Un dimanche matin, le vieillard entreprit de scier l’aralia qui poussait à la base du cerisier. Se rendant compte qu’il ne pourrait s’en débarrasser définitivement sans le déraciner, il mumura : « Je couperai les rejets quand ils repousseront. »
Il l’avait déjà rabattu, naguère, ce qui n’avait servi qu’à lui donner une vigueur nouvelle et à l’étendre davantage, mais cette fois encore, il ménagea sa peine : il n’aurait pas eu la force de l’arracher.
Les tiges de l’aralia, plutôt souples, offraient peu de résistance à la scie, mais elles étaient si nombreuses que la sueur commençait à perler sur le front du vieillard.
« Je vais vous prêter la main, dit Shuichi, qui s’était approché sans que son père l’eût remarqué.
— Non, merci », répondit Shingo d’un ton sec.
Shuichi resta près de lui.
« Ma femme est venue me chercher, pour me demander de vous aider.
— Ah ! oui ? mais j’ai presque fini. »
Assis sur le tas de branches coupées, Shingo tourna les yeux vers la maison : Kikuko, debout, s’adossait à la porte vitrée de la véranda, la taille ceinte d’un obi rouge vif.
« Voulez-vous tout enlever ? demanda Shuichi, prenant la scie sur les genoux de son père.
— Oui. »
Shingo regardait les gestes de son fils, des gestes d’homme jeune. Ayant tranché les dernières tiges en un tournemain, Shuichi se tourna vers son père.
« Ceux-là aussi ?
— Voyons, attends un instant », fit Shingo en se redressant.
Deux ou trois petits cerisiers paraissaient sortir des racines du plus grand ; des gourmands peut-être et non pas de vrais arbres. Au pied du gros tronc poussaient aussi des branchettes qui ressemblaient à des boutures et portaient des feuilles.
Shingo prit un peu de recul pour les examiner :
« Il vaudrait mieux, pour le coup d’œil, dit-il enfin, couper les rejets.
— Comme vous voudrez. »
Mais Shuichi ne voulut pas s’y mettre tout de suite ; il trouvait sans doute ridicule l’importance que son père accordait à ces détails.
Kikuko descendit dans le jardin, venant vers eux.
« Père a peine à décider s’il faut les couper ou non, fit Shuichi d’un ton léger, en désignant de la scie les jeunes plants.
— Il vaut mieux les couper, répondit la jeune femme simplement.
— Cela fait un fouillis de branches, dit le vieillard, s’adressant à sa belle-fille.
— Celles-là ne sortent pas de terre.
— Comment les appelle-t-on, celles qui sortent de la racine ? » Le vieillard rit.
Shuichi sciait les gourmands en silence.
« En tout cas, je veux respecter toutes les branches du cerisier, dit Shingo. Je veux leur permettre de se développer aussi librement, aussi naturellement que possible. J’ai retiré l’aralia pour qu’elles ne soient pas gênées. Laisse donc cette petite branche au bas du tronc.
— Il y avait des fleurs sur des branchettes grandes comme des cure-dents ! dit Kikuko, regardant Shingo. C’était très joli.
— Des fleurs ? Vraiment ? Je ne m’en suis pas aperçu.
— Mais oui. Une touffe de deux, trois fleurs ; certaines des ramilles n’en portaient même qu’une.
— Vraiment ?
— Mais ces rameaux grandiront-ils ? Je serai vieille avant qu’ils deviennent beaux comme les basses branches des néfliers et des pêchers de l’ancien Jardin impérial de Shinjuku.
— Ne t’inquiète pas, les cerisiers poussent très vite », dit le vieillard en tournant les yeux vers sa belle-fille.
Shingo n’avait parlé ni à sa femme ni à son fils de sa promenade avec Kikuko, mais celle-ci l’avait peut-être confié dès son retour à son mari. « Confié »… un terme un peu fort. Elle en avait sans doute parlé comme d’un fait sans conséquence.
