2

 

… L’autre fois. C’était à l’ouverture de la saison d’alpinisme, quand tout danger d’avalanche est écarté ; quand il fait si bon courir la haute montagne qui vient de retrouver les verts nouveaux et les parfums exquis de son printemps ; quand les jeunes pousses d’akebi, déjà, vont cesser d’apparaître sur les tables pour agrémenter le menu.

Trop dilettante, en effet, et se perdant avec sa vie d’oisiveté, Shimamura cherchait parfois à se retrouver. Ce qu’il aimait alors, c’était de partir seul en montagne. Tout seul. Et c’était ainsi qu’il était arrivé un soir à la station thermale après une semaine passée en course dans la Chaîne des Trois Provinces. Il avait alors demandé qu’on lui fît venir une geisha ; malheureusement, à ce que lui dit la servante, on inaugurait ce jour-là une nouvelle route, et la fête organisée à cette occasion était d’une telle importance qu’il avait fallu ouvrir l’entrepôt qui servait aussi parfois de théâtre ; ce qui faisait, comme il pouvait bien penser, que les douze ou treize geishas du pays étaient plus que prises. Mais la demoiselle qui habitait chez la maîtresse de musique accepterait peut-être de venir, pensait-elle. Il lui arrivait quelquefois d’assister aussi aux fêtes ; seulement elle ne restait jamais jusqu’au bout. Après deux ou trois danses, elle rentrait chez elle.

Et comme Shimamura lui avait posé des questions sur cette jeune femme, la servante lui en avait appris davantage. Ce n’était pas une vraie geisha, non ; c’était une demoiselle qui logeait chez la maîtresse de musique, un professeur de danse et de samisen{3}. Mais on la sollicitait parfois et elle ne refusait pas son concours. Parce que les geishas du pays ne formaient aucune débutante et que presque toutes aimaient mieux ne pas avoir à exécuter de danse, craignant de n’être plus d’une jeunesse suffisante… Et c’est pourquoi on appréciait beaucoup sa participation. Elle ne consentait pour ainsi dire jamais à venir seule distraire quelque client de l’hôtel. Mais bien qu’elle ne fût pas une professionnelle, on ne pouvait pas non plus prétendre qu’elle ne travaillait qu’en amateur, ni la considérer comme telle.

Drôle d’histoire ! se dit Shimamura avant de penser à autre chose. Mais voilà qu’à peu près une heure plus tard, la servante revint et introduisit « la demoiselle qui loge chez la maîtresse de musique ». Shimamura eut un mouvement de surprise.

La servante allait quitter la pièce quand la jeune femme la rappela, lui disant de rester.

Quelle merveilleuse impression elle faisait, à force de propreté et de fraîcheur ! Un instant, Shimamura songea que tout son corps devait être d’une propreté irréprochable jusqu’au plus infime détail, et il alla même jusqu’à se demander si tant de pureté n’était pas une illusion de ses regards encore éblouis de la pure splendeur claire de l’été à peine naissant dans la montagne.

Elle ne portait pas le kimono à traîne, et pourtant il y avait quelque chose dans sa façon de s’habiller qui suggérait la geisha. Elle s’était habillée assez correctement d’un kimono d’été, sans doublure ; mais l’obi qu’elle portait parut trop somptueux à Shimamura pour s’harmoniser avec le kimono ; peut-être même lui laissait-il une note un peu triste…

La servante, constatant que leur conversation s’était engagée sur le sujet des montagnes, en avait profité pour se retirer. Ils étaient donc seuls, mais comme elle n’était pas très affirmative quant au nom des sommets qu’on pouvait voir par la fenêtre, leur conversation tomba ; Shimamura n’avait aucune envie de boire. Enfin, la jeune femme en était venue à lui parler de son passé, ce qu’elle fit avec une aisance de ton et un détachement frappants.

Native de ce pays de neige, elle avait signé à Tôkyô son engagement comme future geisha et n’avait pas tardé à trouver un protecteur qui l’avait libérée de sa dette et qui se préparait à l’établir comme professeur de danse, quand, hélas ! à peine dix-huit mois plus tard, il était mort. Mais à partir de là, et comme elle approchait de l’existence qu’elle vivait à présent, elle se montra beaucoup plus discrète. Elle se sentait visiblement peu disposée à s’ouvrir sur cette partie de sa vie, sans doute la plus tourmentée. Elle avoua dix-neuf ans à Shimamura, qui lui en eût plutôt donné vingt et un ou vingt-deux.

N’ayant aucune raison de douter de sa sincérité, Shimamura, en apprenant son âge et en constatant qu’elle paraissait plus vieille que cela, sentit comme un soulagement et retrouva cette sorte d’aisance qu’il attendait de la présence d’une authentique geisha. La conversation venant à tomber sur le théâtre Kabuki, il s’aperçut qu’elle en savait beaucoup plus long que lui sur les acteurs et les différents styles, ce qui l’étonna. Elle se montrait plutôt volubile, parlant avec une sorte de hâte fébrile comme quelqu’un qui eût été longtemps privé de l’auditeur attendu. Sa réserve eut tôt fait de fondre, laissant apparaître chez elle une sorte de confiance, une libre facilité où, sans doute, il fallait reconnaître la femme qui a déjà reçu un enseignement suffisant et possède probablement une certaine expérience morale des hommes. Mais il n’empêche que Shimamura s’était senti d’emblée incapable de la ranger parmi les professionnelles. Il ne voyait plus en elle la femme dont les sept jours qu’il venait de passer en solitaire dans la haute montagne lui avaient fait désirer la compagnie. La jeune femme qu’il avait devant lui éveillait plutôt de sa part des sentiments d’amitié pure, et il se sentit heureux de la trouver digne de partager, au contraire, l’exaltation généreuse et quelque chose de la sérénité d’humeur qu’il avait acquises dans l’altitude.

