YUKIGUNI :
LE ROMAN DE LA BLANCHEUR
Cultivée comme une philosophie ou comme un art, peut-être même comme une sagesse, la musique délicieuse et raffinée des sens, entendue plus profondément que ne parle le cœur, écoutée dans le prolongement de ses échos jusque dans l’âme du silence intérieur, est-elle douée d’une magie capable d’ouvrir à quelqu’un les portes de sa liberté, de métamorphoser ses joies en bonheur, et ce bonheur en une sérénité qui serait synonyme de certitude, de plénitude et de paix ?
Ou bien le douloureux amour, tout entier fait de sacrifice et de silence dans le don de soi : cette douce chaleur immatérielle qui naît et se propage dans le secret du cœur et le mystère aveugle d’une harmonie inécoutable, l’amour plus souverain que la chair meurtrie qui le porte, serait-il seul à détenir cette grâce de la rédemption ?
Retrouve-t-on jamais la pureté dont le souvenir est en nous, pressant et ineffaçable comme celui d’un Paradis perdu, faute duquel aucun jardin n’a ni la permission, ni le pouvoir de nous laisser entrer chez lui ? Peut-on la retrouver, cette ineffable pureté, en connaissant les transparences ineffables du gel et la lucidité parfois terrible du froid pur ? En s’offrant corps et âme a cet absolu de blancheur ? En se prêtant aux enchantements du Pays de neige avec une complaisance parfaite, quoiqu’en choisissant sa saison pour éviter les deux extrêmes du plein été et du cœur de l’hiver ? Suffit-il de goûter aux prestiges de l’altitude ? Suffit-il de regarder pour voir, d’écouter pour entendre, de toucher pour être touché ? Est-ce assez que de se baigner dans l’air bleu, de respirer jusque dans le souffle du sang l’ozone invisible et fort de la montagne ? Peut-on vivre et se laisser vivre ?
Peut-on quitter vraiment le pays d’où l’on vient, et, se laissant guider par la jouissance, trouver vraiment dans le pays où l’on est venu, dans le pays qu’on a élu, une virginité de cœur suffisante pour devenir soi-même ce qu’il est ? Pour recevoir enfin de cette nature enchanteresse, et qui semble pouvoir tout nous apprendre, la réponse à cette question que nous pose toujours notre nature : l’incertaine question que personne, vraiment, n’ose en toute franchise se poser.
Tels sont sans doute les thèmes musicaux de l’œuvre musicale de M. Kawabata, mais qu’importe ? On croit lire un roman ; on vit une incantation.
Car la poésie naît toujours de cet accord profond entre l’esprit d’une œuvre (la direction de l’entreprise, si l’on veut) et le génie propre de la langue, le cœur même de la civilisation, l’âme de la race qui l’ont fait naître. Et rien ne saurait être plus japonaisement orienté, au point même que la chose resterait presque impensable dans l’une quelconque de nos langues occidentales, dans l’épaisseur subtile ou raide de nos raisons, que l’art diaphane, le charme impalpable, l’ironie splendide de la transparence, l’architecture invisible de ce « roman » où tout se passe ailleurs, sensiblement, que dans ce qui est dit. Comme tous les poètes, M. Kawabata sait que l’essentiel est ce dont on ne parle jamais ; mais parce qu’il est Japonais, il a pu choisir comme méthode directe le respect absolu de cet axiome. Il ne parle jamais de ce qu’il veut dire et parvient infailliblement, par une juxtaposition de sensations, de notes piquées ou de trilles nerveux, à nous le faire sentir avec une magnificence et une ampleur dont il faut presque affirmer qu’elles ridiculisent la méthode inverse, quand elle prétend verser dans l’évidence de l’écriture et rendre par l’emphase de la description les mouvements intérieurs du drame.
Au point où nous en sommes, les uns et les autres, dans nos civilisations exténuées et forcenées à la fois, jetées avec férocité dans les plus immédiates apparences, on ne peut plus guère articuler une vérité authentique sans avoir l’air de professer un paradoxe. Et c’est ainsi que le pur réalisme japonais, ce grain concret que ne quitte jamais l’esprit japonais, aboutit concrètement au plus efficace démenti du prétendu « réalisme » littéraire qui infeste nos littératures : ce réalisme n’étant, à tout prendre, qu’une abstraction de plus, un simulacre conventionnel, une optique de l’effet a produire sur le papier. Aux antipodes de la réalité charnelle ou spirituelle. Sur le papier seulement.
C’est le respect de la réalité, de la réalité réelle qui ne peut être que cela et n’a pas d’autre monde pour l’être ; c’est le respect de la vérité dans sa vérité même, que cet effort constant de les laisser où elles sont, sans chercher par une tricherie à les faire paraître et apparaître par des mensonges concertés, sous des masques et des travestis. Le poète se contente de disposer son lecteur à les recevoir elles-mêmes, et ne requiert de lui que son honnêteté. C’est en cela qu’il anoblit l’humanité, au lieu de l’avilir. Et il n’y a que lui.
Bernanos, chez nous, est un grand poète pour ces mêmes raisons, et je m’empresse de le dire afin de cesser bien vite d’effaroucher tous ceux que ce mot jette dans l’épouvante. La différence entre le poème et le roman, c’est qu’ils ont également cinq lettres, mais que l’un s’éclaire de trois voyelles quand l’autre s’étouffe de trois consonnes. Voilà tout.
