Peut-être parce que, l’automne approchant, la fatigue accumulée pendant l’été pesait sur lui, Shingo s’endormait quelquefois en rentrant du bureau.
Aux heures de pointe, des trains partaient tous les quarts d’heure sur la ligne de Yokosuka. Les compartiments de seconde classe ne connaissaient pas grande affluence.
Dans son esprit, tandis qu’il sommeillait, apparaissait une rangée d’acacias. Peu de jours auparavant, il avait passé sous ces arbres, s’étonnant qu’ils puissent fleurir dans les rues de Tôkyô. Il suivait alors la rue qui mène du pied de la colline de Kudan au fossé du Palais impérial. C’était par une vilaine journée d’août ; il bruinait.
Un seul de ces arbres avait perdu ses fleurs, qui gisaient sur l’asphalte. Il s’était demandé pourquoi, en regardant par la fenêtre arrière du taxi. Il conservait l’image des fleurs délicates, d’un jaune pâle tirant sur le vert ; de petites fleurs. Même en dehors de cet arbre unique qui se dépouillait, la rangée d’acacias fleuris se serait gravée dans sa mémoire.
C’est qu’il rentrait d’une visite dans un hôpital où il était allé voir un de ses amis, atteint d’un cancer du foie – plus précisément, un ancien camarade de faculté, mais avec lequel il n’avait pas entretenu de rapports très réguliers.
Cet homme paraissait très affaibli. Seule une infirmière lui tenait compagnie. Shingo ne savait même pas si sa femme vivait encore.
« Vois-tu quelquefois Miyamoto ? demanda le malade. Si tu n’as pas l’occasion de le rencontrer, voudrais-tu, s’il te plaît, lui téléphoner pour lui en parler ?
— De quoi faut-il lui parler ?
— Voyons, tu te rappelles ! Ce dont il s’agissait à la réunion d’anciens élèves. Au Nouvel An. »
Shingo se rappelait. Le cyanure. Son ami devait se savoir atteint d’un cancer.
Lors des réunions de sexagénaires, la conversation tourne facilement autour des infirmités, des sénilités et de la peur des maux incurables. Sachant qu’on utilisait du cyanure dans l’usine de Miyamoto, l’un des commensaux avait dit que s’il devait un jour avoir un cancer inopérable, il souhaiterait qu’on lui donnât une dose de poison. Prolonger les souffrances d’une affreuse maladie, c’est lamentable. S’il se savait condamné, du moins voudrait-il choisir son heure.
Shingo, bien embarrassé, avait répondu : « C’étaient des propos d’ivrognes, des paroles en l’air.
— Je ne m’en servirai pas. Non, je ne m’en servirai pas. Je veux seulement m’assurer cette liberté dont nous parlions. Je me crois capable de supporter la souffrance, à condition d’avoir une porte de sortie. Tu me comprends, n’est-ce pas ? Voilà tout ce qui me reste : mon ultime liberté, ma seule révolte. Mais je te promets de ne pas m’en servir. » Une lueur parut dans les yeux du malade. L’infirmière, qui tricotait un ouvrage de laine blanc, gardait le silence.
La requête ne pouvait vraiment pas se transmettre ; Shingo laissa faire en suspens, mais il estimait affreuse la pensée que ce mourant pouvait compter sur lui.
À quelque distance de l’hôpital, le vieillard trouva un soulagement dans la vue de ces acacias fleuris. Et maintenant, en s’assoupissant dans le train, il les voyait reparaître devant ses yeux clos. Ne pouvait-il chasser ce malade de son esprit ?
Il s’endormit ; quand il se réveilla, le train s’était arrêté, mais pas dans une gare.
Un rapide, qui se dirigeait vers Tôkyô, venait de passer à grand fracas sur l’autre voie. Cela, sans doute, l’avait tiré du sommeil.
Le train de Shingo roulait un peu, s’arrêtait, roulait un peu, puis s’arrêtait encore.
Un groupe d’enfants descendait en courant le long d’un étroit chemin, vers la voie ferrée. Plusieurs voyageurs, penchés aux fenêtres, regardaient vers la locomotive. Devant les fenêtres, à gauche, s’élevait le mur de béton d’une usine, qu’un fossé rempli d’une eau sale, croupie, séparait du train. La puanteur envahissait le wagon.