Le lendemain dans l’après-midi, venue prendre son bain à l’établissement thermal que possédait l’auberge, la jeune femme avait posé ses affaires de toilette dans le couloir et était entrée pour bavarder avec Shimamura.

Elle n’avait pas encore pris place, qu’il lui demanda de faire venir une geisha.

— Pour vous, une geisha ?…

— Mais oui… Vous comprenez très bien ce que je veux dire !

— Je ne suis pas venue chez vous pour entendre une pareille demande ! protesta-t-elle en rougissant intensément. D’un mouvement vif, elle s’était relevée pour aller se planter devant la fenêtre où elle resta à regarder les montagnes.

— Nous n’avons pas de femme de cette sorte ici, jeta-t-elle encore sans se retourner.

— Inutile de dire des stupidités.

— Mais c’est vrai !

Cette fois elle s’était retournée et lui faisait face, à demi assise sur le rebord de la fenêtre.

— Chez nous, les geishas sont libres et personne ne peut les obliger de faire ce qu’elles n’ont pas envie de faire. Je vous affirme que l’auberge ne s’en chargera pas. Mais rien n’empêche que vous fassiez venir une geisha et que vous vous arrangiez avec elle, si vous y tenez absolument.

— Non, non ! C’est vous qui allez le faire pour moi.

— Et qu’est-ce qui vous permet de croire que je vais accepter cela, je vous prie ?

— C’est que vous êtes une amie à mes yeux, et je tiens à ce que nous en restions là. Sans quoi, je me serais conduit tout autrement.

— Et c’est de bonne amitié, selon vous, de vous conduire comme vous le faites ? lui lançat-elle avec l’impétuosité naturelle et charmante de l’enfance.

Mais quelques instants plus tard, elle revenait à la charge, pleine de colère indignée :

— Dire que vous aviez pensé pouvoir me demander une chose pareille ! Ah ! c’est très bien ! Très bien, vraiment !

— Il n’y a pas là sujet de vous fâcher, affirma Shimamura. Je viens de passer toute une semaine en haute montagne et je me sens peut-être un peu trop de vitalité. Avec les idées que j’ai en tête, je n’arrive même pas à bavarder tout tranquillement avec vous ici, dans cette chambre, comme il me plairait.

Les yeux baissés, la jeune femme ne souffla mot. Shimamura, au point où il en était, savait bien qu’il se montrait cynique en faisant, comme cela, l’aveu sans honte de ses exigences de mâle, mais il se disait par ailleurs que la jeune femme devait être suffisamment au fait de ces choses-là pour qu’elle n’eût pas à se choquer de son aveu. Il observa son visage, lui trouvant une chaleur sensuelle qu’on pouvait imputer, peut-être, à la longueur de ces cils magnifiquement fournis, que ses yeux baissés mettaient en valeur.

Avec un léger mouvement de tête elle dit, rougissant encore :

— Faites venir la geisha de votre choix.

— N’est-ce pas justement ce que je vous demande de faire ? Moi qui ne suis encore jamais venu ici, comment saurais-je quelle est la plus plaisante ?

— Plaisante ? Qu’entendez-vous exactement par là ?

— Eh bien, une jeune, disons. La jeunesse trompe moins sur les apparences. Et qu’elle ne soit pas trop bavarde, mais propre et sans trop d’esprit. Si j’ai envie de conversation, je vous appellerai, vous.

— Je ne reviendrai jamais.

— Voyons, ne soyez pas stupide !

— Je vous dis que vous ne me reverrez pas. Pour quelle raison me faudrait-il revenir ?

— Mais tout simplement parce que je tiens à ce que nous soyons des amis. Je viens de vous expliquer que telle était la raison de ma conduite.

— Oh ! assez !

— Admettons que je me laisse aller avec vous. Qu’arrivera-t-il ? J’aurai probablement perdu dès le lendemain toute envie de m’entretenir avec vous ; de seulement vous revoir me serait pénible. Il m’a fallu venir dans les montagnes pour retrouver le besoin de parler avec le monde, comprenez-vous ? Et c’est afin de pouvoir échanger des propos avec vous, c’est pour que nous puissions parler ensemble que je ne vous touche pas. Et puis ne faut-il pas un peu penser à vous ? Il me semble que vous ne sauriez être trop prudente avec les touristes… Ce ne sont que des gens de passage.

— Oui, c’est vrai.

— Évidemment. Songez donc à vous-même. Que vous trouviez à redire sur ceite personne : c’est vous qui refuseriez de me revoir après. Non, non, il vaut décidément beaucoup mieux que vous preniez sur vous de la choisir.

