5

 

Au matin, quand Shimamura s’éveilla, il vit Komako, accoudée sur le kotatsu, en train de gribouiller sur la couverture d’un vieux magazine.

— Impossible de rentrer, lui dit-elle. Je me suis réveillée quand la servante est arrivée avec le feu. Il faisait grand jour. Le soleil brillait par la porte. J’avais un peu trop bu hier soir et j’ai dormi comme une souche.

— Quelle heure est-il ?

— Huit heures déjà.

— Bon, nous allons prendre notre bain, lança Shimamura en sautant du lit.

— Pas moi : quelqu’un pourrait me voir dans l’entrée…

Elle n’était plus qu’humilité, tant par son attitude que par le timbre de sa voix.

En revenant du bain, Shimamura la trouva en train de faire le ménage dans sa chambre avec le plus grand soin, un foulard élégamment noué sur ses cheveux. Elle épousseta avec minutie les pieds de la table et les montants du hibachi{7}, puis, de sa main toujours adroite et légère, elle activa le feu de braises.

Fumant nonchalamment, Shimamura s’était confortablement installé, les pieds dans le kotatsu. La cendre de sa cigarette étant tombée, Komako prit un mouchoir pour la ramasser et lui apporta un cendrier. Il éclata d’un joyeux rire matinal. Komako rit à son tour.

— Si tu avais un mari, lui dit-il, tu serais toujours derrière lui avec des reproches à lui faire.

— Oh ! que non ! Mais il pourrait bien se moquer en me voyant plier jusqu’à mon linge sale. Je ne peux pas m’en empêcher : j’ai été faite comme cela !

— On connaît tout d’une femme, paraît-il, en jetant un coup d’œil dans le tiroir de sa commode.

Comme ils prenaient le petit déjeuner, avec le soleil qui entrait gaiement dans la pièce :

— Quelle splendide journée ! s’exclama-t-elle. J’aurais bien dû rentrer chez moi et travailler mon samisen : le son en est tout différent par un temps pareil.

Elle porta son regard vers le ciel, qui avait la pureté d’un cristal. Au loin, sur les montagnes, la neige avait une tonalité crémeuse et tendre et se voilait, eût-on dit, d’une mousseline de fumée.

Shimamura, après ce que lui avait dit la masseuse, n’hésita pas à lui proposer de travailler le samisen ici, dans sa chambre. Komako s’en fut immédiatement téléphoner chez elle pour demander sa musique, son instrument et de quoi se changer.

Ainsi donc, songeait paresseusement Shimamura, la vieille demeure qu’il avait vue la veille avait quand même le téléphone… Et dans son esprit, il revoyait les yeux, le regard de l’autre : la jeune Yôko.

— Est-ce cette jeune personne qui va t’apporter ce qu’il faut ?

— C’est bien possible.

— Et le fils, c’est ton fiancé ?

— Ça ! Mais quand donc en avez-vous entendu parler ?

— Hier.

— Quel homme bizarre… Si c’est depuis hier, pourquoi ne m’en avoir rien dit ?

Les mots étaient presque les mêmes qu’hier, mais le ton n’avait plus rien d’agressif, bien au contraire : sa voix avait une inflexion détendue et un clair sourire s’y ajoutait.

— Si je me sentais moins embarrassé de respect, je trouverais plus facile d’aborder ce genre de choses, assura Shimamura.

— Et moi, je voudrais bien connaître le fond de votre pensée. Ah ! voilà bien pourquoi je n’aime pas les gens de Tôkyô !

— Ne changeons pas de sujet, s’il te plaît. Tu n’as toujours pas répondu à ma question, tu sais.

— Je ne cherchais pas à l’éviter. Vous avez cru à ce qu’on vous a dit ?

— Oui, je l’ai cru.

— C’est encore un mensonge. Vous ne l’avez pas vraiment cru, n’est-ce pas ?

— Pas à tout, s’il faut être précis. L’histoire affirme pourtant que tu as pris ton engagement de geisha afin de pouvoir acquitter les frais médicaux.

— C’est du roman à bon marché, dirait-on. Mais ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais été sa fiancée, bien que les gens veuillent le croire, à ce qu’il paraît. Je ne suis pas non plus devenue geisha pour porter aide à qui que ce soit plus précisément. Néanmoins je dois beaucoup à sa mère, et il était naturel que je fasse ce que je pouvais.