À droite, se trouvait le chemin sur lequel couraient les enfants. Au bord, un chien, immobile, enfonçait le nez dans l’herbe verte. Deux ou trois petites cabanes se dressaient au passage à niveau, réparées avec de vieilles planches clouées. Par une fenêtre qui n’était guère qu’un trou carré, une fille sans doute demeurée faisait faiblement, langoureusement, des signes engageants, en direction du train.
« Il semble que le train précédent ait été accidenté en gare de Tsurumi, dit un employé. Il ne peut repartir. Nous nous excusons de ce retard. »
En face du vieillard, un étranger secouait un jeune Japonais qui dormait auprès de lui, et lui réclamait en anglais la traduction de cette annonce.
Le jeune garçon reposait la joue sur l’épaule de son voisin, entourant le gros bras de ses mains. En se réveillant, il ne changea pas de position, mais leva sur l’étranger un regard provocant. Ses yeux étaient un peu irrités, roses, cernés de noir. Les cheveux rouges qui avaient repoussé depuis la teinture, les racines noires, dispensaient un effet général d’un marron douteux. Les pointes seules avaient cette rougeur étrange. Shingo soupçonna ce garçon d’être un prostitué mâle spécialisé dans la clientèle américaine.
Le jeune garçon retourna la grosse paume qui reposait sur le genou de l’étranger, y posa la sienne et la pressa doucement, avec des mines de femme comblée.
Les pattes de son compagnon, sous les manches courtes, évoquaient des pattes d’ours brun velu. Le jeune homme, sans être très petit, semblait un enfant auprès de ce géant, au gros ventre, au col épais. Celui-ci devait trouver trop fatigant de tourner la tête, et paraissait insoucieux du garçon serré contre lui. Son air farouche, sa robustesse enluminée, faisaient ressortir encore la pâleur terreuse du jeune visage las.
Il est difficile d’évaluer l’âge des étrangers. La grosse tête chauve, le cou ridé, les tavelures aux bras donnaient à penser à Shingo que celui-là ne devait pas être beaucoup plus jeune que lui. Qu’un individu pareil fût venu d’un pays lointain pour s’approprier ce garçon ! Ce dernier portait une chemise brune dont le bouton de col défait laissait voir un thorax osseux.
« Il sera bientôt mort », se dit le vieillard en détournant les yeux.
Le fossé fétide était fourré de sauges vertes. Le train n’avançait toujours pas.
Shingo trouvait les moustiquaires étouffantes et lourdes ; il n’en utilisait plus. Sa femme se plaignait presque chaque soir de cette privation ; elle apportait de l’ostentation dans sa chasse aux moustiques.
« Kikuko et Shuichi s’en servent encore.
— Va donc dormir avec eux ! dit-il, levant les yeux vers le plafond désormais libéré du filet.
— C’est un peu difficile, mais je crois vraiment que demain soir je m’installerai chez Fusako.
— Pourquoi pas ? Tu dormirais avec une de tes petites-filles dans les bras.
— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi Satoko reste toujours dans les jupes de sa mère, maintenant qu’il y a le bébé ? Ne la trouvez-vous pas un petit peu bizarre ? Il lui arrive parfois d’avoir d’étranges regards. »
Shingo ne répondit rien.
« Je me demande si l’absence de père peut agir ainsi sur une enfant ?
— Il serait peut-être utile que tu te rendes moins lointaine.
— Je pourrais vous en dire autant. Personnellement, je préfère la toute petite.
— Et pas un mot d’Aïhara pour nous faire savoir s’il est en vie !
— Vous avez envoyé la notification de divorce. Cela ne pose plus de problème.
— Alors, c’est fini ? Nous n’avons rien à dire ?
— Je vous comprends. Serait-il vivant, que nous n’aurions aucun moyen de savoir où le trouver. Il faut nous résigner : ce mariage est un échec. Mais cela devrait-il se passer ainsi ? Vous faites deux enfants, puis vous vous séparez ? Voilà qui ne donne guère confiance dans cette institution.
— Même quand un mariage doit se briser, dit-il, les séquelles pourraient en être un peu moins désagréables. Fusako n’est pas sans reproche. Lui, c’est un raté ; je ne sais quelles souffrances il a endurées, mais je ne pense pas qu’elle se soit montrée très compréhensive.
