La cloche du temple sonnait à six heures, hiver comme été. Hiver comme été, Shingo s’estimait matinal s’il l’avait entendue.
Matinal, pour lui, ne signifiait pas tôt levé, mais tôt réveillé. Seulement, six heures du matin en été, ou six heures du matin en hiver, ce n’est certes pas la même chose. Shingo savait l’heure, puisque la cloche sonnait tous les matins ponctuellement, mais à la belle saison, il faisait déjà jour.
Il posait une assez grosse montre à son chevet, mais il fallait allumer, mettre ses lunettes ; il la regardait donc assez peu souvent. D’ailleurs, il avait peine à distinguer, à l’œil nu, la grande aiguille de la petite.
De toute façon, Shingo n’avait pas trop à se soucier de l’horaire, et ses réveils précoces l’ennuyaient surtout.
En hiver, six heures, c’était trop tôt. Shingo ne pouvant supporter de rester tranquille au lit se levait pour aller chercher les journaux, par exemple.
Depuis le départ de leur domestique, c’était Kikuko la plus matineuse.
« Tiens, Père, déjà ? disait-elle, ce qui semblait le gêner un peu.
— C’est vrai, je vais me rendormir.
— Excellente idée ! D’ailleurs, l’eau n’est pas encore chaude. »
Que sa belle-fille fût déjà levée le rassurait.
Depuis quand avait-il des réveils tristes l’hiver, à la nuit ? Le retour du printemps les rendait plus chaleureux.
Par une matinée de la seconde quinzaine de mai, le vieillard avait entendu, peu après la cloche, le cri du milan.
« Ah ! Il est donc resté chez nous ! » murmura-t-il, prêtant l’oreille sans se lever.
Il lui sembla que l’oiseau décrivait un grand cercle au-dessus de la maison puis se dirigeait vers la mer.
Il se leva et, tout en se brossant les dents, chercha des yeux l’oiseau dans le ciel, mais en vain. Le cri puéril et doux lui parut avoir purifié l’atmosphère, au-dessus de sa maison.
« Kikuko, fit-il en direction de la cuisine, as-tu entendu notre petit milan ? »
La jeune femme versait dans un récipient en bois du riz qui dégageait de la vapeur.
« Je devais être distraite, je ne l’ai pas entendu.
— Il a fini par se fixer chez nous.
— Oui.
— L’année dernière déjà, je l’entendais souvent chanter, mais à quel mois ? En quelle saison ? Je me rappelle mal. »
Comme Shingo, debout, la regardait, la jeune femme dénoua le ruban qui retenait ses cheveux. Il eut l’impression qu’elle dormait quelquefois avec un ruban.
Sans couvrir le récipient de riz, elle préparait à la hâte le thé de son beau-père.
« Si le milan reste chez nous, les bruants resteront probablement aussi.
— Et même le corbeau ?
— Le corbeau ? » Shingo rit. « Si le milan nous appartenait vraiment, le corbeau devrait être à nous aussi. On pourrait croire qu’il n’y a que des gens dans cette maison ; mais, en vérité, plusieurs oiseaux l’habitent.
— Il y viendra bientôt des puces et des moustiques.
— Tais-toi, horreur ! Ce ne sont pas des habitants de la maison, puisqu’ils n’y passent pas toute l’année.
— Peut-être que si, car on trouve des puces en hiver.
— Je connais mal l’espérance de vie des puces, mais je ne pense pas que ce soient des puces de l’an dernier. »
Kikuko rit en regardant Shingo.
« C’est le moment où le fameux serpent va reparaître.
— Celui qui t’a fait si grand-peur l’an dernier ?
— Oui.
— C’est le seigneur de la maison, notre général bleu. »
L’été précédent, Kikuko, revenant de faire ses courses et rentrant à la cuisine, avait pris peur à la vue d’une grande couleuvre.
