8

 

Les visiteurs n’allaient pas tarder à arriver pour le spectacle des feuillages d’automne. On avait décoré à leur intention l’entrée de l’auberge avec des branches d’érables.

Le portier, qui avait présidé dictatorialement à cette opération, se plaisait à se qualifier lui-même d’oiseau migrateur. Comme ses collègues, en effet, il travaillait du printemps à l’automne dans les stations de montagne, jusqu’au moment où les gens viennent pour les feuillages, après quoi il regagnait la côte durant l’hiver. Il lui importait peu de revenir, ou non, au même endroit, et l’orgueil qu’il tirait de son habitude de la clientèle chic des riches stations du bord de la mer, lui faisait mépriser de son haut la réception offerte par l’auberge au client. À la gare, il prenait des airs ambigus de mendiant qui hésite, pour tourner autour des nouveaux arrivants en se frottant les mains avec un visible embarras.

— En avez-vous jamais goûté ? demanda-t-il à Shimamura qui rentrait de promenade, en lui montrant un akebi qui ressemblait assez à une grenade. Si vous les aimez, je vous en rapporterai de la montagne.

Shimamura le regarda suspendre l’akebi tel quel sur une branche d’érable décorant l’entrée. Ces branches avaient été coupées tout fraîchement, si longues qu’elles déployaient jusqu’au rebord de l’avant-toit leur feuillage de vif écarlate, avec des feuilles qui semblaient vernissées et d’une largeur surprenante. Toute l’entrée en était comme illuminée d’une brillante braise.

Shimamura avait encore dans la main la fraîcheur pénétrante de l’akebi, quand il aperçut Yôko, installée devant le feu dans le bureau. La femme de l’aubergiste, en face d’elle, faisait chauffer du saké dans un chaudron de cuivre, tout en s’adressant à la jeune fille, qui hochait la tête d’un rapide mouvement, pour répondre à ce qu’on lui disait. Son kimono de soie, simple et de ton sobre, venait d’être lavé et repassé.

— Elle travaille ici ? demanda négligemment Shimamura au portier.

— Oui monsieur. Avec vous tous ici, nous devons prendre des extras.

— Comme vous-même, n’cst-ce pas ?

— C’est juste. Mais elle, pour une fille du pays, c’est quelqu’un d’exceptionnellement bien. Une demoiselle, si je puis dire.

Pourtant Yôko, selon toute évidence, restait employée à l’office et n’apparaissait pas devant les clients. À mesure qu’il arrivait plus de monde à l’auberge, on avait pu noter le crescendo des voix de femmes dans le service, mais Shimamura n’y avait pourtant pas remarqué le timbre clair et si pénétrant de Yôko. Et quand la servante qui prenait soin de sa chambre lui apprit que c’était une habitude, pour Yôko, de chanter dans son bain avant d’aller au lit, il dut encore reconnaître qu’il avait manqué cela aussi.

Depuis qu’il connaissait la présence de Yôko dans la maison, Shimamura se sentait quelque peu gêné, sans savoir pourquoi. Il y avait quelque chose de bizarre en lui, qui le retenait de faire venir Komako. Il sentait comme un vide. L’existence de Komako ne lui paraissait pas moins belle, mais tout à fait vaine et déserte, alors même qu’il se disait que c’était à lui qu’elle donnait tout son amour. Un vide. Et son effort à elle, son élan vers la vie lui faisaient mal, le touchaient à vif. Il s’en apitoyait, comme il se prenait en pitié lui-même.

Tout innocents qu’ils fussent, Shimamura n’en doutait pas, les yeux de Yôko avaient une lumière capable d’éclairer jusqu’au tréfonds de tout cela ; et sans qu’il sût exactement comment ou pourquoi, il se sentait également attiré par elle.

 

 

Komako était venue assez souvent pour qu’il n’eût pas à l’appeler.

Le jour que Shimamura était descendu dans la vallée pour aller admirer les feuilles d’érables, il avait passé devant chez elle en auto. Devinant que ce devait être lui en entendant le bruit du moteur, elle avait couru pour le voir. « Mais vous, lui avait-elle reproché par la suite, vous ne vous êtes même pas retourné ! Quelle froideur ! Quelle insensibilité vraiment ! »

De son côté, elle ne manquait jamais de faire un saut chez lui, soit qu’elle vînt à l’auberge, soit qu’elle vînt au bain. Lorsqu’elle avait une soirée, elle arrivait toujours une heure au moins à l’avance et restait dans sa chambre jusqu’à ce qu’une servante montât la chercher. Ou bien encore, elle s’échappait quelques instants au cours de la soirée, refaisait vite son maquillage devant le miroir et s’éloignait : « Il faut que j’y aille, disait-elle. Le travail. Toujours le travail. Encore le travail. »

C’était presque une habitude pour elle que de laisser quelque chose chez lui : son haori, par exemple, ou le sac du plectre de son samisen, une chose ou une autre.

