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Pour éviter sans doute l’engorgement par la neige, l’écoulement des eaux des bains se faisait par une rigole tracée contre les murs de l’hôtel. Devant l’entrée, l’eau s’étalait en une large flaque qui ressemblait à un étang minuscule. Sur les dalles qui menaient à la porte, un gros chien noir était en train d’y boire. Un alignement de skis, qu’on venait probablement de sortir d’une réserve pour les exposer à l’air, devait attendre les futurs clients ; une faible odeur de moisissure s’en dégageait, adoucie et comme sucrée par la vapeur qui montait de l’eau chaude. Les paquets de neige tombés des branches des cèdres sur le toit des bains{5} y plaquaient des taches informes, presque mouvantes, presque tièdes.

Le tracé de la route, avant la fin de l’année, aura complètement disparu sous la neige, englouti par les congères. Pour venir aux soirées, il faudra qu’elle chausse de hautes bottes de caoutchouc, qu’elle porte l’inélégant « pantalon montagnard » par-dessus le kimono, et aussi la lourde pèlerine, et encore une voilette pour se protéger le visage. De la neige, il y en aura bien dix pieds à ce moment-là, et pour tout l’hiver. Elle le lui avait dit, et Shimamura y repensait, tout en descendant vers le village sur ce chemin qu’elle avait scruté du regard, ce matin même, à la pointe de l’aube, de la fenêtre de sa chambre à l’auberge.

Des serviettes séchaient sur un fil haut tendu sur le bord du chemin. Par-dessous, il voyait se déployer le panorama des montagnes et là-bas, les pics neigeux qui luisaient doucement dans la lumière. La tige verte des poireaux, dans les jardins, n’était pas encore ensevelie complètement sous la neige.

Des gamins du village faisaient du ski à travers champs.

Lorsque le chemin déboucha entre les maisons, Shimamura perçut comme le gouttement d’une pluie menue, et il vit les petits glaçons luisants qui bordaient les avant-toits : délicate et ruisselante broderie.

— Pendant que tu y es, lança une voix derrière lui, ne vas-tu pas débarrasser le nôtre aussi ?

C’était une femme qui revenait du bain, la serviette serrée sur le front, et qui levait un regard ébloui dans le soleil pour s’adresser à l’homme qui enlevait la neige d’un toit. Quelque serveuse, pensa Shimamura, qui sera arrivée au village en avance pour la saison de ski. L’entrée voisine était celle d’un café{6} : une vieille demeure dont le toit s’affaissait, avec une fenêtre dont la peinture s’écaillait, depuis le temps qu’elle était exposée aux intempéries.

Faits de bardeaux pour la plupart, les toits des maisons présentaient d’identiques alignements de pierres parallèlement à la rue : de grosses pierres rondes et polies, blanches de neige du côté de l’ombre, et qui luisaient au soleil de l’autre côté, aussi noires que des pierres à encre, avec un brillant qui tenait moins à l’humidité ruisselante qu’à leur grain minéral lissé à force de gels, de vents et de pluie.

Les avant-toits qui descendaient presque jusqu’au sol, exprimaient, à eux seuls, et peut-être mieux encore que les pierres sur les toits, l’âme même des pays du Nord.

Des gosses jouaient dans le ruisseau, s’amusant a en casser la glace pour la jeter ensuite au milieu de la rue, enchantés sans doute des multiples éclats qu’elle faisait fuser au soleil en se brisant. Shimamura resta un bon moment à les regarder faire, planté dans la lumière, n’arrivant pas à croire que la glace fût si épaisse.

Adossée à un mur de pierre, une gamine de douze à treize ans tricotait, à l’écart des autres. Hors de la rude étoffe de ses larges « pantalons montagnards », il vit qu’elle avait les pieds nus dans ses geta, et que la peau en était rouge et gercée par le froid. Sagement assise sur un tas de bûches à côté d’elle, un petit bout de fille qui pouvait avoir deux ans écartait ses menottes pour lui tenir avec patience l’écheveau de laine, d’une couleur terne et grise, dont le fil acquérait une teinte plus vive et plus chaude, en passant des bras de la plus petite aux mains de la plus âgée des deux fillettes.

