Fusako, leur fille, vint avec ses deux enfants : la plus grande de quatre ans, la petite qui venait d’avoir un an. Si elle continuait à respecter cet intervalle, le prochain ne naîtrait pas tout de suite, mais Shingo demanda distraitement :
« Y en a-t-il un autre en route ?
— Quelle idée, Père ! Il n’y a pas longtemps que vous m’avez déjà posé la question. »
Elle avait installé le bébé sur le dos pour le démailloter.
« Et votre Kikuko ? » dit-elle aussi distraitement.
Le visage de Kikuko, qui se penchait sur l’enfant, se durcit soudain.
« Laisse un peu cette gosse tranquille.
— Appelez-la donc Kuniko, s’il vous plaît, et non pas cette gosse. Après tout, Père, c’est vous qui lui avez donné ce nom. »
Shingo semblait avoir été seul à remarquer le changement de visage de sa belle-fille, mais tout absorbé par la gesticulation des petits pieds nus libérés, il ne s’y arrêta guère.
« Laisse-la tranquille. Elle a l’air contente. Elle devait étouffer de chaleur, dit Yasuko qui s’approcha de l’enfant pour tapoter le petit ventre et les cuisses. Emmène donc ton aînée dans la salle de bain pour l’éponger, elle est en nage.
— Et les serviettes ? » Kikuko se soulevait un peu.
« J’en ai », dit Fusako. Sans doute comptait-elle séjourner quelques jours chez eux.
Satoko, l’aînée, restait obstinément dans le dos de sa mère, qui sortait en silence des serviettes et des vêtements de son ballot. L’enfant n’avait pas ouvert la bouche depuis leur arrivée. Vue de dos, elle attirait l’œil par une belle chevelure bien noire.
L’étoffe qui enveloppait les effets de sa fille parut familière à Shingo, mais il se souvenait seulement qu’elle sortait de chez lui. La jeune femme avait dû venir à pied de la gare, portant Kuniko sur le dos, tenant Satoko d’une main, le ballot de l’autre.
« Quelle expédition ! » se dit Shingo.
Satoko n’était pas une enfant facile, sa mère avait dû avoir de la peine à la conduire ; elle avait le talent de créer des complications dès que Fusako se trouvait en difficulté ou connaissait un moment de découragement.
Shingo se demanda si Yasuko n’était pas gênée de voir sa belle-fille bien plus soignée que sa propre fille.
Fusako étant allée dans la salle de bain, Yasuko restait à caresser une rougeur sur la cuisse du bébé. « J’ai l’impression que cette enfant sera peut-être plus raisonnable que sa grande sœur.
— Elle est née après que ses parents ont cessé de l’être, eux, raisonnables. Satoko, elle, a été marquée par leur dégradation.
— Croyez-vous qu’une enfant de quatre ans comprenne cela ?
— Bien sûr, cela l’influence.
— C’est plutôt inné. Cette petite Satoko… »
Le bébé, d’un mouvement imprévu, s’était retourné, mis à quatre pattes, et dressé sur ses jambes en s’appuyant à la cloison coulissante.
« Ha ! Ha ! » Kikuko, les bras écartés, se dirigeait vers le bébé dont elle prit les mains ; elle la fit marcher jusqu’à la pièce voisine. Alors Yasuko se leva vivement et saisit le porte-monnaie posé près du bagage de Fusako pour l’examiner à la dérobée.
« Que fais-tu là ? » Shingo parlait bas, mais sa voix vibrait de colère. « Laisse cela !
— Pourquoi donc ? fit Yasuko, placide.
— Je te dis de laisser cela. Mais enfin, que fais-tu ? » Un tremblement agitait le bout de ses doigts.
« Je ne la vole pas.
— C’est pire que voler ! »
Yasuko remit le porte-monnaie à sa place, mais ne se dérangea pas.
« J’ai bien le droit de m’occuper de ma fille. Où est le mal ? Il serait gênant qu’elle ne soit pas en mesure d’acheter des bonbons aux enfants quand elle est chez moi. Je veux me rendre compte aussi de la situation. »
Shingo lui lançait des regards furieux.
Fusako revint de la salle de bain. Sa mère l’entreprit aussitôt, comme si elle voulait rapporter.
« Sais-tu, Fusako, que je viens de regarder dans ton porte-monnaie, et que je me suis fait gronder par ton père ? Si cela te choque, je t’en demande pardon.