— Quelle vie ! En rentrant chez moi la nuit dernière, voilà qu’il n’y a plus d’eau chaude pour le thé. En farfouillant dans la cuisine, j’ai fini par mettre la main sur les restants du petit déjeuner. Et froids… Froids ! Ce matin, on n’est pas venu m’appeler et je me suis réveillée à dix heures et demie, moi qui voulais venir vous dire bonjour à sept heures !

C’était ce genre de choses qu’elle avait à lui dire, ou alors elle lui parlait de l’auberge où elle était allée en premier, puis de l’autre et de l’autre, lui racontant l’un après l’autre ses différents engagements de la même journée et de la nuit. En toute hâte.

— Je reviendrai plus tard, lui disait-elle une fois de plus, après avoir absorbé un verre d’eau avant de repartir. À moins que ce soit impossible. Trente clients, pour lesquels nous ne sommes que trois en tout. J’aurai peut-être trop à faire.

Elle n’en revint pas moins presque tout de suite.

— Quelle besogne ! ils sont trente et nous ne sommes que trois. Et encore, l’une étant l’aînée, et l’autre la cadette de toutes les geishas d’ici, tout me retombe dessus. Quels pingres ! Un groupe de voyage organisé ou quelque chose de ce genre… Avec trente convives, il faut au moins six geishas. Mais attendez ! J’y vais ; je bois un verre et je trouverai bien moyen de leur apprendre à vivre !

Les choses allaient ainsi jour après jour. Prendre la fuite et se cacher, c’était tout ce que pouvait vouloir faire Komako, si d’aventure elle se demandait où cela pouvait bien la mener. Mais elle n’en était que plus séduisante dans ce nimbe invisible de désespérance et de perdition.

— Ce parquet craque toujours dans le couloir. J’ai beau marcher le plus légèrement et avec précaution, on m’entend toujours et les filles de la cuisine m’interpellent quand je passe : « Alors Komako, toujours la chambre des Camélias ? » Jamais je n’aurais pensé qu’un jour, il me faudrait tant me soucier de ma réputation !

— Ce village est par trop petit !

— Fatalement, quel beau sujet de commérages ! Tout le monde est au courant.

— Mauvais, très mauvais ! Cela ne peut pas aller comme cela.

— Dans de misérables petits coins comme ici, vous commencez par prendre mauvaise réputation et c’est fini de vous ! argumenta-t-elle, mais avec un sourire plein de douceur en le regardant. Qu’est-ce que cela fait ? On trouve du travail n’importe où dans mon métier.

Cette franchise de ton, cette spontanéité totale, le pas immédiatement donné au premier sentiment, voilà ce que ne pouvait comprendre l’oisif Shimamura, l’homme qui avait hérité de sa fortune.

— Ce sera toujours la même chose, où que j’aille. Il n’y a rien à faire.

Peut-être, mais Shimamura n’en voulait pas moins deviner la femme vraie sous le couvert de la nonchalance qu’elle affichait.

— De quoi me plaindrais-je ? reprit Komako. Il n’y a que les femmes pour savoir aimer, après tout.

Une légère rougeur colora son visage, et Komako baissa le front, les yeux au sol.

Le col raide de son kimono, écarté du cou, laissait le regard plonger sur le blanc éventail de son dos découvert jusque sur les épaules. Beauté un peu mélancolique de cette peau fardée, qu’on sentait frémissante de vie sous son voile blanc de poudre, et qui faisait un peu songer à une étoffe de laine ou, peut-être, à la fourrure d’un animal.

— Dans le monde comme il est…, laissa tomber Shimamura, non sans frissonner du vide même de ses paroles.

Komako passa outre et dit tout simplement :

— Il a toujours été comme cela. Puis, relevant le front : « Vous ne le saviez pas ? » demanda-t-elle en le regardant.

Le rouge soyeux du kimono de dessous, ramené contre sa chair par ce mouvement, n’apparaissait plus.

Shimamura avait traduit Valéry et Alain, ainsi que des essais français sur la danse, publiés à l’époque glorieuse des ballets russes. Il allait publier cela à ses dépens, en édition de luxe à petit tirage : un livre qui, très vraisemblablement, n’apporterait rien de rien à la danse du Japon, mais qui n’en serait pas moins, s’il paraissait jamais, d’un certain secours et d’un certain réconfort pour Shimamura lui-même. Il savourait d’avance l’ironique plaisir qu’il trouverait à sourire de soi à ce propos ; et c’était même, qui sait ? pour ce seul plaisir que s’était tissé le monde si ténu de ses rêves sans illusion, son petit univers délicieusement morose. Rien, absolument rien ne le pressait en réalité, et il n’avait aucune raison, étant en voyage, de se hâter en quoi que ce fût.

L’agonie et la mort des insectes, par exemple, occupait ici une part de son loisir. Et chaque jour, avec le froid grandissant de l’automne, de nouveaux cadavres venaient choir sur le plancher : les ailes gourdes, les insectes tombaient d’abord sur le dos, ne pouvaient plus se retourner, s’agitaient et mouraient. Une abeille même, incapable de voler, chemina encore et retomba, encore un peu et encore, puis retomba, morte. C’est une fin paisible, pensait-il, que celle qui survient avec le changement de saison. Mais en les observant de plus près, il voyait frémir les pattes et les antennes dans leur combat pathétique, leur ultime combat pour la vie. Et quelle arène immense, pour ces morts minuscules, que les huit nattes de sa chambre !

