Par un matin d’octobre, Shingo, nouant sa cravate, sentit soudain ses mains hésiter.
« Tiens ! » Il s’arrêta. Une expression tourmentée parut sur son visage. « Comment s’y prend-on ? »
Il défit le nœud, tenta un nouvel essai, mais ne réussit pas mieux.
Il releva les deux bouts à la hauteur de son visage et les contempla d’un air étonné.
« Qu’avez-vous ? » Derrière le vieillard, mais un peu de côté, Kikuko tenait son veston. Tournant autour de lui, la jeune femme lui fit face.
« Je ne peux pas nouer ma cravate. J’ai oublié. C’est très curieux. »
D’un geste lent et maladroit, il enroula l’un des bouts autour d’un doigt, et tenta de la tirer à travers la boucle, n’obtenant pour tout résultat qu’un bouchon bizarre. « Bizarre », ce mot convenait très bien à cette action manquée ; mais la peur et le désespoir assombrirent son regard.
Cette expression parut alarmer Kikuko. « Père ! » s’écria-t-elle.
« Mais que faire ? » Shingo restait planté là, drainé de toutes les forces qui lui auraient permis de ranimer ses souvenirs.
Impatientée mais compatissante, Kikuko s’approcha, le veston sur le bras.
« Comment s’y prend-on ? » Les doigts de Kikuko hésitaient sur la cravate. Devant les vieilles pupilles de Shingo, ils apparaissaient flous.
« Mais justement, je ne me rappelle plus !
— Vous la nouez vous-même tous les jours !
— En effet. »
Pourquoi fallait-il qu’il oubliât ce matin-là cette succession de mouvements répétés quotidiennement, depuis quarante ans de bureau ? Ses mains devraient exécuter les gestes avec un automatisme parfait. On doit nouer sa cravate sans même y penser.
Le vieillard eut soudain la sensation d’une déchéance, d’une perte de soi-même ; il en fut angoissé.
« Je vous vois faire tous les matins », dit Kikuko d’un ton grave, en tordant la cravate, puis elle la remit à plat.
Il s’abandonnait consciemment à ses soins. L’ébauche d’un sentiment curieux naissait en lui : celui d’un petit enfant qui se fait gâter quand il est malheureux. L’odeur des cheveux de Kikuko montait jusqu’à lui.
« Je n’y arrive pas. » Kikuko rougissait.
« Tu n’as jamais noué celle de Shuichi ?
— Non.
— Tu l’as seulement dénouée quand il est rentré soûl. »
Elle eut un léger recul, le buste rigide, pour examiner le nœud de cravate. « Mère saurait peut-être, dit-elle enfin, en relâchant son souffle. Mère ! appela-t-elle. Pourriez-vous venir ici, je vous prie ? Père dit qu’il ne parvient pas à nouer sa cravate.
— Mais pourquoi donc ? » Yasuko vint, l’air moqueur. « Pourquoi ne pourrait-il pas la nouer lui-même ?
— Il dit qu’il ne sait plus.
— Soudain, j’ai tout oublié. C’est très étrange.
— Très étrange, en vérité. »
Kikuko s’écarta. Yasuko prit sa place.
« Moi-même, j’ai peut-être oublié. Je vais essayer. » Elle redressa doucement la mâchoire du vieillard avec la main qui tenait la cravate. Il ferma les yeux. Yasuko semblait parvenir à former une sorte de nœud.
Peut-être à cause d’une légère pression à la base du crâne, la tête de Shingo tournait, un nuage de neige dorée brillait devant ses paupières closes. Une vapeur de neige après l’avalanche, qui reçoit l’or de la lumière du soir. Il crut entendre un grondement.
Alarmé, le vieillard ouvrit les yeux. Serait-ce une hémorragie cérébrale ?
Kikuko retenait son souffle ; ses yeux ne quittaient pas les mains de sa belle-mère.
C’était l’image d’une avalanche qu’il avait vue jadis dans la maison à la montagne où il avait vécu, petit garçon.
« Est-ce que ça peut aller comme cela ?
— Oui. »
Yasuko, après avoir noué la cravate, tenta de l’attacher. Ses doigts effleurèrent ceux de son mari quand il leva les mains pour vérifier.