— Si cela te choque ! Tu en as de bonnes ! » Shingo trouvait encore plus désagréable que Yasuko se fut ouverte à Fusako, tout en essayant de se raisonner et de se dire que, d’une mère à sa fille, c’était normal ; mais il tremblait de colère et sentait la fatigue de l’âge remonter du tréfonds de son être.
Fusako lui jeta un coup d’œil à la dérobée, plus surprise peut-être de sa colère que de l’indiscrétion de sa mère. Elle lança son porte-monnaie sur les genoux de celle-ci.
« Mais faites donc, laissa-t-elle tomber. Regardez tant que vous voulez. » Et son geste n’avait fait que choquer Shingo davantage.
Yasuko n’osait plus tendre la main vers ce porte-monnaie.
« Aïhara pense que, sans argent, je ne pourrais pas le quitter. Que voulez-vous, il n’y a rien dedans ! »
Les jambes de la petite fille que soutenait Kikuko fléchirent brusquement. L’enfant tomba. La jeune femme l’apporta dans ses bras.
Fusako souleva sa blouse pour donner le sein. Son visage manquait de charme, mais elle était bien faite. La poitrine n’était pas encore déformée, le sein était large et gonflé.
« Même un dimanche, Shuichi est sorti ? » Fusako s’enquérait de son frère, pour tenter d’alléger la contrainte qui régnait entre ses parents.
Shingo, rentrant, et proche de la maison, leva son regard vers des tournesols qui poussaient dans un jardin.
Il était allé se placer sous les corolles et ne les quittait pas des yeux. Ces fleurs s’épanouissaient à côté d’une porte de jardin et s’orientaient vers elle ; aussi Shingo bloquait-il pratiquement l’entrée de la maison. Derrière lui se tenait une petite fille qui rentrait chez elle. Il ne lui aurait pas été impossible de se faufiler pour pousser la porte, mais elle le connaissait ; aussi attendait-elle en sa compagnie.
« Quelles grandes fleurs, fit-il quand il l’eut remarquée. Magnifiques, vraiment. »
Elle sourit, un peu timide. « Nous les épinçons, pour qu’il ne se développe qu’une fleur par pied. Qu’une seule.
— C’est pour cela qu’elles sont si belles. Fleurissent-elles longtemps ?
— Oui.
— Combien de jours ? »
La fillette était âgée de douze ou treize ans. Calculant en silence, elle levait son visage vers le vieillard, puis le tournait vers les fleurs, en même temps que lui. Visage rond, membres minces, elle était dorée par le soleil.
Shingo lui céda le passage et dirigea plus loin ses regards. À quelques maisons de là se dressaient d’autres tournesols.
Chaque pied portait trois fleurs, au sommet de leurs tiges, moitié moins grandes que celle qu’il venait d’admirer.
En s’éloignant, Shingo se retourna encore vers les grands tournesols.
« Père ! » C’était la voix de Kikuko. Elle se tenait derrière lui. Des haricots dépassaient du bord de son panier à provisions. « Bienvenue ! Vous regardez les fleurs ? »
Shingo ressentait une certaine gêne, non pas d’être surpris en train d’admirer des tournesols, mais de se retrouver près de chez lui sans son fils.
« C’est magnifique, n’est-ce pas ? On dirait des têtes de grands hommes. »
Kikuko hocha légèrement le chef.
Cette expression : têtes de grands hommes, lui était venue soudain, sans qu’il y eût réfléchi, mais après qu’il eut dit ces mots, la puissance lourde de la fleur de tournesol lui devint très sensible, de même que sa structure harmonieuse, ordonnée.
Les pétales formaient une couronne, une frange ornementale, mais la plus grande partie de la fleur, tout le cœur, était remplie d’étamines innombrables, tendues, gonflées de force, mais calmes et rythmées, sans évoquer désordre ni conflit.
La fleur était plus grande qu’une tête humaine ; cette impression de volume organisé pouvait éveiller une association d’idées avec un cerveau, et celle d’une puissance naturelle évoquait pour lui un symbole de virilité. Il ne savait pas comment se répartissaient les organes mâles et femelles sur ce disque, mais pour le vieillard, il symbolisait une force mâle.
Le crépuscule tombait sur ce jour d’été, l’heure où se lève la brise du soir. Les pétales qui entouraient la fleur paraissaient encore jaunes, d’une couleur féminine.