Il lui arrivait parfois, en ramassant quelque insecte mort pour le jeter dehors, de songer fugitivement aux enfants qu’il avait laissés à Tôkyô.

Sur l’écran métallique de sa fenêtre, il y avait des papillons de nuit, longtemps immobiles, qui finirent, eux aussi, par tomber comme des feuilles mortes. Il y en avait aussi, posés sur le mur, qui glissaient soudain et tombaient au sol. La richesse somptueuse, la beauté prodiguée sur ces vies éphémères plongeait Shimamura dans de longues méditations contemplatives, l’insecte au creux de la main.

Vint le moment où l’on enleva les grillages du cadre des fenêtres, et où, de jour en jour, le chant menu baissa de ton, où se firent de plus en plus rares les stridulations aiguës, les bourdonnements divers ou les frôlements soyeux de la fragile gent ailée.

Les rousseurs de la rouille et le brun grave de la bure, peu à peu, dominaient sur la pente de la montagne, et dans le rapide couchant, les sommets ne resplendissaient plus qu’avec les tons gris et froids de la pierre.

L’auberge était toujours pleine de visiteurs accourus au spectacle des bois d’érables.

— Je crois que je ne pourrai pas revenir plus tard. Il y a une soirée des gens du village.

C’était ce que lui avait dit Komako en le laissant, et il pouvait entendre à présent la rumeur qui montait du salon des banquets, avec le timbre aigu des voix féminines. La fête battait son plein, à en juger par le bruit, quand Shimamura eut la surprise d’entendre, sous son coude, eût-il dit, une voix claire qui demandait : « Puis-je entrer ? » Il sursauta. C’était Yôko.

— Komako me prie de vous remettre ceci.

Sa main s’était tendue avec le message, comme si Yôko n’eût été qu’un simple facteur. Mais au dernier moment, retrouvant ses devoirs de politesse, elle se laissa précipitamment tomber à genoux pour lui remettre la lettre. Le temps que Shimamura développe le papier plié en quatre, et Yôko avait disparu. Il n’avait même pas eu le temps d’ouvrir la bouche.

« Soirée brillante et bruyante. On boit. »

C’était tout ce que comportait le message, hâtivement écrit sur un napperon de papier par une main qui trahissait l’ivresse.

Et dix minutes plus tard, Komako elle-même apparaissait :

— Vous a-t-elle apporté quelque chose ?

— Oui.

— Vrai ? s’exclama-t-elle avec un éclair de malice joyeuse dans le regard. Si vous saviez comme je me sens bien ! Ce merveilleux saké ! Je leur ai dit que j’allais en commander d’autre et je me suis esquivée. Mais le portier m’a vue. C’est égal, et je me moque bien si le parquet craque ! Ils peuvent ronchonner autant qu’ils voudront. Et puis zut ! Mais il suffit que j’arrive ici pour commencer à me sentir ivre. Zut et zut ! Je retourne au travail.

— Vermeille et délicieuse jusqu’au bout des ongles ! lança Shimamura.

— Le devoir m’appelle. La besogne. L’ouvrage. Vous a-t-elle dit quelque chose ? Horrible jalousie ! Vous faites-vous seulement une idée de cette jalousie terrible ?

— Qui cela ?

— Il y aura quelqu’un de tué un de ces jours !

— Elle a de l’emploi ici ?

— C’est elle qui apporte le saké ; puis elle reste là à nous observer avec cette électricité dans le regard. Ces yeux, vous les aimez, j’imagine…

— Sans doute pense-t-elle que c’est une honte pour toi.

— C’est aussi pourquoi je l’ai expédiée avec ce bout de billet chez vous. De l’eau, s’il vous plaît, donnez-moi un verre d’eau. Et pour qui est la honte, je vous le demande ? Mais avant de répondre, essayez donc un peu de la séduire aussi !

Elle se détourna pour aller se planter devant le miroir, les deux mains lourdement plaquées sur la tablette. « Est-ce que je serais ivre ? »

L’instant d’après, rejetant du pied le long kimono, elle sortait.

La fête avait pris fin. L’auberge n’avait pas tardé à retrouver son calme. Shimamura, d’une oreille distraite, n’entendait plus qu’un vague remue-ménage du côté de l’office. Komako avait dû être entraînée par quelque invité à une autre soirée, finit-il pas se dire. Et ce fut exactement à ce moment-là que Yôko réapparut, lui apportant un autre billet.

« Décide ne pas aller Sampûkan vais d’ici Salon Prunes passerai peut-être retour bonsoir. »

Shimamura eut un sourire un peu forcé, gêné qu’il était de la présence de Yôko.

— Merci infiniment, lui dit-il. Ainsi, vous venez aider au service ici ?

L’étincelant regard se posa sur Shimamura, si intense et si beau qu’il avait l’impression de s’y trouver embroché. Son sentiment de gêne augmenta.

