LE RÊVE DE L’ÎLE

I

Une chienne abandonnée mit bas à même le sol, sous la véranda.

C’est une façon de parler qui dénote de l’indifférence, mais elle trahissait l’état d’esprit qui régnait dans la maison. La chienne mit bas, sans que personne s’en aperçût.

« Mère, avait dit Kikuko dans la cuisine, sept ou huit jours plus tôt, Teru n’est venu chez nous ni hier ni aujourd’hui. N’aurait-elle pas mis bas ?

— Maintenant que tu m’en parles, c’est vrai, on ne la voit plus », répondit Yasuko, peu intéressée.

Shingo se faisait infuser une tasse d’excellent thé, les jambes pendantes dans le kotatsu, le brasero aménagé au centre de la pièce. Il avait pris l’habitude de boire cette sorte de thé depuis l’automne et de le préparer lui-même.

Kikuko avait parlé de la chienne en cuisinant le repas du matin, mais ensuite il n’en fut plus question. Quand elle s’agenouilla devant son beau-père pour lui offrir un bol de soupe, il lui proposa du thé. « Volontiers », dit-elle, et comme ce n’était pas coutume, elle s’assit avec un peu de cérémonie.

Shingo contemplait la jeune femme.

« Ce sont des chrysanthèmes qui figurent sur ton haori et sur ton obi. La saison en est passée. Cette année, les malheurs de Fusako nous ont fait oublier ton anniversaire.

— Non, l’obi porte le motif des quatre princes. On peut s’en servir toute l’année.

— Les quatre princes ? Qu’est-ce donc ?

— Les fleurs des classiques : l’orchidée, le bambou, le prunier, le chrysanthème, récita Kikuko, d’une voix claire. Vous savez bien, Père, vous l’avez déjà vu quelque part. C’est un motif que l’on trouve en peinture, et qui sert souvent pour les kimonos.

— C’est un motif d’avare, ce motif de quatre saisons. »

Kikuko posa la tasse de thé. « Il est délicieux, dit-elle.

— Dis-moi, qui était-ce ? On m’a donné ce thé de luxe pour me remercier de l’offrande d’encens, mais je ne sais plus de quel enterrement ! Je recommence à en boire. Autrefois, j’en prenais beaucoup, on n’utilisait pas de thé ordinaire. »

Ce matin-là, Shuichi était parti le premier.

Le vieillard, enfilant ses chaussures à l’entrée de la maison, cherchait à se rappeler le nom de l’ami défunt dont la famille lui avait offert ce thé. S’il insistait auprès de Kikuko, sans doute saurait-elle lui répondre, mais il se tut, car cet homme était mort subitement dans un hôtel thermal où l’accompagnait une jeune femme.

« C’est vrai, Teru n’est pas venue, fit-il.

— Non, répondit Kikuko. Ni hier, ni aujourd’hui. »

D’habitude, la chienne accourait à la porte dès qu’elle entendait sortir Shingo ; parfois, elle le suivait jusqu’à la rue.

Quelques jours plus tôt, la jeune femme avait caressé le ventre de la chienne, à l’entrée. Le souvenir lui en revint.

« Comme c’est désagréable, avait-elle dit en fronçant les sourcils. C’est mollasse et gonflé. » Pourtant, elle semblait palper, à la recherche des petits. « Combien y en a-t-il ? »

Teru regardait Kikuko d’une façon curieuse, en montrant le blanc des yeux. Puis elle se coucha sur le flanc, mais le ventre en l’air.

Il n’était pas tellement gonflé, bien que la jeune femme l’eût trouvé désagréable. La peau du bas-ventre, rosée, semblait amincie, la base des tétines encrassée.

« En a-t-elle dix ? »

Pour répondre a la question de Kikuko, Shingo avait compté, lui aussi, des yeux, les mamelles de la chienne ; la paire supérieure, petite, paraissait atrophiée.

Teru avait un maître puisqu’elle portait une plaque, mais apparemment il ne la nourrissait guère. Plus ou moins abandonnée donc, elle rôdait dans le voisinage, de cuisine en cuisine. Depuis que Kikuko lui réservait, outre les restes, une portion de nourriture, elle venait souvent chez Shingo.

