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… — Ce que tu disais l’autre fois, tu sais, ce n’était réellement pas vrai. Sinon qui s’aviserait, en pleine fin d’année, de venir se geler dans un coin pareil ? Non, je ne me suis pas amusé de toi.

La jeune femme lève la tête. Sa joue est un peu rouge au-dessous des yeux où elle vient de presser la paume de Shimamura, rouge malgré le fard qui lui poudre de blanc tout le visage. Shimamura songe au pays de neige, à sa froidure. Mais il lui trouve aussi quelque chose de chaud, sans doute à cause du noir profond de ses cheveux.

Elle a un doux sourire, comme sous l’éclat d’une lumière éblouissante. Et sans doute avec ce sourire a-t-elle pensé à « l’autre fois », car il la voit s’empourprer peu à peu, comme si son corps entier s’embrasait à mesure à la chaleur des mots qu’il lui a dits. Car elle s’est penchée en avant, inclinant un peu la tête avec quelque raideur, et il a pu voir son dos rougissant, sous le kimono légèrement écarté. La nuque et tout ce qu’il aperçoit de cette chair troublante, et plus voluptueuse encore sous la masse sombre des cheveux qui la met en valeur par contraste ; dans son chaud frémissement sensuel, il croit l’avoir nue devant lui. Ses cheveux ? Non, ils n’ont pas, à vrai dire, une telle richesse par leur excès de densité : c’est plutôt par leur vitalité, par cette fermeté un peu masculine qu’ils lui font cette haute coiffure impeccable, stylisée à l’ancienne mode et sans le moindre petit défaut, aussi lisse qu’une laque, dressée si fièrement qu’on la dirait casquée d’une solide sculpture de pierre noire.

Cette chevelure, Shimamura la contemple et s’étonne. Il se demande à présent si le froid qui l’a tant surpris, au premier contact, ne serait pas moins un effet de l’hiver dans ce pays de neige qu’une qualité propre des cheveux. La jeune femme, pendant ce temps, s’était mise à compter quelque chose sur ses doigts, n’en finissant plus.

— Qu’est-ce que tu comptes ? lui demande-t-il.

Mais elle n’interrompt pas son calcul.

— C’était le vingt-trois mai, finit-elle par dire.

— On faisait le total des jours ? plaisante Shimamura, certain d’avoir deviné. Juillet et août sont deux mois de trente et un jours qui se suivent, n’oublie pas !

— Cela fait le cent quatre-vingt-dix-neuvième jour aujourd’hui. Exactement cent quatre-vingt-dix-neuf.

— Tu es sûre de la date ? Comment te rappelles-tu que c’était le vingt-trois mai ?

— Un simple coup d’œil à ce que j’ai consigné dans mon journal. Tout y est.

— Tu tiens un journal ?

— Il est toujours amusant de relire un journal ancien. Seulement je ne cache rien et il m’arrive parfois de prendre honte de moi-même.

— Quand l’as-tu commencé ?

— Juste avant mon départ pour Tôkyô afin de faire l’apprentissage du métier. Je n’avais vraiment pas d’argent, et je me suis acheté un simple calepin de quatre sous, que j’ai bourré de la première à la dernière page, en colonnes serrées. Il fallait que j’eusse un crayon bien taillé, car ces colonnes sont régulièrement séparées de traits fins, tirés à la règle. Plus tard, lorsque j’ai pu acheter de quoi tenir un vrai journal, cela n’a plus été la même chose. Je ne faisais que gaspiller des pages. Il en avait été de même pour la calligraphie, d’ailleurs. Au commencement, je m’exerçais sur du papier journal, tandis qu’aujourd’hui j’écris tout directement sur du bon papier en rouleaux sans même y songer.

— Ce journal, tu l’as toujours tenu sans discontinuer ?

— Oui. L’année de mes seize ans et cette année-ci ont été les meilleures. J’ai l’habitude de m’y mettre avant de me coucher, quand je rentre, et je m’endors parfois dessus en écrivant : je retrouve les endroits à la relecture ; on les reconnaît tout de suite… Il y a aussi des jours que je passe sans rien noter. Ce n’est pas régulier. Parce qu’ici, en montagne, les sorties sont toujours un peu pareilles. Alors que dire ? Mais cette année, par contre, je me suis procuré un cahier avec une page pour chaque jour et j’ai eu tort. Il suffit que je me mette à écrire pour ne plus pouvoir m’arrêter.

