Sur le point de quitter Tôkyô pour un nouveau séjour en montagne, aux premiers jours de l’automne, Shimamura avait entendu sa femme lui recommander de ne pas laisser ses vêtements suspendus au mur ou sur les porte-kimonos : « C’est en cette saison que les papillons de nuit pondent », lui avait-elle dit.
Des papillons de nuit, il y en avait, en effet, à l’auberge : posés sur la lanterne qui décorait le revers de l’avant-toit, il en compta six ou sept, de grande taille et d’un jaune maïs ; dans l’antichambre, il en vit un plus petit, mais l’abdomen si gonflé et si lourd que ses ailes en paraissaient ridicules.
On n’avait pas encore retiré des fenêtres l’écran des moustiquaires de l’été. En s’approchant, Shimamura observa encore un papillon sur l’un des cadres, immobile comme s’il y eût été pris à la glu. Ses antennes dressées, telles de fines laines, avaient la couleur de l’écorce de cèdre, et ses ailes quasi diaphanes, d’un vert très pâle, étaient longues comme un doigt de femme. Le rideau des montagnes, à l’arrière-plan, déployait déjà les riches teintes de l’automne sous le soleil couchant, ses rousseurs et ses rouilles, devant lesquelles, pour Shimamura, cette unique touche d’un vert timide, paradoxalement, prenait la teinte même de la mort. Le vert gagna un peu d’intensité quand les ailes doubles se recouvrirent, de chaque côté du corps, frémissant dans le vent d’automne comme de minces feuilles de papier.
Shimamura, qui se demandait si l’insecte était mort, vint gratter du doigt le fin tamis de l’écran ; mais il ne bougea pas. Quand il frappa le treillis d’un petit coup sec, il tomba, telle une feuille morte, lent et léger dans sa chute, voletant et remontant avant de toucher le sol.
En face, devant l’alignement des cèdres, des myriades de libellules dansaient avec le vent, emportées comme les aigrettes du fruit de pissenlit. Et les eaux jaillissantes du torrent semblaient sourdre au bout même des plus longues branches des cèdres.
Quant au tapis de fleurs argentées que l’automne avait déposé sur les pentes de la montagne, jamais, non, jamais il ne pourrait arriver à en saturer son regard.
Lorsqu’il revint du bain, il aperçut dans l’entrée une de ces Russes blanches qui font du colportage. « On les rencontre donc jusqu’ici, en pleine montagne, ces femmes-là ? » s’étonna-t-il ; et il s’approcha.
La quarantaine, sans doute ; un visage ridé et poussiéreux, mais la peau fine, d’une blancheur pure et satinée partout ailleurs, sur la gorge décolletée, les bras et les mains.
— D’où venez-vous ? lui demanda Shimamura.
— D’où je viens ? D’où je viens ? répéta-t-elle avec embarras, ne sachant que répondre apparemment. Et elle se mit à fourrager dans sa pacotille : des articles japonais les plus vulgaires, des cosmétiques, peignes d’ornement et épingles de chignon sans valeur.
Sa robe, qui avait plutôt l’air d’un drap malpropre qu’elle se serait roulé autour du corps, n’évoquait plus en rien le costume occidental ; on eût dit qu’elle avait pris, au contraire, un petit quelque chose de japonais. Mais elle n’en portait pas moins des chaussures étrangères.
Venue à côté de Shimamura surveiller le départ de la Russe, la femme de l’aubergiste repassa dans le bureau avec lui. Devant l’âtre, ne montrant que son large dos, se trouvait une femme qui prenait congé et s’en alla, tenant à la main le bas de son long et cérémonieux kimono noir. Shimamura l’avait reconnue : c’était une geisha, qu’il lui souvenait avoir vue en compagnie de Komako sur une photo publicitaire, chaussées de skis l’une et l’autre, et portant le gros hakama de montagne par-dessus leur kimono de soirée. Elle ne paraissait plus très jeune, et ses formes enveloppées lui donnaient un air accommodant et sympathique.
L’aubergiste, qui était en train de faire réchauffer sur la braise des gâteaux lourds de pâte et de forme oblongue, se tourna vers Shimamura :
— Voulez-vous en prendre un ? C’est pour fêter la fin de son contrat que la geisha, qui vient de sortir, les a apportés.
— Elle quitte donc le métier ?
— Oui.
— Elle a l’air d’être une chic fille, non ?
— Tout le monde l’aimait bien. Elle fait aujourd’hui sa tournée d’adieu.
Après avoir soufflé dessus, Shimamura mordit à pleines dents dans le gâteau, dont la dure croûte un peu acidulée craqua, laissant dans sa bouche une odeur de moisi.
Par la fenêtre, on voyait briller dans la lumière du couchant le beau rouge profond des kakis en pleine maturité ; et c’était comme une lueur d’incendie qui venait se refléter jusque sur le bambou du jizaikagi{11} accroché au-dessus de l’âtre.
— Oh ! que ces gerbes sont longues ! s’exclama Shimamura, voyant sur le sentier rapide de vieilles femmes qui descendaient, portant à dos des bottes deux fois plus grandes qu’elles, dont les lourdes pointes pendaient en houppes fermes.
— Nos roseaux du pays, dit l’aubergiste, la kaya.
— La vraie kaya ?
— Oui. Pour l’exposition des stations thermales, la direction des chemins de fer avait reconstitué une auberge rustique, dont le pavillon de thé fut chaumé avec la kaya de nos montagnes. C’est quelqu’un de Tôkyô qui l’a acheté tel quel.
— La vraie kaya ? s’étonna Shimamura à nouveau, presque à mi-voix. C’est donc elle qui argente ainsi la pente des montagnes ? J’aurais cru que c’étaient des fleurs…
Car la première chose qui l’avait frappé à sa descente du train, c’était ce splendide manteau blanc d’argent, resplendissant haut dans la montagne sous le soleil, et si brillant qu’on eût dit que les flots de la lumière automnale ruisselaient à même la terre. Une joie rayonnante naissait de cette magnificence, et quelque chose, en lui, s’était secrètement épanoui : une voix de félicitation qui se disait : « Ah ! m’y voici enfin ! »
Et pourtant les longues tiges gerbées qu’il voyait maintenant de si près lui apparaissaient comme très différentes. Il avait peine à croire que ce fussent là les plantes merveilleuses de ce tapis magique. Elles étaient serrées en énormes bottes, sous lesquelles disparaissaient à demi les porteuses, et leurs extrémités traînaient sur les cailloux du sentier raboteux, que balayait sans en souffrir le long panache de leurs aigrettes fermes.
Quand il fut dans sa chambre, le jour baissait. Il y avait tout juste encore assez de vague lumière dans l’antichambre pour qu’il pût voir, sur la laque noire d’un cintre, le papillon au gros abdomen en train de pondre le chapelet de ses œufs. Il entendit des insectes se cogner contre la lanterne, sous l’auvent. Le chant constant des mille insectes de l’automne ne s’était pas interrompu avec le coucher du soleil.
Komako arriva légèrement en retard.
Elle marqua un temps sur le seuil, un regard intense fixé sur Shimamura :
— Qu’avez-vous encore à faire ici ? Pourquoi venez-vous dans un pareil endroit ?
— Pour te retrouver.
— Ce n’est pas votre vraie pensée. Les gens de Tôkyô mentent toujours ; c’est pour cela que je les trouve insupportables.
Quand elle eut pris place, la voix plus tendre, elle ajouta :
— Je n’irai plus jamais accompagner quel-qu’un à la gare. Ce que cela m’a fait de vous voir partir, je ne peux pas le dire !
— Cette fois-ci, je m’en irai sans t’en avertir.