En l’entendant aboyer la nuit dans le jardin, on pensait qu’elle avait pris ses habitudes dans la maison, mais pas au point que la jeune femme puisse considérer qu’elle leur appartînt. D’ailleurs, la chienne rentrait toujours chez son maître pour mettre bas. Voilà pourquoi, ne l’ayant vue ni la veille ni l’avant-veille, Kikuko avait dit qu’elle devait être retournée chez lui.

Retourner chez un maître pareil pour mettre bas… Shingo trouvait ce phénomène pitoyable.

En réalité, cette fois, cela s’était passé chez lui, sous la véranda, mais pendant une dizaine de jours, personne ne s’en aperçut.

« Père, dit Kikuko, lorsque Shingo rentra du bureau avec Shuichi, Teru a eu ses petits chez nous.

— Tiens ! Où ?

— À même le sol, sous la chambre de domestique.

— Vraiment ! »

Comme ils n’employaient personne, cette petite pièce servait de débarras.

« Quand elle est entrée sous la galerie, j’ai jeté un coup d’œil ; j’ai cru voir des petits.

— Ah ! combien ?

— C’est difficile à dire, parce qu’il fait sombre. Ils sont au fond.

— Alors elle a mis bas chez nous ?

— Mère disait que Teru tournait sur elle-même, près de la grange, l’air bizarre ; elle faisait mine de gratter le sol. Elle devait chercher un endroit pour mettre bas. Si nous lui avions fourni de la paille, elle serait allée dans la grange.

— Nous serons bien embarrassés quand les petits grandiront », dit Shuichi.

Il ne déplaisait pas à Shingo que cette bête fût venue mettre bas chez lui, mais il lui souvenait du dégoût que l’on éprouve lorsqu’il faut abandonner les chiots.

« Il paraît que Teru vient de mettre bas, fit aussi Yasuko.

— Il paraît.

— Ce serait sous la galerie de la chambre de domestique. C’est une excellente idée, puisque personne ne l’habite. »

Yasuko, qui était assise près du brasero avec son mari, leva vers lui un visage un peu grimaçant.

« Au fait, qu’est-elle devenue, cette fille que, m’avais-tu dit, Tanizaki devait nous présenter ? » demanda-t-il à son fils, après avoir fini sa tasse de thé.

Il se resservait de thé. « C’est le cendrier, Père ! » lui fit remarquer Shuichi. Le vieillard, par mégarde, y versait le liquide.

II

« Mon front blanchit sans que j’aie gravi le Fuji », murmurait Shingo, dans son bureau. Cette phrase lui était venue soudain et lui paraissait très évocatrice. Il la répéta, l’essaya, plusieurs fois.

La veille au soir, il avait rêvé de Matsushima. Voilà peut-être l’association d’idées.

Il lui parut étrange, au matin, ce rêve d’une île où il n’était jamais allé. Le vieillard se rendit compte qu’en dépit de son âge, il n’avait visité ni Matsushima ni Amano-Hashidaté, qui comptent parmi les trois paysages les plus célèbres du Japon. Il n’avait fait que passer à Miyajima, hors de saison d’ailleurs, en descendant du train, au retour d’un voyage d’affaires à Kyûshû.

Le songe, dont au réveil il lui restait quelques fragments, l’avait frappé par les couleurs franches des pins et de la mer. Il lui parut évident qu’il s’agissait de Matsushima.

Shingo tenait une femme dans ses bras, sur les herbes, à l’ombre des pins. Il se dissimulait, il avait peur ; l’un des amants devait avoir à se cacher.

C’était une femme très jeune, presque une adolescente. Quel âge pouvait-il avoir, lui, dans ce rêve ? Sans doute devait-il être jeune aussi, car tous deux avaient couru parmi les pins. Il ne lui souvenait pas qu’en étreignant cette femme, il eût été conscient d’une différence d’âge.

Il s’était conduit en jeune homme, sans éprouver pourtant le sentiment d’avoir rajeuni, ni retrouver le souvenir d’une expérience passée. Il avait eu vingt ans tout en restant lui-même, l’homme de soixante-deux ans. Voilà le merveilleux des rêves.

