 70 ans pensa Paloma.
— Je vous attendais, répéta l’homme. Cela ne vous dérange pas que je m’assoie ?
Il s’installa avec difficulté sur le lit gris. Paloma remarqua qu’il s’exprimait dans un français impeccable, mais, comme elle, avec un accent espagnol marqué.
— Vous êtes Roberto Martinez ? demanda Bergton.
— C’est effectivement mon nom, professeur Bergton.
— Vous nous attendiez ?
— Oui. J’ai essayé de vous dissuader. Comme j’ai pu. Sans doute très maladroitement. Au fond de moi, je me doutais bien que vous n’étiez pas un homme à renoncer. J’espérais simplement que vous ne résolviez pas l’énigme. Du moins pas aussi rapidement. J’ai mis pour ma part plus de dix ans pour arriver ici. Vous avez mis moins de 24 heures. C’est à peine croyable, professeur.
Bergton garda le compliment pour lui. Paloma ne sut pas si c’était par vanité ou pour la protéger.
— Comment avez-vous eu mon numéro de téléphone portable ?
— Quelle modestie, professeur. En tapant “Roland Bergton” sur n’importe quel moteur de recherche sur Internet, on accède à plusieurs centaines de références. Sur au moins une dizaine d’entre elles, votre téléphone personnel est indiqué… Vous êtes une célébrité, professeur.
Bergton sourit.
— Et le trésor ? demanda-t-il. Vous l’avez trouvé ?
— Ah, le trésor… Le trésor ! L’ai-je cherché ? Ou ai-je cherché simplement à protéger son secret ? Est-ce que je le sais moi-même ? Tenez, regardez, dans le premier tiroir de la table.
Bergton s’avança vers la table sur laquelle étaient posés quelques livres et cahiers. Il ouvrit le tiroir et en sortit une vieille photographie en noir et blanc.
— Le vieux calvaire de l’éperon, déclara Roberto Martinez. Jeté par les allemands au-dessus de la falaise en 1942. Mais si vous preniez une loupe, vous verriez sur cette photographie, sur le socle, gravés dans le grès, les lettres DF, les triangles, les chiffres 44 et 357… Le véritable code de l’Aiguille !
Bergton reposa la photographie. On entendait la mer battre la falaise. On avait l’impression que la salle elle-même en tremblait. Mais ce n’était bien entendu qu’une impression.
— Qui êtes vous ? demanda brusquement Paloma, agacée.
Roberto Martinez parut surpris par l’accent espagnol de Paloma.
— Vous êtes la petite de l’office de tourisme de Saint-Valery-en-Caux ? Celle qui a trouvé la couronne d’or. Je ne savais pas que vous étiez espagnole, vous aussi.
— Qui êtes-vous ? répéta fermement Paloma.
— Mon identité a peu d’importance. Je pense que vous serez plus intéressée par celle de mon père. Finalement, cela me fera du bien de parler de tout ceci. Au moins une fois. Maintenant que vous êtes parvenu ici, et si rapidement, de toutes les façons, vous découvrirez tout. Vous ferez ensuite ce que vous voudrez de cette vérité. Pendant un long moment, j’avais pensé vous tuer. Mais même si j’avais trouvé le courage, je n’en aurais guère les moyens.
Il partit dans un rire sinistre.
— Votre père faisait partie des douze trafiquants ? coupa Bergton.
— Oui. Vous savez donc déjà beaucoup de choses, à ce que j’entends. Vous êtes un homme doué, professeur Bergton. Votre réputation n’est pas usurpée. Mon père était un pêcheur cauchois. Un pêcheur anonyme. Au début du siècle, lui et quelques amis, tous marins comme lui, eurent l’idée d’organiser un trafic d’opium entre l’Angleterre et la France. Ils étaient douze. Tous jeunes, célibataires, ambitieux, comme mon père. Mon père m’a expliqué que pour eux, ce n’était pas vraiment un crime. A l’époque, la drogue, ce n’était pas comme maintenant. C’était seulement un luxe pour bourgeois fortunés. On ne savait pas tout. Et c’était en vente libre en Angleterre. Pour eux, c’était presque un jeu. Passer sous le nez des douaniers.