— Quand un homme s’abandonne au désespoir, la femme ne peut pas grand-chose pour lui. D’abord, il ne se laisse pas approcher. Si votre fille avait continué de subir, sans révolte, d’être ainsi délaissée, peut-être n’aurait-elle pu éviter le suicide avec les enfants. Un homme trouve toujours une femme pour mourir avec lui. Quant à Shuichi, continua Yasuko, cela va bien, en ce moment, mais qui peut savoir quand il recommencera ? Les derniers événements n’ont rien valu à Kikuko.
— Tu veux parler du bébé… » Dans l’esprit de Shingo, ce mot évoquait deux choses différentes : le fait que sa belle-fille eût refusé d’avoir son enfant, et celui que l’autre femme fût bien décidée à garder le sien. Mais de cela, Yasuko ne savait rien.
« En fin de compte, je ferais peut-être bien d’aller dormir sous la moustiquaire de Shuichi. Sait-on ce qu’ils peuvent encore comploter ? J’ai peur.
— Que veux-tu dire ? »
Yasuko, qui était couchée sur le dos, se tourna vers lui, voulut lui prendre la main peut-être, mais il ne tendit pas la sienne. Alors elle toucha doucement le bord de l’oreiller, puis murmura, comme pour dévoiler un secret : « Il ne serait pas impossible qu’elle soit encore enceinte. »
Shingo en resta coi.
« Moi, cela me parait un peu tôt, mais Fusako m’a fait part de ses soupçons. » Il ne retrouvait pas en Yasuko la femme qui jadis lui avait avoué ses grossesses.
« Fusako t’a raconté cela ?
— C’est prématuré, fit Yasuko. Mais on dit qu’après, il en vient tout de suite un autre.
— Kikuko ou Shuichi lui en auraient-ils parlé ?
— Non. Il s’agit des recherches de Fusako. »
« Recherches » lui parut étrange. Sa fille, qui avait quitté son propre mari, semblait manifester beaucoup de curiosité déplacée lorsqu’il s’agissait de la femme de son frère.
« Vous devriez lui parler vous-même, reprit Yasuko. La convaincre de le garder, cette fois. »
Shingo sentit sa gorge se serrer. Cette nouvelle lui rendait plus oppressante encore l’autre grossesse.
Après tout, que deux femmes soient enceintes du même homme en même temps, ce n’est peut-être pas tellement exceptionnel. Mais quand il s’agit de son propre fils, cela s’accompagne d’une crainte étrange. N’était-ce pas une malédiction ? N’était-ce pas une image de l’enfer ?
On aurait peut-être pu considérer tous ces événements comme des manifestations physiologiques bien naturelles, mais Shingo n’était pas près d’atteindre à tant de liberté d’esprit.
Ce serait pour Kikuko la deuxième fois. Au moment de son avortement, l’autre femme était enceinte. Avant que la seconde accouche, la première se retrouvait dans le même état, mais ignorante de la grossesse de sa rivale, laquelle devait déjà se faire remarquer, et sentir bouger l’enfant en elle.
« Si elle sait que nous sommes avertis, elle ne pourra pas agir tout à fait à sa guise, cette fois.
— Je le suppose, dit faiblement Shingo. C’est toi qui devrais lui parler.
— Un petit enfant qui vous viendrait de Kikuko vous serait précieux. »
Shingo ne put trouver le sommeil. Des imaginations cruelles le hantaient ; il se demandait avec irritation si quelque violence ne pourrait détourner Kinuko d’avoir cet enfant.
Elle prétendait que Shuichi n’en était pas le père. Si le vieillard faisait mener une enquête sur la vie privée de cette femme, découvrirait-il rien qui lui apportât quelque consolation ?
Dehors, dans le jardin, s’élevait un bourdonnement bruyant. Il était deux heures passées. Il ne reconnaissait pas le bruit de ses insectes familiers. Ce son brouillé, imprécis, évoquait pour lui le sommeil dans la terre humide et sombre.
Il avait très souvent rêvé, ces derniers temps et, vers l’aube, il lui vint un nouveau songe, très long.
Il ne savait pas quelle route il avait prise mais, au réveil, il voyait encore deux œufs blancs. Sur une lande sablonneuse – le sable s’étendait à perte de vue –, deux œufs gisaient côte à côte : l’un volumineux, un œuf d’autruche ; l’autre petit, un œuf de serpent. La coquille du petit se brisait ; un mignon serpent balançait la tête. Shingo le trouvait vraiment charmant.
Sans aucun doute, Kikuko et Kinuko le préoccupaient. Voilà l’origine de ce rêve, mais il ignorait lequel était l’enfant de l’autruche, lequel celui du serpent.