Le bateau à moteur de ses compagnons de voyage s’était éloigné sur la mer. Seule, debout à l’arrière, une autre femme agitait sans arrêt son mouchoir dont la blancheur, se détachant sur l’eau, lui était restée clairement à l’esprit le lendemain matin. On l’avait donc laissé sur cet îlot, mais il n’en avait éprouvé aucune inquiétude. Lui voyait sur la mer s’éloigner le bateau, d’où pourtant, on ne pouvait deviner son refuge : il ne pensait qu’à cela. Sur la vue du mouchoir blanc, il s’était éveillé.

Il n’aurait su dire alors quelle avait été la compagne de son rêve ; il n’en gardait aucune image, ni visage ni sensation. Seule était nette la couleur du paysage. Mais pourquoi Matsushima ? Pourquoi cette île qu’il n’avait jamais vue ? Il n’était d’ailleurs jamais allé sur une île déserte en bateau à moteur.

Il pensa demander à sa famille si rêver en couleur n’est pas un signe de névrose, mais il n’osa pas. D’avoir étreint une femme en rêve lui inspirait une certaine gêne. Seulement, la nature des songes est telle qu’elle lui rendait sans difficulté la jeunesse tout en lui laissant sa personnalité actuelle.

Ce miracle du temps l’avait quelque peu consolé.

L’énigme que le matin lui proposait ne serait résolue que par l’identification de sa compagne. Ainsi songeait-il, en fumant dans son bureau, lorsqu’on frappa légèrement à la porte.

« Bonjour. » C’était son ami Suzumoto. « Je craignais que tu n’y sois pas. » Il se découvrit. Eiko jaillit de son siège pour le débarrasser de son manteau pendant qu’il s’asseyait. Shingo s’amusait de la calvitie de son visiteur. Quelques vilaines taches de vieillesse, au-dessus des oreilles, s’étaient accentuées.

« Qu’y a-t-il donc, dès le matin ? »

Pour maîtriser son accès de gaieté, Shingo fixait les yeux sur ses mains où de légères taches, parfois, apparaissaient et disparaissaient.

« Tu sais, Mizuta, qui est mort d’une mort paradisiaque…

— Ah ! Mizuta ! » Shingo se souvenait enfin. « J’y suis. On m’a donné du bon thé, pour me remercier du don d’encens. J’en ai repris l’habitude. Celui-là est excellent.

— Le thé, c’est bien bon, mais je ne refuserais pas la grâce d’une mort pareille. Ce sont des histoires dont on entend parler, mais je n’aurais jamais pensé que Mizuta connût cette fin !

— Non, bien sûr.

— Une mort enviable, n’est-ce pas ?

— Toi aussi, tu es gros et chauve. Tu as tes chances.

— Seulement, j’ai moins de tension. Il paraît que Mizuta redoutait une attaque. Il ne pouvait coucher seul hors de chez lui. »

Mizuta était mort subitement dans un hôtel thermal. Aux obsèques, les vieux amis chuchotaient que ç’avait été, pour employer l’expression de Suzumoto, une mort paradisiaque.

À la réflexion, l’histoire semblait un peu suspecte. Il s’était fait accompagner d’une jeune femme, certes, mais fallait-il en conclure…

Pourtant, pendant la cérémonie, Shingo, curieux, avait cherché des yeux cette femme. Les uns disaient qu’elle en garderait un dégoût toute sa vie, les autres, qu’elle devait être comblée si elle tenait à son amant.

Parce qu’ils avaient fait leurs études ensemble, ces sexagénaires utilisaient le jargon d’étudiant, ce qui semblait vraiment à Shingo l’expression même des laideurs de la vieillesse ; ils se donnaient leurs sobriquets ou leurs diminutifs d’autrefois.

S’être connus jeunes éveillait en eux, certes, une cordialité teintée de nostalgie, mais quelque désagrément aussi, car la carapace moisissante de leur égoïsme les enserrait.

La mort de Mizuta, lequel s’était gaussé de Toriyama, décédé le premier, devenait donc un sujet de racontars. Suzumoto soutenait obstinément la thèse de la mort paradisiaque, lors des obsèques. Pour lui, Shingo imaginait une mort semblable et conforme à ses désirs, mais tout à coup, il faillit prendre peur.