— Un jeu qui leur rapporta une fortune, précisa Bergton.
— Un jeu qui transforma leur vie en enfer. En quelques années, ils amassèrent un magot invraisemblable, inespéré. Une véritable fortune. Ils n’y touchèrent presque pas. Pour ne pas éveiller l’attention. Ils n’étaient que des pêcheurs qui menaient une vie modeste. Ils savaient que c’était une question d’année, de mois peut-être. L’Angleterre, comme les autres pays du monde, allait interdire la consommation d’opium. Les journaux en parlaient. Le trafic serait alors stoppé. A ce moment-là, ils se partageraient le butin, changeraient de vie. A ce moment-là seulement. En attendant, tant que la poule aux œufs d’or pondait, ils amassaient…
Roberto Martinez fit une pause. Il toussa. Sa toux raisonna étrangement dans la grande salle, en un écho étrangement trop bruyant. Martinez saisit une bouteille de calvados rangée sous son matelas et s’en servit un petit verre. Il en proposa à Bergton qui refusa.
— En 1913, reprit Martinez. En 1913, ils se sont tous fait prendre. En bas de l’échelle Saint-Martin, dans le Val. Leur trafic avait pris un peu trop d’ampleur. Les douaniers étaient sur les dents. Ils furent condamnés quelques mois plus tard. Moins d’un an après, la guerre éclatait. Comme la plupart des autres prisonniers, ils furent envoyés au front, en première ligne, comme chair à canon.
— Combien en revinrent ? demanda sombrement Bergton.
— Un seul. Mon père. Les onze autres périrent, dispersés sur l’ensemble du front Est. Mon père ne connaissait qu’une partie de l’emplacement du trésor. Chacun n’en connaissait qu’une partie, pour éviter que l’un d’eux ait la tentation de trahir les autres. Revenu de la guerre, il le chercha sans succès. Il n’était sans doute pas assez malin. Il était pauvre. Il traînait derrière lui un passé de criminel. Il décida de s’engager dans la guerre d’Espagne quelques années plus tard, pour quitter définitivement le pays de Caux. Sa terre de malheur. Il refit sa vie en Espagne. Ou plutôt, il l’a fit. Il changea de nom. Il se maria. Il eut cinq enfants. Je suis l’aîné. Je suis le seul à qui il ait raconté son destin. Il l’a fait avant de mourir, il y a une vingtaine d’années. Il est mort en me laissant ce seul message : Maurice Leblanc, l’écrivain, s’était intéressé à l’histoire de ces douze complices. Il avait enquêté, questionné, deviné. Il savait. Tout était contenu entre les lignes des aventures d’Arsène Lupin. Mais mon père n’avait pas fait d’études. Il savait à peine lire. Il avait été incapable de décrypter le “code Lupin”.
Roberto Martinez fut saisi d’une nouvelle quinte de toux. Bergton eut presque l’impression que les murs en tremblaient. Le vieil homme trempa à nouveau ses lèvres dans le calvados. Paloma demeurait étrangement muette, saisie d’une puissante sensation de malaise. Roberto Martinez continua son récit :
— Je suis revenu en France il y a une quinzaine d’années, à ma retraite. Comme je vous le disais, j’ai mis plus de dix ans à arriver ici, sur l’éperon. A comprendre… Dix ans ! A arpenter le Caux dans les traces de Lupin. Cette quête m’a au moins permis de me créer quelques fidèles amitiés…
Un sourd grondement se fit entendre sous leurs pieds. Comme si un véhicule souterrain se déplaçait sous eux. Ils se regardèrent, inquiets. Mais aucun ne prit la décision de sortir du bloc de béton. Paloma, surtout, semblait suspendue aux paroles de Martinez.
— Comment s’appelait votre père ? demanda-t-elle soudain.
— Martin… Martin de Robertot… Notre famille descend sans doute d’un quelconque hobereau cauchois. Elle a habité pendant des siècles le petit village de Robertot, à une vingtaine de kilomètres de là. Plus exactement, j’habite le hameau de la Folie, à un kilomètre de Robertot, au-dessus de la Durdent. Je l’ai indiqué dans mes messages.“La Folie”. J’ai pensé que cela vous effraierait peut-être…
Il partit dans un petit rire grinçant. Bergton le coupa :
— La Folie. Robertot. Un village dont le bourg le plus proche est… Héricourt-en-Caux. Vous étiez au bar d’Héricourt, il y a quelques heures ?