Il lui souvint qu’au sortir de l’université, lorsqu’il avait, pour la première fois, abandonné son uniforme d’étudiant à col dur, la sœur si belle de Yasuko lui avait noué sa cravate. Shingo se tourna vers l’armoire à glace, en évitant les regards des deux femmes.
« Cela devrait aller. La vieillesse m’a possédé, cette fois. C’est effrayant de s’apercevoir soudain qu’on ne sait plus nouer sa cravate. »
Sa femme avait su nouer cette cravate. Lui avait-elle rendu ce service aux premiers temps de leur mariage ? Il n’en gardait aucun souvenir. Aurait-elle noué celle de son séduisant beau-frère quand elle l’avait servi lors de son veuvage ?
Enfilant ses sandales, Kikuko, très inquiète, suivit son beau-père jusqu’à la porte du jardin.
« Quels sont vos projets pour ce soir ?
— Rien de prévu. Je rentre de bonne heure.
— De très bonne heure, alors ? »
Tout en admirant le mont Fuji dans les lointains bleus de l’automne, quand le train passa par Ôfuna, Shingo tâta son nœud de cravate. Il s’aperçut qu’il était à l’envers. Yasuko, se tenant devant lui, avait fait passer l’extrémité gauche par-dessus.
Il dénoua, puis renoua sans aucune difficulté cette cravate fatidique. La pensée qu’il avait pu, quelques instants plus tôt, oublier la manière de procéder, lui parut à peine croyable.
Maintenant, Shingo et Shuichi prenaient le même train pour rentrer.
Les trains de la ligne de Yokosuka partaient généralement toutes les demi-heures, mais aux périodes d’affluence, la cadence s’accélérant, ils partaient toutes les quinze minutes. Parfois, les wagons des heures d’affluence étaient moins encombrés que ceux des heures creuses.
À Tôkyô, une jeune fille s’était assise en face d’eux.
« Voulez-vous me la garder, s’il vous plaît ? dit-elle à Shuichi, en posant un sac à main de daim rouge sur le siège.
— Les deux places ? »
Elle murmura une réponse peu distincte. Toutefois, quand elle se détourna pour sortir, on ne lisait aucune gêne sur le visage lourdement poudré. Les épaules étroites de son manteau remontaient d’une façon très plaisante, et le vêtement tombait bien. La silhouette était d’une élégance très féminine.
Shingo ressentit quelque étonnement. Comment son fils avait-il pu deviner que la jeune fille voulait réserver les deux places ? Quelle présence d’esprit ! Pourquoi s’était-il douté qu’elle attendait quelqu’un ? Son fils avait compris en premier, mais, maintenant, le vieillard admettait que la voyageuse était ressortie pour aller à la recherche d’un compagnon.
D’autre part, assise dans le coin de la fenêtre, vis-à-vis de Shingo, elle ne s’était pas adressée à lui. Dans son mouvement pour se lever, elle s’était trouvée face à face avec Shuichi, certes, mais pour une femme, son fils semblait peut-être le plus abordable des deux.
Shingo détailla le profil, penché sur le journal du soir.
La jeune personne remonta dans le train. Cramponnée aux montants de la portière ouverte, elle fouillait le quai du regard. Apparemment, la personne qui lui avait donné rendez-vous lui faisait faux bond. Elle revint à sa place, et son manteau clair flottait lentement, rythmiquement, de l’épaule à l’ourlet. Un gros bouton le fermait au col. Les poches étaient placées bas, bien en avant. Elle avançait en oscillant, la main dans une poche. La coupe de son vêtement, bien que peu banale, lui seyait fort bien.
S’installant cette fois en face de Shuichi, la jeune femme regarda par trois fois vers la porte. Il semblait qu’elle eût choisi cette place parce que c’était celle qui lui offrait la meilleure vue.
Son sac à main restait sur l’autre siège, devant Shingo – un cylindre aplati, avec un grand fermoir.
Ses boucles d’oreilles en diamant, certainement fausses, brillaient pourtant d’un éclat agréable. Le nez large se détachait bien sur le visage ferme, régulier ; la bouche, petite, était jolie. Les sourcils épais, courts, et très noirs, tendaient à remonter vers les tempes ; la courbe des longues paupières, gracieuse aussi, s’estompait avant d’avoir atteint le coin des yeux. La mâchoire paraissait vigoureuse. Ces divers traits concouraient à former un visage assez beau dans son genre. Les yeux marquaient une certaine fatigue ; le vieillard évaluait difficilement l’âge de cette femme.