De voir devant lui cette jeune personne qui l’avait si profondément ému à chacune de leurs rencontres, c’était presque un malaise que ressentait Shimamura, une inquiétude indéfinissable. Avec cette gravité qui ne la quittait pas, il lui semblait toujours qu’elle fût au nœud le plus secret et le plus pathétique d’une tragédie grandiose.

— Ils ne vous laissent pas chômer, j’imagine.

— Je ne suis pas utile à grand-chose.

— Il est étrange que je vous rencontre si souvent, vous ne trouvez pas ? La première fois, c’était quand vous raccompagniez ce jeune homme chez lui, et vous avez parlé de votre frère avec le chef de station, vous en souvient-il ?

Oui.

— J’ai entendu dire que vous chantiez dans votre bain avant d’aller dormir.

— Comment le savez-vous ? On m’accuserait d’avoir aussi peu de savoir-vivre ?

La splendeur de cette voix magnifique avait quelque chose de stupéfiant.

— Il me semble vous connaître fort bien.

— Ah oui ? Parce que vous avez questionné Komako ?

— Komako ? Elle ne parle pas. On dirait qu’elle fuit toute conversation à votre sujet.

— Je comprends, oui, dit Yôko qui se détourna aussitôt, disant : « C’est quelqu’un de très bien, Komako, et elle n’a pas été heureuse. Soyez aimable avec elle. »

Son débit avait été nerveux et la voix tremblait un peu pour finir.

— Que faire pour elle ? Je n’y peux vraiment rien, déclara Shimamura, qui la vit sur le point de trembler, tant il la sentait tendue et vibrante.

Vite, il détourna les yeux avant l’éclair qui allait fulgurer de ce visage trop grave.

— Ce que j’ai de mieux à faire, ce serait de retourner à Tôkyô assez vite, fit-il avec un sourire.

— Je compte aussi aller à Tôkyô.

— Quand cela ?

— Un de ces jours, peu m’importe.

— Est-ce que je pourrai vous revoir à Tôkyô à mon retour ?

— Je vous en prie.

Abasourdi par l’intense gravité qu’elle y avait mise, avec pourtant dans sa voix quelque chose qui disait que cela n’avait rien que de très banal, Shimamura s’empressa d’ajouter :

— Si toutefois votre famille n’y voit pas d’inconvénient.

— Je n’ai d’autre famille que le frère qui travaille au chemin de fer, répondit-elle. Je fais ce que je veux.

— À Tôkyô, vous avez quelque chose en vue ?

— Non.

— Mais vous en avez discuté avec Komako, j’espère !

— Komako ? Je ne suis pas en sympathie avec elle. Je ne lui en ai pas parlé.

Ce fut un regard humide qu’elle leva sur lui, et qui sait ? peut-être était-ce le signe qu’elle était en train de céder ? Shimamura, sous le charme, lui trouvait une beauté mystérieuse et inquiétante. Mais dans le même instant, il fut comme submergé de tendresse pour Komako. Partir avec cette fille étrange pour Tôkyô, comme s’il l’enlevait, ne serait-ce pas, d’une certaine façon, une manière de pénitence pour Shimamura, une sorte de punition qu’il s’infligerait à lui-même afin de s’excuser infiniment, de demander immensément pardon à Komako ?

— De partir seule avec un homme, cela ne vous effrayerait pas ?

— Pourquoi donc ?

— Et vous ne trouvez pas un peu risqué d’arriver à Tôkyô sans seulement savoir où vous habiterez et ce que vous pourrez y faire ?

— Une femme arrive toujours à se débrouiller, affirma-t-elle de sa voix où chantait une mélodie exquise d’enthousiasme. Levant les yeux, son regard planté dans celui de Shimamura : « Ne voulez-vous pas m’engager comme servante ? » lui demanda-t-elle.

— Comment ? Mais voyons ! Vous engager comme servante ?

— Oui. Mais je ne veux pas faire la domestique.

— Lorsque vous êtes allée à Tôkyô précédemment, c’était comme quoi ?

— Infirmière.

— Employée dans un hôpital ou comme élève dans une école d’infirmières ?

— Je pensais seulement que le métier me plairait.

Shimamura sourit. Voilà ce qui expliquait peut-être le sérieux qu’elle avait mis à prendre soin du fils de la maîtresse de musique dans le train.

— Et vous voulez toujours devenir infirmière ? s’inquiéta-t-il.

— Plus maintenant, non.

— Il faut pourtant que vous vous décidiez à quelque chose. On ne peut pas rester comme cela, à ne pas savoir ce qu’on veut faire. On ne vit pas dans l’indécision.

Dans l’indécision ? Mais je ne suis pas du tout indécise. Cela n’a rien à voir !

Et elle riait vraiment, comme pour mieux repousser l’accusation de Shimamura.

Un rire haut et clair, comme sa voix elle-même, qui semblait toujours entourée de lointains infinis, sortie de solitude. Un rire qui n’avait rien de sourd ou de lourd, mais qui retourna pourtant au silence après avoir en vain frappé à la porte du cœur de Shimamura.

