Bennett va chercher la voiture pendant que je rends les clefs à la réception. Dernier coup d’œil à l’entrée de l’hôtel. J’enregistre tous les souvenirs de ce voyage. Je sors, Bennett est debout à côté du voiturier. Mon cœur bat très vite dans ma poitrine. Je rembobine. Il m’a donné tant d’occasions de lui avouer mes sentiments. Je suis juste si peu sûre de notre capacité à faire fonctionner cette relation. Apparemment, il a les épaules plus larges que moi.
Je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi.
Mon estomac remue délicieusement.
M. Gugliotti repère Bennett sur le trottoir et se dirige vers lui. Ils se serrent la main. Ils échangent des plaisanteries. J’aimerais marcher vers eux, rejoindre la discussion comme un égal. Mais j’ai peur de ne pas pouvoir contenir les bouleversements de mon cœur et que mes sentiments pour Bennett se lisent sur mon visage.
M. Gugliotti me jette un coup d’œil, mais ne semble pas me reconnaître hors contexte. Il regarde Bennett et acquiesce à quelque chose qu’il dit. Cette absence de marque de reconnaissance me fait hésiter encore plus. Je ne suis pas encore quelqu’un qui compte. J’ai tout réglé à l’hôtel, je porte le planning de Bennett et son attaché-case. Je n’existe qu’en périphérie – je suis une stagiaire.
Je reste en retrait, en essayant de profiter de la brise de l’océan. La belle voix de Bennett porte. J’entends ce qu’il dit, même à quelques mètres de distance :
— Vous avez apporté de bonnes idées, apparemment. Je suis heureux que Chloé ait eu l’opportunité de se prêter à l’exercice.
— Chloé est une vraie pro. Tout s’est très bien passé, répond M. Gugliotti.
— Appelez-moi très vite pour commencer le processus de cession.
Exercice ? Commencer ? Ce n’est pas ce que j’ai fait ? J’ai donné à Gugliotti les papiers du département juridique à signer et à renvoyer par Fedex.
— Parfait. Annie vous appellera pour organiser quelque chose. J’aimerais revoir les termes avec vous. Je ne me sens pas prêt à signer tout de suite.
— Bien sûr !
Mon rythme cardiaque s’accélère – panique et humiliation me submergent. Comme si la réunion qui a eu lieu n’avait été qu’un simple test et que le travail réel commençait entre les deux hommes. Retour dans le monde réel.
Cette conférence entière a-t-elle été un fantasme géant ? Je me sens ridicule. Tous ces détails que j’ai partagés avec Bennett… Ma fierté d’avoir réglé la question et de l’avoir fait pour lui permettre de se rétablir…
— Henry m’a dit que Chloé a obtenu une bourse Miller. C’est fantastique. Est-ce qu’elle reste chez Ryan Media à la fin de ses études ? demande Gugliotti.
— Ce n’est pas encore décidé. Cette petite est prometteuse, même s’il lui manque encore un peu d’expérience.
Ma respiration s’étrangle tout à coup. Bennett a plutôt intérêt à plaisanter. Je sais, quand bien même Elliott ne me l’aurait pas seriné de nombreuses fois, que j’aurai le choix après mon diplôme. J’ai travaillé chez Ryan Media pendant des années, en me crevant à la tâche pour faire mon boulot et préparer mon diplôme en même temps. Je connais certains dossiers mieux que les gens qui les gèrent. Bennett sait cela.
Gugliotti glousse :
— Expérience ou pas, je lui mettrai la main dessus sous peu. Elle a tenu le coup, hier, Bennett.
— Bien sûr, dit-il. Qui l’a formée, d’après vous ? La réunion avec vous a été une occasion parfaite pour elle de se mouiller un peu. Aucun doute qu’elle sera au top à la fin de l’année. Quand elle sera prête.
Je ne reconnais aucun des Bennett Ryan que je côtoie. Ce n’est pas l’amant que j’ai quitté il y a quelques instants, reconnaissant et fier de ma capacité à prendre sa place. Ce n’est même pas le « beau salaud » qui me complimente de mauvaise grâce. C’est quelqu’un de totalement nouveau. Quelqu’un qui parle de moi comme d’une gamine à qui il aurait fait une faveur.
La colère colore mon visage. Je rentre dans l’hôtel. Il n’y a plus assez d’oxygène nulle part.
Expérience ? Être au top ? Lui, mon mentor ? Dans quel univers parallèle ?
Je fixe les chaussures des gens qui marchent devant moi, entrant et sortant par les grandes portes. Pourquoi ai-je la sensation que mon estomac a disparu, laissant place à une poche remplie d’acide ?
Je suis dans le monde des affaires depuis suffisamment longtemps pour savoir comment ça fonctionne. Les gens au sommet n’y arrivent pas en partageant les mérites. Ils y parviennent grâce à de grosses promesses, de grosses revendications et d’encore plus gros egos.
Pendant mes premiers mois chez Ryan Media, j’ai apporté un compte marketing de soixante millions de dollars.
J’ai géré le portefeuille de L’Oréal de cent millions de dollars.
J’ai conçu la dernière campagne pour Nike.
J’ai fait d’un cul-terreux un requin.
Il m’a toujours fait des compliments à contrecœur. C’était d’autant plus agréable de lui montrer qu’il avait tort, ou de dépasser ses attentes juste pour le contrarier. Mais maintenant que nous nous sommes avoué nos sentiments, il réécrit l’histoire. Il ne m’a pas formée. Je n’ai jamais eu besoin de lui. Il ne m’a pas poussée à réussir. Au contraire, il n’a pas cessé de me mettre des bâtons dans les roues avant ce voyage. C’est plutôt à démissionner qu’il m’a poussée, avec ses comportements de gros con.
Je suis tombée amoureuse de lui malgré tout. Et il me dévalorise juste pour sauver la face. Parce qu’il a loupé une réunion.
Mon cœur se brise en mille morceaux.
— Chloé ?
Je le regarde. Son expression est confuse. Il continue :
— La voiture est prête. Je pensais qu’on se retrouvait dehors…
Je me frotte les yeux, comme pour enlever une poussière gênante. Pas comme si j’étais au bord de la crise de nerfs dans la réception du W.
— Ah ! oui, c’est vrai.
Je me reprends, ramasse mes affaires. Je le regarde de nouveau.
— J’avais oublié.
C’est le pire mensonge de toute mon existence. Il me devine instantanément – ses sourcils se froncent. Il s’approche, les yeux anxieux et inquisiteurs. Il doit se demander pourquoi je mens sur un pareil sujet.
— Tout va bien, bébé ?
J’adorais quand il m’appelait comme ça il y a vingt minutes encore. Maintenant, ça sonne faux.
— Je suis juste fatiguée.
Il sait que je mens de nouveau. Cette fois, il ne redemande pas. Il pose la main sur le bas de mon dos et m’accompagne jusqu’à la voiture.