Shuichi pouvait éprouver de la peine à dire : « Il paraît que vous aviez rendez-vous avec Kikuko dans l’ancien Jardin impérial ? » et le vieillard aurait dû prendre l’initiative, mais aucun des deux n’y avait fait allusion. Il restait bien des points obscurs entre eux. Le fils, bien qu’averti par sa femme, préférait peut-être feindre l’ignorance.
Aucune gêne ne troublait le visage de Kikuko.
Shingo contemplait le tronc du cerisier. Il tenta d’imaginer la forme que prendrait l’arbre le jour où ces faibles rameaux, qui pouvaient passer encore pour des bourgeons pointant à l’improviste, croîtraient à l’égal de ces basses branches, dans l’ancien Jardin impérial de Shinjuku.
Quel spectacle admirable quand elles traîneront jusqu’à terre, couvertes de fleurs ! À vrai dire, on n’a jamais vu de cerisier prendre pareille tournure…
« Où faut-il mettre les tiges d’aralia que j’ai coupées ? demanda Shuichi.
— Mets-les de côté, dans un coin. »
Shuichi les ramassa, les traîna dans ses bras. Sa femme l’accompagnait, portant plusieurs branches, mais Shuichi voulait la ménager : « Ce n’est pas la peine, Kikuko. Il faut te soigner encore.
— Est-ce qu’elle travaille aussi dans le jardin ? » Yasuko retira ses lunettes. Elle s’occupait à raccourcir une ancienne moustiquaire pour les siestes du bébé. « Il est rare qu’ils passent leurs dimanches dans le jardin. Je crois sentir un rapprochement, depuis le retour de Kikuko. C’est étrange, n’est-ce pas ?
— Elle a l’air triste.
— Pas exactement, insistait Yasuko ; son sourire est toujours charmant, mais en ce moment, elle sourit avec des yeux heureux ; il y a longtemps que je ne l’ai vue comme cela. Qu’en pensez-vous ? Quand je vois cette expression joyeuse sur ce visage émacié, je…
— Hmmm.
— Ces jours-ci, Shuichi rentre très tôt du bureau ; il reste à la maison le dimanche. Après la pluie, le beau temps ! dit te proverbe. »
Shingo restait silencieux. Shuichi et Kikuko entrèrent ensemble en disant :
« Père, Satoko vient de briser votre branchette préférée, sur le cerisier. » Shuichi la tenait entre ses doigts. « Alors que nous la croyions occupée à s’amuser avec les tiges d’aralia, elle abîmait le cerisier.
— Tant pis, placée comme elle l’était, cette branche était prédestinée à être cassée par un enfant », dit Shingo.
Kikuko, rentrant de la maison de ses parents, avait offert à son beau-père un rasoir électrique de fabrication japonaise ; à Yasuko, une boucle d’obi ; à Fusako, des vêtements d’enfants pour les deux petites filles.
Un peu plus tard, Shingo questionna sa femme : « A-t-elle donné quelque chose à Shuichi ?
— Un parapluie pliant, et peut-être un peigne américain, dans un étui garni d’un miroir sur une des faces. Si je ne m’abuse, on ne devrait jamais offrir de peigne ; il paraît que cela provoque des brouilles. Kikuko devait l’ignorer.
— Cela ne se dit peut-être pas en Amérique !
— Elle en avait pris un pour elle du même modèle mais un peu plus petit et d’une autre couleur. Fusako, quand elle l’a vu, lui a dit : « C’est ravissant ! » Alors Kikuko le lui a donné. Or Kikuko devait y tenir, puisqu’elle l’a choisi du même modèle que celui de son mari. Que Fusako s’en soit emparé, c’est injuste. Il ne s’agissait que d’un peigne, mais je trouve cela peu délicat. »
Yasuko semblait avoir honte de sa propre fille.
« Les habits qu’elle a rapportés pour les enfants sont en soie de bonne qualité ; les petites pourront très bien les mettre pour sortir. Fusako n’avait pas de cadeau, c’est vrai, mais, en somme, ceux des petites filles sont pour elle. Fusako, prenant le peigne, a dû gêner Kikuko. D’ailleurs, il n’y avait aucune raison de compter sur un cadeau de Kikuko – si l’on songe à la cause de son absence.