— Je ne vois pas qu’il y ait de quoi rire à cela.

— Mais si, parce qu’il n’y a jamais eu qu’un homme que je pusse véritablement soigner, expliqua-t-elle, en laissant Shimamura à nouveau tout abasourdi. Et je ne le pourrai jamais plus, ajouta-t-elle gravement.

— Je comprends, fit-il vaguement, tant il s’était trouvé pris de court. On prétend que vous êtes toujours au cimetière.

— C’est vrai.

— Et il n’y aura de toute votre vie plus personne que vous puissiez jamais soigner ? Aucune tombe sur laquelle vous irez ?

— Jamais. Personne.

— Mais alors, comment pouvez-vous quitter le cimetière et délaisser la tombe pour aller à Tôkyô ?

— Désolée, mais je vous en prie : emmenez-moi avec vous.

— Komako vous dit terriblement jalouse. Le jeune homme n’était-il pas son fiancé ?

— Yukio ? Ce n’est pas vrai. C’est un mensonge. Ce n’est pas vrai !

— Mais si vous n’aimez pas Komako, pourquoi ?

— Komako…, commença-t-elle comme si elle eût parlé à quelqu’un d’autre dans la pièce, avec son regard brûlant fixé sur Shimamura. Komako, montrez-vous bon pour elle !

— Il n’y a rien que je puisse faire pour elle.

Des larmes dans les yeux, Yôko écrasa un petit papillon sur la natte, en avalant un sanglot.

— Komako prétend que je deviendrai folle ! jeta-t-elle en quittant la pièce.

Shimamura en resta tout frissonnant. Puis il se leva et ouvrit la fenêtre pour jeter dehors le papillon mort. Son regard surprit Komako, en pleine ivresse, qui jouait à quelque jeu de société avec un client. Penchée en avant à presque en perdre l’équilibre, elle semblait vouloir à tout prix reprendre son gage. Le ciel s’était complètement couvert. Shimamura descendit prendre un bain.

 

 

C’était à mi-voix, tendrement, maternellement, qu’elle parlait à la petite fille pour la déshabiller et lui donner son bain. La voix d’une jeune mère, aux inflexions caressantes et douces, qui ne perdirent rien de leur douceur quand elle se mit à chanter :

 

Vois-tu là-bas, là-bas

Trois cèdres, trois poiriers,

Six en tout, tu les vois ?

Dessous, ils ont nids de corbeaux

Et dessus, des nids de moineaux.

Auraient-ils quelque chant nouveau ?

Hakamairi

Itchô, itchô, itchô ya{14}.

 

Ce n’était qu’une de ces rondes enfantines que les fillettes chantent en jouant à la balle, mais Yôko avait mis un tel rythme à la séquence absurde, l’avait douée d’une vivacité telle, que Shimamura en vint à se demander si ce n’était pas dans un rêve qu’il avait vu l’autre Yôko, celle avec qui il avait parlé dans sa chambre.

Elle continua de babiller affectueusement avec l’enfant, en la rhabillant, puis l’une emmenant l’autre, elles quittèrent le bain, où Shimamura crut entendre un long moment encore vibrer le son de cette voix, tel l’écho prolongé d’une modulation de flûte.

 

 

Sur le sombre plancher poli de la vieille galerie, il y avait une boîte à samisen, laissée par quelque geisha : petit cercueil qui parut à Shimamura incarner l’esprit même de cet arrière-automne, plongé dans le silence le plus profond de la nuit. Shimamura s’était penché pour déchiffrer le nom de la propriétaire, quand surgit Komako qui venait de l’endroit où l’on entendait remuer la vaisselle.

— Que faites-vous donc ?

— Serait-elle restée pour la nuit ? s’enquit Shimamura.

— Qui ? Elle ? Ne soyez pas stupide ! Est-ce que vous vous imaginez que nous les traînons avec nous partout où nous allons ? On les laisse à l’auberge, où ils restent parfois des jours et des jours.

Elle avait ri pour répondre, mais presque immédiatement elle avait fermé les yeux et son visage s’était crispé douloureusement.

— Reconduisez-moi à la maison, voulez-vous ?

— Tu n’as pas besoin de rentrer, n’est-ce pas ?

— Mais si, il faut que je m’en aille. Les autres sont allées à d’autres séances et sont parties devant. On ne trouvera donc rien à redire si je ne reste pas trop longtemps ici, où j’avais affaire. Mais les bavardages vont recommencer, si jamais il leur vient à l’idée de passer me prendre chez moi en se rendant au bain, et qu’il n’y ait personne.

Tout ivre qu’elle fût, elle n’en descendit pas moins alertement le chemin du village.

— Cette petite Yôko, vous avez réussi à la faire pleurer ! lui reprocha-t-elle.

— Elle paraît bien être un petit peu timbrée.

— Et vous, cela vous amuse, ce genre de remarques ?

— Mais c’est toi-même qui le lui as dit ! C’est en se le rappelant qu’elle a fondu en larmes, en réalité, et j’ai tout lieu de croire que c’était plus par ressentiment que par chagrin.

— Ah bon ! j’aime mieux cela.