« Les serpents sont-ils ovipares ou vivipares ? » se demanda-t-il soudain.
Le lendemain, dimanche, Shingo, se sentant vidé de ses forces, resta au lit jusqu’à neuf heures.
Au matin, l’œuf de l’autruche, comme le petit serpent qui sortait la tête de sa coquille lui paraissaient inquiétants. Il se brossa les dents tristement et se rendit dans la salle à manger.
Kikuko préparait des paquets de vieux journaux qu’elle se diposait sans doute à vendre. Il entrait dans ses attributions de ranger, pour sa belle-mère, les journaux du matin et ceux du soir dans l’ordre chronologique.
Elle alla chercher le thé.
« Père, avez-vous vu les articles sur les nénuphars ? dit-elle en posant deux journaux devant lui sur la table. Il y en a deux. Je vous les ai gardés.
— Il me semble bien avoir lu quelque chose là-dessus », mais il prit les journaux quand même.
Deux nouveaux entrefilets sur les graines de nénuphars vieilles de deux millénaires avaient paru. L’un racontait comment le docteur ès nénuphars avait séparé les plants pour en repiquer dans le lac de Sanshirô sur les dépendances de l’université de Tôkyô, dont il était diplômé. L’autre parlait de l’Amérique. Un savant de l’université de Tôhoku avait trouvé des graines de nénuphars, apparemment fossilisées, dans une strate argileuse en Mandchourie, et l’avait expédiée aux États-Unis. Une fois retirée la couche extérieure pétrifiée, au Jardin botanique de Washington, les graines furent placées entre deux couches de coton hydrophile humide, sous une plaque de verre. L’année précédente, de petites pousses délicates avaient germé ; cette année, repiquées dans le lac, elles avaient donné deux boutons qui s’étaient épanouis, devenant des fleurs roses. Les spécialistes du Jardin botanique estimaient que les graines pouvaient avoir entre mille et cinquante mille ans.
« C’est bien ce que j’avais cru lire la première fois. De mille à cinquante mille ans – voilà qui laisse une marge confortable. »
Il s’amusa de la déclaration d’un érudit japonais : qu’à en juger d’après la nature de la couche géologique, les graines seraient vieilles de quelques dizaines de milliers d’années ; mais qu’en revanche la datation par le carbone ne leur donnait guère que mille ans.
Cet article était un compte rendu par les correspondants à Washington.
« Avez-vous terminé ? » demanda Kikuko, ramassant les journaux. Elle lui demandait sans doute la permission de les vendre.
Shingo fit un signe d’acquiescement. « Mille ans ou cinquante mille… Les graines de lotus ont la vie dure. En comparaison d’une existence humaine, c’est presque l’éternité. » Il leva les yeux vers Kikuko. « Qu’il serait bon de pouvoir demeurer en terre pendant un millénaire ou deux sans mourir.
— En terre ? répéta Kikuko, d’une voix blanche.
— Pas dans la tombe. Et sans mourir. Le repos, simplement. Si l’on pouvait se reposer dans la terre, et se réveiller cinquante millénaires après, et trouver tous ses problèmes, tous ceux de la société résolus ! Le monde serait peut-être un paradis !
— Kikuko, c’est l’heure du repas de Père ! Voulez-vous vous en occuper ? » cria Fusako de la cuisine où elle devait nourrir les enfants.
Kikuko revint bientôt en apportant le petit déjeuner.
« Vous serez seul. Nous avons tous fini.
— Et Shuichi ?
— Il est parti pêcher dans l’étang.
— Yasuko ?
— Au jardin.
— Je pense que je ne prendrai pas d’œuf, ce matin ! » dit-il, et il lui tendit le ravier contenant un œuf cru, qui lui rappelait désagréablement l’œuf de serpent.
Fusako vint apporter une sole grillée, la posa sur la table et sans mot dire retourna près de ses enfants.
Regardant Kikuko droit dans les yeux, Shingo lui demanda d’une voix étouffée, tout en prenant le bol de riz qu’elle lui offrait : « Est-ce que tu attends un bébé ?
— Non, répondit-elle tout de suite, et elle ne parut surprise qu’à retardement. Mais non. Il n’en est pas question. » La jeune femme secoua la tête.
« Alors, ce n’était pas vrai ?
— Non. » Elle le regarda d’un air interrogateur et rougit.