Sept ou huit maisons plus bas, il entendit le rabot du menuisier travaillant dans une fabrique de skis. De l’autre côté de la rue, il y avait cinq ou six geishas en train de bavarder, à l’abri du profond avant-toit. « Komako, j’en suis certain, est du nombre », pensa Shimamura, qui connaissait le nom de la jeune femme depuis le matin même, l’ayant appris d’une servante à l’auberge. Komako était là, en effet. Elle l’avait aussi reconnu de loin : l’expression infiniment grave qui marquait son visage n’eût pas permis de la confondre avec les autres. « Elle va rougir jusqu’aux oreilles, se dit Shimamura qui avançait dans la rue, elle va sûrement rougir terriblement, si elle ne parvient pas à faire comme si de rien n’était… » Et à peine avait-il eu cette pensée, que déjà il la voyait, en effet, s’empourprer jusque sous le menton. Elle eût mieux fait de détourner la tête ; mais au contraire elle le suivait dans sa marche comme malgré elle, bien qu’elle gardât les yeux baissés dans un sentiment pénible de gêne.

Shimamura se sentit également monter une flamme aux joues. Il pressa le pas pour s’éloigner, et Komako fut immédiatement sur ses talons.

— Vous n’auriez pas dû… C’est extrêmement gênant pour moi que vous passiez à cette heure-ci.

— Gênant pour qui ? Ne crois-tu pas que cela le soit au moins autant pour moi, quand je vous vois alignées de la sorte comme pour m’attraper au passage ? C’est tout juste si j’ai pu me décider à continuer mon chemin ! Est-ce donc toujours comme cela ?

— Sans doute, oui… Dans l’après-midi.

— Rougir de cette façon et me courir après, je dois dire que cela me paraît encore plus embarrassant.

— Oh non ! Qu’est-ce que cela change ?

Elle avait parlé clair, mais non sans rougir violemment pour la seconde fois. S’arrêtant, elle prit à pleins bras le tronc d’un kaki en bordure du chemin.

— J’ai pensé que je pourrais vous demander de venir jusque chez moi ; c’est pour cela que je vous ai rejoint.

— Ta maison est par ici ?

— Tout près.

— J’accepte, si j’ai la permission de lire le journal que tu tiens.

— J’ai l’intention de le brûler avant ma mort.

— À propos, n’y a-t-il pas quelqu’un de malade dans ta maison ?

— Comment le savez-vous ?

— Tu es venue l’attendre à la gare, hier, en pèlerine bleu marine. Et nous avons fait le voyage ensemble, presque en vis-à-vis. La jeune personne qui l’accompagnait, le soignant avec une telle gentillesse, une telle douceur… C’était sa femme ? Ou est-ce quelqu’un d’ici qui était allé le chercher ? Ou alors quelqu’un de Tôkyô ? Ses attentions… Elle a été comme une mère pour lui. Cela m’a fait une forte impression.

— Pourquoi n’en avez-vous rien dit hier soir ? Pourquoi cette discrétion ? demanda Komako avec une soudaine émotion.

— C’est sa femme ?

Elle négligea de répondre, tant sa propre question la préoccupait.

— Mais pourquoi n’en avoir pas parlé hier ?… Quel caractère bizarre vous avez !

Cette brusquerie de ton, venant d’une femme, n’était guère du goût de Shimamura. Il n’y avait rien, apparemment, qui la justifiât, ni dans les circonstances, ni dans ce qu’il avait fait lui-même. Serait-ce un trait de sa nature profonde que Komako trahissait là ? Et pourtant, il se trouvait bien obligé d’admettre lui-même que sa question réitérée le touchait à un point sensible : ce matin, cette image de Komako dans la glace, le rouge de ses joues apparaissant sur le fond de neige, l’avait évidemment fait songer à l’image de la jeune femme du train, à son reflet dans la glace du wagon… Pourquoi donc n’en avait-il rien dit ?

Ils avaient avancé entre temps.

— Cela ne fait rien qu’il y ait un malade ; personne ne vient jamais dans ma chambre, dit Komako en empruntant le passage ménagé dans une basse murette.