Il y eut du bruit vers la porte. Les regards de Shingo, en même temps que ceux de la jeune femme, s’y tournèrent. Cinq ou six hommes, joyeux comme au retour d’une excursion, montèrent en portant sur l’épaule de grandes branches d’érables. Le rouge profond des feuilles évoquait les froids pays de neige. Shingo ne tarda pas à savoir, par leur conversation sans-gêne, qu’ils avaient été loin dans les montagnes d’Echigo.
« À Shinshû, dit Shingo à son fils, les érables doivent être dans leur splendeur. »
Il songeait moins, cependant, aux érables sauvages des montagnes qu’à l’érable en pot, avec ses feuilles vermeilles, devant l’autel familial, lors de la mort de la sœur de Yasuko. Shuichi n’était évidemment pas encore né.
Shingo fixait les yeux sur les feuilles rouges qui, débordant par-dessus les sièges, apportaient la saison dans le wagon.
Il revint au moment présent. Le père de la jeune fille lui faisait face. C’était donc son père qu’elle attendait ! Shingo trouva quelque réconfort dans cette pensée.
Le père montrait le même nez large, ressemblant au point que c’en était presque comique. Le tracé des racines de cheveux semblait identique. Il portait des lunettes à monture noire.
Indifférents l’un à l’autre, le père et la fille n’échangèrent ni une parole ni un regard. Le père dormait avant qu’ils eussent quitté la banlieue de Tôkyô. La fille ferma les yeux aussi, et même leurs cils présentaient une extrême similitude. Shuichi ne ressemblait pas tant à Shingo.
Tout en souhaitant un échange de remarques, entre ces deux voyageurs, Shingo ressentit quelque envie devant cette admirable placidité. Quelle famille paisible, sans doute !
Aussi fut-il très surpris lorsqu’à Yokohama la jeune femme descendit seule. En réalité, loin d’être père et fille, ils devaient être parfaitement étrangers l’un à l’autre. Shingo se sentit floué.
L’homme entrouvrit les yeux au départ de Yokohama, puis se rendormit dans son débraillé. Car soudain, la jeune femme partie, cet homme entre deux âges paraissait débraillé.
Shingo poussa Shuichi du coude. « Alors, ils n’étaient pas père et fille », lui souffla-t-il.
Shuichi ne manifesta pas l’intérêt qu’aurait souhaité son père.
« Tu as vu, pourtant. »
Shuichi hocha la tête pour la forme.
« C’est très curieux. »
Shuichi ne semblait pas le trouver curieux du tout.
« Ils se ressemblaient beaucoup.
— Peut-être, en effet. »
L’homme dormait, et les bruits du train couvraient la voix de Shingo, mais néanmoins il ne paraissait pas indiqué de discuter à haute voix de la personne qui se trouvait devant eux.
Shingo détourna la téte, se jugeant en faute d’avoir mis tant d’insistance dans ses regards ; alors une certaine tristesse le gagna. D’abord, ç’avait été une tristesse pour cet homme, puis elle s’était étendue à lui-même. Le train parcourait le long trajet entre Hodogaya et Totsuka. Le ciel d’automne s’obscurcit.
L’homme était moins âgé que Shingo, mais néanmoins plus près de soixante ans que de cinquante. Et cette jeune femme aurait-elle l’âge de sa belle-fille, peut-être ? Rien en elle ne rappelait la pureté des yeux de Kikuko.
« Se pouvait-il, songea Shingo, qu’elle ne fût pas la fille de cet homme ? Son étonnement allait croissant.
Il existe de par le monde quelques personnes qui se ressemblent tellement qu’on ne peut les prendre que pour parents et enfants ; il ne doit pas pourtant y en avoir beaucoup ; dans le monde entier, il ne doit se trouver qu’un homme que l’on puisse assortir à cette fille, qu’une fille que l’on puisse assortir à cet homme. Un seul pour chacun d’eux. Dans le monde entier, peut-être n’existe-t-il qu’une paire de ce genre. Ils vivaient en étrangers, sans que rien n’indiquât le moindre lien entre eux. Peut-être chacun ignorait-il l’existence de l’autre ?