« J’espère que, la prochaine fois, tu le traiteras mieux. Quelle discussion nous avons eue, Shuichi et moi, au sujet du dernier ! Je lui ai demandé s’il pouvait garantir que tu en aurais un autre, et il m’a répondu que oui, tout simplement ! Voilà bien la preuve que tu ne crains pas le ciel, ai-je rétorqué. Qui peut se porter garant d’être en vie le lendemain ! Bien sûr, ce bébé sera le tien et celui de Shuichi, mais ce sera notre petit-fils aussi. Un enfant de toi devrait être un bel enfant.
— Je suis désolée », dit Kikuko, baissant la tête, et Shingo fut persuadé qu’elle disait vrai.
Alors, qu’avait donc imaginé Fusako ? Sa fille poussait ses « enquêtes » un peu trop loin. Pouvait-elle avoir connaissance d’une situation dont la première intéressée ne saurait rien ? Impossible !
Shingo jeta un regard autour de lui, craignant que sa fille ne les eût entendus. Elle devait être dehors avec les enfants.
« Shuichi n’est jamais allé pêcher dans cet étang ?
— Non. Un de ses amis lui en aura parlé », dit Kikuko.
Le vieillard pensa que son fils avait enfin dû quitter sa maîtresse, car il lui consacrait parfois ses dimanches.
« Cela te plairait-il d’y aller aussi ?
— Oh ! oui ! »
Shingo sortit dans le jardin. Yasuko levait la tête vers le cerisier.
« Qu’y a-t-il donc ?
— Rien, mais il a perdu presque toutes ses feuilles. Je me demande s’il n’aurait pas de parasites ? Les cigales chantent encore, et voilà que cet arbre est presque dénudé. » Elle parlait encore que des feuilles jaunes tombèrent une à une, tout droit dans l’air calme, sans se retourner.
« Il paraît que notre fils est parti pêcher. J’emmène Kikuko ; nous allons voir cela.
— À l’étang ? » Yasuko jeta un regard autour d’elle.
« Je lui en ai parlé, mais elle me dit que ce n’est pas vrai. Fusako m’a tout l’air de s’être fourvoyée, avec ses intuitions.
— Vous l’avez interrogée ? » Yasuko paraissait un peu sotte. « Quel dommage !
— Pourquoi Fusako met-elle tant de vigueur dans ses intuitions ?
— Pourquoi ?
— C’est moi qui te le demande. »
Dans la maison, il trouva Kikuko qui l’attendait avec un tricot blanc et des socquettes. Elle s’était mis un peu de rouge a joue, et semblait très animée.
Un jour, soudain, des fleurs se reflétèrent dans les vitres du train : des lis rouges tout au long du fossé, si proches qu’ils paraissaient trembler quand le train passait.
Shingo contemplait aussi ceux qui poussaient sur la berge plantée de cerisiers de la Totsuka. Ils venaient de s’ouvrir, d’un beau vermeil.
C’était par une de ces matinées où les fleurs évoquent le silence des champs d’automne. Les nouveaux épis des graminées commençaient à se silhouetter.
En se déchaussant, Shingo posa le pied droit sur le genou gauche et se massa la plante.
« Il vous est arrivé quelque chose ? demanda Shuichi.
— Ils sont tellement lourds ! Parfois, quand je monte les escaliers de la gare, ils me paraissent si lourds ! Je ne sais trop, mais je suis affaibli cette année. Ma force vitale semble s’échapper.
— Kikuko s’inquiète. Elle vous trouve l’air fatigué.
— Ah ? C’est parce que je lui ai dit que je voudrais reposer en terre pendant cinquante mille ans. »
Shuichi lui jeta un regard interrogateur.
« C’est à propos des graines de nénuphars. Te rappelles-tu ? De très vieilles graines qui avaient germé, qui avaient même donné des fleurs.
— Oh ! » Son fils prit une cigarette. « Vous lui avez demandé si elle attendait un bébé. Vous l’avez beaucoup gênée.
— Alors, en attend-elle ou pas ?
— Je crois que c’est trop tôt.
— Et qu’en est-il de celui de Kinuko ? »
Bien que mis au pied du mur, Shuichi prenait l’offensive. « Il paraît que vous êtes allé la voir pour lui offrir une indemnité de rupture ! C’était vraiment superflu.
— Quand l’as-tu appris ?
— Cela m’est revenu d’un autre côté. Vous savez que nous avons rompu.