— En effet. »
Shingo partageait l’avis de Yasuko, mais il éprouvait en outre une mélancolie qu’elle ne devina pas. Sa belle-fille avait pu mettre ses parents dans l’embarras, pour ses achats de cadeaux. On disait que son fils avait fait payer l’avortement de sa femme par sa maîtresse ; on pouvait donc penser que l’une, comme l’autre, manquait de fonds. Kikuko avait sans doute importuné ses parents, parce qu’elle se croyait redevable à son mari des frais d’hôpital.
Shingo se reprocha de n’avoir pas donné d’argent de poche à Kikuko depuis longtemps. Il y avait bien songé, certes, mais au fur et à mesure que les relations conjugales du jeune ménage se détérioraient et qu’avec sa belle-fille son intimité croissait, il trouvait peu délicat de lui glisser un peu d’argent.
Mais pour Kikuko, l’abstention de son beau-père pouvait se mettre sur le même plan que l’avidité de sa belle-sœur. Cettes, la jeune femme n’aurait guère été en droit de harceler son beau-père pour en obtenir de l’argent, puisque c’étaient les débauches de son mari qui la mettaient dans la gêne, mais si le vieillard avait montré plus de gentillesse, il lui aurait épargné l’affront d’avorter aux frais de sa rivale.
« Ce me serait plutôt moins pénible si elle ne nous avait rien offert, dit Yasuko d’un air pensif. Le tout peut représenter une somme assez importante. À combien l’estimez-vous ? Qu’en pensez-vous ?
— Mettons… » Shingo tentait de résoudre ce problème par un calcul mental. « Un rasoir électrique… Qu’est-ce que cela coûte ? Je n’en ai pas la moindre idée, c’est la première fois que j’en vois.
— En effet. » Yasuko fit un signe d’acquiescement. « S’il s’agissait d’une loterie, tu aurais gagné le gros lot, sans conteste. C’est normal, d’ailleurs, le cadeau venant de Kikuko. Cet objet-là, cela fait du bruit et cela tourne.
— La lame ne tourne pas.
— Bien sûr que si. Comment pourriez-vous vous raser ?
— J’ai beau la regarder, elle ne tourne jamais.
— Vraiment ? fit Yasuko, railleuse. C’est le gros lot, vous êtes ravi, comme un enfant qui vient de recevoir un jouet. Vous le faites ronronner tous les matins, et même au moment des repas. Vous vous passez souvent la main sur le menton d’un air satisfait. Kikuko se sent un peu gênée, bien qu’elle soit contente.
— Je te le prêterai », dit-il en riant ; Yasuko secoua la tête.
Le jour du retour de Kikuko, le vieillard était rentré du bureau avec Shuichi. Ce soir-là, dans la salle à manger, le rasoir électrique offert par la jeune femme obtint un franc succès. Il couvrait leur gêne et leur fournissait un dérivatif : la jeune femme était partie chez ses parents sans autorisation ; ses beaux-parents l’avaient laissée avorter. La première entrevue aurait pu être tendue.
Fusako fit essayer tout de suite leurs vêtements aux petites filles et, montrant un visage rayonnant, louait l’élégance des broderies autour du col et des manches. Shingo consultait le mode d’emploi pour utiliser le rasoir sur-le-champ. Tous les autres le regardaient fixement, curieux de savoir comment fonctionnait cette mécanique.
Avançant le menton, Shingo tenait le rasoir d’une main, le mode d’emploi de l’autre : « Il est écrit ici, dit-il, qu’on peut raser facilement les cheveux follets de la nuque des femmes. » Il regarda Kikuko. Le bord de la chevelure, entre les oreilles et le front, était très joli. Le vieillard eut l’impression de le découvrir pour la première fois : cette naissance des cheveux traçait une ligne délicate et marquait un contraste net entre la peau lisse et la coiffure bien ordonnée. La jeune femme avait le teint pâle, mais la joue rosée ; ses yeux brillaient.
« Quel beau jouet pour le père ! dit Yasuko.