Voilà que par hasard, ils se trouvaient dans le même train, réunis pour la première fois et destinés, sans doute, à ne jamais plus se rencontrer. Trente minutes, dans la durée d’une longue vie. Puis ils s’étaient quittés, sans avoir échangé deux mots. Assis côte à côte, ils ne s’étaient pas regardés. Auraient-ils pu remarquer leur ressemblance ? Ils s’étaient séparés, après avoir été les participants d’un miracle dont ils restaient inconscients.
Le seul que l’étrangeté de la coïncidence eût frappé n’était qu’un étranger.
« Lui, le témoin fortuit, avait-il participé aussi au miracle ? » se demanda-t-il.
Qu’est-ce donc qui crée un homme et une femme se ressemblant comme père et fille, et les installe côte à côte, pendant une demi-heure, et les montre à Shingo ?
Elle s’était assise là, genou contre genou, près d’un homme qui paraissait ne pouvoir être que son père, et seulement parce que celui qu’elle avait attendu n’était pas venu.
« En va-t-il ainsi de la vie ? » put seulement murmurer Shingo.
Quand le train ralentit en gare de Totsuka, le dormeur partit, un peu à la débandade. Son chapeau tomba du filet à bagages, aux pieds de Shingo, qui le lui ramassa.
« Merci ! » Il l’avait mis sans prendre la peine de l’épousseter.
« Il y a des choses extraordinaires, dit Shingo, libéré de sa contrainte. Ils ne se connaissaient pas.
— Ils se ressemblaient, mais pas dans leur mise.
— Dans leur mise ?
— La femme était tirée à quatre épingles, mais l’homme faisait plouc.
— Mais c’est souvent comme cela, les filles sont élégantes, et les pères portent des guenilles.
— Leurs vêtements n’étaient pas du tout du même style. »
Le vieillard hocha la tête. « La fille est descendue à Yokohama. À peine était-elle partie que cet homme m’a paru soudain défait.
— En effet, mais c’était une ruine dès le départ.
— Cela s’est produit si vite. C’était frappant. Cela m’a ému, bien qu’il m’ait paru plus jeune que moi.
— Sans aucun doute. » Shuichi conclut sur une boutade. « Un vieux paraît toujours à son avantage avec une jolie fille auprès de lui. N’en est-il pas ainsi pour vous, Père ?
— Vous, les jeunes, vous nous regardez avec envie. » Le vieillard aussi détournait la conversation.
« Pas du tout. Un beau couple, ça ne colle pas toujours, mais l’on prend pitié d’un type moche quand la fille est belle. Laissons donc les beautés aux vieillards. »
Cependant, l’étrangeté de ce couple fortuit hantait toujours Shingo.
« Peut-être sont-ils vraiment père et fille. Maintenant, cette idée m’est venue. Voilà peut-être une fille qu’il avait faite et laissée derrière lui. Ils n’ont jamais fait connaissance, ils ne savent pas quel lien les unit. »
Shuichi détourna la tête. Shingo fut un peu alarmé par la remarque qu’il venait de lancer ; elle pouvait passer pour une allusion. Il n’y avait plus qu’à continuer : « Dans vingt ans, la même chose pourrait t’arriver.
— Voilà ce que vous cherchiez à me dire ? Eh bien, moi, je ne suis pas de ces fatalistes sentimentaux. Les obus me sifflaient aux oreilles, mais aucun ne m’a touché. J’ai peut-être laissé derrière moi, dans les îles du Sud ou en Chine, un enfant ou deux. Rencontrer son bâtard et le quitter sans le reconnaître, ce n’est rien quand on a entendu les obus vous siffler aux oreilles. Là, votre vie n’est pas en danger. Et puis, rien ne prouve que Kinuko mettra une fille au monde ! Et puis si elle dit qu’elle n’est pas de moi, je n’en demande pas davantage.
— En temps de guerre, en temps de paix, c’est différent.
— Peut-être qu’une nouvelle guerre nous guette ! Et peut-être que la dernière nous obsède ! Elle est toujours en nous, comme un spectre, dit Shuichi, haineux. Cette femme était un peu étrange, elle vous a plu, alors vous vous êtes lancé dans vos histoires bizarres. Les hommes sont toujours attirés par les femmes qui sont un peu différentes des autres.