— Oui. Un peu par hasard. C’est un lieu où je passe beaucoup de temps depuis une dizaine d’années. Un peu aussi aujourd’hui parce que la route du trésor pour vous passait forcément par là. Je vous ai observé. Je suis sorti. J’ai tenté une ultime manoeuvre de dissuasion. Puis je suis venu ici en voiture. Vous attendre. Au cas où…
Il voulu à nouveau saisir son verre de calvados, mais sa main tremblante le renversa.
— Quel nom a pris votre père, en Espagne ? demanda à nouveau brusquement Paloma.
— Martinez… Il a simplement transformé son prénom. Et il m’a prénommé Roberto, en souvenir de sa Normandie natale.
Soudain, Bergton comprit le sens des questions de Paloma. Un vertige le saisit. Un nouveau grondement retentit dans les entrailles de la falaise. De la poussière tomba des murs de la salle. Le tremblement des flammes des cierges, pendant de longues secondes, confirma que ce n’était pas une illusion. Le blockhaus avait bien tremblé.
— Il faut sortir ! cria Bergton.
Paloma ne broncha pas. Pas plus que Roberto Martinez.
— Comment s’appelait vos frères et sœurs ? demanda-t-elle d’une voie blanche.
Sans demander d’explications, Martinez répondit :
— Mes trois frères s’appelaient Juan, Emilio et Vincente. Seuls Juan et Vincente sont encore vivants aujourd’hui. Ma sœur s’appelait Eva.
Paloma griffa jusqu’au sang ses ongles sur le béton.
— Vous savez ce qu’elle est devenue ?
— Elle s’est mariée, assez jeune. Avec un professeur de lettres. Ils sont partis vivre en Murcie.
Bergton observait avec terreur la poussière qui tombait désormais de façon continue des murs. Quelques cierges gisaient à terre, éteints. La falaise bougeait. C’était désormais une évidence. Il voulut hurler une nouvelle fois mais ses mots restèrent bloqués dans sa gorge devant le visage glacé de Paloma.
— Vous connaissez le nom de son mari ?
— J’étais à leur mariage. C’est ensuite que l’on s’est perdu de vue. Il s’appelait Carlos Cortez.
Paloma donna un grand coup de poing dans la paroi de béton, devant les yeux épouvantés de Bergton.
— Et ensuite ?
— Je sais juste qu’ils ont eu une fille. J’avais reçu un faire part. Je ne l’ai jamais revu. J’étais en Galice à l’époque. Ils n’ont pas eu de chance. Ils sont morts assez jeunes. Leur fille aussi. Je ne me souviens même plus de son nom…
— Francia, dit doucement Paloma.
— Francia ? Comment savez…
Martinez ne termina pas sa phrase. Il chercha à dévisager attentivement Paloma dans la pénombre. C’était difficile, quelques nouveaux cierges venaient de tomber et de s’éteindre. Bergton hurla :
— Il faut sortir ! Paloma, réveillez-vous !
Sans l’écouter, Paloma passa lentement ses mains derrière son cou et dégrafa son collier. Elle le posa au creux de sa main et s’approcha de Roberto Martinez. Elle sentit le dodécaèdre de cristal chaud au creux de sa paume. Martinez se leva du lit gris, avec difficulté. Ils se tenaient à quelques centimètres l’un de l’autre. Paloma admira les yeux très noirs de Roberto, un regard fier et noble. Elle fit glisser le collier dans la paume de Roberto. Il baissa les yeux. Une larme coula sur sa joue fripée.
— Le collier d’Eva... Le collier que mon père offrit à ma sœur Eva…
— Pour son douzième anniversaire, compléta Paloma. Et qu’elle-même offrit à sa fille Francia lorsqu’elle eut douze ans…
— Francia…
— Ma mère…
 
Un bloc de béton de près d’un mètre se détacha du plafond et tomba sur la petite table, la brisant d’un coup, dans un vacarme assourdissant. Paloma et Roberto se retournèrent, surpris. Bergton en profita. Il hurla :
— Dehors nom de Dieu ! Vite !