« Pour un vieillard, c’est laid, fit-il.

— Tu as raison. Les femmes, nous n’en rêvons même plus, dit l’autre enfin calmé.

— As-tu jamais fait l’escalade du Fuji ? demanda Shingo.

— Le Fuji ? Le mont Fuji ? » Suzumoto montrait un visage étonné. « Non ? Pourquoi ?

— Moi non plus. Mon front blanchit sans que j’aie gravi le Fuji…

— Je ne comprends pas. Y a-t-il un sous-entendu ? »

Shingo se mit à rire. « Tu es fou ! » dit-il.

La secrétaire qui faisait ses comptes sur le boulier, assise à une table, près de l’entrée, pouffa, elle aussi.

« Plus de gens qu’on ne l’imagine parviennent au terme de leur vie sans avoir jamais contemplé les trois vues classiques du Japon.

— Quel est le pourcentage de Japonais qui montent au Fuji ?

— Oh !… Peut-être un pour cent ? »

Suzumoto suivait son idée : « En comparaison, la bonne fortune de Mizuta n’est donnée qu’à un homme sur des dizaines, des centaines de mille…

— Le gros lot, en somme ! Mais la famille du défunt ne doit pas être très contente.

— Parlons justement de la famille du défunt. Mme Mizuta vient de me rendre visite, enchaîna Suzumoto, sur un ton plus professionnel. Elle m’a confié ceci, dit-il en dénouant l’étoffe qui emballait un assez petit paquet. Des masques. Des masques de Nô. Voilà. Mme Mizuta me demande de les acheter. Alors je suis venu te les montrer.

— Je n’y connais rien. J’en connais l’existence sans en avoir jamais vu, comme pour les trois vues célèbres du Japon. »

Il y avait deux écrins, dont Suzumoto sortit les masques protégés par un sac.

« Celui-ci s’appelle le Jîdo ; celui-là, le Kasshiki. Ce sont tous deux des masques de garçons.

— De garçons, vraiment ? »

Shingo prit le Kasshiki pour l’examiner, saisissant entre ses doigts la cordelette de papier qui traversait le trou des oreilles.

« Tu vois, les cheveux peints sur le front, en forme de feuille de gingko, c’est une coiffure d’adolescent. Il s’agit donc d’un novice, juste avant la cérémonie de majorité. Vois, il a même des fossettes.

— Tiens ! »

Shingo tendit le bras, d’un geste naturel.

« Mademoiselle Tanizaki, mes lunettes !

— Voilà ! C’est juste ! Il paraît qu’on regarde les masques à bout de bras, en les élevant un peu. La presbytie est propice à la contemplation des masques de Nô. En les laissant un peu dans l’ombre, un peu penchés.

— Il me semble connaître quelqu’un qui lui ressemble. C’est réaliste. »

Le visiteur expliqua que pencher le masque s’appelle « faire nuageux ». Alors l’expression se teinte de mélancolie. Mais le renverser en arrière s’appelle l’« éclairer », car alors le visage semble joyeux. Le faire mouvoir de gauche à droite s’appelle « s’en servir », ou bien « couper », dit-on.

« Il me rappelle quelqu’un, répéta Shingo. J’ai peine à le prendre pour un garçon, mais un jeune homme, peut-être…

— Jadis, les enfants étaient précoces. D’ailleurs, ce qu’on appelle un visage enfantin nous paraîtrait ridicule. Regarde-le bien, c’est un garçon, tandis que le Jîdo, c’est un génie. Je pense qu’il symbolise l’éternel garçon. »

Le vieillard examina le masque de Jîdo en le bougeant suivant les indications de Suzumoto. Celui-là portait une frange comme celle des petites filles.

« Qu’en dis-tu ? Le veux-tu ? »

Shingo posa le masque sur la table.

« C’est à toi qu’on les a proposés. Achète-les donc toi-même.

— J’en ai pris. Pour tout dire, la veuve m’avait apporté cinq masques. J’en ai gardé deux, des masques de femmes. J’en ai fait prendre un autre par Umino. Maintenant, je m’adresse à toi.