— Cela suffit ! Je ne vous écoute plus, fit-elle en se détournant avec brusquerie. Mais après un petit instant de réflexion elle reprenait :

— Vous avez peut-être un peu raison dans ce que vous dites.

— C’est l’affaire d’un simple moment, vous comprenez. Rien d’extraordinaire… Sans importance et sans lendemain.

— Oui, sans doute. C’est comme cela que l’entendent tous ceux qui viennent ici. Comme dans un port, où je suis née. Ce n’est qu’une station thermale, après tout : les visiteurs y passent un jour ou deux puis ils s’en vont.

Complètement détendue tout à coup, chose inattendue, elle avait retrouvé toute son aisance de ton et d’allure :

— Les hôtes ne sont ici, pour la plupart, que des touristes. Je ne suis guère qu’une gamine, bien sûr, mais je connais forcément l’histoire à force d’en entendre parler. C’est le client qui ne vous dit rien, qu’on trouve sympathique sans raison visible, l’homme qui ne vous avoue pas sa tendresse quand pourtant vous la sentez bien, oui, c’est celui-là dont on garde le meilleur souvenir. Longtemps après qu’il vous a quittée, vous pensez encore à lui avec plaisir, paraît-il. Et si quelqu’un vous écrit, ce sera celui-là.

D’un saut léger, elle quitta le rebord de la fenêtre pour s’installer sur la natte qui se trouvait à ses pieds. La jeune femme semblait plongée dans son passé ; et pourtant Shimamura la sentit plus proche que jamais. Il avait perçu dans sa voix une si désarmante candeur, un accent de spontanéité si direct qu’il en était troublé : il se sentait un peu coupable, avec le sentiment de l’avoir conquise trop facilement, presque malgré lui.

Il ne lui avait pourtant pas menti. Il lui était vraiment impossible de la considérer comme une professionnelle, et quelque désir qu’il eût d’une femme, ce désir n’était qu’un désir à satisfaire, rien d’autre et rien de plus. Il ne voulait pas se servir d’elle pour cela. Il voulait que la chose fût sans importance et qu’elle ne l’engageât d’aucune façon. Cette jeune femme avait à ses yeux quelque chose de trop propre. À l’instant même qu’il l’avait vue, il s’était senti incapable de la confondre avec les autres.

De plus, préoccupé par le problème des vacances et se demandant où il irait avec sa famille pour échapper aux chaleurs de l’été, Shimamura avait pensé à revenir dans ce coin de montagne. Il se disait que la jeune femme se trouvant, fort heureusement, n’être pas une professionnelle, serait une compagne excellente pour son épouse. Et pourquoi ne lui ferait-il pas donner des leçons de danse pour l’occuper ? Il envisageait la chose sérieusement. S’il prétendait ne vouloir que des rapports d’amitié avec elle, c’était qu’il avait ses raisons de préférer rester sur le bord, plutôt que de faire le grand plongeon.

Mais derrière tout cela agissait comme un charme et s’opérait une souveraine magie assez proche de celle qui l’avait séduit, dans le train, devant le miroir avec son fond de nuit. Sans doute Shimamura appréhendait-il les complications que pouvait entraîner une liaison avec une jeune femme de condition aussi imprécise ; mais c’était surtout à une sorte d’irréalité qu’il cédait, à cette curieuse sensation de transparence diaphane qu’elle avait suscitée en lui, si voisine de la poésie de l’étrange reflet qu’il avait vu dans la glace : ce visage émouvant de féminité et de jeunesse, qui flottait devant le paysage glissant du crépuscule et de la nuit.