À son cri, Teru, la chienne, avait accouru ; elle aboyait follement, tantôt avançant, tête baissée, l’air prêt à mordre, tantôt reculant à plus d’un mètre pour se rapprocher encore, comme pour attaquer.
La couleuvre, la tête un peu relevée, tirait sa langue rouge sans même regarder la chienne ; elle se mit à ramper, en longeant le seuil de la cuisine.
Suivant Kikuko, le serpent mesurait deux fois la largeur de la porte de la cuisine, c’est-à-dire près de deux mètres. Son corps était plus gros que le poignet de la jeune femme. Cette dernière en avait parlé sur un ton très agité, tandis que Yasuko restait calme.
« C’est le seigneur de la maison. Il l’habite depuis de nombreuses années. Il l’habitait avant que tu y viennes, Kikuko.
— Si Teru l’avait mordu, que serait-il arrivé ?
— Eh bien, la chienne n’aurait pas eu le dessus. Le serpent l’aurait étouffée. Voilà pourquoi Teru, qui le sait bien, se contentait d’aboyer. »
La jeune femme en était restée tellement effrayée pendant un certain temps qu’elle pouvait à peine passer le seuil de la cuisine et qu’elle entrait ou sortait par la grande porte.
L’idée que cet énorme serpent se trouvât sous le plancher ou bien au-dessus du plafond l’épouvantait, mais il devait habiter dans les collines et ne venait pas souvent.
La colline n’appartenait pas à Shingo, lequel ignorait jusqu’au nom du propriétaire du terrain. Le versant raide s’élevait près de la maison et, pour les animaux de la colline, il n’existait apparemment pas de frontière entre leur demeure et le jardin de Shingo.
Les fleurs et les fruits de la colline aussi tombaient nombreux dans le jardin.
« Le milan est revenu, murmura Shingo, puis, d’une voix vibrante, il répéta :
« Kikuko, il semble que te milan soit revenu.
— Vraiment ? Je l’entends à présent. »
Kikuko levait un regard distrait vers le plafond.
Le cri de l’oiseau se prolongea quelques instants.
« Est-il allé tout à l’heure à la mer ?
— Oui, sa voix m’a semblé s’éloigner dans cette direction.
— Il aura pris un poisson, puis il sera revenu. » En écoutant la jeune femme, le vieillard pensa que cela s’était peut-être passé ainsi.
« Si nous laissions quelques poissons dans un endroit bien visible ?
— Teru pourrait les détourner à son profit.
— Je parle d’un endroit assez élevé. »
Comme l’année précédente, et l’autre encore, le vieillard, percevant au réveil le cri du petit milan, ressentait un mouvement d’affection. Il ne devait pas être le seul, car l’expression « notre petit milan » était passée dans le jargon familial.
Pourtant, Shingo doutait qu’il n’y eût qu’un oiseau. Il croyait en avoir, une fois, vu évoluer deux au-dessus de la maison. Entendait-il vraiment, depuis plusieurs années, crier toujours le même ? Ne s’agissait-il pas de générations successives, les parents étant morts à son insu ? Cette pensee l’effleurait ce matin pour la première fois.
Si le vieux milan était mort l’année précédente, le vieillard et les siens écoutaient maintenant le jeune dans leur éveil rêveur, sans rien deviner, en le prenant pour leur seul et unique milan. Ce serait cocasse !
Il paraissait étrange, à la réflexion, que cet oiseau eût élu domicile dans la colline derrière la maison, quand il y en avait tant d’autres à Kamakura.
C’était improbable, pourtant j’ai pu le rencontrer.
C’était improbable, pourtant j’ai pu l’entendre,
dit le proverbe. Peut-être en allait-il de même pour le petit milan.
Oui, cet oiseau habitait avec eux, mais il se contentait de leur faire ouïr sa voix charmante.
Kikuko et Shingo, étant les seuls à se lever tôt dans cette maison, finissaient par échanger quelques mots. Avec Shuichi, le vieillard profitait de leurs trajets dans le train.