À main droite, un petit champ sous la neige ; a gauche, une rangée de kakis devant le mur de séparation. Devant la maison, ce devait être un jardin d’agrément, et dans le petit étang aux lotus, dont la glace brisée avait été empilée sur le bord, on voyait passer de gros poissons rouges. La demeure elle-même paraissait aussi vieille et crevassée que le tronc creux d’un vieux mûrier. Il y avait de la neige par plaques sur le toit gondolé par des poutres tordues, qui faisaient festonner les auvents.

Dans l’entrée au sol de terre battue, on se trouvait dans un froid immobile ; et Shimamura fut conduit au pied d’une échelle avant que ses yeux se fussent habitués à la soudaine obscurité. Une véritable échelle, qui menait à un vrai grenier.

— C’était la chambre de culture des vers à soie, expliqua Komako. Êtes-vous surpris ?

— C’est une chance que tu ne te sois jamais rompu le cou, ivre comme tu peux l’être !

— Je suis déjà tombée. Mais en général, quand j’ai trop bu, je me glisse dans le kotatsu en bas et m’y endors.

Tout en parlant, elle avait avancé sa main dans son kotatsu pour sentir s’il était assez chaud, et elle redescendit aussitôt chercher du feu, Shimamura examina curieusement la chambre, constatant qu’il n’y avait qu’une petite fenêtre au midi, mais que le papier de cette fenêtre à glissière était frais et laissait entrer la rayonnante lumière du soleil. Les parois avaient été adroitement tapissées de papier de riz, ce qui donnait à la pièce l’aspect d’un vieux coffret de papier. Au-dessus, c’était le toit nu qui servait de plafond, et sa pente rude jusqu’au niveau de la fenêtre vous laissait une impression assombrie de solitude. Instinctivement, Shimamura se demanda ce qu’il y avait de l’autre côté de la paroi de cette cellule aérienne, et il eut le sentiment désagréable de se trouver comme sur un balcon clos, suspendu dans le vide. Plancher et cloisons, tout vieux qu’ils fussent, étaient d’une propreté impeccable.

Un moment, sa pensée s’amusa à l’idée de la lumière pénétrant le corps vivant de Komako, dans sa chambre d’élevage des vers à soie, tout comme elle traverse le corps translucide des larves industrieuses.

La couverture du kotatsu était faite du même tissu de coton, à rayures, qui sert à la confection des « pantalons montagnards ». La commode avec ses tiroirs était un beau meuble, de bois fin, bien veiné et poli ; — peut-être, songea-t-il, un souvenir de ses années de Tôkyô. L’autre meuble, par contre, une vulgaire coiffeuse, faisait contraste par sa rusticité, alors que son coffret à couture, d’un vermillon somptueux, faisait chanter la note profonde et chaude qui fait le charme des laques de haute qualité. Sur la paroi, un rayonnage de caissettes empilées, derrière un fin rideau de lainage léger, devait probablement lui servir de bibliothèque.

Le kimono de sortie qu’elle portait la veille était là, suspendu contre la paroi, ouvert sur la soie rouge vif de la robe de dessous.

Lestement, Komako grimpa l’échelle avec la provision de combustible.

— Il vient de la chambre du malade, dit-elle. Mais vous pouvez être sans crainte : le feu dévore tous les microbes, à ce qu’on dit.

Elle se pencha pour attiser la braise, si bas que sa coiffure soigneusement refaite balaya presque le bord du kotatsu. « C’est une tuberculose intestinale qui ronge le fils de la maîtresse de musique, expliqua-t-elle ; il n’est revenu à la maison que pour mourir. » Mais à vrai dire, il n’était pas lui-même né ici. C’était la maison de sa mère, plutôt. Elle avait continué d’enseigner la danse sur la côte, alors même qu’elle avait cessé d’être geisha ; mais vers la quarantaine, elle avait eu une attaque, et c’était pour se soigner qu’elle était revenue à la station thermale. Son fils, qui avait une passion pour la mécanique depuis qu’il était tout enfant, était resté à faire son apprentissage chez un horloger. Plus tard, il avait même gagné Tôkyô afin de pouvoir suivre des cours du soir tout en travaillant, et le surmenage lui avait ruiné la santé. Il avait tout juste vingt-cinq ans.