— D’ailleurs, il ne s’était pas passé dix minutes qu’elle se trouvait au bain, chantant d’une voix exquise.

— Elle a toujours aimé chanter dans le bain.

— Elle m’a aussi recommandé très gravement de me montrer aimable avec toi.

— Quelle sottise de sa part ! Mais aussi quel besoin avez-vous de me le raconter ?

— Et pourquoi pas ? Qu’as-tu toi-même à toujours prendre ainsi la mouche dès qu’il s’agit d’elle ?

— Ne vous plairait-il pas de la prendre ?

— Là, tu vois bien ! Je n’avais pourtant rien dit qui te permette de parler ainsi.

— Je parle sérieusement, insista Komako. Chaque fois que je la vois, c’est comme si j’avais un fardeau accablant sur les épaules, dont je ne puisse pas me défaire. En tout cas, je ressens les choses comme cela. Et si vraiment vous avez quelque chose pour elle, regardez-là une bonne fois : vous comprendrez ce que je veux dire.

Ce disant, Komako lui avait posé la main sur l’épaule et s’était penchée, puis brusquement :

— Non, non ! Pas cela !… Si elle pouvait tomber entre les mains de quelqu’un comme vous, peut-être qu’elle ne finirait pas folle. Ce fardeau, vous ne voulez pas m’en soulager les épaules ?

— Est-ce que tu n’exagères pas un petit peu ?

— Vous pensez que je suis ivre et que je parle à tort et à travers, mais ce n’est pas le cas. Si je la savais entre de bonnes mains, pour moi, qui n’aurais plus qu’à m’abandonner pour continuer à vivoter ici, dans nos montagnes, quel sentiment de merveilleux repos ce serait !

— Cela suffit !

— Oh ! fichez-moi la paix !

Elle était partie en courant, pour aller se cogner à la porte close de la maison qu’elle habitait.

— On a dû penser que tu ne rentrerais plus.

— Cela ne fait rien. Je sais l’ouvrir.

La vieille porte gémit et craqua de son bois sec, tandis qu’elle la soulevait pour la sortir de la glissière et l’ouvrir.

— Entrez jusque chez moi.

— Tu as oublié l’heure qu’il est.

— Qu’importe ? Tout le monde dort.

Shimamura restait hésitant.

— Sinon, c’est moi qui vous raccompagne à l’auberge.

— Je rentrerai bien tout seul, ce n’est pas la peine.

— Mais vous n’avez pas encore vu ma chambre !

Ils entrèrent, franchirent la porte de la pièce où, sur leurs minces matelas étalés en tous sens sur le sol, dormaient les membres de la famille entière : silhouettes roulées sur de vieux matelas passés, faits du tissu de gros coton rustique. Il y avait là, sous l’abat-jour roussi par place, le père, la mère et cinq ou six enfants, dont l’aînée avait tout au plus seize ans. En dépit de l’impression de pauvreté sordide que pouvait donner cette scène, on sentait, au-dessous, comme le jet d’une intense vitalité, impatiemment retenue.

Reculant devant le souffle chaud des dormeurs, Shimamura voulait regagner la porte, que Komako lui ferma au nez sans bruit, avant de s’avancer vers le fond de la pièce, sans chercher seulement à atténuer le bruit de ses pas. Shimamura se glissa furtivement derrière elle, marchant avec précaution au ras des oreillers et de la tête des enfants endormis. Une étrange angoisse lui serrait la gorge.

— Attendez, je monte vous donner de la lumière.

— Merci. Cela ira très bien.

Et il s’engagea dans l’escalier noir. En se retournant, il aperçut l’échoppe aux bonbons immédiatement au-delà du petit dortoir familial.

Dans les quatre pièces plus que simples de l’étage, les nattes avaient déjà beaucoup servi.

— J’avoue que c’est un peu grand pour une seule personne, dit Komako.

Les cloisons de séparation entre les pièces avaient été retirées, et si loin des portes à glissière au papier jauni qui donnaient sur la galerie, la couche de Komako paraissait minuscule et solitaire. Dans la chambre du fond s’entassaient des meubles fatigués et de vieux objets, qui ne pouvaient qu’appartenir à la famille d’en bas. Contre la paroi, suspendus sur leurs bois, s’alignaient les kimonos de sortie de Komako. L’ensemble, pour Shimamura, évoquait le terrier d’un blaireau ou d’un renard.

Komako, qui venait de prendre place sur son petit lit, offrit à Shimamura son unique coussin. Puis, se penchant un peu sur le miroir :

— Mais je suis écarlate ! Ai-je donc tellement bu ?

Elle tâtonna un bref instant sur l’armoire.

— Tenez ! Le voilà, mon journal.

— Un fameux volume, on dirait, dit Shimamura en soupesant la pile.

Elle avait ouvert un coffret de carton peint, rempli à ras bord de cigarettes.

— Comme je les glisse dans ma manche ou dans mon obi quand on me les offre, elles sont parfois un peu froissées, mais intactes. Et par compensation, j’en ai de toutes les marques ; l’assortiment est complet.

