L’effort suffit presque à me distraire de mes pensées totalement décousues. Presque.
J’augmente l’inclinaison du tapis roulant pour courir encore plus vite. Pieds en compote, muscles en feu. Ça marche enfin. Je n’y pense plus. Voilà comment je mène ma vie. Je peux tout accomplir dès lors que je m’y mets avec suffisamment de conviction – l’école, ma carrière, ma famille, les femmes.
Putain. Les femmes.
Je secoue la tête, dépité, et j’augmente le volume de mon iPod, pour avoir un peu la paix. Un nouveau moyen de faire dévier mon esprit.
Échec sur toute la ligne. J’ai beau essayer de l’oublier, elle est toujours là. Je ferme les yeux et tout revient : je la chevauche, je la sens enroulée autour de moi, transpirante, endolorie, désireuse d’arrêter sans en être capable. Être en elle, c’est la torture par excellence. Je calme mon désir pendant un moment et puis, quand c’est fini, je me retrouve comme un junkie, consumé par le besoin d’en avoir plus. C’est terrifiant – je serais capable de faire tout ce qu’elle me dit, et donc, n’importe quoi. Et je pense à ça, là, maintenant. Je ne suis pas avec elle. Je ne veux que ce qu’elle veut. Ridicule.
Je retire les écouteurs de mes oreilles et je me tourne vers une source de mécontentement en puissance.
— Quoi ? lâché-je à l’attention de mon frère.
— Si tu continues comme ça, on va te ramasser à la petite cuillère, Ben, fait-il. Qu’est-ce qu’elle t’a fait pour que tu sois de si mauvaise humeur, cette fois ?
— Qui ça ?
Il roule des yeux :
— Chloé…
Mon estomac se retourne à la seule mention de son prénom. Je me concentre de nouveau sur le tapis roulant.
— Quel rapport avec elle ?
— Mais tout va bien. Même si ce n’était pas le cas, pourquoi diable y aurait-il un lien avec elle ?
Il rit en secouant la tête :
— Je n’ai jamais rencontré personne qui te fasse un tel effet. Et tu sais pourquoi ?
Il éteint sa machine pour m’observer de plus près. Je ne suis pas à l’aise. Mon frère est perspicace. Un peu trop perspicace. Hors de question qu’il découvre le pot aux roses.
Je détourne les yeux et continue à courir en arborant l’air le plus naturel possible :
— Fais-moi profiter de tes lumières.
— Vous vous ressemblez beaucoup, dit-il d’un air supérieur.
— Pardon ?
Quelques personnes se retournent pour essayer de savoir pourquoi je crie au milieu d’une salle de sport. Je frappe plutôt que je n’appuie sur le bouton stop et je me retourne vers mon frère :
— C’est du grand n’importe quoi. Nous n’avons rien à voir.
Je transpire, je suis à bout de souffle – je viens de courir 15 kilomètres. Mais maintenant, la montée de ma pression artérielle n’est pas due à l’effort physique.
Henry boit une grande gorgée d’eau. Il continue à ricaner :
— Tu me prends pour qui ? Je n’ai jamais rencontré deux personnes qui se ressemblent tant. Tout d’abord…
Il fait une pause, éclaircit sa gorge, lève sa main droite dans un geste théâtral et compte sur ses doigts :
— Vous êtes tous les deux intelligents, déterminés, travailleurs et loyaux. Et…
Il continue en me pointant du doigt :
— Elle n’a peur de rien. En fait, c’est la première femme qui ose se confronter à toi et qui ne te suit pas partout comme un chiot en perdition. Tu en avais bien besoin, que ça te plaise ou non.
Est-ce que tout le monde a perdu la tête ? Bien sûr, elle ressemble sûrement au portrait d’Henry. Je ne peux nier qu’elle est extrêmement intelligente. Elle est dure à la tâche, je suis parfois étonné de voir à quel point elle gère toutes les difficultés. Certes, elle est déterminée, même si, à mon avis, les adjectifs « butée » ou « têtue » conviendraient mieux pour décrire son caractère. Et je ne peux pas remettre en question sa loyauté. Elle aurait pu m’épingler cent fois depuis que nous avons commencé ce jeu dangereux.
Je me relève en le toisant et j’essaie de formuler une réponse intelligible :
— Ouais… C’est aussi une sacrée salope.
Super. Vachement approprié, Bennett.
Je descends du tapis roulant, j’essuie rapidement ma machine et je traverse la salle pour m’échapper.
Mon frère est mort de rire derrière moi :
— Tu vois ? Je savais que tu étais énervé à cause d’elle…
— Ta gueule, Henry.
Je m’installe pour faire des abdominaux. Il s’approche et se poste au-dessus de moi avec un rictus satisfait de chat qui vient de dévorer un canari.
— Bon, j’ai fini de travailler pour la journée, dit-il en se frottant les mains.
Il a l’air extraordinairement content de lui.
— Je vais rentrer à la maison.