— Mais non. Ce que je voulais dire, c’est que je n’irai pas avec vous à la gare.
— Et pour lui, qu’est-il advenu ?
— Il est mort, bien entendu.
— Pendant que tu étais avec moi ?
— La question n’est pas là. Je ne savais pas qu’un départ pouvait me chavirer à ce point.
Silencieux, Shimamura hocha la tête.
— Et le quatorze février, où étiez-vous ? Je vous ai attendu ; mais je sais à présent quel cas il faut faire de vos promesses…
Le quatorze février, c’est le jour de la « Chasse aux Oiseaux », une fête des enfants bien faite pour exprimer l’âme de ce Pays de Neige. Tous les gosses du village, dix jours avant la fête, se mettent à tasser la neige sous leurs galoches de paille jusqu’à la rendre dure et dense, assez pour la découper en cubes de deux coudées, dont ils se serviront pour se construire un « palais de Neige » de plus de dix pieds de hauteur sur dix-huit pieds de côté. Comme la grande fête du Nouvel An se célèbre, dans la vallée, aux premiers jours de février, les portes extérieures des maisons sont à ce moment-là encore ornées de leurs cordes de paille, et le 14, les enfants les enlèvent pour en faire un grand feu de joie devant leur Palais de Neige. Criant et se bousculant, ils poursuivent leur ronde en chantant, sur le toit, l’air de la Chasse aux Oiseaux sous la rouge lueur ; et ensuite, à la lueur de la bougie, ils finissent la nuit à l’intérieur de leur palais. Ils reprennent la ronde sur le toit et le chant au lever du jour, et c’est ainsi que finit, le 15 février au matin, la fête de la Chasse aux Oiseaux.
Parce que la fête tombe au moment où il y a le plus de neige, Shimamura avait promis à Komako de revenir à cette date pour assister à la fête.
— J’avais pris des vacances et je me trouvais chez moi en février. Je suis revenue tout exprès ici, ne doutant pas que vous y seriez le quatorze… J’aurais pu au moins rester à la soigner, si j’avais su !
— Quelqu’un de malade ?
— La maîtresse de musique, sur la côte, avec une pneumonie. Son télégramme m’a touchée quand je me trouvais chez moi, et je suis allée la soigner là-bas.
— S’est-elle rétablie ?
— Non.
— Je suis navré, prononça Shimamura, sans préciser s’il exprimait par là ses condoléances ou son regret d’avoir manqué de parole.
Komako eut une petite inclinaison de tête sur ces mots. Se servant de son mouchoir, elle épousseta la table. « On est infesté d’insectes ici ! » remarqua-t-elle. Et en effet, son geste fit tomber comme un nuage de minuscules bestioles ailées sur le plancher. Autour de la lampe giroyaient bon nombre de petits papillons de nuit. Quant à l’écran métallique de la fenêtre, il était littéralement tapissé de papillons de toutes sortes qui avaient l’air de nager sur le pâle rayon de lune.
— Mon estomac ! se plaignit-elle en glissant ses mains sous l’obi et en laissant aller sa tête sur le genou de Shimamura. Mon estomac me fait mal.
Des insectes plus frêles encore et plus minuscules que les plus menus moustiques venaient se prendre sur le fard blanc de son cou. Shimamura en vit plusieurs mourir sous ses yeux.
Il lui trouva la ligne des épaules plus ronde, la nuque mieux en chair que l’année précédente. Il songea qu’elle entrait dans sa vingt et unième année. Une chaleur un peu moite, lui sembla-t-il, pénétrait son genou.
— Allez donc jeter un coup d’œil à la « chambre des Camélias », Komako ! Et ils avaient l’air très contents d’eux, au bureau de l’hôtel. Ces manières, je ne les apprécie pas beaucoup. Je venais de prendre congé de Kikuyû et comptais faire une petite sieste, quand on est venu me dire qu’on avait téléphoné de l’auberge pour me demander. Je me sentais sans entrain pour venir : hier soir, c’était la réception d’adieu de Kikuyû, et j’ai bu à l’excès. Au bureau, ils ont ri sans vouloir me dire qui était là. Je monte et je vous trouve, vous ! Après toute une année écoulée… Seriez-vous de ce genre d’hommes qu’on ne voit qu’une fois l’an ?
— On m’a donné un des gâteaux qu’elle avait apportés.
— À vous ?
Komako s’était redressée, montrant une joue rougie à l’endroit qui s’était reposé sur le genou de Shimamura. Elle eut ainsi un air presque enfantin.
Kikuyû, l’ancienne geisha, elle lui avait fait un bout de conduite dans le train, lui raconta-t-elle, jusqu’à la seconde station. « Quelle tristesse ! Nous nous trouvions si bien, autrefois, et tout s’arrangeait à l’amiable entre nous. Mais tout a tellement changé par ici ! Chacune devient de plus en plus égoïste. Il en vient de nouvelles, et plus personne ne s’entend plus avec personne. Kikuyû va beaucoup me manquer. Rien ne se faisait sans elle, ici. Et c’était elle qui gagnait le plus de nous toutes. Son patron même avait beaucoup d’estime pour elle. Mais son contrat achevé, voilà donc Kikuyû qui rentre dans son pays. »
— Y va-t-elle pour se marier, ou est-ce pour ouvrir une auberge ou un restaurant à son compte ? demande Shimamura.
— Toute son histoire est si triste ! Elle avait été mal mariée pour commencer, après quoi elle est venue ici, se prit à raconter Komako, qui s’arrêta, se demandant visiblement jusqu’où elle pouvait aller sans indiscrétion dans ses confidences. Un instant, son regard se promena dans le clair de lune, sur les champs en terrasse au flanc de la montagne. « La maison neuve qui se trouve à mi-côte sur le chemin, vous la connaissez ? » demanda-t-elle.
— C’est un restaurant, non ? Qui s’appelle le Kikumura, si je ne me trompe.
— Oui, c’est bien cela. Il était destiné à Kikuyû, qui a changé d’avis à la dernière minute. On en a fait des gorges chaudes par ici. Elle avait alors un protecteur qui l’avait fait bâtir à son intention ; mais lorsque tout fut prêt, quand elle n’avait plus qu’à s’y installer, voilà qu’elle lâche tout ! Elle s’était mise à aimer et voulait se marier ; mais l’homme est parti tout à coup et l’a laissée. Faut-il toujours que ces choses-là vous arrivent quand vous perdez la tête pour quelqu’un ?… Bref, elle ne pouvait guère revenir à son premier protecteur, pour reprendre le restaurant qu’elle avait si catégoriquement refusé. Après tout ce qui venait de lui arriver, cela lui faisait honte de rester ici en tout cas. Il ne lui restait donc plus rien d’autre à faire que de s’en aller, pour tout recommencer ailleurs, en repartant à nouveau de zéro. Pauvre Kikuyû ! J’ai tant de peine quand j’y pense !… Et puis, il y avait d’autres gens dans sa vie, même si on ne sait pas tout en détail…
— Des hommes ? Combien pouvait-il y en avoir ? Cinq, ou plus peut-être ?
— C’est ce que je me demande, avoua Komako avec un petit rire gêné, en se détournant un peu. Kikuyû n’était pas sans faiblesse… Elle était la faiblesse même.
— Une nature comme cela, qui sait ? Elle n’y pouvait peut-être rien…
— Je ne dis pas, mais quoi ? On ne peut pas perdre la tête pour chaque homme auquel on a plu, dit Komako méditativement, les yeux fixés sur le plancher, tout en se peignant distraitement une mèche de sa coiffure avant de replacer son peigne d’ornement dans le haut chignon. Son départ ne m’a pas été chose facile, en tout cas !