C’était, au fond, le même air d’irréalité que respirait la passion de Shimamura pour la chorégraphie occidentale. Il était né et avait grandi dans le quartier du grand commerce de Tôkyô, où il avait acquis, dès l’enfance, une connaissance familière du théâtre Kabuki. Étudiant, il s’était passionné surtout pour le répertoire de danse ou du drame mimé. Incapable de se satisfaire avant d’avoir positivement épuisé son sujet, il avait poussé ses savantes études jusqu’aux plus anciens documents, entretenant des relations amicales avec les maîtres renommés des écoles traditionnelles comme avec les artistes représentant les nouvelles tendances. Il écrivait des études et des critiques. Mais dans sa riche compétence, il ne devait pas tarder — on le comprendra aisément — à ressentir avec quelque amertume la décadence d’une tradition qu’un trop grand âge avait usée, sans pouvoir retenir néanmoins les inacceptables tentatives de pseudo-rénovateurs, dont les initiatives n’étaient guère faites que de complaisance. Il se trouvait donc au point où il lui eût fallu s’en mêler très directement, ainsi que l’en priaient avec insistance les plus jeunes notabilités du monde de la danse, quand brusquement son intérêt s’en détourna, pour se fixer tout entier sur le ballet occidental. Il ne voulut plus voir de danses japonaises ; et il se mit, au contraire, à recueillir études et documents, photos et articles : tout ce qu’il put trouver d’informations sur l’art de la danse en Occident et les diverses manifestations chorégraphiques, dont il collectionna précieusement les programmes et affiches en les faisant venir de l’étranger, non sans les mille difficultés et complications qu’il est facile d’imaginer. À vrai dire, il y avait plus qu’une simple curiosité dans cette nouvelle passion pour la chose inconnue et lointaine : il y avait que Shimamura goûtait un plaisir plus pur et faisait ses suprêmes délices de ne pouvoir pas assister en personne aux réalisations, ni voir de ses propres yeux les danseurs occidentaux danser le ballet à l’occidentale. Car jamais il ne voulut rien voir de ce que les Japonais pouvaient monter dans ce domaine. Rien de plus satisfaisant, pour lui, que d’écrire sur le ballet et traiter de l’art chorégraphique en ne s’ap-puyant que sur une pure érudition livresque. Ce ballet qu’il n’avait jamais vu devenait pour lui comme un art idéal, un rêve d’un autre monde, le paradis de l’harmonie et de la perfection suprêmes, le triomphe de la pure esthétique. Bien que ce fût sous le couvert d’études et de travaux de recherches, c’était en réalité son rêve que Shimamura poursuivait au-delà des images et des livres occidentaux. Pourquoi risquer de se heurter à des réalisations décevantes, affronter le ballet concrétisé en spectacle, alors que son imagination lui offrait le spectacle incomparable et infini de la danse rêvée ? Il jouissait inépuisablement de délices insurpassables à l’instar de l’amant idéal, cet amoureux sublime et platonique qui n’a jamais rencontré l’objet de sa flamme. Mais là ne s’arrêtaient pas toutes les satisfactions que Shimamura tirait de cette disposition particulière, car s’il faut tout dire, l’oisif qu’il était ne se voyait pas sans déplaisir accéder au monde littéraire, encore qu’il ne prît vraiment au sérieux ni les travaux qu’il publiait de temps à autre, ni leur auteur.

Cela dit, c’était sans doute depuis bien longtemps la première fois que ses compétences lui avaient effectivement servi à quelque chose, puisqu’elles lui avaient permis, dans la conversation, de gagner en intimité de sentiment avec la jeune femme dont il venait de faire la connaissance. Mais peut-être aussi qu’à son insu Shimamura s’était d’autant plus senti porté à la considérer sous le même angle que la danse.

À voir combien elle s’était émue de ses paroles inconsidérées d’un touriste qui ne fait que passer pour repartir le lendemain, Shimamura avait eu un peu honte, comme s’il eût abusé de sa candeur ou joué frivolement d’un cœur profond et sincère. Mais il n’en laissa rien paraître et reprit :

— Il se peut que je vienne avec les miens ici et que nous tous soyons amis.

— Oui, oui, j’ai compris, dit-elle d’une voix moins pointue, en esquissant un sourire où transparaissait quelque chose de l’enjouement de la geisha. Après tout, je préfère cela de beaucoup. Quand on s’en tient à l’amitié, les choses durent plus sûrement.

— Alors, vous allez me chercher quelqu’un ?

— À cette heure-ci ?

— À cette heure-ci.

— Mais qu’est-ce que vous voulez raconter en plein jour à une femme ?

— Attendre le soir, c’est risquer d’avoir quelqu’un dont personne d’autre n’aura voulu.

— Vous prenez donc notre station thermale pour un de ces endroits ordinaires ! J’aurais pensé qu’un simple coup d’œil sur le village vous eût permis de faire la différence, remarqua-t-elle encore avec amertume, et avec un certain accent de gravité qui révélait combien elle se sentait blessée.

Sur les doutes que se permit Shimamura quand elle lui eut réaffirmé, aussi catégoriquement que la première fois, que les geishas d’ici n’étaient pas des femmes comme il l’imaginait, elle eut un mouvement de colère à nouveau, puis se contint. Après tout, lui dit-elle, la geisha n’avait qu’à décider elle-même si elle voulait ou non rester pour la nuit. Qu’elle le fasse de sa propre initiative, c’était sous sa seule responsabilité ; mais qu’elle reste au contraire avec la permission de la maison à laquelle elle était attachée, c’était alors à sa maison d’assumer les responsabilités. Voilà la différence.

— Les responsabilités ? questionna Shimamura.

— Oui, quant aux éventuelles conséquences… Maternité ou accidents de santé.

S’apercevant de la stupidité de sa question, Shimamura fit la grimace d’un sourire. À tout prendre, ici, dans ce coin de montagne, les dispositions prises entre la geisha et son maître offraient évidemment certaine commodité…

Avec sa sensibilité égocentrique de désœuvré, Shimamura possédait peut-être une sorte d’instinct qui l’initiait, mieux que d’autres, à la nature profonde des endroits où il se trouvait. Sans trop se laisser prendre aux premières apparences, il en devinait le caractère intime et vrai, que l’extérieur ne laisse pas toujours apparaître. En tout cas comme il descendait de ses montagnes, il s’était dit que le village en question ne devait pas manquer d’agrément et de confort sous ses airs de rustique simplicité, et il ne s’était pas trompé, en effet, puisqu’à l’auberge, il avait bientôt appris que c’était un des villages les plus prospères de ce rude pays de neige. Jusqu’à la récente ouverture de la ligne de chemin de fer, la source thermale n’était guère fréquentée, et pour des raisons médicales, que par des gens des environs. Aussi la maison où se trouvait à demeure une geisha se présentait-elle, derrière son enseigne délavée, comme un salon de thé ou quelque restaurant où la clientèle devait être plutôt rare, à en juger par les portes à glissière de style ancien et l’opacité de leurs papiers huilés, noircis par l’âge. La petite épicerie-mercerie et le marchand de gâteaux avaient peut-être aussi leur geisha mais le propriétaire devait sûrement posséder une petite ferme dans les environs, en sus de la boutique et de sa geisha. Nulle geisha ne devait donc se formaliser de voir, de temps à autre, participer aux soirées une fille qui ne fût pas une geisha sous contrat ; sans compter que la jeune personne en question habitait chez leur maîtresse de musique.