S’il n’apprit pas sans surprise qu’elle tenait son journal, Shimamura s’étonna plus encore quand il sut qu’elle y consignait régulièrement ses lectures depuis sa quinzième ou seizième année, et qu’elle en avait à présent dix cahiers pleins.

— Tu y relèves également tes critiques ? s’enquit-il.

— Oh ! j’en serais bien incapable, protesta-t-elle. Je note le nom de l’auteur, quels sont les personnages et leurs rapports. C’est tout.

— Mais à quoi bon cet effort ? Quel profit en tires-tu ?

— Rien. Rien du tout.

— Et tout cela à peine perdue ?

— Mais oui, absolument en pure perte ! Avoua-t-elle légèrement et sans qu’il parût lui en coûter. Pourtant c’était un regard grave qu’elle posait sur Shimamura.

Tout cet effort gratuit ! Il y avait là quelque chose sur quoi Shimamura, inconsciemment, voulait insister un peu ; mais comme il se penchait vers elle, un sentiment de paix l’envahit, une détente profonde comme s’il eût cédé sous la voix, imperceptible de la neige qui tombe. Ce n’était pourtant pas chez elle un effort parfaitement gratuit, il s’en rendait bien compte en réalité ; mais sa constance avait quand même quelque chose de pur ; et la vie tout entière, l’existence même de la jeune femme s’en trouvaient éclairées.

Encore qu’elle lui parlât de romans, sa conversation n’avait pas grand’chose à voir avec ce qu’on entend généralement par « littérature ». Les seuls rapports qu’elle pouvait avoir sur ce plan-là avec les gens du pays se bornaient à l’échange des brochures et autres magazines féminins ; pour le reste, il lui fallait cultiver seule son goût de la lecture, au petit bonheur et sans aucun discernement, sans choix, sans la moindre préoccupation littéraire, en se procurant jusqu’aux revues et autres brochures que les clients de l’auberge pouvaient laisser dans leur chambre. Beaucoup des noms d’auteurs qu’elle citait à Shimamura lui étaient, à lui, parfaitement inconnus ; et il l’écoutait un peu comme si elle lui eût parlé d’une littérature à la fois étrangère et lointaine. Elle s’exprimait certes avec animation, mais aussi comme du fond d’un infranchissable veuvage, si poignante dans sa solitude consentie : on eût dit d’un mendiant tombé dans la plus complète indifférence, un être au fond duquel tout désir serait mort. Et Shimamura se prit à songer, tout en l’écoutant, qu’avec ses propres rêveries sur le ballet occidental, il lui ressemblait assez par certains côtés. Lui aussi, il allait puiser au hasard d’ouvrages excentriques, suspendre à des mots étrangers, à des photographies lointaines, les images vagues et les spéculations abstraites dont il se berçait. — Ne lui parlait-elle pas de même, à présent, avec la chaleur de l’enthousiasme, de films ou de pièces de théâtre qu’elle n’avait jamais vus ?

Sans aucun doute, l’oreille complaisante qu’il lui prêtait, avait dû beaucoup lui manquer tout au long de l’été. Mais avait-elle oublié qu’une conversation de ce genre, exactement cent quatre-vingt-dix-neuf jours auparavant, avait éveillé son élan vers Shimamura ? Car voici qu’elle s’abandonnait de nouveau à son bavardage, maintenant, et que son corps tout entier semblait s’embraser à cette chaleur.

Son regret de la ville, en vérité, n’avait plus rien des amertumes de l’exil ; ce n’était plus qu’un grand rêve lointain, sans impatience ni désespoir : une douce rêverie humblement résignée. Elle-même n’avait pas l’air d’y trouver quelque tristesse ; et c’était là peut-être ce qui troublait le plus profondément Shimamura, si perméable, dans son émotion, à ce sentiment de l’effort gratuit, de la peine perdue, que pour un peu sa propre existence lui fût apparue sous un même jour de stérilité vaine. Par bonheur, il voyait devant lui le visage mobile et bien vivant de la jeune femme, avec cet air de santé et le teint coloré qu’elle devait au dur climat de l’altitude.