Il attrapa vigoureusement Paloma et Roberto, chacun par un bras, et les traîna hors de la pièce. Le sol du blockhaus commençait à s’incliner, en direction du précipice. Bergton hurla à nouveau :
— Vite ! Courez !
Paloma s’aperçut que Roberto était incapable de courir.
— Aidez-moi, cria-t-elle à Bergton.
— Ils prirent chacun un bras de Roberto et commencèrent à marcher le plus rapidement possible dans les galeries, sans se soucier de se râper les épaules et les mains contre les parois obscures. Roberto les guida d’une voix rauque :
— A droite ! Et ensuite encore à droite ! Ils sentaient la poussière de béton leur blanchir les cheveux. Enfin, ils aperçurent une lueur. Quelques points lumineux dans le noir. Des étoiles ! Le ciel. La sortie ! Le grondement s’intensifia derrière eux, mais ils ne se retournèrent pas. Ils gravirent la fin de la galerie. Bergton se précipita le premier. Il se cogna violemment le crâne au plafond trop bas de la dernière galerie. Il étouffa un juron et continua sans défaillir, entraînant Roberto et Paloma.
Quelques minutes plus tard, ils sentaient l’herbe mouillée sous leurs pieds et l’air frais du plateau sur leur visage. Paloma et Roberto soufflèrent.
— On ne s’arrête pas, hurla Bergton. On est à quelques mètres de la falaise ! Tout peut basculer à la mer d’un instant à l’autre !
Empoignant Roberto et Paloma, il les entraîna dans une nouvelle course. Ils avaient à peine franchi une cinquantaine de mètres lorsqu’ils sentirent derrière eux un souffle immense, puis presque immédiatement une explosion d’une violence inouïe. Ils se retournèrent et constatèrent avec stupeur que plus d’une dizaine de mètres de falaises s’étaient effondrés derrière eux, basculant de plus de 70 mètres sur la plage en contrebas. Des tonnes de calcaire et de béton. Par prudence, ils s’éloignèrent encore de la ligne de la mer. A leurs côtés, quelques vaches, réveillées, semblaient regarder tout aussi incrédules qu’eux le vide à la place de l’herbage où elles paissaient, quelques instants plus tôt.
 
Du haut du plateau, ils disposaient à nouveau d’une vue somptueuse sur la grande vallée de la Durdent et le front de mer de Veulettes-sur-mer. Le versant opposé de la Durdent s’alluma de centaines d’étoiles : les riverains qui s’éveillaient surpris et s’alarmaient de cet extraordinaire vacarme nocturne. Bergton fut étonné de la rapidité à laquelle l’alerte fut donnée. Mais il se souvint que le village de Veulettes-sur-Mer était situé à un kilomètre de la centrale nucléaire de Paluel. Les habitants étaient entraînés à de telles alertes. Ils devaient sans doute être rassurés que l’explosion gigantesque n’ait rien à voir avec la centrale ; ne concerne que quelques tonnes de calcaire et de béton. Quelques instants plus tard, le hurlement de la sirène des pompiers déchira la vallée. Le pont rouge se trouva éclairé par la lumière électrique des gyrophares, qui rappelait étrangement celle du casino, de l’autre côté de la digue. Les pompiers, efficaces, établirent rapidement un cordon de sécurité pour contenir la foule de badauds qui accouraient sur la digue.
Paloma, Bergton et Roberto regardèrent l’agitation de loin. Ils se sentaient épuisés. Conscients, seulement maintenant, du danger auquel ils venaient d’échapper. Paloma serra longtemps dans ses bras son grand oncle, Roberto. Elle regarda Roland Bergton, silencieux, recueilli. Un léger filet de sang coulait de son front. Paloma délaissa son grand oncle, sortit un mouchoir, et épongea avec douceur le front du professeur. Bergton à son tour serra la jeune espagnole dans ses bras. Sur l’autre rive de la Durdent, le carillon de l’église sonna minuit.
— Vous allez finir par rater votre avion, professeur, lui glissa doucement Paloma à l’oreille.