Il avait l’impression d’approcher de la ville après la traversée du pont métallique de la Rokugo, quand on arrivait en vue des bois d’Ikegami. Tous les matins, il la regardait en passant.
Voilà des années qu’il voyageait sur cette ligne et regardait ces bois, mais ce n’était que tout récemment qu’il y avait découvert deux pins.
Seuls de leur espèce, ils se détachaient en hauteur ; ils inclinaient leur torse comme pour s’embrasser et leurs cimes, se rapprochant, allaient sans doute y arriver.
Il n’y avait pas d’autres grands arbres dans ces forêts. Ils n’auraient pas dû lui échapper, mais Shingo ne les avait jamais remarqués jusqu’à présent. Maintenant, ils lui crevaient les yeux.
Ce matin-là, les deux pins se devinaient vaguement à travers la tempête.
« Shuichi ! appela son père, qu’a donc Kikuko ?
— Rien, je vous assure. »
Shuichi parcourait un hebdomadaire ; il en avait acheté deux, dont un pour son père qui le tenait sans le lire.
« Voyons, qu’a-t-elle ? insistait patiemment Shingo.
— Il paraît qu’elle a des migraines.
— Cela m’étonne ; d’après ta mère, elle serait allée hier à Tôkyô. Le soir, à son retour, elle s’est tout de suite couchée. Elle ne semblait pas dans son état normal. Ta mère soupçonne qu’il lui soit arrivé quelque chose au-dehors. Kikuko n’a rien pris pour dîner non plus. En outre, quand tu es rentré vers neuf heures et que tu es allé dans la chambre, elle pleurait en étouffant sa voix.
— Elle se relèvera dans quelques jours, ce n’est pas grave.
— Cela me surprendrait. Un mal de tête ne la ferait pas pleurer ainsi. Ce matin encore, elle sanglotait dès l’aube. »
Shuichi grogna confusément.
« Quand Fusako lui a porté son dîner, Kikuko aurait paru très contrariée de la voir entrer. Elle se cachait le visage. Fusako s’en est plainte. Alors je voulais te demander des explications.
— Que d’histoires ! Tout le monde à la maison vit donc avec les regards fixés sur ma femme ! »
Shuichi leva les yeux vers son père. « Même Kikuko peut tomber malade de temps à autre !
— Malade ! s’exclama Shingo, révolté. Mais de quelle maladie s’agit-il ?
— C’est un avortement ! » cracha Shuichi.
Shingo, surpris, regarda devant lui le siège où se trouvaient deux soldats américains. Il avait entamé cette conversation en postulant leur ignorance du japonais.
« Chez un médecin ? questionna le vieillard d’une voix rauque.
— Oui.
— Hier ?
— Oui. » Shuichi cessa de lire.
« Est-ce toi qui l’as poussée ?
— C’est elle qui s’est obstinée.
— D’elle-même ? Ne mens pas !
— C’est la pure vérité.
— Pourquoi ? Mais pourquoi lui as-tu suggéré pareille pensée ? »
Shuichi garda le silence.
« C’est toi qui es en tort, n’est-ce pas ?
— Sans doute, mais elle est entêtée à n’avoir d’enfant à aucun prix, maintenant.
— Tu l’en aurais détournée, si tu l’avais voulu.
— En ce moment, je ne pense pas.
— En ce moment ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Puisque vous êtes au courant… Étant donné ma situation actuelle, ma femme ne veut absolument pas d’enfant.
— Est-ce à dire, tant que tu auras une maîtresse ?
— Si vous voulez.
— Si vous voulez ! C’est trop fort ! » Shingo sentait la colère le suffoquer. « C’est un demi-suicide de la part de Kikuko. Tu es sûrement de mon avis. Il s’agit moins d’une protestation que d’un demi-suicide. »
Shuichi eut un recul devant le courroux de son père.