— Très bien. Vas-y.
Il rit, commence à partir, mais se ravise :
— Oh ! avant que j’oublie, Mina voulait savoir si tu avais réussi à convaincre Chloé de venir dîner chez nous ?
J’acquiesce. Je m’assois pour refaire les lacets de mes chaussures :
— Elle a dit qu’elle viendrait.
— Est-ce que je suis le seul à trouver ça hilarant que maman essaye de la caser avec Joël Cignoli ?
Le pincement dans ma poitrine, encore. Henry et moi avons grandi avec Joël. C’est un type bien. Mais l’idée de ces deux-là ensemble me donne envie de frapper dans quelque chose – ou quelqu’un. Il continue :
— Joël est super, y a pas à dire. Mais Chloé est un peu hors de sa portée, non ?
Il me regarde longuement :
— Mais bon, tant mieux pour lui s’il pense avoir une chance !
Je me rallonge et reprends mes exercices avec trop d’énergie pour ne pas avoir l’air suspect.
— À plus, Benny.
— C’est ça, à plus, grommelé-je.
Dimanche soir, étendu dans mon lit, je repasse mon plan dans ma tête. Je pense bien trop à elle – et différemment. Je dois être fort et ne pas la toucher de la semaine. Cure de désintox. Sept jours. Je peux le faire. Sept jours sans la toucher et ça me sortira de la tête. Je pourrai enfin reprendre le cours de mon existence. Avec seulement quelques précautions…
1. Je dois éviter de m’engueuler avec elle. Pour une raison qui m’échappe, nos prises de bec sont toujours une forme bizarre de préliminaires.
2. Plus jamais de fantasmes. En clair, ça signifie : ne plus me souvenir de nos parties de jambes en l’air ni en imaginer d’autres, ne plus penser à elle à poil ou en train de me toucher. N’importe quel contact serait fatal.
Tout a à peu près fonctionné selon mon plan. J’ai été d’une humeur exécrable toute la semaine, qui m’a semblé interminable. Mais à part quelques fantasmes très crus, j’ai gardé le contrôle. J’ai fait de mon mieux pour éviter le bureau et, les rares fois où nous nous y sommes trouvés tous les deux en même temps, je me suis tenu à distance. Nous nous sommes parlé avec le même ton d’aversion polie qu’auparavant.
Elle a essayé de me faire craquer. Je le sais. Chaque jour, mademoiselle Mills m’est apparue encore plus sexy que la veille. Chaque jour, elle s’est arrangée pour porter un vêtement ou faire quelque chose qui me faisait inévitablement repenser à ce que je voulais oublier à toute force. J’ai passé un contrat avec moi même : plus de « sessions » à l’heure du déjeuner. Je dois arrêter avec ça et cesser de l’imaginer pendant que je me branle – ou, encore pire, de l’imaginer elle en train de se branler. Ça n’aide pas.
Lundi, les cheveux lâchés. L’idée d’y plonger mes mains pendant qu’elle me suce m’obsède pendant toute la réunion où elle est assise en face de moi.
Mardi, une jupe près du corps qui descend au genou et des bas à couture. Elle ressemble à une sorte de secrétaire pin-up ultra chaude.
Mercredi, tailleur. C’est pire, étrangement, parce que je ne peux pas m’empêcher de m’imaginer en train de faire glisser son pantalon le long de ses belles jambes.
Jeudi, un chemisier col en V parfaitement ordinaire. Mais elle se penche deux fois pour attraper mon stylo et je regarde dessous. Je n’ai pas fait exprès la première fois.
Vendredi, je pense que je vais exploser. Je ne me suis pas branlé une seule fois et je vis avec des couilles plus bleues que bleues.
J’entre dans le bureau le matin et je prie pour qu’elle soit malade. Mais je sais bien que je ne suis pas du genre chanceux. Mes nerfs sont à fleur de peau, entre l’excitation et la colère. J’ai presque une attaque cardiaque en ouvrant la porte. Elle est en train d’arroser une plante, légèrement penchée sur elle dans sa robe-pull gris souris et ses cuissardes. Chaque courbe de son corps est offerte à ma vue. On me veut du mal, là-haut. J’en suis plus que persuadé.
— Bonjour monsieur Ryan ! s’écrie-t-elle innocemment en se redressant à ma vue.
Il se passe quelque chose. Elle ne dit jamais rien d’innocent. Pas à moi. Je la dévisage, suspicieux.
— Bonjour mademoiselle Mills. Vous avez l’air d’une humeur exceptionnellement cordiale aujourd’hui. Quelqu’un est mort ?
L’un des coins de sa bouche se relève, diabolique :
— Oh ! non… J’ai juste hâte d’être au dîner de demain et de rencontrer votre ami Joël. Henry m’a beaucoup parlé de lui. Il pense que nous avons vraiment beaucoup de choses en commun.
Enculé.