— Tiens, alors ce sont les restes. Tu as gardé les masques de femmes ! Tu es bien bon !

— Tu les préférerais ?

— Les préférer ? Non, je n’ai pas de préférence.

— Si tu le désires, je peux t’apporter les miens. Ce serait un soulagement pour moi si tu les voulais. Connaissant le genre de mort de Mizuta, je me suis apitoyé devant sa veuve et je n’ai pas osé refuser. Mais on m’a soutenu que ces masques-là sont meilleurs que les masques féminins. Un éternel garçon, n’est-ce pas merveilleux ?

— Mizuta est mort. Toriyama, dont on dit qu’il les a regardés très longtemps chez Mizuta, est mort l’autre jour. Ce n’est pas agréable.

— Mais puisque ce masque incarne l’éternel adolescent !

— Es-tu allé à l’enterrement de Toriyama ?

— J’ai été très impoli, mais j’avais un empêchement. »

Suzumoto se leva.

« De toute façon, je te les laisse. Examine-les tranquillement. S’ils te déplaisent, tu pourras les diriger sur quelqu’un d’autre.

— Plaire ou déplaire, ce n’est pas mon affaire. J’ai l’impression que ces masques ont une certaine valeur. Alors, les garder sans les utiliser, en dehors du Nô, ce serait les priver de vie.

— Mais enfin…

— Et le prix ? Sont-ils très coûteux ? fit Shingo, comme s’il voulait les rattraper.

— Oui. J’ai demandé à Mme Mizuta de l’écrire sur les cordelettes. Elle dit que cela représente à peu près leur valeur. Mais peut-être rabattrait-elle un peu. »

Shingo, chaussant ses lunettes, essaya d’écarter les cordelettes de papier. Alors l’objet apparut clairement, et il faillit s’exclamer, tant le dessin des cheveux et des lèvres du Jîdo lui sembla beau.

Suzumoto parti, la secrétaire s’approcha de la table :

« N’est-ce pas joli ? »

Eiko, sans rien dire, hocha la tête.

« Veux-tu le mettre sur ton visage ?

— Tiens ! mais moi… Ce serait drôle ! Et puis, je porte des vêtements occidentaux ! » Toutefois, quand le vieillard lui eut tendu le masque, elle le posa d’elle-même sur son visage, nouant les cordelettes derrière la nuque.

« Remue la tête doucement.

— Voilà. »

Eiko fit quelques mouvements pour présenter le masque de diverses façons.

« Bien ! bien ! » laissa échapper le vieillard. Il n’en avait pas fallu davantage pour donner vie au masque.

La jeune fille portait une robe d’un rouge profond, ses cheveux frisés dépassaient des deux côtés ; pourtant, l’effet était frappant.

« Est-ce que cela suffit ?

— Cela suffit. »

Il l’envoya sur l’heure acheter quelques livres traitant des masques de Nô.

III

Les deux masques portaient la signature du sculpteur. Shingo la chercha dans un livre, et découvrit ainsi qu’ils n’étaient pas l’œuvre d’un maître de l’époque « classique » Muromachi, mais d’un artiste de la période suivante. Bien que ce fût son premier contact avec des masques de Nô, ceux-ci ne lui donnaient pas l’impression d’être des copies.

« Quel objet maléfique ! » Yasuko venait de prendre des lunettes pour les regarder.

Kikuko pouffa de rire.

« Comment, Mère, vous y voyez avec les lunettes de votre mari ?

— Oui, répondit Shingo pour sa femme, les lunettes de presbyte sont des lunettes de paresseux, on peut mettre presque n’importe lesquelles. »

Yasuko se servait de celles que Shingo venait de sortir de sa poche.

« En règle générale, le mari vieillit d’abord, mais chez nous, la bonne femme étant la plus âgée… »

Shingo se sentait de bonne humeur. Il se chauffait les jambes près du brasero sans enlever son manteau.

« Ce qui est lamentable avec ces lunettes, continua-t-il, c’est que nous distinguons mal les plats qu’on nous sert, surtout si les aliments sont coupés petit. Quand ma vue s’est mise à baisser, lorsque j’approchais le bol de riz, comme ça, les grains devenaient flous, ils ne se séparaient pas à mes yeux ; quelle fadeur pour le regard ! »

Tout en parlant, Shingo contemplait les masques.