— Est-ce bien normal ? Parce qu’une femme est un peu différente des autres, tu l’engrosses et tu lui laisses l’enfant à élever ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. C’est elle. »
Shingo ne trouva plus rien à dire.
« Cette femme qui est descendue à Yokohama, c’est une femme libre.
— Libre ?
— Elle n’est pas mariée, elle serait venue si vous lui aviez fait signe. Elle prend peut-être de grands airs, mais elle n’a pas de quoi vivre convenablement, et elle est fatiguée de subsister au jour le jour. »
Les remarques de Shuichi étonnèrent le vieillard. « Tu es extraordinaire…, dit-il, mais quelle perversité !
— Kikuko même n’est pas si différente, cracha Shuichi sur un ton de défi. Elle n’est ni soldat ni prisonnier, elle est vraiment libre.
— La liberté de ta femme ? Que signifie-t-elle ? Lui as-tu parlé comme cela ?
— Dites-le-lui vous-même.
— Tu voudrais donc que je la renvoie ? » Shingo maîtrisait sa voix au prix d’un grand effort.
« Pas du tout. » Shuichi se dominait soigneusement aussi. « Nous disions que la fille qui est descendue à Yokohama est libre… Parce que cette personne avait l’âge de Kikuko, vous avez pensé qu’ils étaient père et fille. »
Shingo fut tellement surpris qu’il en resta pantois. « C’est que s’ils n’étaient pas père et fille, ils se ressemblaient tant que cela tenait du miracle.
— Il n’y avait pas de quoi en être ému.
— Pour moi, si. » Mais maintenant que son fils lui avait fait remarquer qu’il songeait à Kikuko, il sentit sa gorge se serrer.
Les hommes aux branches d’érables descendirent à Ôfuna.
« Si nous allions à Shinshû voir les érables ? dit Shingo, en regardant les branches remonter le quai. Avec Yasuko et Kikuko, bien sûr.
— Oui, personnellement, je ne porte pas grand intérêt aux feuilles d’érables, mais…
— J’aimerais bien revoir les montagnes du pays natal. Yasuko m’a dit qu’elle rêvait de la maison qui tombait en ruine.
— Elle est en assez mauvais état.
— Nous devrions la réparer pendant qu’il en est encore temps. Sans quoi, elle sera pourrie.
— La charpente est solide, et la maison ne tombe pas précisément en ruine. S’il fallait entreprendre des réparations… Mais à quoi bon ?
— Nous voudrions peut-être une maison pour nous retirer. Et peut-être te faudra-t-il encore quitter la ville ?
— Je resterai à Kamakura pour garder la maison. Kikuko peut aller voir la vieille demeure, elle ne la connaît pas.
— Comment va-t-elle ces jours-ci ?
— Eh bien, elle paraît s’ennuyer un peu, maintenant que ma liaison est rompue. »
Shingo eut un sourire amer.
Une fois de plus, ce fut dimanche et, une fois de plus, Shuichi paraissait parti vers l’étang pour pêcher.
En mettant bout à bout une rangée de coussins qui s’aéraient dans l’entrée, Shingo s’étendit dans le chaud soleil d’automne, la tête posée sur le bras. Teru, la chienne, prenait aussi le soleil, sur une marche de pierre, plus bas.
Dans la pièce du petit déjeuner, Yasuko relisait une pile de journaux qu’elle avait pris sur ses genoux et dont le plus vieux devait avoir huit jours. Lorsqu’elle tombait sur un passage intéressant, elle le commentait à Shingo, mais cela devenait si fréquent qu’il finissait par ne répondre que pour la forme.
« J’aimerais bien que tu perdes cette manie de lire les journaux le dimanche », dit-il en se retournant paresseusement.
Dans le tokonoma du salon, Kikuko s’occupait à disposer des coloquintes rouges.
« Les as-tu cueillies dans la colline ?
— Oui, car elles paraissaient très jolies.
— Il en reste peut-être ?
— Quelques-unes seulement. Cinq ou six. »
Trois coloquintes pendaient de la tige que sa belle-fille tenait à la main.