« Tu as tué son âme. Cela peut être irrémédiable.
— Son âme est très dure, quoi qu’il en paraisse.
— Tu oublies que c’est une femme. La tienne. Il dépend de tes façons, de tes attentions qu’elle enfante dans la joie, la question de ta maîtresse mise à part.
— On ne peut guère la mettre à part, vous le savez bien !
— Yasuko attend des petits-enfants. Kikuko doit s’en douter. Elle est même gênée de n’en pas encore avoir, n’est-ce pas ? La voilà qui se trouve contrainte de renoncer à ses désirs, parce que tu es en train d’assassiner son âme.
— Vous n’avez pas entièrement raison. Je crois qu’en ce qui la concerne, ce serait plutôt une soif d’absolu.
— Une soif d’absolu ?
— … qui lui ait fait regretter d’attendre un enfant. Elle est trop propre.
— Vraiment ! »
Enfin, se dit Shingo, ce sont des questions qui ne regardent que les époux. Est-ce que Shuichi dégoûtait, humiliait à ce point Kikuko ?
« C’est incroyable. Même si Kikuko l’avait dit, même si elle en avait fait le simulacre, je ne croirais jamais que tel soit son véritable sentiment. Un mari qui met en cause la propreté de sa femme… Faut-il que ton amour pour elle soit superficiel ! Il ne convient pas de prendre au pied de la lettre les révoltes d’une femme. »
Shingo se sentait un peu dérouté.
« Si Yasuko se doutait qu’elle a manqué l’occasion de voir un petit-fils, que dirait-elle ?
— En fin de compte, avec cela, Kikuko s’est avérée féconde. Ma mère devrait en être plutôt contente.
— Comment peux-tu répondre de ses enfants à venir ?
— J’en réponds.
— Tu ne crains pas le ciel. C’est la preuve que tu n’aimes personne.
— Vous embrouillez tout, même les questions les plus simples.
— Pas si simple. Non. Réfléchis bien. Ne sais-tu pas comme ta femme pleure ?
— Moi-même, je ne suis pas sans désirer un enfant, mais en ce moment, la situation est mauvaise. Je pense qu’il ne serait pas réussi.
— Je ne comprends pas ce que tu appelles la “situation”. Kikuko ne se trouve pas dans une situation mauvaise. Si la tienne est mauvaise – et il n’y a que la tienne qui le soit – Kikuko, elle, n’est pas femme à jamais se laisser mettre dans une “mauvaise situation”. Tu es en tort. Tu n’as pas su faire fondre la jalousie de ta femme. Voilà comment tu as perdu ton enfant. Peut-être plus que l’enfant ! »
Shuichi parut surpris de l’expression de son père.
« Soûle-toi chez ta maîtresse, et rentre. Pose tes pieds, tes chaussures sales sur les genoux de Kikuko. Et puis demande-lui de te les enlever ! Tu verras ! » dit Shingo.
Le même jour, Shingo, se rendant à la banque pour une affaire concernant l’entreprise, alla déjeuner avec un ami. Ils discutèrent jusqu’à deux heures environ, puis, du restaurant, Shingo téléphona au bureau qu’il rentrait chez lui.
Kikuko était assise sur la véranda, le bébé dans les bras. Surprise par ce retour prématuré, la jeune femme fit mine de se lever.
« Reste donc tranquille. Peux-tu déjà quitter la chambre ? dit Shingo, sortant aussi sur la véranda.
— Oui. Je voudrais maintenant changer cette petite.
— Et Fusako ?
— Elle est allée jusqu’à la poste avec la petite Satoko.
— Qu’a-t-elle à faire à la poste en te laissant le bébé ?
— Attends un peu, dit la jeune femme, en s’adressant à la petite fille, je vais commencer par changer ton grand-père.
— Merci, merci ! Le bébé d’abord ! »
Kikuko leva vers lui un visage rieur. Entre ses lèvres, on apercevait une rangée de dents.