Son imagination se jouait-elle de lui parce que Kikuko l’accompagnait ? Shingo se détourna des fleurs et se mit à marcher.
« Ma tête est devenue si vague que la seule vue de ces soleils évoque une tête pour moi. Que la mienne ne devient-elle aussi propre que cette fleur ! Tout à l’heure, dans le train, je me demandais si on pourrait envoyer sa tête au blanchissage ou la faire réparer. La couper… ce serait peut-être un peu violent. Mais enfin, détacher provisoirement la tête du tronc, en disposer comme de linge sale. À l’Hôpital universitaire, par exemple : « Voulez-vous vous en charger ? » Ils laveraient le cerveau, répareraient les ratés, pendant que le corps dormirait sans rêver ni se retourner. »
Le regard de Kikuko s’assombrit. « Père, vous êtes fatigué ?
— Oui, répondit-il. Aujourd’hui même, au bureau, je recevais quelqu’un. J’ai tiré une bouffée de ma cigarette, je l’ai posée sur le cendrier, j’en ai allumé une autre et l’ai posée sur le cendrier ; voilà trois cigarettes qui se fumaient toutes seules, en rang, toutes aussi longues les unes que les autres. J’en avais honte ! »
En effet, dans le train, l’idée de se faire lessiver la tête lui était venue, mais la notion de son corps endormi l’avait séduit plus que celle d’un cerveau mis à neuf. Certes, il était las.
Au petit matin, il avait fait deux rêves, et par deux fois, un mort lui était apparu.
— N’allez-vous pas prendre de vacances cet été ? lui demanda la jeune femme.
— Si, j’ai envie d’en prendre. Je pense aller à Kamikôchi, puisque personne ne veut se charger de ma tête. J’irai voir les montagnes.
— Quelle bonne idée, fit Kikuko, sur un ton léger.
— Oui, mais pour le moment, nous avons Fusako chez nous. Elle est venue parce qu’elle a besoin de se reposer aussi. Alors, pour elle, vaut-il mieux que je reste à la maison, ou que je m’absente ? Qu’en pense ma belle-fille ?
— Quel bon père vous faites ! Je l’envie… », dit Kikuko, mais ses paroles sonnaient un peu faux.
Le vieillard, effrayant la jeune femme ou cherchant à la distraire, ne s’efforçait-il pas de lui faire oublier qu’il rentrait seul sans son mari ? Il n’avait pas eu cette intention, mais peut-être qu’inconsciemment…
« Te moquerais-tu de moi, par hasard ? »
Kikuko fut prise de court.
« Étant donné la situation dans laquelle se trouve Fusako, je ne vois pas qu’on puisse m’appeler un bon père. »
Kikuko, confuse, rougit jusqu’aux oreilles.
« Ce n’est pas votre faute, Père ! » dit-elle, et dans le ton de sa voix, Shingo puisa quelque consolation.
Shingo détestait boire froid, même en été. Yasuko ne voulait pas lui donner de boisson froide, et, peu à peu, depuis plus longtemps qu’il n’aurait pu le dire, l’habitude de s’abstenir s’était formée.
Au lever, le matin, puis le soir, à son retour, il prenait beaucoup de thé chaud. C’était une tradition sur laquelle veillait Kikuko.
Quand ils rentrèrent, après avoir admiré les tournesols, Kikuko s’empressa de lui donner son thé. Le vieillard but la moitié de la tasse, puis se changea pour mettre un leger kimono de coton ; il emporta sa tasse sur la véranda, sirotant une gorgée de thé tout en marchant.
Kikuko le suivit, avec une serviette froide et des cigarettes. Elle lui reversa du thé, puis se releva pour lui chercher ses lunettes et les journaux du soir.
Quel ennui de remettre des lunettes quand on s’est essuyé le visage ! Il contemplait le jardin.
La pelouse était négligée. Au fond, une touffe de trèfle buissonnant et des hautes graminées poussaient comme en plein champ. Plus loin voletait un papillon ; Shingo le voyait, à travers les feuillages, apparaître et disparaître ; il devait y en avoir plusieurs. Shingo souhaitait le voir s’élever au-dessus des plantes ou s’en écarter, mais l’insecte voletait toujours derrière les feuilles.