— Mais le restaurant, qu’en est-il advenu ?
— L’épouse de celui qui l’avait fait construire s’en occupe.
— Parfait, vraiment parfait : la femme légitime qui prend la direction du restaurant de la maîtresse…
— Le moyen de faire autrement ?… Tout était prêt pour l’ouverture ; il a bien fallu que la femme vienne s’y installer avec les enfants.
— Et la maison qu’elle habitait ?
— C’est la grand’mère qui s’en occupe, paraît-il. L’homme est un cultivateur, mais qui aime beaucoup s’amuser. C’est un type fort intéressant.
— Je peux l’imaginer. D’un âge avancé ?
— Plutôt jeune, au contraire, il peut avoir tout au plus trente et un ou trente-deux ans.
— Il avait donc une maîtresse plus vieille que sa femme ?
— Mais non : elles ont l’une comme l’autre vingt-six ans.
— Et l’épouse n’a pas voulu changer le nom du restaurant ? Car j’imagine que le Kiku, dans son nom de Kikumura, vient évidemment de Kikuyû…
— Oui, mais la publicité étant faite, il était trop tard.
Voyant Shimamura relever le col de son kimono, Komako s’en fut fermer la fenêtre.
— Kikuyû n’ignorait rien de vous. C’est elle, aujourd’hui, qui m’a annoncé votre présence ici.
— Je l’ai rencontrée en bas, au bureau, quand elle est venue faire ses adieux.
— Elle vous a dit quelque chose ?
— Rien du tout.
— Devinez-vous ce que je ressens ? fit Komako en ouvrant la fenêtre qu’elle venait à l’instant de pousser, et en se laissant tomber sur l’appui comme pour se jeter dans le vide.
Shimamura, après un moment de silence, remarqua que les étoiles d’ici n’étaient pas du tout comme les étoiles du ciel de Tôkyô :
— On dirait presque qu’elles naviguent à la surface du ciel.
— Pas ce soir, toutefois ; il y a trop de lune, protesta Komako, qui ajouta au bout d’un moment : « C’est terrible ce qu’on a pu avoir de neige cet hiver ! »
— J’ai idée, oui, parce qu’à certains moments le train ne passait plus.
— Cela finissait par m’effrayer, reprit Komako. Les routes sont restées fermées jusqu’en mai, un mois plus tard que d’habitude. Et le chalet qui fait boutique près des pistes de ski, vous savez ? Une avalanche l’a traversé au premier étage. Du rez-de-chaussée où ils étaient, les gens ont cru tout d’abord à une invasion de rats affamés qui se seraient précipités dans leur cuisine, tellement le bruit qu’ils entendaient leur paraissait étrange. Mais il n’y avait pas de rats, et quand ils sont montés, ils ont tout trouvé bourré de neige, portes et fenêtres emportés. Heureusement, ce n’était qu’une glissade de neige superficielle, pas une grosse avalanche ; mais la radio en a fait grand cas, ce qui a épouvanté les skieurs. On ne les a vus qu’assez peu. Moi, j’avais décidé de ne plus faire de ski et j’avais fait cadeau des miens avant la fin de l’année. Je m’y suis remise pourtant un petit peu. J’en ai fait deux ou trois fois peut-être. Est-ce que j’ai beaucoup changé ?
— Après la mort de la maîtresse de musique, qu’est-ce que tu as fait ?
— Que vous importent les problèmes d’autrui ? J’étais revenue ici et je vous attendais en février.
— Puisque tu te trouvais sur la côte, pourquoi ne m’avoir pas envoyé une lettre ?
— Oh ! je ne pouvais pas, je ne pouvais vraiment pas vous écrire le genre de lettre que votre femme eût pu lire ! Je suis incapable de prendre assez sur moi, tout comme je suis incapable de me mettre à mentir sous prétexte que quelqu’un peut m’entendre.
Sous la brusque avalanche de ses paroles, Shimamura se contenta d’incliner la tête. Les mots avaient jailli de sa bouche comme un véritable torrent.
— Vous feriez mieux d’éteindre, finit-elle par dire. Il n’est pas indispensable que vous soyez entouré de cette nuée d’insectes…
La lune brillait derrière elle, si claire qu’elle ourlait d’ombres nettes ses oreilles et déversait très avant dans la chambre sa lumière, qui vernissait les nattes d’une eau verte et frileuse.
— Non. Je voudrais rentrer chez moi, s’il vous plaît.
— Tu n’as pas changé, comme je vois.
Et Shimamura, ayant levé la tête, lui trouva quelque étrangeté et scruta ce visage délicatement aquilin.
— On me dit toujours que je n’ai pas changé depuis mon arrivée ici. Mais il n’empêche que je n’avais que seize ans ; et si la vie est toujours la même, les années passent néanmoins.
Sa chaude carnation laissait deviner une enfance montagnarde, mais sur le fard délicat de la geisha, la lune faisait jouer des reflets nacrés.
— Vous a-t-on dit que j’avais déménagé ?
— Non, tu n’es plus dans le grenier des vers à soie ? Depuis la mort de la maîtresse de musique ? Et tu habites maintenant une vraie maison de geisha ?
— Une maison de geisha ? Si l’on veut, oui… La boutique n’offre que du tabac et des sucreries, et je suis la seule geisha qu’ils aient. Mais je suis sous contrat, cette fois-ci pour de bon : si je veux lire tard dans la nuit, je m’éclaire à la chandelle, afin que le patron n’ait pas l’impression que je gaspille le courant.
Shimamura pouffa, les mains posées sur les épaules de Komako.
— Il y a le compteur, vous comprenez… Je ne dois pas dépenser trop d’électricité{12}.
— Je comprends ! Je comprends bien !
— Mais ils sont d’une gentillesse extrême avec moi, vous savez. Ils se montrent si charmants, que j’ai peine à croire, parfois, que je suis engagée par eux comme geisha. Qu’un enfant pleure, la maman l’entraîne vite dehors pour que ses cris ne me dérangent pas. Sauf que je ne suis pas couchée à la perfection, je ne puis trouver rien à redire à rien. Tout a été préparé pour moi quand je rentre tard ; mais les matelas ne sont pas bien arrangés l’un sur l’autre et les draps ne sont pas bien tirés, ce qui m’exaspère. Ils sont pourtant si gentils : comment pourrais-je me remettre à faire moi-même mon lit ?
— Ma parole, si tu avais une maison à toi, tu userais ta vie à y faire le ménage !
— Tout le monde le dit. Il y a quatre enfants en bas âge, là-bas, et tout y est perpétuellement sens dessus, dessous. Je ne fais que remettre les choses en place tout au long de la journée, je ramasse et je range, en sachant très bien que tout est à recommencer derrière mon dos. Mais quoi faire ? Je n’arrive pas à me changer. Il faut que tout soit propre et bien en ordre autour de moi, autant qu’il est possible. C’est comme un besoin, comprenez-vous ?
— Je comprends.
— Qu’est-ce que vous comprenez, voulez-vous me le dire ? fit-elle soudain avec de nouveau quelque chose de pressant, de tendu dans la voix. Si vous me compreniez, ce serait facile. Mais vous voyez bien que vous en êtes incapable. C’était un mensonge encore ! Beaucoup d’argent et pas de cœur, voilà tout ! Vous ne comprenez rien et vous ne pouvez pas savoir…
Sa voix se fit plus basse pour ajouter :
— Il m’arrive de me sentir bien seule. Mais c’est moi qui suis une idiote. Vous devriez repartir pour Tôkyô dès demain !
— Facile de m’accabler, rétorqua Shimamura. Mais quelle idée, aussi, de vouloir que je t’explique exactement mon sentiment !