Il finit pourtant par remarquer sa belle-fille qui tenait ses vêtements devant elle, en attendant qu’il se changeât ; il se rendit compte aussi que ce soir encore, Shuichi ne rentrait pas.

Shingo se leva pour se changer, sans quitter des yeux les masques posés sur le brasero, évitant ainsi de rencontrer le regard de Kikuko. Cette dernière arrangeait le complet comme si de rien n’était, sans même approcher des masques.

Cela s’expliquait peut-être par l’absence de son mari. À cette pensée, des nuages obscurcirent le cœur de Shingo.

« Oui, ce sont des objets maléfiques, dit Yasuko. Ne dirait-on pas des têtes humaines ? »

Shingo revenait près du brasero.

« Quel est, à ton avis, le plus beau ?

— Ce serait celui-ci, répondit sans hésiter Yasuko, saisissant le masque de Kasshiki. On dirait un homme vivant.

— Tu trouves ? »

Shingo, déçu par le jugement superficiel de Yasuko, répondit :

« Ils datent de la même époque, sans être de la même main. Ils seraient contemporains de Toyotomi Hideyoshi. »

Il avait avancé le visage juste au-dessus du Jîdo.

Le Kasshiki montrait des traits virils, des sourcils touffus, tandis que le Jîdo, plus asexué, levait haut des sourcils en forme de croissant de lune, des sourcils de jeune fille.

Shingo s’approchait de plus en plus du masque. La peau, lisse comme celle d’une adolescente, apparaissait tendre à ses regards, acquérait, au fur et à mesure que la distance diminuait, la chaleur d’un épiderme humain. Soudain le masque, s’animant, lui sourit.

« Ho ! » Shingo faillit s’étrangler.

À dix centimètres de son visage, une femme vivante lui souriait, d’un sourire pur et beau.

Vraiment les yeux, la bouche vivaient.

Dans les trous vides des pupilles s’étaient insérées des prunelles noires. Les lèvres vermeilles semblaient délicatement humectées.

Tandis que, le souffle coupé, Shingo s’approchait du masque, jusqu’à le toucher du nez, les prunelles presque noires se levaient vers lui, la chair de la lèvre inférieure se gonflait. Il faillit y poser un baiser. Il soupira longuement avant d’en éloigner enfin son visage.

Avec un peu d’éloignement, ce qui venait de se passer n’était que mensonge ; néanmoins, il en restait haletant.

Maussade, Shingo replaça le Jîdo dans son sac d’étoffe rouge brochée d’or, et tendit l’écrin du Kasshiki à sa femme. « Range-le. »

Shingo croyait avoir entrevu le fond de la lèvre inférieure, l’endroit où le rouge franc s’atténue. La bouche entrouverte ne montrait pas de dents. Dans le masque peint en blanc, les lèvres se détachaient comme des boutons de fleurs sur la neige.

Il était peu orthodoxe, et sans doute impardonnable, de regarder un masque de Nô en mettant le nez dessus. Ce ne devait pas être une des manières de l’examiner qu’avait envisagées son auteur. Sur la scène du Nô, à bonne distance, il paraissait sans doute plus vivant. Pourtant, en s’approchant au plus près, comme venait de le faire Shingo, le masque s’animait.

Le trouble qu’il venait d’éprouver, ce sursaut de passion fatale, lui fit soupçonner qu’il venait de découvrir le secret d’amour du sculpteur. D’ailleurs, ce masque était peut-être plus troublant qu’une femme réelle.

Il tenta d’en rire, et d’attribuer cette impression à sa mauvaise vue.

N’empêche qu’il avait étreint une femme en rêve, trouvé sa secrétaire jolie sous un masque, et manqué poser un baiser sur les lèvres du Jîdo. Quelle série de bizarreries… Il se demanda si quelque chose vacillait en lui.

Depuis que sa vue avait baissé, Shingo n’avait jamais posé son visage sur celui d’une jeune fille. Cela serait-il d’une saveur attendrissante pour un presbyte ?

Shingo racontait à sa femme que ce masque avait appartenu à Mizuta, celui qui était mort dans un hôtel thermal, et pour lequel ils avaient reçu du si bon thé.