— Ce n’est pas un jouet, c’est un outil de la civilisation moderne, un instrument de précision. Le numéro de l’appareil y est indiqué ; en outre, les responsables de tous les services : inspection, réglage, finition, ont apposé leur cachet. »
Shingo, de joyeuse humeur, essayait de se raser, tantôt dans le sens du poil, tantôt à contresens.
« Il paraît que cela n’abîme pas la peau, ne l’irrite pas et que ni le savon ni l’eau ne sont nécessaires, dit Kikuko.
— Oui, le rasoir ordinaire coupe souvent les rides des vieux. Cela pourrait te servir aussi. » Shingo fit le geste de le tendre à sa femme, qui recula, l’air effrayé : « Je n’ai pas de barbe », dit-elle.
Shingo regardait attentivement la lame du rasoir électrique ; il mit ses lunettes de presbyte pour mieux voir.
« C’est curieux ! Comment cela rase-t-il sans que l’on voie remuer la lame ? Le moteur tourne, en effet, mais la lame reste immobile !
— Montrez ! » Shuichi tendit la main, mais il passa tout de suite l’objet à sa mère.
« C’est vrai ; on dirait que la lame ne marche pas. C’est peut-être le même principe qu’un aspirateur ; cela doit avaler les poussières.
— On ne retrouve pas les poils coupés ! » dit Shingo ; Kikuko rit en baissant la tête.
« Quel soulagement pour Kikuko, si vous lui achetiez un aspirateur ou une machine à laver, en remerciement de son cadeau !
— Entendu, répondit Shingo.
— Ces outils de la civilisation font tout à fait défaut ici, et quant au réfrigérateur, vous nous promettez chaque année d’en acheter ; déjà, dans cette saison, nous en aurions besoin. Savez-vous qu’il existe maintenant un modèle de grille-pain très commode où le contact se rompt automatiquement quand le pain, bien grillé, sort d’un bond.
— Et voilà comment les vieilles dames envisagent l’électrification du foyer.
— En paroles, vous êtes très gentil pour Kikuko, mais vous ne lui apportez rien de positif. »
Shingo débrancha le rasoir électrique. La boîte contenait deux brosses, l’une ressemblant à un petit cure-dent, l’autre à un petit écouvillon. Le vieillard voulut les essayer toutes les deux ; il nettoya de petits trous au revers de la lame. Alors, baissant par hasard les yeux sur ses genoux, il les vit parsemés de petits poils blancs très courts. Tout blancs. Shingo s’épousseta discrètement.
Shingo commença par l’aspirateur. Quand il entendait résonner en même temps son rasoir électrique et l’appareil qu’utilisait Kikuko, le vieillard ressentait, sans pouvoir l’expliquer, une impression ridicule. Ce devait être le bruit du renouveau familial. Satoko trouvait l’aspirateur passionnant et suivait Kikuko partout.
Peut-être à cause de ce rasoir, Shingo rêva de barbe. Dans ce rêve, il ne jouait qu’un rôle de spectateur. Néanmoins, la distinction entre personnage et spectateur n’était pas tranchée, comme dans tous les rêves. Cela se passait en Amérique, pays où Shingo n’était jamais allé. Plus tard, il se dit que le peigne américain de Kikuko devait avoir suscité cette évocation des États-Unis.
Donc, dans ce rêve, Shingo distinguait en Amérique différents États, certains où l’on trouvait beaucoup d’Anglais, d’autres où dominaient les Espagnols, de sorte que chacun se distinguait par un genre de barbe particulier. Au réveil, la variété des couleurs et des formes lui avait échappé, mais dans son sommeil, il savait bien rattacher les barbes aux États, c’est-à-dire aux races. Dans un lieu dont au réveil il avait oublié le nom – mais peu importait – un homme réunissait sur son menton toutes les particularités de tous les États. En outre, cet ensemble pileux loin d’offrir un pêle-mêle racial se divisait en plusieurs secteurs, le secteur français, l’indien, etc., où des touffes de chaque type se côtoyaient. Le gouvernement des États-Unis classa cette barbe Trésor national, si bien que le pauvre homme ne pouvait plus se tailler ni se nettoyer la barbe à son gré.