Chaque matin, pendant sa toilette, Shingo pouvait admirer ces coloquintes rouges dans la montagne, au-dessus des hautes graminées. Maintenant, dans la maison, leur teinte était encore plus éclatante.
La jeune femme apparaissait aussi dans le champ visuel du vieil homme. Chez elle, la courbe qui descend de la mâchoire à la gorge était d’une indicible fraîcheur. Il avait fallu plusieurs générations pour en arriver là, songea Shingo, que cette pensée attristait un peu. La coiffure dégageait la gorge et le cou, et le visage paraissait amaigri.
Naturellement, le vieillard était conscient depuis longtemps de la beauté de cette courbe et du long cou mince, mais – cela tenait-il à la distance, à l’angle sous lequel il la regardait ? – elle ressortait plus que d’habitude. Peut-être l’éclat de l’arrière-saison y contribuait-il.
Cette ligne de la mâchoire à la gorge soulignait encore un charme juvénile, mais elle commençait d’envelopper un léger embonpoint ; sa délicatesse virginale ne tarderait pas à s’effacer.
« Plus qu’un, le dernier, interpellait Yasuko. Voilà qui est très intéressant.
— Ah !
— Il s’agit des États-Unis. D’un endroit qui s’appelle Buffalo, État de New York. Buffalo. Un homme dont l’oreille gauche fut arrachée dans un accident d’automobile va chez le médecin. Celui-ci se précipite sur les lieux de l’accident ; il y retrouve l’oreille toute sanglante. Il la recolle. Elle tient parfaitement depuis.
— Il paraît que l’on peut remettre aussi un doigt, à condition de s’y prendre assez tôt.
— Ah ? » Elle continua sa lecture pendant un moment, puis elle parut frappée par quelque pensée. « J’imagine que c’est peut-être vrai pour les maris et les femmes. Si l’on n’attend pas trop, on peut les remettre et cela se recolle. Mais s’il y a longtemps…
— Que veux-tu dire ? fit Shingo, distraitement.
— Vous ne croyez pas qu’il en aille de même pour Fusako ?
— Aïhara s’est éclipsé, dit Shingo d’un ton léger. Et nous ne savons pas s’il est encore de ce monde.
— Nous pourrions bien arriver à le savoir, si nous voulions nous en donner la peine. Mais que va-t-il advenir ?
— Grand-mère a toujours des regrets. N’y pense plus ! Voilà longtemps que nous avons déposé la notification du divorce.
— Depuis l’enfance, j’excelle au renoncement ; mais je les ai toujours sous les yeux, elle et les deux enfants, et je me demande ce qu’il faut faire. »
Shingo ne répondit pas.
« Fusako n’est pas la plus belle fille du monde. En admettant qu’elle se remarie, ce serait un peu lourd pour Kikuko qui se trouverait avec deux enfants sur les bras.
— En ce cas, il faudrait bien que Shuichi et Kikuko s’en aillent vivre ailleurs. Ce serait à la grand-mère d’élever les enfants.
— Ce n’est pas que je veuille être paresseuse, mais enfin, quel âge me donnez-vous ?
— Fais ce que dois, advienne que pourra. Où est Fusako ?
— Elles sont allées voir le grand Bouddha. Les enfants sont très étranges. Il s’en est fallu de peu que Satoko se fasse écraser, une fois, en rentrant, et pourtant elle adore ce grand Bouddha. Elle demande toujours à y retourner.
— Je doute fort que ce soit le Bouddha qui l’attire.
— On le dirait bien, pourtant.
— Allons, allons !
— Ne croyez-vous pas que Fusako pourrait s’installer en province ? Elle hériterait de la maison de campagne.
— Nous n’avons pas besoin d’héritière », répondit sèchement Shingo.
Yasuko reprit sa lecture en silence.
* Cette histoire d’oreille que vient de raconter Mère me rappelle quelque chose. » Cette fois, c’était Kikuko. « Vous souvient-il de m’avoir dit, une fois, que vous aimeriez laisser votre tête à l’hôpital pour la faire nettoyer et réparer ?
— Nous regardions les soleils, au bas de la rue. Il me semble que le besoin s’en fait encore plus sentir maintenant qu’il m’arrive de ne plus savoir nouer ma cravate. Avant peu, je lirai le journal à l’envers, sans m’en apercevoir.