— C’est un rébus ou quoi ?

— Mais non, je vous raconterai tout. Sans mystère. Il semble indéniablement y avoir eu une époque où sa mère s’est dit que notre mariage serait une bonne idée. Mais ce ne fut jamais qu’une idée, dont elle n’a jamais soufflé mot. Nous nous doutions plus ou moins, lui et moi, de ce qu’elle avait dans l’idée, et finalement tout en est resté là. Il n’y a jamais eu autre chose. Voilà l’histoire.

— Une amitié d’enfance, en somme.

— C’est exact. Et encore avons-nous vécu séparément nos existences. Il fut le seul, toutefois, qui m’accompagna à la gare quand on m’a envoyée à Tôkyô pour mon apprentissage de geisha. Je l’ai consigné sur la première page de mon premier journal.

— Mais si la vie ne vous avait pas séparés, je gage que vous seriez mariés à l’heure qu’il est.

— Je n’en suis pas si sûre.

— Ce serait chose faite, pourtant.

— Pour lui, il serait inutile d’en prendre ombrage. Il sera mort avant peu.

— N’est-ce pas quand même un tort, à ton avis, de passer tes nuits hors de la maison ?

— Le tort, c’est de me poser la question. D’ailleurs, comment un mourant me retiendrait-il d’agir comme il me plaît ?

Shimamura ne trouva rien à répondre. Mais pourquoi donc Komako passait-elle Yôko complètement sous silence ? Yôko qu’il avait vue dans le train couvrir le malade de ses soins maternels ; cette Yôko qui se comportait avec lui comme une mère avec son bébé, quels seraient donc ses sentiments, si c’était elle qui apportait à Komako un kimono et sa musique, à Komako que certains liens rattachaient, sans qu’il pût savoir exactement quels ils étaient, à l’homme qu’elle avait ramené au pays.

Shimamura, comme il lui arrivait souvent, se perdit alors en de vagues pensées.

— Komako ! Komako !

Grave, profonde, claire pourtant, c’était la voix si belle de Yôko.

— Merci vraiment, merci beaucoup ! dit Komako en passant aussitôt dans l’antichambre. Vous l’avez apporté seule, non ? Ce devait être bien lourd.

Sans attendre, Yôko s’en était retournée.

Lorsque Komako, d’un geste, fit vibrer son instrument pour en vérifier l’accord, la corde aiguë claqua immédiatement. Rien qu’à la voir changer la corde et en régler le ton, Shimamura put apprécier sa sûreté de main et reconnaître la musicienne. Elle avait ouvert, sur le kotatsu, un gros paquet de musique : des recueils de chants en éditions courantes et, à côté, une vingtaine de volumes de méthodes anciennes Kineya Yashichi et de partitions modernes pour apprendre seul, que Shimamura examina avec curiosité.

— Tu travailles la musique d’après ces choses-là ?{8}

— Que faire d’autre ? Il n’y a personne ici qui puisse me faire travailler le samisen.

— Et la maîtresse de musique chez qui tu habites ?

— Elle est paralysée.

— Ne peut-elle pas te diriger par ses conseils, si elle parle ?

— Elle ne peut pas parler. Il lui reste juste un peu l’usage de sa main gauche, avec laquelle elle peut corriger ses élèves de danse ; il lui est pénible d’écouter jouer du samisen sans pouvoir rien faire d’autre.

— Et tu arrives à travailler vraiment le samisen sur ces méthodes écrites ?

— Je lis très bien la musique.

— Ma foi, je crois que l’éditeur de ces morceaux serait ravi de savoir qu’une vraie geisha — pas une dilettante de la profession — travaille ici, dans ces montagnes, en étudiant sa musique.

— À Tôkyô, je devais devenir une danseuse et l’on m’a beaucoup fait travailler la danse : leçons, enseignement général, tout cela. Le samisen, par contre, c’est à peine si j’ai appris à en jouer un peu, tout accessoirement ; et si je venais à perdre ces premiers rudiments, personne ici ne serait capable de me les réapprendre. C’est pourquoi j’ai ces partitions.

— Et le chant ?

— Je n’aime guère chanter. J’ai appris quelques airs traditionnels, évidemment, en travaillant la danse, et je les chante à peu près convenablement ; mais pour les nouveautés, il m’a fallu m’en tenir à ce que j’entends à la radio, et je ne suis jamais sûre de rien dans ces approximations. Ah ! je sais bien que vous vous moqueriez de mes interprétations personnelles ! Et puis, quand je chante pour quelqu’un que je connais bien, la voix me manque toujours. Elle est bien meilleure devant des étrangers : plus ferme et plus ample.