— Combien sont-elles en tout ? demanda-t-il.

— Les geishas ? Oh ! douze ou treize.

— Et laquelle me conseillez-vous ? insista Shimamura en se levant pour sonner la servante.

— Je vous prie de m’excuser, dit-elle ; mais si vous le permettez, je vais me retirer.

— Je ne le permets pas du tout, protesta Shimamura.

— Mais je ne puis rester, soupira-t-elle comme en faisant effort pour ne pas se sentir humiliée. Je vais m’en aller. Mais cela ne fait rien. Je ne suis pas fâchée. Je reviendrai.

À l’arrivée de la servante, pourtant, elle reprit place sur la natte et fit comme si de rien n’était. Néanmoins la servante eut beau demander à plusieurs reprises qui elle devait faire chercher, la jeune femme ne consentit jamais à prononcer un nom.

 

 

La geisha qui arriva bientôt pouvait avoir dans les dix-sept ou dix-huit ans. Au premier regard jeté sur elle, Shimamura connut que son désir s’était obscurément éteint. Elle avait des bras d’une gracilité d’adolescente, soulignée encore par le creux sombre des aisselles, et sa personne entière disait qu’elle était une bonne petite fille qui manquait de maturité. Cherchant par tous les moyens à lui cacher sa déconvenue, Shimamura se comporta comme il convenait, encore qu’il ne parvînt pas à détourner son regard des rafraîchissantes frondaisons qu’il apercevait par la fenêtre, derrière elle, sur la pente de la montagne. Engager une conversation avec cette fille ? Parler avec cet échantillon parfait de la geisha des montagnes ? Non, c’était trop lui demander !… Morne, épais, accablant fut le silence qui tomba entre eux. Et lorsque l’autre, sa première compagne, s’en alla, pensant probablement faire preuve de tact et de délicatesse, l’échange des paroles entre la geisha et lui n’en devint que plus difficile.

Shimamura avait réussi malgré tout à passer quelque chose comme une heure en compagnie de la geisha. En quête d’un prétexte pour se débarrasser d’elle, il lui revint que de l’argent devait lui avoir été expédié télégraphiquement de Tôkyô.

— Il faut que j’aille jusqu’à la poste avant la fermeture, lui expliqua-t-il, après quoi ils n’eurent plus, l’un et l’autre, qu’à quitter la chambre.

À peine Shimamura eut-il franchi le seuil de l’auberge, que la montagne et son air parfumé de toute la végétation nouvelle exercèrent sur lui leur charme irrésistible. Il partit sur la pente, riant comme un fou sans savoir pourquoi et grimpant comme un forcené.

Essoufflé et sentant dans ses membres une fatigue agréable, il s’arrêta brusquement, fit demi-tour, glissa le bas de son kimono dans sa ceinture et redescendit à toutes jambes droit devant lui. Ses yeux avaient suivi le vol fou de deux papillons jaune d’or surgis au-dessous de lui, et bientôt tout blancs quand il les vit contre le ciel, tournoyant au loin, très haut, par-dessus la ligne des crêtes.

— Qu’est-ce qu’il vous arrive ? Il faut que vous soyez bien heureux pour rire ainsi aux éclats !

C’était la voix de la jeune femme qui se tenait dans l’ombre des grands cèdres.

— J’ai tout planté là ! annonça Shimamura, repris par son envie de rire. J’ai tout planté !

— Oh !…

La jeune femme se retourne et s’enfonce avec lenteur sous le couvert des arbres. Shimamura la suit sans mot dire. Ce bois de cèdres était celui d’un petit temple, et la jeune femme se laissa tomber sur une pierre plate, sous la gueule moussue des gardiens-animaux placés devant l’entrée du sanctuaire.

Ici, il fait toujours frais. Même au cœur de l’été on y a de la brise.

— Est-ce que les geishas lui ressemblent toutes ?

— Un peu, oui, j’imagine. Parmi les moins jeunes, il y en a peut-être deux ou trois qui ne manquent pas de charme. Mais puisque tel n’était pas votre goût…

Elle avait parlé sans chaleur, la tête baissée, fixant le sol. Le vert ombreux des cèdres paraissait se couler sur sa nuque.

Shimamura, le regard levé vers les hautes branches, lui confia :

— C’est curieux, mais vraiment je n’en ai plus aucune envie. On dirait que toute mon ardeur m’a quitté.