— C’est vrai. Le dîner. J’avais complètement oublié. Oui, Joël et vous… Il est du genre toujours fourré dans les jupes de sa mère, et comme vous êtes une dominatrice née, il y a des chances pour que le courant passe très bien entre vous. J’ai envie de café, si vous en faites pour vous…
Je me retourne et je me dirige vers mon bureau.
Je ne devrais peut-être pas la laisser faire mon café. Elle pourrait bien un de ces jours ajouter quelque chose dedans. De l’arsenic, par exemple.
Avant que j’aie le temps de m’asseoir, elle toque à ma porte.
Elle pose la tasse de café sur la table, suffisamment brutalement pour qu’il se renverse un peu sur ce qu’elle sait être un putain de bureau sur mesure à 15 000 dollars. Elle me scrute :
— Est-ce qu’on revoit le planning ensemble ce matin ?
Elle est debout à côté de mon bureau, nimbée de soleil. Une ombre drape sa poitrine, ses formes en sont accentuées. Putain, je rêve de mettre son téton durci dans ma bouche. Est-ce qu’il fait froid ici ? Comment peut-elle frissonner alors que je sue comme un bœuf ?
Je dois partir tout de suite.
— Non. J’ai un rendez-vous en ville, cet après-midi. Je vais m’en aller d’ici une dizaine de minutes et je ne reviendrai pas de la journée. Envoyez-moi un mail avec les détails, ça ira très bien, je réponds rapidement en appuyant la tête contre ma chaise de bureau – où je ne risque rien.
— Je ne savais pas que vous aviez un rendez-vous à l’extérieur aujourd’hui, fait-elle, sceptique.
— Vous ne pouviez pas le savoir. C’est personnel.
Elle ne répond pas et j’ose un coup d’œil sur son visage. Elle a une étrange expression. Qu’est-ce que c’est que ce regard ? Elle a l’air en colère, mais il y a autre chose… Elle est… jalouse ?
— Oh ! fait-elle en se mordant la lèvre inférieure. Avec quelqu’un que je connais ?
Elle ne m’a jamais posé de questions non plus.
— Vous comprenez, si votre père ou votre frère ont besoin de vous joindre…
— Eh bien, la torturé-je. De nos jours, si quelqu’un veut me joindre, il suffit qu’il m’appelle sur mon portable. Autre chose, mademoiselle Mills ?
Elle hésite un moment avant de relever le menton et de hausser les épaules :
— Comme vous ne serez pas là, je pourrai peut-être partir plus tôt, et en profiter pour faire un peu de shopping pour la soirée de demain.
— Pas de problème. À demain.
Nos regards se rencontrent de part et d’autre du bureau. Il y a de l’électricité dans l’air. Mon rythme cardiaque s’accélère.
— Bon rendez-vous, grince-t-elle en sortant.
Je suis soulagé quand je l’entends partir un quart d’heure plus tard. La voie est libre. Je rassemble mes affaires et je me dirige vers la sortie, quand un homme s’arrête devant moi, une imposante composition florale entre les bras.
— Je peux vous renseigner ? demandé-je.
Il jette un coup d’œil à son bloc-notes avant de regarder autour de lui :
— Une livraison pour mademoiselle Chloé Mills.
Quoi ? Quel est l’enculé qui lui envoie des fleurs ? Elle a un petit ami alors que nous… ?
Je ne finis même pas en pensée.
— Mademoiselle Mills est partie déjeuner. Elle sera de retour dans une heure environ, mens-je.
Il faut que je regarde la carte.
— Je peux signer pour elle et lui remettre les fleurs plus tard si vous voulez.
Le livreur pose le bouquet sur son bureau. Je signe rapidement, lui donne un pourboire, marmonne un « au revoir ». Dès qu’il a tourné les talons, je m’abîme dans la contemplation du bouquet pendant trois longues minutes. Non, je n’agirai pas comme un pauvre mec. Non, je ne lirai pas la carte.
Des roses. Elle déteste les roses. Je ricane – le type qui les lui a envoyées ne la connaît pas. Même moi, je sais qu’elle n’aime pas les roses. Je l’ai entendue un jour dire à Sara que l’un de ses prétendants lui avait envoyé un bouquet de roses, et qu’elle l’avait immédiatement jeté, à cause de l’odeur entêtante.
La curiosité l’emporte, j’arrache la carte agrafée à la Cellophane qui enveloppe la composition florale.
Dans l’attente d’avoir le plaisir de dîner avec vous.
Joël Cignoli
Une sensation étrange se diffuse de nouveau dans ma poitrine. Je froisse la carte dans mon poing serré.
J’ôte les fleurs de son bureau, je sors, je verrouille la porte et j’arrive devant l’ascenseur.
Sans remords, je balance le vase et les fleurs dans une large poubelle chromée. Les portes s’ouvrent.
Je ne sais pas quel est mon putain de problème. Mais je sais qu’il est hors de question qu’elle sorte avec Joël Cignoli.