« Il veut que tu passes la première, Kikuko. »
La jeune femme était habillée pour l’intimité d’un vêtement de soie riche que retenait seulement un lien étroit.
« A-t-il cessé de pleuvoir aussi à Tôkyô ?
— Cessé de pleuvoir ? Il pleuvait quand je suis monté dans le train, mais il faisait beau quand j’en suis descendu. Je n’ai pas remarqué où le temps s’est levé.
— Il pleuvait tout à l’heure sur Kamakura, mais cela s’est calmé ; ma belle-sœur a pu sortir.
— Regarde : la colline reste mouillée. »
Le bébé couché sur la véranda leva les jambes et saisit ses orteils, remuant ainsi plus librement les pieds que les mains.
« Très bien, très bien ! Regarde plutôt la colline », fit Kikuko, lui nettoyant les cuisses.
Un avion militaire américain passa, volant bas. Surpris par le vrombissement, le bébé leva les yeux. L’appareil restait invisible mais sa grande ombre se dessina sur le versant de la colline, puis disparut – si tant est que c’eût été vraiment son ombre. Le bébé devait la voir.
Les yeux innocents brillant de surprise émurent soudain le vieil homme.
« Cette enfant ignore ce que sont les bombardements. Il y en a maintenant beaucoup, n’est-ce pas, qui ne les ont pas connus. »
Shingo plongea son regard dans celui de la petite fille : l’éclat s’en atténuait déjà.
« Il aurait fallu photographier ces yeux. Sans oublier, bien sûr, l’ombre de l’avion sur la colline. Sur la photographie suivante… »
… Le bébé gisait… éventré, mitraillé… Voilà ce qu’allait ajouter Shingo, mais à la pensée de l’avortement de la veille, il se tut.
Que d’enfants, que d’innombrables enfants auraient pu représenter ces deux photographies imaginaires !
Kikuko avait pris Kuniko dans ses bras. D’une main, elle enroula les couches puis les emporta dans le cabinet de toilette.
Shingo s’en retourna vers la salle à manger ; il se souvint alors que s’il était rentré tôt, c’était à cause des inquiétudes qu’il avait pour Kikuko.
« Comme vous revenez de bonne heure ! »
Yasuko vint le rejoindre.
« Où étais-tu ?
— Je me lavais les cheveux. Après la pluie, le soleil s’est mis brusquement à chauffer, ce qui m’a causé des démangeaisons à la tête, Lorsqu’on vieillit, la tête démange pour un rien.
— La mienne ne me démange pas souvent.
— Sans doute la vôtre est-elle bien faite, fit-elle en riant. Je savais que vous étiez déjà là, mais je craignais vos reproches, si je me présentais à vous les cheveux emmêlés. Cela vous aurait effrayé !
— La chevelure emmêlée d’une vieille femme… Si tu coupais tout ?
— Ce serait une bonne idée, répondit Yasuko. Mais cette coiffure n’est pas l’apanage des dames âgées ; c’est ce que portaient, à l’époque d’Edo, les hommes comme les femmes. On coupait court, on nouait en arrière et on formait un catogan. J’ai vu cette coiffure sur les scènes de Kabuki.
— Je pensais à celle où les cheveux tombent droit, au lieu d’être noués derrière.
— Ce serait possible… Seulement, les miens sont très épais, comme les vôtres.
— Kikuko s’est levée, dit le vieillard, en s’efforçant de parler bas.
— Oui… de temps à autre… elle a mauvaise mine.
— Il aurait mieux valu ne pas la charger de l’enfant.
— C’est parce que Fusako s’est absentée en la laissant sur le lit de Kikuko ; l’enfant dormait si bien !
— Pourquoi ne l’as-tu pas prise, toi ?
— Je me lavais les cheveux quand elle s’est mise à crier. »
Yasuko se releva pour aller chercher les vêtements de son mari.