Il ne la considérait plus de la même façon, en tout cas. Il s’était rendu compte, non sans surprise, que son propre comportement devant elle n’était ni plus aisé, ni plus libre maintenant qu’elle était une geisha…

Elle était complètement ivre, le premier soir, quand elle avait cruellement enfoncé ses dents dans son bras aux trois quarts engourdi, soudain furieuse qu’il mît si longtemps à lui obéir. « Je vais t’apprendre ! Fainéant ! Propre à rien ! Tu vas voir ! »

Et plus tard, ne pouvant plus résister dans son combat contre elle-même et contre son ivresse, elle avait roulé bord sur bord : « Je n’aurai jamais aucun regret… Mais je ne suis pourtant pas une femme comme cela ! Je ne suis pas une femme de cette sorte ! »…

— C’est le train de minuit pour Tôkyô, fit-elle.

On eût dit qu’elle avait perçu son hésitation et ne parlait que pour l’écarter. Au coup de sifflet du train, il la vit se relever d’un bond et s’en aller tout droit écarter les panneaux à glissière refermés devant la fenêtre, ouvrir la fenêtre elle-même pour se pencher sur le rebord, tout le corps rejeté sur la barre d’appui. Avec un bruit qui finit comme un gémissement du vent nocturne, le train s’évanouit dans le lointain. L’air glacé avait envahi la chambre.

— Mais c’est de la folie ! lança Shimamura, en venant à son tour à la fenêtre.

La nuit se tenait immobile, figée, sans le moindre soupçon de brise, et le paysage se revêtait d’une austère sévérité. On avait l’impression qu’un grondement sourd, dans le sol, répondait au crissement du gel qui resserrait la neige partout, sur l’étendue. Il n’y avait pas de lune. Les étoiles, par contre, apparaissaient presque trop nombreuses pour qu’on crût à leur réalité, si scintillantes et si proches qu’on croyait les voir tomber et se précipiter dans le vide. Le ciel se retranchait derrière elles, toujours plus profond et plus lointain, là-bas, vers les sources enténébrées de la nuit. Les sommets de la haute chaîne, confondus en une seule ligne de crêtes, dressaient contre le ciel étoile leur masse imposante, y découpant un horizon inquiétant, énorme et noir. Sur l’ensemble du paysage, toutefois, régnait une seule harmonie faite de pure sérénité et de tranquillité grandiose.

Comme elle avait senti Shimamura venir près d’elle, la jeune femme s’était laissée aller un peu plus bas contre l’appui de la fenêtre, ses seins appuyés dessus. Non pas une pose d’abandon, bien au contraire : elle avait, contre la nuit, l’air le plus ferme et le plus affirmé qu’il fût possible. « Toujours cette cuirasse, qu’il va falloir transpercer », se dit Shimamura.

Les montagnes, aussi sombres qu’elles fussent, resplendissaient cependant de l’éclat de la neige ; et pour Shimamura, elles eurent à ce moment un air étrangement diaphane, d’une désolation sans nom : l’équilibre harmonieux entre le ciel et la ligne sombre des hauteurs s’était rompu.

— Tu vas prendre froid ! Tu es gelée, dit Shimamura en posant sa main sur la gorge de la jeune femme, qu’il voulait tirer en arrière. Mais elle se cramponna à la barre d’appui.

— Je vais rentrer chez moi, s’obstina-t-elle, encore que sa voix se troublât.

— Très bien. Alors, rentre.

— Encore un tout petit moment. Je voudrais rester comme je suis…

— Moi, je descends prendre un bain, décida Shimamura.

— Non, non, restez avec moi…

— Si tu refermes cette fenêtre !

— Encore un petit moment… J’aimerais tant rester comme cela un instant !

Le bouquet d’arbres du sanctuaire masquait la moitié du village. Les lumières de la gare (même pas à dix minutes en taxi) scintillaient au loin comme si le froid les eût fait crépiter.

Les cheveux de la jeune femme, la fenêtre, les manches de son kimono : tout ce que touchait Shimamura était glacé, mais glacé comme si le froid en fût sorti : un froid tel qu’il n’en avait jamais connu de semblable. Même de la natte, sous ses pieds, le froid lui faisait l’impression de rayonner.

Shimamura s’en fut pour descendre prendre son bain.

— Attendez-moi ! Je viens avec vous, dit-elle. Et elle le suivit tout humblement.

En bas, comme elle rangeait les vêtements que Shimamura avait laissés négligemment au sol, devant la porte, quelqu’un entra. Un autre client de l’hôtel. Un homme. En s’inclinant profondément devant Shimamura, elle se voila la face.