Ces explications, Komako les avait données à Shimamura sans aucune réticence ; mais pourquoi n’avait-elle soufflé mot de la jeune femme qui accompagnait le malade ? Et pourquoi nulle explication de sa propre présence dans cette maison ?

Shimamura, tout en l’écoutant, éprouvait, quoi qu’il en fût, un sentiment de gêne. Il lui semblait que la jeune femme, de son balcon aérien, lançait une émission aux quatre vents du monde.

Du coin de l’œil, en revenant dans l’entrée, il perçut la vague blancheur d’un objet qu’il n’y avait pas remarqué au passage : un coffre à samisen, dont les proportions l’étonnèrent. La boîte lui parut nettement plus large et plus longue que d’ordinaire, et il avait du mal à s’imaginer Komako encombrée d’un pareil ustensile pour se rendre aux soirées qui réclamaient sa présence. À ce moment, quelqu’un fit glisser la porte sombre qui donnait à l’intérieur.

— Cela ne fait rien, Komako, si je passe par-dessus ? demanda la voix émouvante, si claire et si belle de timbre qu’une sorte de tristesse vous saisissait : la voix de Yôko, inoubliable pour Shimamura depuis qu’il l’avait entendue, dans la nuit, appelant le chef de poste, à l’arrêt marqué par le train au sortir du tunnel. Et il écouta, attendant la réponse qui lui ferait écho.

— Mais non, pas du tout. Allez-y !

Yôko, d’un pas léger, enjamba la boîte à samisen et gagna la porte extérieure, emportant un vase de nuit fait de verre. Elle avait eu un rapide et vif regard vers Shimamura, s’éloignant aussitôt d’un pas silencieux sur la terre battue.

Qu’elle fût une fille de ce pays de neige, il n’en pouvait pas douter : il n’était que de voir comment elle portait le hakama des montagnes ou de se rappeler son ton de familiarité avec l’homme du poste ; mais le motif raffiné qui ornait son obi, à moitié visible par-dessus la grosse culotte fendue, en éclairait la rude rayure brune et noire, de même que les longues manches de son kimono de laine en recevaient comme une grâce plus voluptueuse. Même son hakama, fendu pourtant au-dessous du genou et bouffant lourdement sur ses hanches, laissait une impression de souplesse et de douceur, prenait une sorte de légèreté malgré l’épaisseur du tissu et la naturelle raideur de cette grosse cotonnade.

Même après qu’il eût quitté la maison, Shimamura resta hanté par ce regard aigu qui lui laissait comme une brûlure en plein front. C’était encore la pure, l’ineffable beauté de cette lumière distante et froide, la féerie de ce point scintillant qui avait cheminé à travers le visage de la jeune femme sous lequel courait la nuit, dans la fenêtre du wagon, cet éclat qui était venu, un moment, illuminer surnaturellement son regard, enchantement merveilleux et secret auquel le cœur de Shimamura avait répondu, l’autre soir, en battant plus fort, et auquel venait se mêler à présent la magie miroitante de la neige, ce matin, l’immense étendue de blancheur où se piquait, brillant et vif, le carmin des joues de Komako.

Son pas s’accéléra. Non qu’il eût la jambe nerveuse ; il avait au contraire le muscle un peu dodu. Mais une sorte d’allégresse, un entrain nouveau l’avaient saisi, sans qu’il s’en rendît trop compte, à la vue de ses chères montagnes. Et dans sa disposition profondément rêveuse, il lui était facile d’oublier que le monde des humains intervînt dans le jeu des reflets flottants et des images étranges qui l’enchantait. Non, la fenêtre du wagon, dont la nuit avait fait une glace, ou le miroir comblé de blancheur par la neige, ni l’un ni l’autre n’étaient plus des objets faits de main d’homme : ils étaient quelque chose qui participait de la nature elle-même, pour moitié, et d’un monde différent et lointain, pour l’autre. Un univers existant ailleurs, auquel appartenait également la chambre qu’il venait à peine de quitter.