— Où est le mal ? fit-elle d’un ton désolé. Il est seulement dommage que cela vous soit impossible.
Les yeux clos, Komako devait s’être retourné la question : Me connaît-il ? Me prend-il exactement pour ce que je suis, comme je suis ? Et sans doute avait-elle abouti à l’affirmative pour reprendre comme elle le fit :
— Revenez, ne serait-ce qu’une fois par an ! Jurez-moi que vous reviendrez chaque année tant que je serai ici, vous voulez bien ?
Elle ajouta qu’elle était sous contrat pour quatre ans.
— Jamais je n’aurais pensé que je redeviendrais geisha, lorsque je me suis retrouvée à la maison, lui avoua-t-elle. J’avais même donné mes skis avant de partir. Et le seul résultat, je suppose, c’est que je sois arrivée à ne plus fumer.
— Il me souvient que tu fumais beaucoup, maintenant que tu en parles.
— Les cigarettes qu’on me donne, je les glisse dans la manche de mon kimono ; j’en ai tout un assortiment quand je rentre chez moi, le soir.
— Quatre ans, reprit Shimamura, cela fait quand même un bon bout de temps !
— Ce sera vite passé.
Comme elle s’était approchée, Shimamura la prit dans ses bras et s’étonna :
— Ce que tu peux avoir chaud !…
— Je suis toujours comme cela.
— Avec la nuit, la température doit commenter à se faire plutôt fraîche, j’imagine.
— Voilà cinq ans, lorsque je suis arrivée ici, je me demandais comment je pourrais me faire à la vie dans un coin pareil… surtout avant l’ouverture de la ligne de chemin de fer. Et puis deux ans ont déjà passé depuis que vous êtes venu pour la première fois.
En l’espace de deux ans, en effet, Shimamura était venu à trois reprises, non sans trouver à chaque fois de nouveaux changements dans la vie de Komako.
Dehors, les kutsuwamushi{13} commencèrent à mener leur bruyant tapage.
— J’aimerais bien qu’ils chantent un peu moins fort ! dit Komako, en se détournant un peu de Shimamura.
Les papillons, sur le grillage de la fenêtre, s’envolèrent au premier souffle du vent du nord.
Shimamura le savait très bien : l’épaisseur de ses cils, quand elle avait les yeux baissés, laissait croire qu’ils étaient entrouverts. Il se surprit pourtant à y regarder de plus près, pour plus de sûreté.
La voix de Komako énonça :
— Je prends du poids depuis que je ne fume plus.
Il l’avait remarqué : son tour de taille avait forci. Ils étaient restés longtemps sans se voir, et pourtant Shimamura avait instantanément retrouvé, en sa présence, intact et dans tous ses détails, ce monde intime et familier qui s’évanouissait si mystérieusement dès qu’il s’éloignait d’elle, et qu’il ne parvenait jamais à évoquer.
Les mains en coupe sous ses seins, Komako dit :
— J’en ai un de plus gros que l’autre.
— C’est probablement une manie qu’il a : toujours du même côté ! persifla Shimamura.
— Vous êtes répugnant de dire des choses pareilles ! lança Komako, cependant que Shimamura se disait qu’il la retrouvait bien là, que c’était tout à fait elle.
— Tu n’aurais qu’à lui dire, la prochaine fois, de ne pas faire de jaloux, reprit-il.
— Pas de jaloux ? Dois-je réellement lui recommander de ne pas faire de jaloux ? appuya Komako en inclinant doucement son visage vers le sien.
Bien que la chambre fût au premier étage, on l’eût crue au beau milieu d’une crapaudière où se fussent distingués deux ou trois virtuoses itinérants, des flûteurs particulièrement puissants et longs de souffle, qui paraissaient en faire continuellement le tour.
Komako se livra à des confidences en revenant du bain, détendue et la voix paisible. Elle entra dans des détails aussi intimes que celui de son premier examen médical ici, pour lequel — croyant que les choses se passeraient comme lorsqu’elle faisait son école de geisha — elle s’était présentée la poitrine nue à l’auscultation. Le docteur lui avait éclaté de rire au nez, et elle avait fondu en larmes. Des choses de ce genre, que Shimamura ne manquait pas d’appeler par ses questions.
— Je puis exactement me fier au calendrier : cela fait rigoureusement un mois moins deux jours, chaque fois.
— Ce qui, je pense, ne te fait pas manquer une soirée pour autant ?
— Ce sont des choses que vous savez comprendre, n’est-ce pas ?
Elle se baignait quotidiennement à la source, fameuse pour l’effet pénétrant et prolongé de sa chaleur ; elle parcourait chaque jour au moins ses quatre kilomètres à pied, qu’elle se rendît à des réunions à la vieille source ou à la nouvelle ; au surplus, rares étaient les soirées qui se prolongeassent tard dans ce pays de montagne. Tout cela lui faisait un corps sain et vigoureux, même s’il inclinait à prendre un peu la ligne que le costume professionnel donne si souvent aux geishas : l’étroitesse des hanches toujours serrées, qui se compense par un ventre légèrement proéminent. Il y avait là quelque chose d’attendrissant pour Shimamura, tout ému à l’idée que cette femme pût le faire revenir de si loin.
— Je me demande si je pourrai avoir des enfants ? lui confia-t-elle à ce propos, comme elle en vint également à se demander devant lui si, de rester fidèle en général à un seul homme, ne revenait pas au même que d’être mariée.
Et Shimamura l’entendit parler pour la première fois de ce « seul homme » qu’elle avait eu dans sa vie. Elle avait fait sa connaissance quand elle avait seize ans, précisa-t-elle, ce qui amena aussitôt Shimamura à penser qu’il comprenait à présent le peu de résistance qu’elle avait eue avec lui : cette sorte d’imprudence, qui l’avait tant intrigué depuis lors.
Ni physiquement, ni sentimentalement, elle ne se sentait attirée par cet homme, lui expliqua-t-elle, et peut-être toute l’histoire n’avait-elle d’autre origine que le fait qu’elle s’était nouée sur la côte, juste après le décès de l’homme qui avait acquitté sa dette.
— Tout de même, quand cela dure depuis cinq ans, c’est plus qu’une simple liaison, observa Shimamura. Cela fait un bail.
— À deux reprises, j’aurais pu le quitter. Lorsque je suis venue travailler ici comme geisha, d’abord ; et quand j’ai changé de maison après la mort de la maîtresse de musique. Mais je n’ai jamais eu la force de le faire. Je manque de fermeté.
Cet homme habitait sur la côte, disait-elle, et la garder là-bas lui était plutôt difficile. Aussi avait-il envoyé Komako avec la maîtresse de musique, quand celle-ci avait décidé de revenir dans ces montagnes. Non sans générosité, ajouta Komako. « Il s’est toujours conduit fort aimablement avec moi, et je suis vraiment désolée de ne pouvoir pas l’aimer, lui appartenir corps et âme. » Elle ajouta qu’il était bien plus âgé qu’elle et ne venait la voir que très rarement.
— J’ai souvent pensé qu’il me serait beaucoup plus facile de rompre si je devais mal tourner. Sincèrement, je me le suis très souvent dit.
— Mais jamais cela ne marchera !