— Oh ! excusez-moi ! dit le nouveau venu en faisant mine de se retirer.

— Mais non, je vous en prie, s’empressa Shimamura. Nous passerons à côté.

Il prit ses vêtements et s’avança vers le bain voisin, réservé aux dames, où elle le suivit comme s’ils eussent été mari et femme. Shimamura se plongea dans l’eau chaude sans un regard de son côté. Il se sentait pris de fou rire à la pensée qu’elle était là, avec lui. Vite, il se mit la tête sous yuguchi{4} et se rinça la bouche à grand bruit.

Ils se retrouvaient dans la chambre. En relevant un peu la tête sur l’oreiller, d’un geste de son petit doigt sur l’oreille, elle fit glisser une mèche défaite de sa coiffure.

— Je m’en sens toute triste, déclara-t-elle. Et elle ne dit rien d’autre. Shimamura crut pendant un moment qu’elle avait les yeux ouverts à demi, puis il se rendit compte que la ligne épaisse de ses cils lui en avait donné l’illusion.

Nerveuse, tendue, elle ne dormit pas un instant de toute la nuit.

 

 

Sans doute tiré de son sommeil par le bruit léger, Shimamura se réveilla comme elle nouait son obi.

— Excusez-moi. Je ne voulais pas vous réveiller, dit-elle. Il fait encore sombre. Regardez : est-ce que vous pouvez me voir ?

Elle tourna le bouton de la lumière.

— Vous ne me voyez pas, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas me voir ?

— Non. C’est encore la pleine nuit.

— Pas du tout. Cherchez un peu mieux. Là ! Est-ce que vous me voyez ? Et maintenant ? fit-elle en ouvrant en grand la fenêtre. Mais non ! Vous ne le pouvez pas. Je vais m’en aller.

Shimamura, saisi par le froid du matin, dont l’intensité le surprenait de nouveau, se souleva un peu sur son oreiller. Le ciel était encore couleur de nuit, mais là-bas, sur les montagnes c’était déjà le matin.

— Tout ira bien. Les paysans n’ont pas tellement à faire en cette saison. Il n’y aura personne dehors d’aussi bonne heure. À moins, peut-être, que quelqu’un parte en course dans la montagne… Qu’en pensez-vous ?

Elle parlait, sans attendre de réponse, allant et venant dans la chambre, en traînant derrière elle le bout de son obi à moitié noué.

— Il n’y avait pas de client pour l’hôtel au train de cinq heures. Personne ici ne sera levé avant un bon moment.

Le nœud de son obi était fait maintenant, mais elle s’agitait encore dans la chambre, se levant, se ragenouillant à terre, se relevant encore, non sans jeter de fréquents coups d’œil du côté de la fenêtre. Elle avait l’air à bout de nerfs, tout ensemble angoissée et agacée telle une bête nocturne qui craint l’approche du matin. On l’eût crue possédée, agitée par quelque mystérieux et sauvage instinct, sous l’emprise de quelque charme magique.

La lueur, dans la chambre, était à présent suffisante pour que Shimamura pût voir l’éclat de ses joues, d’un carmin si vif et brillant, qu’il en fut comme fasciné.

— Tu as les joues en feu. C’est dire quel froid il fait !

— Le froid n’y est pour rien : c’est seulement parce que j’ai enlevé ma poudre. Je n’ai qu’à me glisser dans mon lit pour avoir chaud une minute après ; chaud partout, jusqu’au bout des pieds.

Agenouillée devant le miroir, près du lit, elle observa encore qu’il faisait grand jour et qu’elle allait rentrer.

Le regard de Shimamura s’était porté vers elle, mais d’un geste immédiat, il reposa sa tête sur l’oreiller : ce blanc qui habitait les profondeurs du miroir, c’était la neige, au cœur de laquelle se piquait le carmin brillant des joues de la jeune femme. La beauté de ce contraste était d’une pureté ineffable, d’une intensité à peine soutenable tant elle était aiguisée, vivante.

Shimamura se demanda si le soleil était levé, car la neige avait pris soudain un éclat plus brillant encore dans le miroir : on eût dit un incendie de glace. Le noir même des cheveux de la jeune femme, dans le contre-jour, paraissait moins profond, secrètement habité par un jeu d’ombres d’une teinte pourprée.