« Je me suis demandé si vous n’étiez pas malade, vous aussi, quand je vous ai entendu rentrer si tôt. »
Il eut l’impression que la jeune femme sortait du cabinet de toilette et se dirigeait vers sa chambre.
« Kikuko ! appela-t-il, Kikuko !
— Oui ?
— Passe-nous la petite.
— Voilà ! Tout de suite. »
Elle reparut, tenant l’enfant par la main pour la faire marcher. Cette fois, elle avait mis son obi.
La petite fille s’appuya sur l’épaule de sa grand-mère qui brossait le pantalon du vieillard et qui, se redressant, la prit sur ses genoux. La jeune femme emporta les vêtements de ville de Shingo, les rangea dans un placard de la pièce voisine, puis referma la porte d’un geste lent. Elle parut étonnée par l’aspect de son visage que lui renvoyait le miroir fixé sur le revers de la porte, et se demanda visiblement si elle reviendrait dans la salle à manger ou retournerait se coucher.
« Kikuko, fit Shingo, ne vaudrait-il pas mieux te remettre au lit ?
— Oui. »
Quand elle comprit ce que signifiait la question du vieillard, ses épaules frémirent. Elle rentra dans sa chambre sans se retourner.
« Quel drôle d’air ! Ne trouvez-vous pas ? »
Yasuko fronçait les sourcils. Shingo ne répondit rien.
« On ne sait pas très bien ce qu’elle a, continua la vieille femme. Elle va et vient sans se coucher. Je crains qu’elle ne tombe soudain.
— Peut-être…
— De toute façon, vous devez agir, en ce qui concerne votre fils. »
Le vieillard hocha la tête.
« Si vous raisonniez Kikuko ? Moi, je vais faire les courses du dîner. J’emmène Kuniko ; nous irons à la rencontre de sa mère.
— Ah ! Quelle mère ! »
La vieille femme, tenant le bébé dans ses bras, se releva.
« Au fait, qu’allait-elle faire à la poste ?
— Je me le demande aussi ! » Yasuko se retourna. « Aurait-elle écrit à son mari, par exemple ? Elle ne l’a pas vu depuis six mois. Oui, voilà six mois qu’elle est revenue chez nous, car c’était le dernier jour de l’année.
— S’il ne s’agissait que d’une lettre, il y a une boîte près d’ici.
— Elle a dû penser qu’une lettre arriverait plus vite et plus sûrement par la grande poste. Si le souvenir d’Aïhara se ravivait, j’imagine qu’elle passerait à travers les flammes. »
Le vieillard eut un rire amer. Il la trouvait bien optimiste. Chez une femme qui a maintenu sa famille jusqu’à la vieillesse, l’optimisme s’enracine, sans doute.
Shingo prit une pile de quotidiens que sa femme devait être en train de regarder. Il les feuilleta sans avoir vraiment l’intention de les lire quand un titre attira son attention : « Des nénuphars vieux de deux mille ans s’épanouissent. »
« Au printemps dernier, on a découvert à Kamigawa, dans la préfecture de Chiba, trois graines de nénuphars dans un canot mis au jour dans un site archéologique de l’époque Yayoi. On estime que ces graines seraient vieilles de deux mille ans.
« Au mois d’avril, un savant docteur ès nénuphars en repiqua des plants en trois endroits : au laboratoire agronomique de Cuba, dans le lac du jardin de Chiba et chez un bouilleur de saké de Hataké (ville de cette même préfecture) qui semble avoir participé aux fouilles. Il déposa deux pousses dans une grande marmite pleine d’eau qu’il avait mise dans son jardin. Son nénuphar fut le premier à se développer.
« Alerté, le docteur ès nénuphars se précipita. « Épanouis ! Ils se sont épanouis ! » s’écriait-il, en caressant la belle fleur.