— L’enfant est-il de toi ?
— Kinuko, la première, affirme que non.
— Bien qu’elle l’affirme, ta conscience, que te dit-elle ? fit Shingo d’une voix vibrante. Que vas-tu répondre à cela ?
— Dans ce domaine, la conscience ne fournit pas tellement d’indications.
— Comment ?
— Et si jetais malheureux, moi ? Croyez-vous que cela pourrait ébranler une femme qui veut à tout prix un enfant ?
— Je pense qu’elle souffre plus que toi. Kikuko aussi.
— Maintenant que nous avons rompu, je vois qu’elle n’en a jamais fait qu’à sa tête.
— Et cela te suffit ? Tu ne tiens vraiment pas à savoir si tu es le père de son enfant ? Alors que ta conscience t’a déjà renseigné ! »
Shuichi ne répondit pas. Ses grands yeux, des yeux presque trop beaux pour un homme, cillaient.
Un faire-part bordé de noir attendait sur le bureau de Shingo. Le cancéreux venait de mourir, un peu plus rapidement que le cours naturel de la maladie ne l’aurait laissé prévoir. Quelqu’un lui avait-il apporté du poison ? Peut-être Shingo n’était-il pas le seul auquel il eût présenté sa requête ? À moins qu’il n’eût découvert un autre mode de suicide…
Le vieillard ouvrit une lettre de Tanizaki Eiko. Elle travaillait désormais dans un autre magasin. Kinuko venait de quitter la boutique – après Eiko, disait encore la lettre – pour se retirer à Numazu. Elle comptait y ouvrir un petit magasin, avait-elle expliqué à la jeune fille, parce qu’elle aurait trop de difficultés à Tôkyô. Bien qu’Eiko n’en eût rien dit, Kinuko s’était probablement cachée à Numazu pour y attendre la naissance du bébé. Serait-ce vrai, ce que prétendait Shuichi, qu’elle n’en faisait qu’à sa tête, sans tenir aucun compte des sentiments de quiconque, de Shuichi ou du vieillard lui-même ?
Il resta longtemps assis, absent, les yeux perdus dans la claire lumière de la fenêtre.
Et cette Mme Ikeda, que devenait-elle, maintenant qu’elle se trouvait seule ?
Shingo pensa qu’il aimerait la voir, elle ou Eiko, pour obtenir des renseignements sur Kinuko.
Dans le courant de l’après-midi, le vieillard alla présenter ses condoléances. Il apprit que la femme de son ami était morte depuis sept ans. Le défunt devait avoir vécu chez son fils ; il y avait cinq enfants dans la maison. Il ne semblait pas que le fils ressemblât à son père, pas plus que les petits-enfants.
Shingo subodorait un suicide, mais ce sont des questions qu’on ne pose pas. De merveilleux chrysanthèmes attiraient les regards, parmi les autres fleurs qui garnissaient le cercueil.
Shingo reçut un coup de téléphone imprévu de Kikuko, pendant que, revenu au bureau, il s’occupait du courrier avec sa secrétaire. Shingo craignit quelque incident malencontreux.
« Où es-tu ? À Tôkyô ?
— Oui. En visite chez mes parents. » Sa voix paraissait rieuse. « Ma mère m’a dit qu’elle avait à me parler. Je suis venue, mais en vérité, ce n’était rien du tout. Elle se sentait un peu seule, elle voulait me voir.
— Ah ?
— Ah ? » Une grande douceur le pénétra, envahit son cœur, et l’agréable voix qui lui parlait au téléphone n’en était pas la seule cause.
« Rentrez-vous bientôt ? demanda Kikuko.
— Oui. Est-ce que tout le monde va bien chez tes parents ?
— Très bien, merci. Je pensais que ce serait gentil de rentrer avec vous. Alors je vous ai téléphoné.
— Prends ton temps, puisque tu es là. Je vais prévenir ton mari.
— Non, je rentre maintenant.
— Si tu venais au bureau ?
— Cela ne vous dérangera pas ? Je pensais vous attendre à la gare.
— Mais non, viens ici. Veux-tu que je te passe Shuichi ? Nous pourrions sortir pour dîner tous les trois.
— La standardiste me dit qu’il n’est pas à son bureau.
— Ah ?
— Est-ce que je peux venir déjà ? Je suis prête. »
Shingo sentit la chaleur lui monter jusqu’aux paupières et la ville, par la fenêtre, lui parut plus claire.