— J’y pense souvent, et je me demande ce qui se passerait après que vous l’eussiez abandonnée. »
Shingo la regarda. « Eh bien, chaque soir, c’est un peu comme si l’on confiait sa tête à l’hôpital du sommeil ! Cela tient peut-être à mon grand âge, mais je rêve tout le temps. « Quand je souffre, mes rêves prolongent la réalité. » Je crois me rappeler avoir lu cette citation quelque part. Non pas que mes rêves à moi s’assortissent à la réalité ! »
La jeune femme examinait sous tous les angles l’arrangement de coloquintes qu’elle venait de terminer.
Shingo les regardait aussi. « Kikuko ! Installez-vous ailleurs ! » fit-il.
Elle se retourna brusquement et s’approcha de lui. « Cela m’effraie, dit-elle à voix trop basse pour que Yasuko l’entendit. Shuichi m’effraie.
— As-tu l’intention de le quitter ?
— En ce cas, je pourrais m’occuper de vous autant qu’il me plairait, dit-elle avec gravité.
— Quel malheur pour toi !
— Il n’y a pas de malheur à faire ce que l’on aime ! »
Le vieillard éprouva quelque alarme. Cette réflexion ne ressemblait-elle pas à l’expression d’une juvénile ardeur ?
Il pressentit qu’il y avait, là, un danger. « Tu mets beaucoup de zèle à t’occuper de moi, mais il ne faudrait pas confondre, je ne suis pas Shuichi. Je crains que cela ne serve qu’à l’éloigner davantage.
— Il y a des choses chez lui que je ne comprends pas. » Le visage blanc lui parut suppliant. « Certains jours, j’ai peur tout à coup et je ne sais que faire.
— Je comprends. Il a changé depuis qu’il est parti pour la guerre. Il semble se conduire parfois à dessein de telle façon que je ne puisse deviner ce qui se passe en lui. Mais enfin, si tu t’accroches, comme pour l’oreille toute sanglante, cela finira peut-être par s’arranger. »
Kikuko restait immobile.
« T’a-t-il parlé de ta liberté ?
— Non, répondit-elle en le regardant d’un air interrogateur. Ma liberté ?
— Je lui ai moi-même demandé ce qu’il entendait par là. Après y avoir bien réfléchi, on pourrait comprendre à peu près ceci : tu devrais te dégager de moi. Je devrais te libérer davantage.
— Je… c’est de vous-même que vous parlez ?
— Oui. Shuichi m’a chargé de te dire que tu es libre. »
Alors, il se fit un grand bruit dans le ciel. Pour Shingo, ce fut vraiment comme s’il entendait un bruit du ciel. Il leva la tête. Cinq ou six pigeons traversèrent le jardin en diagonale, volant bas.
Kikuko les entendit aussi. Elle s’avança jusqu’au fond de la véranda.
« Alors je suis libre ? » dit-elle avec des larmes dans la voix, en regardant s’envoler les pigeons.
Teru quitta sa pierre pour foncer à travers le jardin, à la poursuite de ce bruit d’ailes.
Les sept membres de la maisonnée se retrouvèrent à la table du dîner. Fusako et ses enfants faisaient sans doute bien partie de la maison maintenant.
« Il ne restait que trois truites à la poissonnerie, dit Kikuko. Il y en a une pour Satoko. » Elle en servit une à Shingo, une à Shuichi, une à la petite fille.
« Les truites ne sont pas pour les enfants, dit Fusako en étendant la main. Laisse-la pour grand-mère.
— Non, fit Satoko, qui se cramponnait à l’assiette.
— Quelles belles truites ! fit observer Yasuko d’un ton calme. Les dernières de l’année, j’imagine. J’en prendrai quelques bouchées sur celle de grand-père, ici ; je ne veux pas de la tienne. Kikuko pourrait se servir un peu sur celle de Shuichi. »
Voilà qu’ils formaient trois groupes. Peut-être devraient-ils avoir trois maisons ?
Satoko ne piquait ses baguettes que dans la truite, laissant le riz.
« Est-elle bonne ? demanda Fusako, les sourcils froncés. Mais quel gâchis tu fais ! » Elle recueillit la laitance pour la donner à Kuniko, la toute petite. Satoko ne protesta pas.