— C’est que je n’en suis pas capable. Je n’ai pas le caractère qu’il faut et j’aime trop mon corps. Si je le voulais, je pourrais raccourcir de moitié les quatre années de mon contrat, mais il faudrait s’y mettre, et je ne le veux pas. Pensez à tout l’argent que je pourrais gagner, si je voulais. Mais il me suffit que l’homme avec qui je suis en contrat n’ait pas perdu d’argent au bout des quatre années. Remboursement du capital et intérêts, impôts et mes frais d’entretien, j’ai calculé à peu près le montant mensuel que cela faisait, et je ne me donne aucun mal pour gagner plus. Qu’une soirée ne vaille pas le dérangement, je file et rentre à la maison ; ils peuvent toujours m’appeler de l’auberge, mais ils ne me dérangent que si c’est un client ancien qui me demande tout spécialement. Si j’avais des goûts plus extravagants, il me serait facile d’en faire toujours plus, alors qu’en réalité, je ne travaille que quand cela me dit. Cela suffit bien, puisque j’ai déjà remboursé la moitié de la somme au bout de même pas un an. Et encore ai-je mes propres dépenses, qui se montent à trente yen ou plus par mois. Avec une centaine de yen par mois, j’ai tout ce qu’il me faut, ajouta-t-elle, en précisant que même au cours du mois précédent, le plus faible de l’année, la moins engagée de ses collègues avait néanmoins gagné soixante yen, tandis qu’elle-même, avec quatre-vingt-dix engagements, avait gagné plus que toutes les autres geishas. Comme elle recevait un montant fixe pour chaque engagement, son bénéfice personnel augmentait proportionnellement plus que celui de son employeur avec le nombre des fêtes auxquelles elle prenait part. Elle pouvait donc courir de l’une à l’autre aussi vite qu’il lui plaisait. Des geishas de cette station thermale, pas une n’avait jamais eu à renouveler son contrat en restant débitrice.
Komako, le lendemain matin, s’était levée de bonne heure.
— C’est un rêve qui m’a réveillée : j’étais en train de mettre en ordre la maison de la femme qui enseigne l’art des fleurs.
Elle avait poussé la petite coiffeuse vers la fenêtre, et son miroir réfléchissait, sous le clair soleil automnal, le rouge feuillage de la montagne.
Ce ne fut pas la voix de Yôko, cette fois-ci, qui vint appeler Komako à la porte : la voix si émouvante qu’elle vous serrait un peu le cœur ; non, le kimono de jour fut apporté à Komako par la petite fille de l’homme qui avait son contrat.
— L’autre jeune fille, que devient-elle ? demanda Shimamura.
Komako lui jeta un regard aigu.
— Elle est tout le temps au cimetière, là-bas, vous voyez ? au bas du terrain de ski. Regardez : il y a un champ de sarrasin, des fleurs blanches, et le cimetière est sur la gauche.
Après le départ de Komako, Shimamura s’en fut en promenade au village.
Vêtue du gros hakama de flanelle flambant neuf, d’un rouge orangé, une fillette jouait à la balle contre un mur blanc, dans l’ombre de l’avant-toit profond. Shimamura enregistra avec délices ce petit tableau, pure image de l’automne à ses yeux.
Ces maisons, toutes bâties dans le style de l’ancien régime, nul doute qu’elles fussent déjà là du temps que les seigneurs féodaux des provinces cheminaient sur cette route du Nord. Avant-toits descendant très bas, galeries extérieures profondes, fenêtres basses et longues à l’étage, tendues de papier : une coudée au plus de hauteur ; rideaux de jonc déroulés sous les avant-toits.
Une murette de terre levée se couronnait de hautes et fines graminées d’automne, gracieusement recourbées sous le poids de leurs fleurs, avec, tout le long de la tige, les lances des feuilles délicates et hardies comme un jet d’eau.
Il vit Yôko sur une natte de paille, au bord de la route, en train de battre des haricots secs dans la lumière du soleil. Des cosses sèches, les grains sautaient devant elle comme des gouttes de lumière.
Elle ne devait sans doute pas le voir, sous le foulard qui lui enserrait le visage. À genoux, le buste droit et les jambes légèrement écartées, portant le gros hakama des montagnards, elle s’accompagnait d’un chant pour frapper sur les cosses étalées devant elle : un chant de sa voix si claire et si profonde qu’elle vous pénétrait de tristesse, cette voix mystérieusement évocatrice qui vous remuait comme si elle fût venue d’on ne sait où.
La demoiselle et le cricri, le papillon
Le criquet, la cigale et le grillon
Enchantent les montagnes.
Quel envol immense, celui qui se lève du cèdre dans le vent du soir ! comme le dit le poète. Du bouquet de cèdres que pouvait voir Shimamura de sa fenêtre, de nouveau des bataillons de libellules s’échappaient, tourbillonnant et dansant aux approches du soir dans une frénésie croissante, pris de fièvre et de hâte, eût-on dit.
Feuilletant le guide des montagnes de la région, dont il avait fait l’acquisition à Tôkyô en attendant le départ de son train, Shimamura y apprit qu’un sentier, très peu au-dessous d’un des sommets de la chaîne, courait parmi des lacs et des marais dans un site magnifique, et que cette région humide possédait une flore alpestre d’une richesse exceptionnelle. Les libellules rouges, en été, s’y ébattaient en paix, majestueuses, et venaient se poser sur votre chapeau, votre manche ou sur la branche de vos lunettes, aussi différentes des libellules tourmentées et furtives qui volent près des villes, qu’un nuage léger peut l’être d’une mare croupie.
Le tourbillon de celles qu’il voyait, par contre, était comme un ballet de folles, une danse de possédées : il semblait que, dans une sorte de rage, elles voulussent empêcher le soir d’envelopper peu à peu le bois de cèdres, luttant désespérément contre la nuit tombante, dans le couchant.
Car le soleil avait plongé derrière les hautes crêtes, éclairant une dernière fois la cascade des rouges feuillages le long des pentes de la montagne.
« L’homme est bien fragile, vous ne trouvez pas ? lui disait ce matin Komako. Ils étaient complètement en bouillie, paraît-il ; le crâne, les os, tout était broyé. Tombant de bien plus haut, un ours s’en serait tiré sans même une fracture. » Elle lui parlait d’un récent accident de montagne, en lui montrant du doigt l’endroit, dans les rochers, là-haut, où « ils avaient dévissé ». Et maintenant Shimamura se disait que si l’homme avait la peau dure et l’épaisse fourrure de l’ours, son univers serait bien différent : n’était-ce pas grâce au grain subtil de sa peau, à travers sa finesse et sa douceur que l’homme aimait ? Et cette idée baroque, tandis qu’il avait le regard perdu sur la montagne vespérale, mit en lui l’envie, bien sentimentale, de la caresse d’une peau humaine.
« La demoiselle et le cricri, le papillon… »
Encore cette chanson… Voici qu’il l’entendait, gauchement interprétée et accompagnée sur le samisen par la geisha, tandis qu’il prenait, assez tôt, son repas du soir.
Le guide qu’il venait de consulter, s’il ne fournissait que des renseignements pratiques tels que la durée des excursions, les itinéraires à suivre, les emplacements et le tarif des hôtels, etc. avait au moins le mérite de laisser, pour le reste, travailler l’imagination… Il redescendait lui-même de ces montagnes, à la saison où les premières pousses percent les dernières croûtes de neige, quand il avait fait la connaissance de Komako ; et voici qu’aujourd’hui, à l’époque des courses d’automne, il retrouvait en lui l’appel de ces hauteurs, escaladées naguère. Oisif, il pouvait passer son temps où bon lui semblait ; mais la montagne avait ses préférences parce que l’alpinisme lui paraissait l’exemple même de l’effort gratuit, et par là, le séduisait d’autant plus. Toujours ce même charme de l’irréalité.