Ce fut tout. Le vieillard avait vu la barbe panachée, l’avait même ressentie comme sienne. Il avait participé, dans une certaine mesure, à la fierté, à la perplexité de cet individu.
Un rêve sans action. Shingo avait vu cet homme, sans plus. Ses barbes étaient longues, bien entendu. Peut-être le fait de s’être rasé soigneusement de près tous les matins avec son rasoir électrique avait-il engendré un rêve contrariant, un rêve de longues barbes. De toute façon, ces barbes déclarées Trésor national, cela lui avait paru très amusant. Il se réjouit à la pensée de raconter au matin ce rêve innocent. Il entendit tomber la pluie et se rendormit tout de suite. Pourtant, un songe érotique devait le réveiller bientôt.
Shingo pelotait des seins un peu pendants qui restaient mous. Ils ne se gonflaient pas, car la femme ne voulait pas répondre à ses caresses. Fi ! Sans intérêt ! En dépit de ces privautés, il ne put identifier la femme ou, plutôt, il n’avait aucune envie de l’identifier. On aurait dit que les seins étaient suspendus en l’air, indépendants d’un visage ou d’un corps. Puis, enfin, quand il se demanda quelle était cette femme, elle devint la sœur d’un ami de Shuichi. Mais Shingo n’éprouva dans ce rêve aucune réaction de sa conscience morale ni la moindre excitation. Le rapprochement avec cette jeune fille restait incertain, le visage flou. Les seins montraient qu’elle n’avait pas encore eu d’enfant, mais le vieillard ne la croyait pas vierge. Quand il découvrit les traces de son pucelage sur ses doigts, il s’étonna, sentit un peu de gêne mais, enfin, n’y vit pas grand mal.
« Tu diras que tu étais très sportive », murmura-t-il, et la surprise que lui inspira cette expression l’éveilla.
Shingo reconnut l’exclamation : « Fi ! Sans intérêt ! » C’étaient les dernières paroles de l’écrivain Mori Ogaï. Il avait du lire cela dans un journal. Mais ce serait pour éviter le fond du problème qu’il avait, dès son réveil, établi le rapprochement avec cette ultime citation. Il n’avait trouvé ni amour, ni plaisir, ni même érotisme vrai dans ce rêve érotique. Ce fut réellement « sans intérêt » ! Et un réveil insipide.
Peut-être n’avait-il pas fait l’amour à cette fille, peut-être avait-il seulement commencé car, s’il avait abouti, la sensation vivante du mal, au moins, lui serait restée.
Le vieillard tenta de se rappeler ses rêves érotiques de ses dernières années : dans presque tous les cas, ses partenaires avaient été des femmes « de rien », comme on dit, et la fille de cette nuit-là ne faisait pas exception à cette règle ! Avait-il craint le remords moral qui vient après l’adultère, même en songe ?
Il tenta de se rappeler la sœur de l’ami de Shuichi. Elle avait eu le sein rond et tendu, lui sembla-t-il. Avant d’épouser Kikuko, Shuichi avait vaguement demandé cette jeune fille en mariage ; ils s’étaient même vus.
« Oh ! » La foudre frappa Shingo. La jeune fille du rêve n’était-elle pas l’incarnation de Kikuko ? N’avait-elle pas emprunté une autre image, parce que le sentiment moral travaille même quand on dort ? N’avait-il pas échangé encore ce substitut pour une créature fade, d’une catégorie inférieure, pour tromper son remords et cacher sa dépravation ? S’il lui avait été permis de satisfaire librement son désir, s’il pouvait refaire sa vie à sa guise, ne souhaiterait-il pas épouser Kikuko vierge, Kikuko avant son mariage avec Shuichi ?
Le fond de son cœur, refoulé, déformé, se révélait bien lamentablement dans son rêve. Même en songe, cherchait-il à se le cacher, se mentait-il ?
S’il avait élu l’image de cette jeune fille avec laquelle son fils avait formé de vagues projets de mariage – image très imprécise d’ailleurs –, cela ne s’expliquait-il pas par la crainte extrême que la femme du rêve ne fût Kikuko ?