Le fût des cèdres, derrière le rocher où elle avait pris place, s’élançait en un jet sans défaut et à une hauteur telle, qu’il lui fallait se pencher en arrière et s’adosser au roc pour le suivre des yeux jusqu’à la cime des arbres. Le ciel demeurait invisible, caché par l’écran presque noir des cèdres alignés serrés, mêlant leurs branches et étalant leurs aiguilles vertes et denses. Le silence et la paix montaient comme un cantique. Avec un sentiment étrange, Shimamura remarqua qu’il s’était adossé contre le plus vieux des arbres, un tronc qui n’avait que des branches mortes et cassées du côté nord, sans qu’il sût très bien pourquoi, le hérissant sur toute sa hauteur d’un terrifique alignement de moignons agressifs et de lances pointées comme pour en faire une arme féroce dans la main d’un dieu.

— C’est une erreur de ma part, avoua-t-il avec un léger rire. Comme je vous avais vue, vous, quand j’arrivais à peine de mon séjour en haute montagne, je me suis imaginé que toutes les geishas d’ici seraient comme vous !

Qui sait même si l’impression extraordinaire de fraîcheur et d’extrême netteté qu’elle lui avait faite, se demanda Shimamura tout en parlant, n’était pas à l’origine de cette envie qu’il avait eue, si brusquement, de se libérer au plus vite de l’excès de forces qu’il avait emmagasinées durant ses huit jours d’excursions solitaires en montagne ?

La jeune femme regardait fuir les eaux du torrent, là-bas, dans la lumière du soleil qui commençait à descendre. Shimamura ne se sentait pas très fier de lui.

— Oh ! j’oubliais, lança-t-elle tout à coup avec une légèreté forcée, je vous avais pris votre tabac. Tout à l’heure, en voulant revenir dans votre chambre, je me suis aperçue que vous étiez sorti et je me demandais ce que vous aviez bien pu devenir, quand, de la fenêtre, j’ai vu que vous grimpiez la montagne à une allure folle. Ah ! ce que vous pouviez être drôle à voir !… Et votre tabac, vous l’aviez laissé là-bas. Je vous l’ai rapporté.

Elle tira le tabac de la manche de son kimono et frotta une allumette pour lui.

— Je ne me suis pas montré bien gentil avec cette malheureuse fille.

— C’est le client qui décide, après tout, s’il lui convient de laisser la geisha partir.

Dans ce silence paisible, le chant du torrent, là-bas, sur son lit de cailloux, leur arrivait comme une musique ronde et feutrée. Par-delà, sur le flanc raide de la montagne dont ils voyaient la pente monter entre les découpures élégantes des branches des cèdres, l’ombre se fonçait peu à peu dans les creux.

— À moins qu’elle ne vous égalât en tout, je m’exposais à me sentir frustré rétrospectivement, dès que je me serais retrouvé en votre présence.

— Laissez donc et ne m’en parlez plus, trancha-t-elle. Tout ce qu’il y a, c’est que vous ne voulez pas admettre votre erreur.

Sa voix s’était faite un peu dédaigneuse, ce disant, mais il n’empêche, qu’un nouveau lien, une sorte d’affection plus tendre les embrassait.

Il ne fit plus aucun doute, pour Shimamura, qu’il n’avait en réalité désiré qu’elle seule depuis le commencement, mais qu’il avait cherché mille complications comme toujours, plutôt que de le reconnaître bien franchement sans se payer de mots ; et plus il se prenait lui-même en dégoût, plus la jeune femme, par contre, lui apparaissait dans toute sa beauté. Déjà, quand elle lui avait adressé la parole, debout, dans l’ombre des cèdres, il s’était senti pénétré comme d’un souffle rafraîchissant par sa présence.

Son nez délicat et haut, avec un petit air d’orphelin dans son visage, vous émouvait avec un rien de mélancolie, qu’effaçait aussitôt la fleur de ses lèvres en leur bouton tantôt serré, tantôt épanoui par un chaud mouvement qui avait une grâce de vie animale et gourmande. Même alors qu’elle ne disait rien, ses lèvres vivaient et se mouvaient, semblait-il, par elles-mêmes. Craquelées ou ridées, ou seulement d’un vermillon moins vif, ces lèvres eussent pu avoir quelque chose de morbide ; mais leur couleur avait tout le velours de la douceur et l’éclat de la belle santé. La ligne de ses cils, ni incurvée ni relevée, lui coupait les paupières d’un trait si droit qu’il eût paru bizarre, humoristique même, s’il n’avait pas été, comme il l’était, délicatement contenu et presque enveloppé par la soie courte et drue de ses sourcils. Le volume de son visage un peu aquilin et très arrondi n’avait, en soi, rien de remarquable. Mais avec sa carnation de porcelaine exquisement teintée de rose, avec sa gorge virginale et ses épaules juvéniles qui allaient prendre encore un rien de plénitude, elle produisait une telle et si pure impression de fraîcheur qu’elle avait tout le charme de la beauté, même si elle n’était pas absolument une beauté. Pour une femme généralement serrée dans le large obi que portent les geishas, elle avait une poitrine assez développée.

— Voici les moustiques qui sortent, remarqua-t-elle en tapant de la main le bas de son kimono pour les chasser.

Perdus dans la quiétude profonde de ce lieu, ils ne trouvaient pas grand’chose à se dire.