Loin de Komako, il pensait à elle sans cesse. La sachant si proche, son mouvement de désir aspirant à une peau, au contact d’une délicate et transparente peau humaine, participait plus du rêve que d’une envie charnelle, devenait une nostalgie proche de celle qu’éveillait en lui la magie des hauts sommets. Peut-être était-ce par l’excès même de son sentiment de sécurité ? Peut-être son corps lui était-il dans le moment trop intime, trop familier ? Komako avait passé avec lui la nuit précédente, et maintenant, seul dans sa chambre, il ne pouvait que l’attendre. Il se sentait certain qu’elle viendrait sans qu’il eût à la demander. Un moment, Shimamura prêta l’oreille aux éclats de voix d’un groupe d’écolières en excursion. Il sentit le sommeil venir et se coucha de bonne heure.
Durant la nuit, il entendit le froissement d’une averse soudaine et brève, comme en connaît la saison.
Le matin, quand il ouvrit les yeux, ce fut pour voir Komako, impeccable, assise devant la table basse, une revue ouverte sous les yeux. Elle portait un sobre kimono de jour.
— Vous êtes réveillé ? lui demanda-t-elle d’une voix atténuée, en se tournant doucement vers lui.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Le regard de Shimamura parcourut vivement la chambre. Komako serait-elle arrivée pendant la nuit sans qu’il s’en aperçût ? Il tira sa montre de sous l’oreiller : six heures et demie.
— Te voilà bien matinale !
— Pas tellement. La servante est déjà venue avec du feu.
De la bouilloire, en effet, montait une fine vapeur semblable à la brume du matin. Komako vint prendre place à la tête du lit, lui disant gentiment qu’il était temps de se lever, telle la parfaite femme d’intérieur.
Shimamura s’étira, bâilla, et serra dans sa main la main qu’elle avait posée sur son genou, caressant ses doigts menus, durcis par le samisen.
— J’ai sommeil ! Le soleil vient tout juste de se lever ! protesta-t-il.
— Avez-vous bien dormi tout seul ?
— Très bien.
— Cette moustache, finalement, vous ne l’avez pas gardée…
— Ah ! c’est vrai, tu voulais que je la laisse pousser, s’il me souvient bien.
— Aucune importance. Je savais que vous ne le feriez pas. Vous êtes toujours rasé de frais, avec une peau douce et bleutée.
— Et toi, tu as l’air aussi rasée de frais quand tu débarrasses ton visage de cette poudre.
— Est-ce que vous n’auriez pas la figure un peu plus pleine ? Vous aviez l’air d’un bébé en dormant, avec vos bonnes joues, votre peau pâle et l’absence de moustaches.
— Tout mignonnet et gentil ?
— Oh ! pas si sûr que cela !
— Dis donc, toi : tu me regardais dormir ? Je ne sais pas trop si je puis admettre qu’on me dévisage pendant mon sommeil…
Komako baissa la tête, souriant à peine, puis son rire fusa comme une flamme éclatant sur la braise. Des doigts pleins d’énergie se fermèrent sur la main de Shimamura.
— Je m’étais cachée dans le grand placard ! La servante ne s’est aperçue de rien.
— Quand cela ? Tu t’es cachée longtemps ?
— À l’instant même, pardi ! Elle n’a fait qu’entrer et sortir, pour apporter le feu.
Et Komako, qui riait aux éclats de cette bonne blague, rougit soudain jusqu’aux oreilles. Feignant une bouffée de chaleur pour masquer sa confusion, elle fit mine de s’éventer avec le bout de la courte-pointe.
— Levez-vous donc ! Levez-vous, je vous en prie !
— Il fait trop froid ! lança Shimamura en tirant la couverture sur lui. Sont-ils déjà tous levés à l’auberge ?
— Comment le saurais-je ? Je suis entrée par derrière.
— Par derrière ?
— J’ai grimpé tout droit depuis le bois de cèdres.
— Il y a donc un sentier par là ?
— Non, mais c’est beaucoup plus court.
Shimamura leva sur elle un regard intrigué.
— Personne ne me sait ici, expliqua-t-elle. J’ai entendu qu’on bougeait dans la cuisine, mais la porte de devant doit être encore fermée à l’heure qu’il est.
— Tu m’as l’air d’un oiseau plutôt matinal !
— Je n’arrivais pas à dormir.
— Tu as entendu comme il a plu ?
— Ah ! il a donc plu ? Je comprends pourquoi l’herbe était si mouillée : ce n’était pas seulement la rosée… Bon ! je vais rentrer. Dormez tranquille !
D’un bond, Shimamura avait sauté du lit, tenant toujours fermement Komako par la main et l’entraînant avec lui à la fenêtre, en se penchant pour voir par où elle était venue. À mi-pente, coupant le haut gazon et la broussaille, il y avait un buisson inextricable de bambous nains, dont les jets partaient dans tous les sens. Tout près sous la fenêtre, les carrés d’un jardin potager alignaient leurs rangées de navets et de patates douces, de poireaux et de pommes de terre. Un bout de jardin très ordinaire, qui pourtant resplendissait dans le premier soleil, offrant pour la première fois à Shimamura les exquises nuances de ses verts différents et comme vernis à neuf dans le frais matin.
En passant par la galerie pour aller au bain, il rencontra le portier qui jetait leur nourriture aux poissons rouges, dans le bassin.
— On voit qu’il fait plus froid, lui dit l’homme. Ils mangent sans grand appétit.
Shimamura resta un instant à regarder flotter sur l’eau, comme d’étranges signes, les vers à soie séchés et racornis qu’on leur donnait à manger.
Il prit son bain et retrouva Komako qui l’attendait dans sa chambre, fraîche et nette comme une image.
— Pour mes travaux de couture, que j’aimerais avoir un endroit aussi calme que celui-ci !
Il était clair que la chambre avait été faite, et le généreux soleil matinal l’inondait à flots, jusqu’à l’extrême lisière des nattes un peu fatiguées.
— Tu t’y entends en couture ?
— Quelle question offensante ! Dans ma famille, c’était à moi de travailler le plus dur ; et je crois bien, quand je regarde maintenant en arrière, que ces années de ma jeunesse ont été les pires pour moi.
Elle avait parlé d’une voix neutre, un peu comme pour elle seule, et ne reprit quelque vivacité que pour lui dire :
— La servante m’a vue. Elle a fait une drôle de tête, puis elle m’a demandé quand donc j’étais venue. C’était plutôt gênant ! — Mais quoi ? Je n’allais pas me cacher plusieurs fois dans le placard ! Et à présent il faut que je rentre chez moi. J’ai déjà trop perdu de temps avec tout ce que j’ai à faire. Comme je n’arrivais pas à dormir, cette nuit, j’ai décidé de me faire un shampooing, et il faut que je m’y mette de très bonne heure, quand je me lave les cheveux, si je veux qu’ils soient secs pour pouvoir aller chez le coiffeur. Sinon, je ne serais jamais prête pour le déjeuner, où j’ai un engagement. On m’a aussi demandée pour venir ici, mais je ne pourrai pas y venir : ils s’y sont pris trop tard et je n’étais plus libre. Je ne pourrai pas non plus venir vous retrouver cette nuit : c’est samedi et j’ai trop à faire.
Néanmoins, elle ne fit pas mine de partir sur toutes ces paroles. Elle ne se laverait pas les cheveux, et voilà tout.
Prenant le bras de Shimamura, elle l’entraîna vers le jardin de derrière, non sans reprendre au passage ses sandales et ses tabi détrempés, qu’elle avait glissés sous la galerie avant d’entrer.
Le buisson de bambous nains, à travers lequel elle s’était frayé un passage pour monter, hérissa devant eux une barrière infranchissable, et ils descendirent par le chemin du jardin, se repérant ensuite au bruit chantant du torrent, pour aboutir sur la haute berge, dans le bois de châtaigniers. Parmi les arbres, des voix d’enfants s’interpellaient. Au sol, cachées dans l’herbe pour la plupart, quantité de châtaignes étaient tombées. Komako, du talon, fit éclater quelques coques griffues, dont elle tira des châtaignes vraiment minuscules.