Tout en parlant, elle secouait le coffret pour permettre à Shimamura de choisir le tabac de son goût.

— Mais je n’ai pas d’allumettes, excusez-moi. Je ne m’en sers plus depuis que j’ai cessé de fumer.

— Cela ne fait rien, merci. Et comment marche la couture ?

— J’essaye quand même de coudre un peu, mais les touristes venus pour les érables ne m’en laissent guère le temps !

Tout en parlant, elle s’était penchée de côté pour repousser le travail qui était resté sur le devant de l’armoire.

Le meuble de grain délicat et le coffret de couture somptueusement laqué de vermillon, qu’elle avait dû conserver de son temps à Tôkyô, se retrouvaient ici comme ils avaient été dans le grenier si semblable à un vieux coffret de papier. Mais dans cet appartement-ci, dans ces malheureuses chambres d’un trop rustique premier étage, ils juraient pitoyablement.

Il regardait le cordon qui pendait du plafond au-dessus de son oreiller.

— C’est pour éteindre quand je lis au lit, lui expliqua-t-elle, en le tirant pour lui montrer.

Aussi parfaite qu’elle fût dans son rôle de maîtresse de maison, pleine de gentillesse et de prévenances, elle n’arrivait pourtant pas à cacher tout à fait sa gêne.

— Tu me fais l’effet d’être aussi insolitement gîtée que la renarde de nos légendes : ton luxe devient fantastique dans cette pauvreté.

— Exactement, oui.

— Et tu comptes passer quatre années là-dedans ?

— Bientôt une année de finie, et les autres passeront vite.

Shimamura se sentait de plus en plus mal à l’aise. Que dire encore ? Il lui semblait entendre respirer la famille endormie au-dessous. Et il se leva pour mettre fin à sa visite.

Komako, qui n’avait pas refermé complètement la porte derrière lui, jeta un coup d’œil vers le ciel.

— Cela commence à sentir la neige, dit-elle. C’est la fin des feuilles d’érable.

Puis elle franchit à son tour le seuil de la maison, récitant dans la nuit des vers cités d’une pièce de Kabuki :

 

Comme nous sommes ici en pleine montagne,

La neige tombe, bien qu’il y ait encore des érables.

 

Shimamura lui souhaita bonne nuit.

— Un instant. Je vous raccompagne à l’auberge. Mais jusqu’à la porte ! Pas plus loin.

 

 

Elle entra néanmoins avec lui.

— Couchez-vous, lui dit-elle en s’éclipsant pour revenir quelques instants plus tard, apportant deux verres pleins à ras bord de saké.

— Un petit verre, annonça-t-elle en rentrant. Nous allons boire un petit verre.

— Mais ils ne dorment pas ? Où l’as-tu donc trouvé ?

— Je sais où ils le tiennent.

Komako avait déjà bu, sans aucun doute, en tirant l’alcool au tonneau. L’ivresse de tout à l’heure l’avait reprise et, les yeux presque clos, elle regardait le liquide ruisseler sur sa main.

— Cela manque de charme, pourtant, de vider son verre dans l’obscurité !

Docile, Shimamura prit le verre qu’elle lui tendait et but.

Il ne s’enivrait pas, d’habitude, pour un si petit peu de saké ; mais peut-être avait-il pris froid en chemin. Toujours est-il qu’il se sentit presque aussitôt en mauvais état. La tête lui tournait : il avait mal au cœur ; il frissonnait et se sentait tout pâle. Fermant les yeux, il se laissa aller de tout son long sur la douillette. Inquiète, Komako le serra dans ses bras, et la chaleur de son corps apporta à Shimamura un enfantin sentiment de réconfort.

Elle le tenait dans ses bras, de l’air timide et hésitant que peut avoir, pour porter un bébé, une jeune femme qui n’a jamais eu d’enfant. Elle lui soutenait la tête et se penchait sur lui comme sur un enfant qui va dormir.

— Tu es gentille et bonne.

— Moi ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que je suis ?

— Gentille et bonne.

— Ce n’est pas bien de vous moquer de moi, dit-elle en se rejetant un peu en arrière, le regard ailleurs ; et elle se mit à le bercer doucement, accompagnant le mouvement de courtes phrases hachées, qu’elle prononçait avec un léger sourire qui n’était que pour elle-même.

— Je ne suis ni gentille ni bonne. — Pas facile non plus de vous avoir ici. — Rentrez chez vous, ce sera mieux. — Je voudrais m’habiller d’un kimono différent pour chaque fois que je viens vous voir, mais tous ceux que je possède y ont passé. Celui-ci, je l’ai emprunté. Là ! Vous voyez bien que je ne suis pas, que je ne suis pas du tout comme vous dites !

Shimamura ne répondit rien.

— Alors, qu’est-ce que vous me trouvez de gentil, vous ? reprit-elle d’une voix un peu altérée. Quand je vous ai rencontré la première fois, je me suis dit que je n’avais encore jamais trouvé quelqu’un d’aussi antipathique. Les autres ne parlent jamais comme vous l’avez fait ; ils ne disent jamais les choses que vous avez dites. Je vous ai détesté. Détesté !