 

 

Vers les dix heures peut-être, ce même soir, la jeune femme avait appelé Shimamura en lançant son nom à pleine voix dans le couloir. L’instant d’après, elle venait s’affaler dans sa chambre, devant la table, chavirant comme si elle avait été poussée. D’un geste aveugle, son bras bouscula tout ce qui se trouvait devant lui. Elle se remplit un verre d’eau, qu’elle but à grandes gorgées.

Il lui avait fallu sortir, dit-elle, pour tenir compagnie à quelques excursionnistes redescendus, ce soir-là, de la montagne : des relations de l’hiver précédent, pendant la saison de ski. Ces hommes l’avaient invitée à l’auberge et s’étaient amusés, avec les geishas qui participaient à leur soirée tumultueuse, à la faire boire pour l’enivrer.

La tête vague et dodelinante, elle avait commencé à parler comme pour ne plus jamais s’arrêter. Puis elle avait soudain repris conscience et, recouvrant ses esprits :

— Je reviendrai, dit-elle. Je ne devrais pas être ici. Ils vont me chercher. Je reviendrai plus tard.

Sur quoi, elle sortit en vacillant de la chambre.

À peu près une heure plus tard, Shimamura entendit des pas incertains qui s’avançaient péniblement dans le long corridor : une démarche titubante qui devait zigzaguer d’une paroi à l’autre, trébucher, repartir.

— Shimamura ! Shimamura ! Je n’y vois plus clair, appela-t-elle. Shimamura !

C’était un appel dépouillé de tout artifice, un véritable cri du cœur, si nu, si net, si clairement le recours d’une femme à son homme au-delà de toute considération, que Shimamura en fut bouleversé. Il se leva en toute hâte. Nul doute que cette voix perçante dût retentir d’un bout à l’autre de l’hôtel.

Ses doigts avaient passé à travers le panneau de papier tandis qu’elle s’accrochait au montant de la porte avant de se laisser tomber sur lui.

— Ah ! vous voilà…

Elle ne tenait pas debout et s’agrippait à lui, se serrait contre lui tout en parlant :

— Je ne suis pas ivre. Non, je ne suis pas ivre, je vous dis. Mais ça cogne, ah ! ça cogne ! Si seulement ça ne faisait pas si mal… Je sais exactement ce que je fais. Donnez-moi de l’eau. De l’eau, c’est ce qu’il me faut. Le mélange des alcools, voilà ce qui fait du mal. Je n’aurais pas dû mélanger. C’est cela qui vous tape dans la tête et qui fait mal. Oh ! ma tête !… Ils avaient une bouteille de mauvais whisky. Comment pouvais-je savoir que c’était du whisky au rabais ?…

Les poings fermés, elle se serrait le front.

Dehors, le battement de la pluie avait pris plus d’intensité soudain.

Shimamura, pour la retenir, dut la serrer si fort dans ses bras que le haut chignon de la jeune femme s’écrasait contre sa joue. Si peu qu’il relâchât son étreinte, il sentait qu’elle allait s’écrouler sur le sol. Tandis qu’il nouait étroitement ses bras autour d’elle, il glissa tendrement sa main sous le col du kimono.

Elle ne répondit pas à ses avances et, bras croisés, défendit à la main de Shimamura l’approche de ses seins. Prise tout à coup d’un sursaut de colère contre son propre bras qui, apparemment, ne faisait pas ce qu’elle voulait, elle l’invectiva et le mordit cruellement :

— Qu’est-ce que c’est que cela ? Je vais t’apprendre ! Fainéant ! Propre à rien ! Tu vas voir !

Shimamura eut un recul de stupéfaction. Sur le bras de la jeune femme, il voyait la marque profonde du coup de dents. Mais elle avait cessé en même temps de se défendre, et elle se mit, du bout du doigt, à dessiner des caractères : elle allait lui dire quels étaient les gens qu’elle aimait, lui assura-t-elle. Il y eut tout d’abord le nom de quelque vingt ou trente acteurs, et puis ce fut celui de Shimamura, encore Shimamura, le nom de Shimamura répété sans fin.

Sous la paume de Shimamura se gonflait une tiédeur exquise.

D’une voix apaisante, il lui répétait tendrement : « Là ! Là ! C’est fini. C’est fini maintenant… » Ému, il lui trouvait quelque chose de maternel.

Mais voilà que dans sa pauvre tête, la douleur de nouveau s’était déchaînée. Elle se plia sous la souffrance et, tournoyant sur elle-même, elle alla s’abattre à l’autre bout de la chambre en gémissant :

— Cela ne s’arrange pas… pas du tout. Oh ! je me sens mal… Je veux rentrer. Rentrer chez moi…

— Jamais vous ne serez capable de faire tout ce chemin ! Et puis écoutez comme il pleut !

— Pieds nus, en rampant, j’irai chez moi. Il faut que je rentre.

— Un peu risqué, vous ne pensez pas ? Je vous ramènerai, s’il faut absolument que vous partiez.

La route qui descendait de l’auberge au village dévalait la pente raide de la montagne.

— Et si vous essayiez de desserrer un peu votre ceinture pour vous reposer un peu ? Je suis sûr que vous ne tarderiez pas à vous sentir assez bien pour rentrer chez vous.