Devant eux, sur la pente abrupte de l’autre versant, se balançaient les plumets argentés de la kaya, d’une blancheur resplendissante dans la lumière du matin. Majestueux épanouissement d’une rare magnificence, aussi fragile pourtant, et aussi éphémère que l’étonnante pureté, la transparence inouïe de ce lumineux ciel d’automne.
— Gagnons-nous l’autre rive ? proposa Shimamura. Nous pourrions aller jusque sur la tombe du fiancé.
Komako, rapide comme un coup de fouet, s’était baissée et relevée, cependant que Shimamura recevait en plein visage une bonne poignée de châtaignes vertes. Il n’avait pas eu le temps de parer le coup et son front fut égratigné.
— Vous voulez rire de moi ? avait-elle crié tout d’abord. Puis elle dit :
— Quelle peut bien être votre raison de vouloir aller au cimetière ?
— Mais il n’y avait pas de quoi te fâcher… fit Shimamura.
— Ce n’était pas un geste de colère ; seulement moi, je ne peux pas supporter les gens qui font tout ce qu’il leur passe par la tête sans penser un seul instant à autrui. Pour moi, c’était un acte sérieux.
— Mais qui l’a fait ? risqua encore timidement Shimamura.
— Pourquoi l’avoir appelé mon fiancé ? Ne vous ai-je pas expliqué très exactement qu’il ne l’était pas ? Vous, naturellement, vous avez tout oublié !
Non, en réalité, Shimamura n’avait rien oublié du tout, et il eût pu même dire sans mensonge que cet homme, Yukio, pesait d’un certain poids dans son souvenir. Un fait certain, c’était que Komako ne supportait pas qu’on mît la conversation sur Yukio. Il se pouvait qu’elle n’eût pas été sa fiancée, mais elle n’en était pas moins devenue geisha pour acquitter une partie des frais médicaux. Que son geste eût été parfaitement « sérieux », c’était pour Shimamura l’évidence même.
Lui-même n’avait eu aucun mouvement d’irritation, même sous le feu de salve des châtaignes ; et Komako, après un long regard étonné, sentit fondre sa résistance. Elle glissa son bras sous le bras de Shimamura, lui disant :
— Vous êtes un homme de cœur simple et droit, n’est-ce pas ? Quelqu’un de foncièrement bon… Et il y a quelque chose qui vous assombrit.
— Ces gosses nous guettent du haut des arbres, dit-il.
— Qu’est-ce que cela fait ? Vous autres, à Tôkyô, vous compliquez tout. Votre vie n’est que bruit et désordre, dans une agitation qui vous brise le sentiment en menus morceaux.
— Tout se brise en menus morceaux, répondit Shimamura pensivement.
— Et la vie elle-même, sans attendre longtemps, compléta Komako. Le cimetière, nous y allons ?
— Eh bien…
— Là, vous voyez bien qu’au fond vous n’avez aucune envie d’y aller !
— C’est que tu en fais une telle histoire…
— Parce que je n’y suis pas allée une seule fois, au cimetière. Pas une seule et unique fois, véritablement. Et il arrive que je me le reproche, maintenant que la maîtresse de musique est là-bas aussi. Mais je trouve qu’il est un peu tard pour commencer. Cela sentirait trop l’hypocrisie.
— Ne serais-tu pas beaucoup plus compliquée que moi ?
— En quoi donc ? Devant les vivants, je ne parviens jamais à la plus entière et parfaite sincérité, c’est vrai ; mais je veux au moins me montrer honnête et user de franchise avec lui, maintenant qu’il est mort.
Tout en cheminant, ils avaient traversé le bois de cèdres, où le silence semblait ruisseler en longues gouttes fraîches et paisibles. Ils longèrent la voie du chemin de fer par le bas de la piste de ski, et de là furent bientôt dans le cimetière : quelques dizaines de vieilles tombes fatiguées par les intempéries dispersées sur un tertre nu, comme une île chauve et menue au milieu de la mer des plantations de riz, avec une unique statue délabrée de Jizô, gardien de l’enfance. Pas une seule fleur.
Imprévisiblement, de derrière le maigre buisson qui avait poussé au pied du Jizô, la tête et les épaules de Yôko apparurent. Tournant vers eux son visage comme toujours immobile et solennel tel un masque, elle darda sur le couple son intense regard ; Shimamura esquissa un bref et machinal salut de la tête, puis s’arrêta tout net.
Ce fut Komako qui parla.
— N’est-il pas un peu tôt quand même, Yôko ? Moi, je comptais aller chez le coiffeur et…
Un tonnerre noir se jeta sur eux, qui faillit les jeter à la renverse et engloutit la phrase de Komako. C’était un train de marchandises qui avait surgi et qui défilait, roulant un fracas énorme, tout près d’eux.
— Yôko ! Yôko ! appela à pleine voix, en agitant à grands gestes sa casquette, un jeune homme planté dans la porte ouverte au milieu d’un wagon noir.
— Saichirô ! clama la voix de Yôko en réponse. Saichirô !
Elle avait eu le même timbre émouvant et ample, cette voix qui vous pénétrait de tristesse à force de beauté poignante, comme si elle appelait sans espoir quelque passager hors d’atteinte sur un navire au large, le même timbre que dans la nuit et la neige, lorsqu’elle avait appelé du train le chef de poste, à l’arrêt après le tunnel.
Le convoi défila et son noir rideau, brusquement retiré, fit place à la couleur nette et fraîche du sarrasin, de l’autre côté des voies : un champ de fleurs blanches sur leurs hampes rouges, qui ne parlait que de calme et de sérénité.
L’apparition de Yôko avait jeté Shimamura et Komako dans une telle surprise, qu’ils n’avaient remarqué ni l’un, ni l’autre, l’approche du train de marchandises ; mais son fracassant passage leur avait permis, par contre, de se remettre de cette première surprise. Et maintenant, ce n’était pas le grondement décroissant du convoi : c’était la voix de Yôko, sa vibration comme celle du plus pur amour, qui leur restait dans l’oreille.
— Mon frère, annonça-t-elle en suivant des yeux le train qui s’éloignait. Je me demande si je ne devrais pas aller jusqu’à la gare…
— Le train ne va pas attendre ! lui répondit en riant Komako.
— C’est bien probable…
— Je n’étais pas venue pour la tombe de Yukio, vous savez !
Yôko acquiesça d’un bref signe de téte, parut hésiter un instant et s’agenouilla devant la tombe.
Komako, toute droite, l’observait.
Shimamura avait détourné le regard, contemplant la statue de Jizô qui offrait un triple visage allongé, et deux paires de bras en sus de ceux qu’il avait croisés sur la poitrine.
— Il faut que j’aille me faire coiffer, dit encore Komako à Yôko, avant de s’éloigner sur une levée de terre entre les rizières.
C’est un séculaire usage au pays de neige que de mettre le riz à sécher en suspendant les gerbes à cheval, tête en bas, sur des perches de bambou ou de bois, qu’on dispose en espaliers entre deux arbres. En pleine récolte, les espaliers sont si chargés et si serrés, qu’ils forment partout comme de véritables murs de riz vert.
Sur le chemin que Komako et Shimamura suivaient pour revenir au village, les paysans étaient en train de moissonner et de suspendre leur récolte. Le geste efficacement appuyé d’un harmonieux coup de hanches, une fille en gros hakama balançait et lançait une gerbe à un homme au-dessus d’elle, qui écartait d’un seul coup les épis pour les suspendre sur une haute perche. Quasi automatiques à force d’habitude, leurs mouvements se coordonnaient et s’enchaînaient à la perfection.