« De la laitance, marmonnait Yasuko, qui arracha le bout d’un des sacs de laitance, dans l’assiette de son mari.
— Jadis, dans le vieux pays, la sœur de Yasuko m’avait poussé à écrire des haïku. Pour les truites, il y a toutes sortes d’expressions qui servent : la truite d’automne, la truite qui descend, la truite rouillée, par exemple. »
Shingo jeta un regard sur sa femme et poursuivit : « La truite qui descend et la truite rouillée sont celles qui ont pondu. Épuisées, complètement à bout, ayant perdu leur beauté, elles se laissent porter vers la mer.
— C’est tout comme moi, répondit sur-le-champ Fusako. Bien que je n’aie jamais eu de beauté à perdre, même quand j’étais une truite vigoureuse. »
Shingo fit la sourde oreille. « Une truite en automne, s’abandonnant au fil de l’eau. – Truite nageant dans les hauts-fonds, sans savoir que la mort l’attend. Ce genre de vers. Ils pourraient s’appliquer à moi.
— À moi, dit Yasuko. Meurent-elles, quand elles redescendent à la mer après avoir pondu ?
— Je crois qu’on le disait. Mais, bien entendu, parfois, quelques truites passaient l’hiver dans un creux. On les appelait celles qui restent.
— C’est plutôt mon genre, cela !
— Moi, je ne pense pas pouvoir rester, dit Fusako.
— Mais tu as pris du poids, depuis ton retour, dit Yasuko, regardant sa fille, et tu as meilleure mine.
— Je n’ai pas envie de prendre du poids.
— Rentrer à la maison, c’est se cacher dans les eaux profondes, fit Shuichi.
— Je ne compte pas rester très longtemps. J’aimerais mieux descendre à la mer. Satoko, s’écria Fusako d’une voix aiguë. Tu n’as plus que des arêtes. Laisse-les !
— Vos histoires de truites m’ont gâché le goût du poisson », dit Yasuko, sur le visage de laquelle apparaissait une expression railleuse.
Fusako baissa les yeux. Sa bouche était déformée par des mouvements nerveux. Puis, prenant un ton cérémonieux, elle parvint à parler :
« Père, vous ne m’ouvririez pas un petit magasin ? Une boutique de produits de beauté, une papeterie… n’importe où ! Même une baraque dans la rue ; un endroit où l’on boit.
— Tu te crois capable de tenir ce genre de commerce ? demanda Shuichi, d’un air surpris.
— Certes. Les clients ne viennent pas boire votre visage. Ils viennent pour le saké. Tu dis cela parce que tu as une jolie femme ?
— Ce n’est pas du tout ce que je pensais.
— Bien sûr qu’elle en est capable, intervint Kikuko, à la surprise générale, car toutes les femmes peuvent vendre du saké, et si elle veut tenter sa chance, je pourrais l’aider, si elle le permet.
— Oh ! là ! là ! Quelle idée ! » dit Shuichi, l’air étonné. Un ange passa.
Seule, Kikuko avait rougi. Elle était pourpre jusqu’aux oreilles.
« Et alors, dimanche prochain ? Je pensais que ce serait une bonne idée si nous allions à la campagne, pour voir les érables », dit Shingo.
Les yeux de Yasuko brillèrent. « Les érables ? Je veux bien !
— Et Kikuko ? car nous ne lui avons pas encore montré le pays natal.
— Volontiers », dit Kikuko.
Shuichi et Fusako, contrariés, gardaient le silence.
« Qui gardera la maison ? dit enfin Fusako.
— Moi », dit Shuichi.
Fusako marqua de l’opposition.
« Non, moi, mais j’aimerais bien avoir une réponse avant votre départ.
— Je te ferai connaître ma décision », dit Shingo. Il songeait à Kinuko, dont on disait qu’elle avait ouvert une petite boutique de couturière à Numazu, tandis qu’elle portait encore l’enfant.
Dès la fin du repas, Shuichi quitta la table.
Shingo se leva, se frictionna une crampe dans la nuque. Il porta un regard absent vers le salon, alluma les lampes.
« Kikuko ! Tes coloquintes commencent à pendre ! dit-il d’une voix forte. Elles doivent être trop lourdes. »
Mais le bruit de vaisselle dut empêcher la jeune femme d’entendre.