Elle marqua une hésitation, baissant les yeux d’un air un peu confus, puis se redressa, le regard en attente, semblant lui dire qu’elle était prête et qu’il n’avait qu’à commencer, lui, à chanter ce qu’il voulait.

Grand embarras pour Shimamura, qui n’avait rien d’un chanteur malheureusement. Homme de théâtre et de danse, il n’ignorait rien de la musique Nagauta et connaissait par cœur à peu près tout le répertoire des scènes de Tôkyô. Mais il n’avait jamais appris à chanter et dans son idée, la psalmodie des « poésies longues » appartenait à la déclamation rythmée du théâtre et convenait au jeu des acteurs beaucoup mieux qu’à l’art plus intime du divertissement offert par la geisha.

— Monsieur ferait-il le difficile ? plaisanta à demi Komako, dont la lèvre esquissa une moue adorable tandis qu’elle plaçait le samisen sur son genou, et, le regard grave, changée en une autre personne tout à coup, elle n’eut plus d’yeux que pour la partition posée devant elle.

— C’est celui que je travaille depuis l’automne, déclara-t-elle.

Et ce fut l’air de Kanjinchô qu’elle se mit à jouer.

Instantanément Shimamura se sentit comme électrisé, parcouru par un long frisson qui lui mit la chair de poule jusque sur le plein des joues, pensa-t-il. Il lui sembla que les premières notes creusaient un creux dans ses entrailles, y ménageaient un vide où venait retentir, pur et clair, le son du samisen. C’était plus que de l’étonnement chez lui : une stupéfaction qui l’avait presque renversé, assommé comme un coup bien ajusté. Emporté dans un sentiment qui confinait à la pure vénération, submergé, noyé presque sous une mer de regrets, attendri, perdant pied, incapable de résister, il n’avait plus qu’à se laisser aller à cette force qui l’emportait, à se livrer sans défense, avec joie, au bon plaisir de Komako. Elle pouvait faire de lui ce qu’elle voudrait.

Mais quoi ? Ce n’était après tout qu’une geisha montagnarde, une femme qui n’avait pas encore vingt ans : il n’était pas possible qu’elle eût un tel talent ! La pièce où ils se trouvaient n’était pas grande, mais ne jouait-elle pas aussi prétentieusement que si elle se fût trouvée sur une grande scène ? Tout entier sous le charme que suscitait en lui la poésie de la montagne, Shimamura s’abandonna à son rêve. Komako continuait de psalmodier sur un ton volontairement monocorde, détaillant tel passage avec une application qui le ralentissait, escamotant tel autre, dont les difficultés d’exécution ne lui paraissaient qu’ennuyeuses au début ; mais peu à peu cédant elle-même à un évident envoûtement, ravie en une sorte d’ivresse magique. Et son chant enhardi précipita Shimamura dans une espèce de vertige, dont il se défendit, ne sachant pas jusqu’où la musique pourrait l’entraîner, en se donnant un air distant, nonchalant, la tête reposée sur sa main.

Il retrouva sa liberté de pensée avec la fin du chant. « Elle m’aime. Cette femme est amoureuse de moi. » Mais cette idée le gêna.

Komako avait plongé son regard dans le ciel pur au-dessus de la neige. « La résonance est tout autre par un temps pareil. » La richesse de la sonorité, sa puissance harmonique étaient bien, en effet, comme elle l’avait laissé entendre. Et quelle différence, aussi, par le cadre, dans cette solitude intime, loin des embarras de la ville, loin des artifices de la scène, sans les murs du théâtre, le public, au cœur de cette claire matinée d’hiver, dans cette transparence de cristal où le cristal de la musique semblait élancer son chant vibrant et pur jusque sur les pointes neigeuses des montagnes, au loin, là bas, à l’horizon !