« C’est un objet maléfique », répétait Yasuko.

Shingo but une tasse de thé ordinaire dans laquelle il avait versé quelques gouttes de whisky.

Dans la cuisine, Kikuko hachait des poireaux qui devaient accompagner un plat de daurade.

IV

Un matin du crépuscule de l’année, au dernier mois, Shingo regardait, en se débarbouillant, Teru qui se chauffait au soleil avec ses petits.

Même quand les chiots avaient commencé de quitter leur abri sous la galerie, on n’avait pu savoir s’ils étaient quatre ou cinq. Parfois, Kikuko s’emparait bien vite de ceux qui sortaient et les apportait à la maison ; une fois dans ses bras, ils restaient tranquilles mais comme ils se sauvaient à la vue de quelqu’un et ne se promenaient jamais tous ensemble, la jeune femme elle-même prétendait tantôt qu’ils étaient quatre et tantôt qu’ils étaient cinq.

Au soleil de ce matin-là, on en comptait cinq, à l’endroit où Shingo avait regardé les bruants s’ébattre parmi les moineaux. Jadis, au pied de la colline, on avait entassé les déblais de construction d’un abri antiaérien ; pendant la guerre, on y cultivait des légumes. Maintenant, les bêtes venaient y prendre leur bain de soleil matinal.

Déjà fanées, les hautes herbes dont les oiseaux avaient picoré les épis se courbaient du pied de la colline vers ce talus. Une pelouse tendre avait poussé. Le vieillard fut touché que Teru, dans sa sagesse, eût élu cet endroit.

Avant le lever des hommes, ou peut-être même après, quand ils s’affairaient à leurs préparatifs matinaux, la chienne y conduisait ses petits pour les allaiter au chaud. Elle jouissait du moment présent, sans être dérangée par personne. Shingo sourit à ce tableau qui évoquait le renouveau, car bien que ce fût l’avant-dernier jour de l’année, le soleil à Kamakura semblait déjà printanier.

Cependant, il observait que les petits, obéissant à la dure loi de la nature, se bousculaient pour attraper une tétine puis pompaient avec les coussins des pattes pour tirer le lait. Et Teru, peut-être parce que ses chiots étaient déjà grands, puisqu’ils grimpaient sur le talus, bougeait parfois le haut du corps ou se roulait sur le ventre, comme si elle était lasse d’allaiter. Ses tétines portaient des marques rouges, traces des griffes de ses petits.

Enfin la chienne se releva, fit lâcher prise à ses chiots et descendit en courant du talus. Un noiraud qui s’obstinait tomba, roula jusqu’en bas de la pente ; cela représentait une chute d’un mètre peut-être. Le vieillard en fut surpris.

Le chiot se releva sans mal ; il resta quelques instants ahuri, puis soudain se remit en mouvement et flaira le sol autour de lui.

Shingo s’étonna, car cette attitude de l’animal, sans doute la voyait-il pour la première fois, et pourtant, elle éveillait en lui une impression de déjà vu.

« Ah ! le tableau de Sôtatsu ! balbutia-t-il, après avoir réfléchi quelques instants, quelle grandeur ! »

Ayant jadis jeté un coup d’œil sur une reproduction du petit chien de Sôtatsu, il avait cru voir une sorte de jouet stylisé. Mais c’était du réalisme vivant ; cette constatation le frappa.

Que l’on ajoutât un peu de dignité, d’élégance à la silhouette du chiot, et l’on retrouverait tout à fait ce lavis. Shingo se rappela que le masque de Kasshiki lui avait paru réaliste et ressemblait à quelqu’un. Le sculpteur de ce masque était un contemporain du peintre Sôtatsu.

Maintenant, Shingo pouvait affirmer que Sôtatsu avait peint le petit d’une chienne bâtarde quelconque.

« Hou ! hou ! Venez voir ! Voilà tous les petits chiens ! »

Les quatre autres descendaient lentement du talus, craintifs, en s’arc-boutant sur leurs pattes minuscules.

Trompant l’espoir de Shingo, ni le noiraud ni ses frères ne reproduisirent le mouvement qu’avait fixé le pinceau du peintre.