— Non, non. Voilà ce qu’il faut faire : je sais. Je connais bien cela.

Elle s’était relevée à demi, le buste bien droit, pour aspirer l’air à pleins poumons, non sans effort et non sans souffrir visiblement. Elle avait un peu mal au cœur, avoua-t-elle bientôt à Shimamura, avant d’ouvrir la fenêtre derrière elle et s’y penchant pour essayer de vomir, mais en vain. Elle luttait désespérément pour ne pas se laisser rouler au sol, pour ne pas sombrer tout à fait. Et chaque fois qu’elle parvenait à se reprendre un peu, c’était pour répéter inlassablement : « Je vais rentrer chez moi ! Il faut que je rentre ! » — tant et si bien qu’il fut plus de deux heures du matin.

— Allez vous coucher ! Mais allez donc vous remettre au lit puisqu’on vous le dit ! insista-t-elle alors.

— Et vous, qu’est-ce que vous allez faire ? s’inquiéta Shimamura.

— Rester comme je suis. Dès que je me sentirai un peu mieux, je rentre à la maison. Je rentrerai avant la pointe du jour.

À quatre pattes, elle se traîna vers lui et le tira.

— Allez, je vous dis, recouchez-vous ! Ne vous occupez pas de moi. Dormez tranquillement.

Shimamura regagna sa couche. Tant bien que mal, elle s’était penchée en avant sur la table, absorbant un autre verre d’eau.

— Debout ! commanda-t-elle devant le lit. Levez-vous quand on vous en prie !

Shimamura lui demanda ce qu’elle voulait exactement qu’il fît.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? Vous n’aviez qu’à dormir.

— Vous ne vous montrez pas très raisonnable, vous savez, fit Shimamura en l’attirant à lui.

En se couchant à côté de lui, elle avait tout d’abord détourné de lui son visage. L’instant d’après, dans un élan farouche, elle lui tendait ses lèvres.

Combien de fois répéta-t-elle ensuite, comme dans un délire où elle eût voulu lui exprimer toute sa peine, interminablement les mêmes mots :

— Non, oh non !… N’avez-vous pas dit que nous devions rester amis ?

Shimamura n’aurait su le dire. Mais il y avait dans sa voix un tel accent de gravité, un sérieux si poignant qu’il en fut touché au plus vif de son désir, au point même qu’il songea un moment à tenir sa promesse, en lui voyant cette expression tendue et ce front contracté sous l’effort désespéré qu’elle faisait pour retrouver son sang-froid, réacquérir la possession d’elle-même.

— Pour moi, murmurait-elle, je n’aurai pas de regret. Je n’en aurai jamais aucun. Mais je ne suis pourtant pas une femme comme cela… Une aventure sans lendemain… qui ne peut pas durer… C’est vous-même qui me l’avez dit, non ?

Elle flottait encore à demi dans les vapeurs de l’alcool.

— Pas de ma faute à moi. C’est de la tienne. C’est toi qui as joué et perdu… Toi, le faible. Pas moi.

Elle connut dans l’instant une sorte de transe, mordant sa manche avec fureur comme pour lutter encore contre le bonheur, rageusement, rejeter la félicité.

 

 

D’un long moment elle ne parla plus, détendue et paisible, vidée de tout sentiment, semblait-il. Puis elle dit, comme frappée soudain d’une pensée remontée du fond de sa mémoire :

— Vous vous amusez, n’est-ce pas ? Vous vous amusez de moi ?

— Pas du tout.

— Au fond, tout au fond du cœur, vous vous amusez de moi ; et même si ce n’est pas vrai en ce moment, ce sera vrai plus tard.

Ses yeux s’étaient mouillés de larmes et elle se détourna pour se cacher le visage dans l’oreiller. Ses sanglots s’apaisèrent et bientôt, dans une tendre confidence où elle semblait vouloir se donner à lui plus encore, sans rien cacher, elle se prit à tout lui raconter d’elle. Ses maux de tête étaient oubliés, semblait-il. De ce qu’il venait de se passer, elle ne dit mot.

— Oh ! comme le temps a passé ! Je parle, je parle, et je ne m’occupe pas de l’heure, s’excusa-t-elle avec un timide sourire. Il fait encore nuit, mais il faudra que je parte avant l’aube. Les gens d’ici se lèvent de bonne heure.

Plusieurs fois elle se releva pour aller jeter un coup d’œil à la fenêtre.

— J’ai encore le temps. Il fait encore assez sombre pour que personne ne puisse me voir. Et puis il pleut : nul ne sortira ce matin pour aller aux champs.

Elle n’avait pas envie de s’en aller ; et quand le petit jour vint dessiner la crête vague des montagnes estompées sous la pluie, puis dégager l’arête des toits sur la pente, parmi les arbres, elle ne s’était toujours pas décidée. Finalement ce fut l’heure des premiers bruits dans l’auberge, quand les servantes se lèvent et se mettent au travail. Vite, elle refit un peu sa coiffure et s’esquiva soudain, s’envola plutôt, non sans avoir vivement empêché Shimamura de l’accompagner à la porte, comme il en avait l’intention.

Il ne fallait pas qu’on les vît ensemble.

Le jour même, Shimamura avait regagné Tôkyô.