M. Kawabata, poète japonais, n’écrit pas de poésies : il a écrit des romans, lutté pour la défense d’une sensibilité japonaise par des critiques, défendu une tradition vivante à laquelle il s’est profondément nourri, imposé de plus jeunes auteurs, poètes comme lui du génie japonais. C’est bien à tort que les historiographes le rattachent superficiellement à cette École de la Sensibilité Nouvelle (Shinkankaku-ha, ou néo-sensationnisme) dont le principal représentant est son ami Yokomitsu Riichi, qui va chercher à l’étranger les ressources qui tendent à renouveler la sensibilité ancienne, alors que Kawabata, par sa sensibilité même, n’est tourné que vers le Japon. Il a été, d’ailleurs, fortement influencé dans sa jeunesse par les chefs-d’œuvre de la grande époque Heian, au sommet de la tradition.
Je ne crois personnellement pas beaucoup aux biographies, persuadé que c’est toujours un mensonge et une vaine illusion que de prétendre faire tenir la vie d’un homme (secrètement vécue comme toute vie) en quelques lignes, pages ou volumes. Mais jusque dans un temps aussi confus et pressé que le nôtre, la vie des poètes garde un dessin et nous fait un signe, qu’il est possible de relever en quelques traits.
Pour M. Kawabata Yasunari, fils de médecin, né en 1899 à Ôsaka, elle n’y a pas failli, puisque sur le berceau de l’enfant la mort était déjà penchée. En 1900, le bébé a perdu son père ; en 1901, c’est sa mère qui est morte. Elevé par ses grands-parents (on sait quelle importance a la famille au japon) l’enfant perdra son unique sœur, élevée, elle, par son oncle, quelques années plus tard. Il a sept ans quand meurt sa grand-mère, en 1906, et le jeune homme est encore en cours d’études secondaires, en 1914, lorsqu’il reste seul au monde, après la mort de son grand-père. (Sa première œuvre littéraire : Journal Intime de la XVIe année, qui sera publiée en 1925, fut écrite alors et décrit avec une lucidité frappante l’agonie du vieillard.)
Il poursuit le cycle des études, néanmoins, et passe en 1917 le concours d’entrée au Lycée Supérieur à Tôkyô, section de littérature anglaise, et obtient son diplôme après les trois ans d’internat. Toujours dans la section de littérature anglaise, il entre alors à l’Université Impériale de Tôkyô. Dès l’année suivante, en 1921, il fonde avec quatre camarades la revue littéraire Shinshichô (Pensée Nouvelle) où il publie, à partir d’avril, Une Scène de Fête. En 1923, il collabore a la grande revue Bungei-Shunjû. La centaine de courts romans et de petits contes qu’il a écrits et publiés à partir de 1924 sera réunie par la suite sous le titre du Roman de la Paume. Izu no Odoriko (la Danseuse d’Izu) paraît en 1926.
Ses Œuvres Complètes comptent, à ce jour, 16 volumes. À côté de Sembazuru (ou le Thème des Mille Cocottes) dont la traduction française, fruit de la même collaboration, doit paraître incessamment chez un autre éditeur, nous citerons La Bande Rouge d’Asakuza (Vie des danseuses de ce quartier de Tôkyô) 1929-1930 ; Les Animaux (1933) qui est l’histoire d’un maniaque des petits animaux et l’un de ses chefs-d’œuvre.
C’est à partir de 1935, dans diverses revues, que paraîtront isolément les fragments, dont le rassemblement donnera en 1937 la première version de Yukiguni, le Pays de Neige. Une seconde version, avec l’incendie final (paru en 1946) en sera donnée en 1947, après un remaniement définitif.
L’auteur procédera de même pour Sembazuru, dont le premier fragment paraît en 1949, cinq ans après la guerre et la défaite du Japon, dont Kasabata fut si profondément affecté qu’il déclarait, alors : « Désormais, je n’écrirai plus que des élégies » (c’est-à-dire des poèmes tragiques, voués aux morts).
Une version de Sembazuru paraît en 1951 ; et en 1952, Yama no Oto, le Rugissement de la Montagne. M. Kawabata a également publié, depuis, une « Suite » de Sembazuru, qu’il intégrera sans doute dans une prochaine version définitive.
L’édition collective des œuvres de M. Kawabata fut entreprise en 1948, date à laquelle il fut nommé Président du Pen Club du Japon.
Comme on le voit, c’est vraiment en poète que travaille le « romancier » japonais, en écrivant d’abord ce que nous appellerions des poèmes en prose, d’une perfection et d’une musicalité exceptionnelles, qu’il réunit ensuite en romans, généralement assez courts, mais d’une multiplicité d’intention et de rayonnement innombrables ; et l’on comprendra qu’un tel auteur, qui interroge son langage jusqu’au plus intime de son génie, estime, à juste titre, que c’est précisément par ce qu’ils ont d’essentiellement intransmissible (sauf, peut-être, par une subtile transposition des valeurs suggestives de la musicalité et de l’image) que ses écrits prennent toute leur valeur. Il méprise les traductions, et il a raison. Aussi serions-nous comblés, quant à nous, si le lecteur voulait bien ne pas chercher ici un trop facile exotisme qui n’est jamais qu’une de ces « distractions du diable », mais offrir sans apprêt à notre travail cette appréciable simplicité du cœur, qui fait que d’âge en âge, quelle que soit la distance du temps, ou de continent à continent, quelle que soit la distance d’espace, une voix d’homme, quelle que soit sa langue, quand elle parle d’une certaine façon, peut toujours être entendue par une oreille d’homme, s’il y a quelqu’un derrière pour l’écouter. Et celui-là, n’en doutons pas, s’en trouvera comblé autant que nous l’avons été.
ARMEL GUERNE.