Lorsqu’il se l’était rappelée plus tard, sa compagne dans ce rêve avait été floue, mais non moins que l’intrigue, ses souvenirs avaient été confus, et ses mains n’avaient pas trouvé le moindre plaisir à caresser les seins. Tout cela pouvait-il venir d’une ruse intime, opérant avec vigueur dès le seuil du réveil, pour effacer le rêve ?
« Ce n’est qu’un songe. Décréter une barbe Trésor national… Quelle absurdité… Je ne crois pas à l’interprétation des songes. » Il s’essuya le visage avec ses paumes.
Après ce rêve plutôt insipide et dénué de chaleur, il s’était pourtant, au réveil, senti baigné de sueur.
La pluie dont il avait entendu le grésillement léger après son rêve de barbes s’alliait désormais au vent pour fouetter la maison. Les tatamis n’allaient-ils pas être trempés ? Mais bientôt le bruit de la pluie sembla présager l’apaisement, après ce moment d’orage.
Shingo se souvint d’un lavis de Watanabé Kazan, qu’il avait remarqué plusieurs jours auparavant, chez un ami. Il représentait un corbeau perché sur un arbre mort. Dessous, un poème :
Corbeau de l’aube, méchamment obstiné.
La pluie de mai.
NOBORU.
À la lecture de cet haïku, le vieillard avait cru comprendre la signification de cette peinture et le sentiment qui avait animé l’artiste.
Ce lavis, songeait-il, représente un corbeau qui attend l’aube au faîte d’un arbre mort, sous les attaques du vent et de la pluie. Ce vent de pluie était esquissé avec une encre claire. Shingo ne se rappelait pas bien la forme de l’arbre mort. Il n’y avait peut-être qu’un gros tronc brisé net ? Mais il lui souvenait parfaitement du corbeau.
L’oiseau se gonflait un peu, soit qu’il dormît, soit que la pluie le transperçât ; peut-être l’un et l’autre. Il avait un très grand bec, dont la partie supérieure paraissait encore plus épaisse, parce que le papier avait bu l’encre. Il gardait les yeux ouverts mais, peut-être mal réveillé, paraissait somnolent. Le regard dur contenait cependant de la colère. Il tenait beaucoup de place dans la feuille.
Shingo savait seulement que Kazan dans sa pauvreté s’était ouvert le ventre ; il lui sembla que ce « corbeau de l’aube dans la tempête » exprimait les sentiments du peintre à un certain moment.
Il se pouvait que son ami l’eût accroché dans le tokonoma pour l’assortir à la saison, mais Shingo se hasarda : « Quel air dur a ce corbeau ! Cela ne me plaît guère. » L’autre répondit : « Vraiment ? Moi, je l’ai souvent regardé pendant la guerre ; je me disais : « Et merde ! » C’est un vieux dur à cuire. D’autre part, l’atmosphère de cette œuvre est paisible. Mais, mon cher, s’il fallait s’ouvrir le ventre dans une situation comme celle de Kazan, combien de fois aurait-il fallu nous l’ouvrir ! Quelle époque ! Nous avons attendu l’aube, nous aussi… »
Shingo se dit que ce corbeau devrait bien, par cette nuit orageuse, être accroché dans le salon de son ami. Puis il se demanda comment son milan et son corbeau l’avaient passée, cette nuit.
Shingo, incapable de s’endormir après son deuxième rêve, attendit l’aube, mais la ténacité, l’obstination du corbeau de Kazan lui manquaient. Le sentiment le gagnait, petit à petit, que cette absence de toute réaction intérieure, dans son rêve érotique – qu’il s’agît de Kikuko, qu’il s’agît de l’autre jeune fille –, avait une signification déplorable. Une sinistre fornication. Est-ce cela, ce qu’on appelle les stupres de la vieillesse ?
Il avait cessé d’avoir affaire aux femmes pendant la guerre, et n’avait pas recommencé depuis. Il n’était pourtant pas si vieux… Question d’habitude, sans doute. Après avoir été trop écrasé, il ne s’était pas encore ressaisi. Sa pensée restait prisonnière d’un carcan d’idées reçues que les événements avaient imposées.