Livrée à elle-même, travaillant seule sa musique dans ce coin perdu de ses montagnes, Komako n’était-elle pas pénétrée, enrichie dans son être les ressources magiques, les puissances secrètes et les vertus de cette nature, avec laquelle elle communiait peut-être à son insu ? La nature grandiose et sauvage de la haute vallée. Ne la trouvait-elle pas dans sa solitude même, la force triomphale de sa farouche volonté, qui lui permettait de dompter jusqu’à ses propres peines ? Car même en tenant compte des rudiments qu’elle avait pu acquérir à la base, partir de la seule partition écrite pour parvenir à l’exécution de cette musique difficile, l’avoir travaillée ainsi et pouvoir enfin la jouer de mémoire, cela représentait incontestablement un triomphe immense de la volonté.

Peine perdue que cette façon de vivre. Énergie gâchée. Effort vain. Shimamura le pensait, non sans entendre au fond de soi le long appel muet qui réclamait sa sympathie du fond de cette désolation. Et pourtant cette façon qu’elle avait de vivre, son être même ne s’en trouvaient pas moins sanctifiés, eût dit Shimamura, dignifiés immensément par le samisen.

Sensible à l’émotion musicale avant tout et ne connaissant rien aux subtilités de la technique pure, peut-être aussi Shimamura était-il l’auditeur idéal pour Komako ?

Quoi qu’il en fût, elle en était à son troisième morceau, le Miyakadori. Et Shimamura, sans doute sous l’effet caressant de cette musique voluptueuse et tendre, Shimamura chez qui le frisson électrique s’était détendu pour laisser couler en lui une exquise chaleur, Shimamura, pénétré d’un sentiment profond d’intimité charnelle, leva les yeux sur Komako et contempla son visage.

Ce nez menu et haut, avec ce petit air orphelin qu’il avait d’ordinaire, semblait tout ragaillardi aujourd’hui par la belle couleur vive et chaude des joues. « Moi aussi, je suis là ! » avait-il l’air de dire. Sur le rebord charnu de ses lèvres, délicieusement closes en un délicat bouton de fleur, on voyait danser un éclat de lumière ; et quand elles s’entrouvraient pour laisser passer le chant, c’était un instant à peine, et bien vite elles se refermaient en bouton. Leur mouvement séduisant, tendu seulement pour se relâcher avec plus d’abandon et de charme, était l’expression même de tout son corps, un instant raidi comme pour mieux retrouver la lascive féminité de sa belle jeunesse. L’éclat de son regard, candidement humide et brillant, était plus juvénile encore ; ses yeux restaient ceux d’une toute jeune fille, presque une enfant, avec la vigueur de son teint naturel de fille des montagnes, si candide, sous le fin visage polissé de la geisha citadine. Son grain de peau évoquait le poli d’un oignon frais pelé ou, mieux encore, d’un bulbe de lis, mais avec une touche rosée descendant jusqu’au creux de son décolleté. Un parfum de propreté dominait tout.

Raidie dans une posture qui lui donnait un air plus juvénile que jamais, Komako exécutait maintenant, en lisant sa musique, un morceau qu’elle ne savait pas tout à fait par cœur encore. Quand elle l’eut achevé, elle inséra, d’un geste aussi éloquent que silencieux, son plectre entre les cordes. Son attitude, tout aussitôt, retrouva sa souplesse charmante, avec ce rien d’abandon qui lui donnait tant de séduction.

Shimamura cherchait en vain quelque chose à dire, mais Komako n’avait pas grand souci, apparemment, de connaître son jugement sur sa façon de jouer. Franchement, elle se montrait contente d’elle sans y mettre de fausse modestie.

— Peux-tu reconnaître à coup sûr, à l’oreille, quelle est la geisha qui joue, quand tu entends un air sur le samisen ?

— Ce n’est pas difficile : il n’y a guère ici qu’une petite vingtaine de geishas. Mais cela dépend tout de même un peu du morceau exécuté : certains airs, selon la nature de leur style, révéleront mieux que d’autres la personnalité de l’interprète.

Elle s’amusa alors à placer son instrument, en glissant les jambes de côté, de telle sorte qu’il fût calé sur le revers de son mollet.

— C’est comme cela qu’on le tient quand on est enfant, expliqua-t-elle, en se penchant sur le samisen comme si elle eût été trop petite. « Noi-oi-oirs cheveux… » chantonna-t-elle d’une voix aigrelette et hésitante, comme une enfant.

— C’est la première chanson que tu as apprise ?

— Vi-vi, continua-t-elle en poursuivant le jeu, imitant sans doute à la perfection la petite fille qu’elle avait été, à l’âge où elle ne pouvait pas encore tenir correctement l’instrument aux trois cordes.