« Elle prit d’abord la forme d’une bouteille de saké, puis celle d’un bol à thé, puis enfin celle d’un cratère évasé. Finalement, elle atteignit son plein épanouissement en ressemblant à un plateau circulaire, puis les pétales tombèrent sur l’eau. »
Voilà ce qu’en racontait le journal. Il était dit aussi que la fleur avait vingt-quatre pétales.
En dessous de l’article, on voyait même une photographie du savant, portant lunettes et grisonnant, semblait-il, la main posée sur la tige du nénuphar près de s’épanouir. Shingo, relisant l’article, apprit que ce spécialiste avait soixante-neuf ans. Shingo regarda longuement la photographie du nénuphar, puis il se rendit avec le journal dans la chambre de Kikuko.
C’était la chambre du jeune ménage. Sur une petite table apportée en dot par Kikuko se trouvait le chapeau de son mari.
S’apprêtait-elle à écrire ? Un bloc de papier à lettres était posé près du chapeau. Une étoffe brochée retombait devant le tiroir. Le vieillard crut sentir un léger parfum dans l’air.
« Comment te sens-tu ? N’est-ce pas un peu léger de te lever autant ? » Shingo s’assit devant la table.
La jeune femme le regardait, les yeux grands ouverts. Il avait dû la surprendre au moment où elle se disposait à se relever. Confuse, sans doute, elle rougit un peu. Son front restait blême, mais ses sourcils paraissaient beaux.
« As-tu lu cet article sur des graines de nénuphars vieilles de vingt siècles qui ont redonné des fleurs ?
— Oui.
— Ah ! tu l’as lu… », murmura-t-il. Alors il attaqua : « Tu n’aurais pas eu besoin de t’infliger ces mauvais traitements, si tu nous avais parlé. Rentrer le jour même à la maison, crois-tu que ce soit sain ? »
Kikuko parut surprise.
« C’est le mois dernier que nous avions parlé d’enfant. Est-ce alors que tu as mis le masque de Jîdo ? À cete époque-là, tu te rendais déjà compte, n’est-ce pas ?
— À cette époque-là, fit-elle avec un geste de dénégation sur l’oreiller, je n’en savais rien. Mais si j’avais su, je n’aurais pu vous en parler, cela m’aurait gênée.
— Ah ? Shuichi m’a donné pour raison que tu étais trop propre ! »
Le vieillard remarqua des larmes qui perlaient dans les yeux de la jeune femme et ne put poursuivre.
« As-tu besoin de revoir le médecin ?
— Demain, peut-être. »
Le lendemain, quand le vieillard rentra de la ville, sa femme paraissait impatiente de le voir.
« Savez-vous que Kikuko vient de retourner dans sa famille ? Il paraît qu’elle est couchée. Vers deux heures, me semble-t-il, on a téléphoné de chez elle. Votre fille a répondu. « Kikuko, m’a-t-elle dit, est allée chez ses parents, elle ne va pas bien, elle se repose ; on nous supplie de la laisser tranquille ; on nous assure qu’elle reviendra dans quelques jours, une fois guérie. »
— Ah ! oui ?
— J’ai fait dire par Fusako que notre fils irait lui rendre visite. Fusako m’a dit que c’était la mère de Kikuko qui parlait. Kikuko serait donc allée dormir chez sa mère ?
— Non, ce n’est pas cela.
— Alors, qu’a-t-elle ? »
Shingo retira son veston, puis se redressa pour dénouer plus aisément sa cravate.
« C’est qu’elle vient de se faire avorter.
— Quoi ! » La vieille femme parut consternée. « Ah !… En cachette de nous… Cette gentille Kikuko… Ils sont terribles, ces jeunes gens d’aujourd’hui…
— Vous ne voyez rien. Maman, dit Fusako qui entrait dans la salle à manger, le bébé dans les bras. Moi, j’étais au courant.
— Mais comment ? laissa échapper le vieillard.
— Je n’oserai pas le dire. Vous savez bien ce que les femmes laissent derrière elles en certains endroits… »
Fusako ne put continuer.