Komako prit dans ses mains une gerbe sur le tas et la balança délicatement dans ses bras comme en soupesant un joyau.
— Voyez comme ils sont lourds de tête ! s’exclama-t-elle. Et combien doux au toucher ! Tout autre chose que l’année dernière !
Komako avait fermé les yeux sous son plaisir. Une volée de moineaux passa un peu au-dessus d’elle.
Plus loin sur le chemin, une vieille affiche était restée placardée sur un mur. « Repiquage du riz. Tarif appliqué : travailleurs saisonniers : 90 sen par jour, nourriture comprise. Femmes : 40 % de moins. »
Du riz séchait également sur de hauts espaliers devant la demeure de Yôko, dans le champ légèrement en contrebas qui la séparait de la route. Une longue rangée tendait son rideau entre les kakis, devant le mur blanc bordant le jardin jusqu’à l’entrée de la maison voisine ; une autre rangée, à angle droit, suivait le bord du champ devant le jardin, avec une ouverture ménagée pour le passage, près du coin. On eût dit l’installation d’un petit théâtre de fortune, mais avec des cloisons de riz mûr au lieu des nattes tendues d’habitude à cette fin.
Le taro, dans le pré, avec ses tiges fortes et ses feuilles fermes, était encore plein de vigueur ; les dahlias, par contre, et les roses étaient flétris. L’étang aux lotus, avec ses poissons rouges, se trouvait caché derrière l’écran des espaliers de riz, qui dissimulait de même la fenêtre du grenier aux vers à soie, où Komako avait habité.
Par l’ouverture ménagée entre les gerbes suspendues, Yôko passa, inclinant la tête d’un geste sec, impatient.
— Elle vit seule ? s’informa Shimamura, tout en suivant du regard la silhouette voûtée.
— Je suppose que non ! répliqua Komako d’un ton plutôt acide. C’est bien fâcheux ! Je me passerai du coiffeur pour aujourd’hui. Vous vous occupez de ce qui ne vous regarde pas, et nous lui avons gâché sa visite au cimetière.
— Que tu es donc compliquée encore !… Est-il réellement si terrible que nous soyons allés au cimetière et l’y ayons rencontrée ?
— Vous n’avez aucune idée de ce que c’est pour moi… Je reviendrai plus tard, si j’ai le temps, pour me laver les cheveux. Ce sera peut-être très tard, mais je viendrai en tout cas.
Sur les trois heures du matin, Shimamura fut arraché à son sommeil par un bruit de porte fracassée, lui sembla-t-il, et il reçut aussitôt sur la poitrine le poids du corps de Komako.
— J’avais dit que je viendrais et me voilà. Est-ce vrai ? J’avais dit que je viendrais et je suis venue. Est-ce vrai, oui ou non ?
Le halètement lui soulevait non seulement la poitrine, mais le ventre aussi.
— Tu es ivre morte.
— Est-ce vrai que je l’avais dit ? J’avais dit que je viendrais. Et me voilà. Je suis venue.
— Mais oui, c’est entendu : tu l’avais dit.
— Je n’y voyais goutte en venant. Rien de rien. Ce mal de tête…
— Comment t’y es-tu prise pour monter la côte ?
— Sais pas. Aucune idée.
Elle l’écrasait un peu lourdement, surtout après qu’elle eût roulé sur le dos en se laissant aller de tout son poids. Shimamura, encore à moitié endormi, tenta confusément de se dégager en se relevant, mais il chavira et retomba de tout son long, sa tête reposant maintenant sur quelque chose d’étrangement brûlant.
— Mais tu es en feu, ma parole !
— Oui ? Votre oreiller de braise, alors ! Prenez garde de ne pas vous brûler.
— Qui sait ? Qui sait ? Ce serait bien possible ! dit Shimamura en fermant les yeux, sentant une ardeur le gagner, envelopper sa tête comme un brusque incendie de vitalité intense.
À entendre son souffle court, il reprit pied avec un vague sentiment de remords. Il avait l’impression d’être là, à attendre sans bouger une revanche qu’elle devait prendre, sans savoir laquelle.
— Je l’avais dit, et je l’ai fait. Je suis venue, prononça-t-elle avec un intense et perceptible effort de concentration. Et à présent je m’en vais. Je rentre me laver les cheveux.
Elle rampa vers la table et but avidement un grand verre d’eau.
— Je ne peux pas te laisser rentrer comme cela, protesta Shimamura.
— Si, si, je rentre. On m’attend. Qu’ai-je donc fait de ma serviette ?
Shimamura se lève et fait de la lumière.
— Non ! n’allumez pas ! Non, non !
Et elle se cache le visage des mains, se courbe sur les nattes.
Elle portait un kimono avec des dessins aux couleurs très vives, transformé en chemise de nuit, et serré par un obi très étroit de robe d’intérieur. Le bout de tissu noir attaché au col cachait le kimono de dessous. Sous l’effet de l’alcool, sa peau flamboyait jusque sous la plante des pieds nus, qu’elle cherchait à dissimuler avec une grâce charmante et un rien de provocation.
Ses effets de toilette pour le bain, Komako les avait simplement jetés à terre en entrant. La serviette, le savon, les peignes jonchaient le plancher depuis la porte.
— Coupez-moi cela. J’ai des ciseaux.
— Que faut-il que je coupe ?
— Cela ! dit-elle, le doigt sur les cordonnets qui maintenaient son haut chignon à la japonaise. Je voulais le faire moi-même mais je n’y arrive pas : mes doigts ne font pas ce que je veux. Je me suis dit que c’était une chose que je pouvais vous demander.
Shimamura s’appliqua à écarter les cheveux et coupa les rubans un à un, cependant que Komako agitait la tête pour faire tomber ses cheveux dénoués dans son dos. Elle avait, semblait-il, repris un peu son calme.
—Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.
— Trois heures.
— Non, vraiment ? Attention de ne pas couper dans mes cheveux.
— Mais combien y en a-t-il ? Jamais je n’en ai vu autant de ma vie ! s’exclama Shimamura, toujours occupé à couper les cordonnets.
Le rouleau de cheveux postiches qui soutenait son chignon était brûlant, du côté où il reposait sur sa tête.
— Se peut-il qu’il soit vraiment trois heures ? s’étonna-t-elle. Et moi qui leur avais promis d’être avec elles au bain ! J’ai dû m’endormir en passant chez moi. Elles étaient venues m’appeler et elles doivent se demander ce que je suis devenue.
— Elles t’attendent ?
— Au bain public. Elles sont trois. On avait six réunions ce soir, mais je ne suis allée qu’à quatre. La semaine prochaine, on aura énormément à faire avec tous les touristes qui viennent pour voir les érables. — Merci, merci infiniment.
Komako avait redressé le buste pour peigner ses longs cheveux dénoués, non sans avoir un petit rire gêné :
— Cela fait drôle, non ?
Et, pour se donner une contenance, elle se pencha et ramassa son rouleau postiche.
— Il faut que je m’en aille, dit-elle. Il n’est pas convenable que je les fasse attendre. Je ne reviendrai pas cette nuit.
— Crois-tu y voir assez clair pour retrouver ton chemin ?
— Oui, oui !
Mais elle ne s’en prit pas moins les pieds dans les plis de son kimono en gagnant la porte.
Avant sept heures ce matin, et maintenant à trois heures : par deux fois dans une même et courte journée, elle avait choisi des heures insolites pour lui faire visite. « Ce n’est quand même pas normal du tout, cette histoire », se disait Shimamura.