Envahi par ce sentiment, Shimamura tressaillit, éprouvant le besoin de revenir aux choses du monde positif. Il interpella une masseuse aveugle, au sommet du raidillon, pour lui demander si elle pouvait venir le masser.

— Voyons un peu quelle heure il est, fit-elle en glissant sa canne sous son bras pour tirer de son obi une montre à gousset qu’elle ouvrit, tâtant des doigts de sa main gauche le cadran. « Deux heures trente-cinq. J’ai un rendez-vous à trois heures trente. C’est un peu plus loin que la gare, mais si j’arrive un peu en retard, je pense que cela ne fera rien.

— C’est vraiment surprenant que vous puissiez lire l’heure, apprécia Shimamura.

— Il n’y a pas de verre et je n’ai qu’à toucher les aiguilles.

— Mais les chiffres ?

— Non, ce n’est pas nécessaire, dit-elle en tirant à nouveau la montre du gousset pour en ouvrir le boîtier. C’était une montre d’argent, un peu plus grande qu’une montre de femme. Avec trois doigts posés comme repères sur le douze, le six et le trois : « Je peux donner l’heure assez exacte, expliqua-t-elle, et si je me trompe, ce n’est jamais que d’une minute en avance ou en retard. Jamais plus de deux minutes, en tout cas.

— Et la pente du chemin, n’est-elle pas un peu raide ? s’inquiéta Shimamura.

— Quand il pleut, c’est ma fille qui vient me chercher au village pour m’amener ici, et le soir, je ne travaille jamais qu’au village. Je ne monte pas ici. C’est même un sujet de plaisanterie pour les servantes de l’auberge : elles prétendent que c’est mon mari qui ne veut pas me laisser sortir.

— Vous avez de grands enfants ?

— Ma fille aînée a douze ans.

Tout en bavardant de la sorte, ils étaient arrivés dans la chambre de Shimamura et la conversation cessa quand l’aveugle commença le massage. Dans le silence, on entendit le chant lointain d’un samisen.

— Tiens ! Qui est-ce qui joue ? fit l’aveugle en prêtant l’oreille.

— Vous êtes toujours capable de reconnaître la geisha à sa sonorité ?

— Certaines, oui, mais d’autres pas. Vous avez le corps de quelqu’un qui n’a pas à travailler. Vous sentez comme tout est bien souple, détendu ?

— Pas de contracture nulle part ?

— Une petite crispation là, à la base de la nuque. Mais vous êtes juste comme il faut, ni trop enveloppé, ni trop maigre. Vous ne buvez pas, n’est-ce pas ?

— Parce que vous pouvez le déceler aussi ?

— J’ai trois autres clients, des habitués, qui ont exactement votre tonus physiologique.

— Bah ! c’est une qualité qui n’a rien d’exceptionnel.

— Peut-être, mais si vous ne buvez pas, c’est une grande satisfaction dont vous vous privez : de pouvoir tout oublier, c’est un vrai plaisir !

— Il boit, votre mari ?

— Bien que trop !

— Mais pour en revenir à notre joueuse de samisen, elle peut bien être qui elle veut, c’est une musicienne pitoyable.

— Oui, c’est assez mauvais.

— Est-ce que vous jouez vous-même ?

— Je l’ai fait quand j’étais jeune fille, depuis ma huitième année jusqu’à dix-neuf ans. Mais depuis quinze ans que je suis mariée, je n’ai plus joué.

En lui entendant avouer son âge, Shimamura se demanda si les aveugles paraissaient toujours tellement plus jeunes que leurs années. Mais il reprit aussitôt :

— Qui a appris à jouer très jeune ne peut plus oublier.

— Avec le métier que je fais, je n’ai plus mes mains d’autrefois, vous savez ; mais j’ai toujours une bonne oreille et cela me fait mal de les entendre. Mais je pense aussi que la façon dont je jouais quand j’étais jeune ne me satisfaisait pas plus.

Un moment, elle tendit l’oreille.

— Fumi peut-être, qui appartient à l’Izutsuya. Ce sont celles qui jouent le mieux et celles qui jouent le plus mal qu’on reconnaît le plus aisément.