Shimamura fit un signe d’assentiment.

— Et maintenant, dit-elle, vous comprenez peut-être pourquoi je n’y ai jamais fait la moindre allusion jusqu’ici ? Lorsqu’une femme en vient à dire ce genre de choses-là, elle est allée aussi loin que possible, n’en doutez pas.

— Mais c’est parfait comme cela.

— Vraiment ?

Le silence les enveloppa tous deux : elle, plongée apparemment dans ses pensées ; et Shimamura, savourant la chaleur vivante de son corps, qui lui rendait sensible sa présence féminine.

— Une femme excellente ! reprit-il.

— Comment cela ?

— Femme excellente.

— Quelle bizarrerie, ce que vous dites !

Elle avait tourné la tête, comme pour faire cesser un chatouillement causé par le menton de Shimamura reposant sur son épaule.

Puis brusquement, sans qu’il sût pourquoi, Komako se planta sur un coude, l’air fâché et la voix frémissante :

— Une femme excellente, hein ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?…

Shimamura la fixa sans répondre.

— Reconnaissez-le : c’est pour cela que vous êtes venu ! Vous vous moquez de moi ! Vous vous en moquez complètement !

Ses yeux flamboyaient en le dévisageant, elle était cramoisie de colère et ses épaules tremblaient. Mais cette flamme s’éteignit aussi vite qu’elle était apparue, et ce furent des larmes qui ruisselèrent sur son visage exsangue.

— Je vous déteste ! oh ! que je vous déteste !

En roulant sur elle-même, Komako avait quitté la douillette et s’était assise sur le plancher, lui tournant le dos.

Shimamura reçut comme un coup de poignard au cœur, en comprenant quelle était la méprise. Étendu, sans un mot, il ferma les yeux, incapable de bouger.

— Oh ! que j’ai le cœur lourd, s’avoua-t-elle à mi-voix, le corps entièrement rond comme une balle, la tête posée sur ses genoux, en sanglots.

Et quand elle eut versé toutes ses larmes, elle resta là, piquant nerveusement la natte avec la pointe d’une de ses épingles d’argent, tirée de son chignon. Au bout d’un moment, elle quitta la pièce.

Shimamura ne se sentait pas la force de la suivre. Elle n’avait que trop raison de se sentir blessée…

Mais elle ne tarda pas à revenir sur ses pas, marchant sans bruit dans le couloir sur ses pieds nus.

— Venez-vous prendre un bain ? Demanda-t-elle derrière la porte d’une petite voix timide et pointue.

— Si tu veux.

— Je m’excuse, fit-elle encore. Je me suis mise dans mon tort.

Et comme elle n’entrait toujours pas, Shimamura attrapa sa serviette et passa dans le couloir, où elle le précéda, marchant devant lui la tête basse, telle une criminelle que la police emmène.

La chaleur du bain, en la pénétrant, la remit de façon surprenante en bonne humeur, d’une humeur charmante même, si vivante et si pleine d’allant qu’ils ne pensèrent plus à dormir, une fois de retour.

 

 

Au matin, c’est en entendant une voix réciter un texte de Nô que Shimamura s’éveilla, restant un moment à écouter sans se lever.

Komako, devant le miroir, se retourna et lui sourit.

— Les hôtes du Salon des Prunes. On m’y a appelée après la première fête, vous vous le rappelez ?

— Des amateurs de Nô en voyage ?

— Oui.

— Est-ce qu’il neige ?

— Oui.

Elle se leva pour aller ouvrir la fenêtre.

— La fin des feuilles d’érable, annonça-t-elle.

La fenêtre se découpait sur un ciel uniformément gris, d’où tombaient, comme des pivoines blanches, de gros flocons accourant droit sur eux, eût-on dit, dans un silence harmonieux et paisible qui avait quelque chose de surnaturel. Shimamura se laissait envahir par cette image, vacant lui-même comme on l’est après une nuit sans sommeil.

Les amateurs de Nô frappaient aussi du tambourin.

Il se retrouvait avec le souvenir de ce matin de neige, aux derniers jours de l’autre année, et ses yeux se portèrent vers le miroir. La chute des blanches pivoines froides, plus mousseuses encore, y dessinait comme une auréole dansante autour de la silhouette de Komako, kimono entrouvert, qui se passait une serviette sur la gorge.

Une fois de plus, Shimamura s’émerveilla de lui voir cette peau fraîche et saine, blanche et nette, qui évoquait irrésistiblement la pureté d’une lessive au plein air. Non, ce n’était pas illusion de sa part, de penser qu’elle fût une femme à s’offenser gravement de sa trivialité, et cette évidence le pénétra d’une tristesse accablée.

La montagne, qui avait semblé s’enfoncer de plus en plus dans le lointain à mesure que s’éteignaient les tons fauves de l’automne, avait retrouvé tout soudain vie et éclat sous la neige.

Les cèdres, enveloppés d’un fin voile blanc, s’élançaient du sol enneigé, non plus en confondant leur masse sombre, mais chacun bien individuellement avec une sihouette nettement découpée.