Souvent tenté d’interroger ses amis (y avait-il beaucoup de vieux dans son cas ?), Shingo craignit qu’on se moquât de sa pusillanimité ; il se tut.
Pourquoi serait-il mauvais d’aimer sa belle-fille en rêve ? Ou même dans la réalité ? Que craignait-il ? Que cherchait-il à fuir ?
Un petit poème de Buson lui revint à l’esprit :
Je veux oublier l’amour sénile.
Il tombe des giboulées dehors.
Les relations conjugales de Kikuko et de Shuichi s’étaient approfondies quand son fils avait pris une maîtresse. Après l’avortement de la jeune femme, ces rapports s’étaient empreints de calme, de chaleur. La nuit du typhon, Kikuko, plus que de coutume, avait fait l’enfant gâtée ; la nuit où son homme était rentré tout à fait ivre, elle lui avait pardonné, plus affectueusement que de coutume aussi. La douce Kikuko se montrait-elle pitoyable, ou stupide ? Agissait-elle consciemment, ou suivait-elle avec docilité, sans en rien savoir, la voie merveilleuse de la nature ?
Kikuko venait de protester contre la conduite de son mari, d’abord en refusant d’avoir l’enfant, puis en retournant dans sa famille ; elle avait exprimé, par ses actes, la profondeur de sa tristesse. Pourtant, après deux ou trois jours d’absence, elle s’était rapprochée de son mari comme pour quémander son pardon, comme pour éviter aussi de faire saigner sa propre blessure. Shingo se serait bien écrié comme dans son rêve : « Fi ! Peu intéressant ! » alors qu’il devrait en réalité se trouver rassuré.
Le vieillard en vint à penser qu’il vaudrait peut-être mieux laisser les événements suivre leur cours pendant quelque temps, en négligeant le problème de Kikuko.
Shuichi était son fils. Ces deux êtres formaient-ils un couple prédestiné, pour que Kikuko restât liée à son mari, même au prix de telles souffrances ? Shingo pouvait s’interroger sans fin.
Ne voulant pas éveiller Yasuko qui dormait auprès de lui, Shingo s’abstint d’allumer la lampe de chevet pour regarder l’heure, mais il eut l’impression qu’il faisait déjà clair dehors. La cloche du temple allait sonner. Shingo se rappela celle qui sonnait le soir dans l’ancien Jardin impérial de Shinjuku. Elle annonçait la fermeture des jardins. « On dirait une cloche d’église, avait-il fait observer à Kikuko. Qu’en penses-tu ? » Il lui semblait aller à l’église, sous une allée d’arbres, dans un parc à l’européenne.
Le vieillard se leva, sans avoir assez dormi. Gêné par la perspective d’une rencontre avec Kikuko, il quitta la maison de bonne heure en compagnie de Shuichi. Brusquement, il l’interrogea :
« As-tu tué des hommes, à la guerre ?
— J’sais pas. Ceux qui recevaient les balles de ma mitrailleuse mouraient probablement. Mais on pourrait dire que je n’étais qu’une machine derrière une machine, et que ce n’était pas moi qui tirais. »
Shingo fit la grimace et détourna les yeux.
La pluie se calma pendant la journée, mais se mit à tomber à verse le soir, et Tôkyô fut couvert d’un brouillard épais.
Shingo, quittant un restaurant où son entreprise venait d’offrir un banquet, se vit dans l’obligation de prendre un dernier taxi pour reconduire des geishas. Deux des femmes, déjà d’un certain âge, s’assirent à ses côtés ; les trois autres, plus jeunes, s’empilèrent sur leurs genoux. Shingo entoura de ses bras la taille de la jeune personne qui se trouvait devant lui et l’attira.
« Ça va ?
— Merci. Excusez-moi. »
La geisha s’assit avec confiance sur ses genoux. Elle semblait plus jeune que Kikuko de quatre ou cinq ans. Le vieillard eut la vague intention de noter son nom dans son carnet, quand il serait dans le train, pour le bien conserver en mémoire, mais ce ne fut qu’une impulsion passagère ; il pressentit qu’il oublierait même de le noter.