— Il y en a vraiment de bonnes ?

— Komako est excellente. Jeune sans doute, mais elle s’est beaucoup perfectionnée depuis peu.

— Komako ? Vraiment ?

— Au fait, vous la connaissez, n’est-ce pas ? Oui, je la trouve excellente ; mais vous ne devez pas oublier non plus que nous ne sommes peut-être pas très difficiles dans nos montagnes.

— Nous nous connaissons si peu que c’est déjà trop dire, expliqua Shimamura. J’ai aussi fait le voyage hier avec le fils de la maîtresse de musique.

— Il va mieux ?

— Il ne semble pas.

— Ah ? Le pauvre, il y a déjà longtemps qu’il est malade à Tôkyô, paraît-il. On prétend même que c’est pour pouvoir payer une partie des frais médicaux que, l’été dernier, Komako a décidé de s’engager comme geisha professionnelle. Je me demande bien si cela aura servi à grand’chose !…

— Comment cela ? Komako ?

— Ils étaient fiancés seulement. Mais j’imagine qu’on doit se sentir plus tranquille quand on a fait tout ce qu’on pouvait. On n’a au moins rien à se reprocher, après.

— Elle était fiancée avec lui ?

— C’est ce qu’on dit et je n’en sais pas plus, bien sûr. Mais c’est généralement comme cela qu’on sait ces choses-là.

Quoi de plus banal que d’entendre la masseuse d’une station thermale papoter sur les geishas du cru ? Mais ce fut justement parce qu’il les recevait par un canal aussi ordinaire, que les nouvelles surprirent Shimamura et lui parurent d’autant plus extraordinaires, plus invraisemblables. Comment ? Voilà Komako qui devient geisha pour voler au secours de son fiancé ? Allons donc ! C’était quand même un peu trop conforme au répertoire le plus usé du mélodrame le plus vulgaire ! Il ne se décidait pas à y croire. Et même, en prenant la chose selon sa propre morale, il penchait plutôt à la rejeter : il lui convenait tellement mieux que la femme elle-même usât de son propre droit de se vendre comme geisha ! Bref, il eût beaucoup aimé maintenant tirer un peu toute cette histoire au clair et en savoir plus long. Mais la masseuse en avait fini.

En tournant la chose dans sa tête, il en revenait toujours à cette idée de « peine perdue » qu’il avait eue déjà à propos du journal de Komako. Car si Komako était vraiment la fiancée de cet homme, et Yôko la nouvelle aimée de ce fiancé, qui lui-même allait bientôt mourir, tout cela n’était-il pas absolument en vain, en pure perte ? Que penser d’autre, quand Komako allait jusqu’à se vendre pour tenir jusqu’au bout ses engagements et payer les frais de la maladie ? Peine perdue. Effort vain. En pure perte.

Shimamura se devait de lui en parler à leur prochaine rencontre. Il lui dirait comment il voyait les choses. Il tâcherait de la convaincre. Mais en même temps, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’avec le nouveau fragment qu’il venait de connaître de sa vie, elle lui devenait plus transparente encore et plus pure.

Son soupçon de mensonge, son sentiment d’un vide et de la vanité dans tout cela, oui, c’était quelque chose de si vague, de si trouble qu’il s’en méfiait comme si cela recouvrait un inavouable danger. Longtemps après que la masseuse aveugle fut repartie, Shimamura cherchait encore à le préciser, et il finit par se sentir glacé jusqu’au creux de l’estomac. Mais aussi avait-on laissé chez lui les fenêtres ouvertes en grand.

Le fond de la vallée, très tôt ensevelie dans les ombres, avait déjà revêtu les tons du soir. Dressées hors de la zone enténebrée, les montagnes, là-bas, tout éclatantes des lumières du couchant, semblaient beaucoup plus proches avec leur relief accentué par les ombres plus creuses, plus obscures, et leur blancheur un peu phosphorescente sous le ciel rougeoyant. Ici, tout près, le bois de cèdres sur le bord du torrent, sous le terrain de ski, étalait sa tache noire autour du sanctuaire.