La métamorphose d’un chiot en un lavis de Sôtatsu, celle d’un masque de théâtre en une femme réelle, et réciproquement, c’était peut-être la révélation que lui apportait un regard fortuit…

Le vieillard accrocha sur un mur le masque de Kasshiki, mais le Jîdo fut enfoui dans le fond d’un placard.

À l’appel de Shingo, Yasuko et Kikuko étaient accourues dans le cabinet de toilette.

« Vous autres, les femmes, vous n’avez rien vu en vous débarbouillant. »

Une main légère posée sur l’épaule de sa belle-mère, Kikuko protesta : « Les femmes sont très pressées, le matin, n’est-ce pas, Mère ?

— Justement, où est Teru ? dit Yasuko. Où est-elle partie, tandis que ses petits vadrouillent, pauvres abandonnés ?

— Nous serons bien ennuyés quand nous les abandonnerons, ceux-là, dit Shingo.

— Deux des chiots ont déjà trouvé de bons partis.

— Tiens ? Il y a donc des amateurs ?

— Oui. C’est-à-dire que pour l’un, c’est le maître de Teru. Il veut une femelle.

— Vraiment ! Sous prétexte que Teru devient une chienne errante, il prétend l’échanger pour un des petits ?

— Il paraît », dit Kikuko puis, répondant à la question antérieure : « Mère, Teru est allée déjeuner ailleurs. » La jeune femme s’expliqua : « La sagacité de cette chienne surprend le voisinage, et tout le monde en parle. Elle connaît l’heure des repas dans les maisons d’alentour, et fait sa tournée juste au bon moment.

— Comment ! » Shingo ressentit une légère déception. « Alors que nous la nourrissons matin et soir, pensant qu’elle avait enfin pris ses habitudes chez nous, elle guette l’heure des repas des voisins !

— Plutôt que l’heure des repas, l’heure de la vaisselle, précisa Kikuko. Les voisins me disent, quand ils me rencontrent : Ah ! cette fois, c’est chez vous que Teru a mis bas ! et ils prennent de ses nouvelles. Les enfants du coin sont venus en votre absence me demander de leur montrer les petits.

— En somme, cette bête jouit d’une grande popularité.

— Mais oui !

— Une dame m’a raconté une chose amusante, dit Yasuko. Voilà : « Si Teru, cette fois, a mis bas chez vous, il va naître un enfant dans la maison ! » Teru, dit-elle, a poussé la jeune mariée de la famille à avoir un enfant. Quel porte-bonheur, ce chien !

— Oh ! Mère », protesta Kikuko, rougissante ; elle retira sa main de l’épaule de la vieille femme.

« Je répète seulement les propos des voisines.

— Quel rapprochement, entre un chien et un être humain ! » La réflexion de Shingo tombait mal, mais Kikuko releva le visage, qu’elle avait baissé.

« Le vieux père de M. Amamiya s’inquiète beaucoup de Teru. Il est venu me demander d’en prendre soin. Il se montrait trop poli, j’étais confuse.

— Ah ? pourquoi pas ? répondit le vieillard. Elle est venue chez nous, qu’elle y reste ! »

Amamiya était le voisin du maître de Teru. La faillite de son entreprise commerciale l’avait contraint à vendre sa maison ; il avait déménagé pour s’établir à Tôkyô.

Il faisait vivre ses vieux parents, qui s’occupaient encore de leurs petites affaires, mais comme son logement de Tôkyô n’était pas grand, il les avait laissés à Kamakura. Dans le voisinage, on ne désignait ce vieux que sous l’appellation du vieux père de M. Amamiya.

C’était avec lui que Teru s’entendait le mieux. Après avoir emménagé dans sa nouvelle chambre, le vieux était venu la voir.

« Bon, je vais lui donner tout de suite votre réponse. » Sur ces mots, Kikuko tourna les talons et sortit.

Shingo ne la regarda pas partir : il suivait des yeux le chiot noir. Il aperçut par la fenêtre un grand chardon tombé sur le sol, les pétales effeuillés, la tige brisée à la base. Il restait pourtant d’un bleu vif.

« Quelle plante résistante ! » dit Shingo.