Shimamura se sentait de plus en plus désolé, misérable, accablé d’inutilité et de vide vain. Et lorsque Komako entra chez lui, ce fut comme un rayon de chaude lumière dans sa nuit.

Il y avait une réunion à l’hôtel pour la mise au point du programme local de la saison d’hiver, et elle était invitée à la soirée qui devait suivre, lui dit-elle en glissant d’un geste vif ses deux mains dans le kotatsu. L’instant d’après, elle lui frôlait délicatement la joue.

— Comme vous êtes pâle, ce soir !… Bizarre !…

Entre deux doigts, elle lui pinça un peu le gras de la joue en tirant sur la peau souple comme pour lui enlever un masque.

— Ne soyez pas absurde, voyons ! Vous vous tracassez, on dirait…

Shimamura pensa qu’elle avait déjà une pointe d’ivresse.

Mais lorsqu’elle revint, la soirée terminée, ce fut pour s’affaler devant le miroir d’un air qui semblait presque caricaturer l’ivresse.

— Je n’y comprends rien. Absolument rien… Oh ! ma tête… ma pauvre tête ! J’ai mal… Si terriblement mal… Il faut que je boive. Ah ! donnez-moi un verre d’eau.

Elle se tenait les tempes des deux mains, roulant sa tête sans guère se soucier de respecter sa haute et artistique coiffure. Puis, se redressant, elle se mit à petits gestes précis, se massant le visage avec de la crème démaquillante, à enlever son épaisse couche de poudre blanche. Ses joues étaient en feu. Et pourtant Komako, maintenant, paraissait enchantée d’elle-même, au grand éton-nement de Shimamura incapable de croire que l’ivresse pût s’évanouir aussi vite. Il la vit frissonner des épaules dans le froid.

Calme, sans émoi, elle lui avoua qu’elle avait frisé la dépression nerveuse tout au long du mois d’août.

— Je croyais devenir folle ! Je broyais du noir, ruminant de sombres idées sans même savoir pourquoi. C’était effroyable. Je n’arrivais plus à dormir et c’était uniquement pour sortir que je parvenais à me reprendre. Je faisais toutes sortes de rêves. J’avais perdu l’appétit. Je pouvais rester des heures à tambouriner sur le sol, assise au même endroit, interminablement, au plus fort de la chaleur dans la journée.

— Tu as commencé à sortir quand, à titre de geisha ?

— En juin. J’avais cru pendant un bout de temps que je devrais aller à Hamamatsu.

— Un mariage ?

Elle approuva. L’homme voulait absolument l’épouser, mais elle ne pouvait faire qu’il lui plût. Sa décision lui avait coûté bien du souci.

— S’il ne te plaisait pas, qu’avais-tu à rester dans le doute ?

— Ce n’est pas si facile… Les choses ne sont pas aussi simples.

— Le mariage, en soi, aurait donc tant de charmes ?

— Ne soyez pas si rosse ! Une femme peut souhaiter avoir un chez soi, où elle tienne tout en ordre et bien propre.

Shimamura répondit d’un vague grognement.

— Votre conversation n’est pas particulièrement satisfaisante, vous savez !

— Entre cet homme de Hamamatsu et toi, il y avait quelque chose ?

La réponse jaillit instantanément :

— S’il y avait eu quelque chose, pouvez-vous croire que j’aurais hésité ? Non, mais il prétendait qu’il ne me laisserait épouser personne d’autre tant que je serais ici. Il affirmait qu’il ferait tout pour l’empêcher.

— Mais voyons, à Hamamatsu, il se trouvait beaucoup trop loin pour pouvoir quelque chose ! Et tu étais inquiète néanmoins ?

Volontairement confite dans la douce tiédeur de son propre corps, Komako s’étira voluptueusement, longuement, marquant un temps. Et quand elle répondit, ce fut sur un ton complètement anodin :

— Je m’imaginais pourtant que j’allais avoir un enfant, poufîa-t-elle. Est-ce assez ridicule ?…

En fermant les deux poings sur le col de son kimono, elle se pelotonna comme un bébé qui veut dormir. Une fois de plus, Shimamura se laissa tromper par la richesse soyeuse de ses cils, en croyant qu’elle avait encore les yeux ouverts à demi.