À le contempler ainsi, Shingo eut l’impression qu’il existait un petit monde à part derrière ce buisson. Les ailes du papillon, qui se dessinaient derrière les trèfles, lui parurent gracieuses.
Il lui souvint brusquement des étoiles qui brillaient à travers les arbres de la montagne, derrière la maison, cette autre nuit où la lune était presque pleine.
Yasuko était sortie sur la véranda.
« Shuichi va-t-il rentrer tard encore aujourd’hui ? dit-elle en s’éventant.
— Sans doute, fit Shingo, détournant son visage vers le jardin. Vois-tu ce papillon qui volette au-delà du buisson ? Le vois-tu ?
— Mais oui. »
Cependant, les papillons – ils étaient trois – avaient jailli au-dessus des trèfles, comme s’il leur déplaisait d’avoir été remarqués par Yasuko.
« Tiens, ils étaient trois. Ce sont des machaons », dit Shingo. Ce n’étaient pas des papillons de très grande taille, et leur couleur lui sembla plutôt terne.
Ils reparurent devant les pins de la maison voisine, après avoir décrit une diagonale sur la palissade. Ils volaient en formation verticale, sans jamais dévier, ni modifier la distance qui les séparait. Ils s’élevèrent rapidement entre les pins, vers la cime. Ces pins n’avaient jamais été taillés, comme le font les bons jardiniers ; ils montaient très haut.
Un moment après, l’un des papillons surgit en un endroit imprévu. Traversant la cour en volant bas, il se dirigea vers les trèfles.
« Ce matin, dit Shingo à Yasuko, juste avant de m’éveiller, j’ai par deux fois rêvé de morts. Le vieux bonhomme du Tatsumi m’a offert du soba.
— Vous n’en avez pas pris ?
— Euh… Je n’aurais pas dû ? »
Shingo s’interrogea : pouvait-on mourir d’avoir, en rêve, accepté d’un plat offert par un mort ?
« Qu’ai-je fait ? Non, je ne pense pas en avoir mangé. C’étaient des nouilles de sarrasin servies sur un plat de bambou. »
Il lui sembla s’être éveillé sans en avoir mangé. Le plat était carré, noir à l’extérieur, rouge vif à l’intérieur, avec du bambou au fond. Le vieillard se rappelait nettement la couleur des nouilles.
Ce rêve était-il vraiment en couleur, ou lui en prêtait-il au réveil ? Il ne savait plus. En tout cas, seules les nouilles restaient claires dans son souvenir, la suite était devenue floue.
Shingo se tenait debout, tout près du plat posé sur le tatami, tandis que le père Tatsumi et sa famille demeuraient assis. Personne n’avait de coussin. Que Shingo fût resté debout, c’était curieux. Voilà donc ce qu’il avait retenu de cette scène.
Ce rêve l’avait éveillé ; il se l’était alors parfaitement rappelé. Puis il s’était rendormi. Le lendemain matin, le souvenir lui en restait plus précis encore, mais le soir tout s’était effacé, sauf l’image où figuraient les nouilles ; le reste, ce qui précédait et ce qui suivait, s’était évanoui.
Le père Tatsumi était un menuisier décédé trois ou quatre ans plus tôt, à plus de soixante-dix ans. Shingo, goûtant chez lui la mentalité des artisans d’autrefois, le faisait volontiers travailler, mais leurs rapports n’avaient pas été tellement amicaux qu’il pût en rêver encore après quelques années.
La scène se situait peut-être dans l’arrière-boutique, derrière l’atelier, d’où Shingo conversait avec le vieillard. Mais en réalité, Shingo n’avait jamais pénétré jusque-là. Comment expliquer que, dans ce rêve, le père Tatsumi lui eût offert des nouilles ?
Ce bonhomme avait eu six enfants, rien que des filles. S’agissait-il de l’une d’elles ? Shingo ne l’identifiait plus maintenant, mais en rêve, il avait pris une fille dans ses bras.
De cela, il lui souvenait assurément, mais quant à sa partenaire… Il avait perdu tout point de repère. Lors de son premier réveil, sans doute la connaissait-il ; après s’être rendormi le matin, peut-être s’en souvenait-il encore, mais vers le soir, il n’en savait plus rien.
Ce rêve venant à la suite de celui du père Tatsumi, le vieillard avait songé que ce pouvait être une des filles du menuisier, mais il n’en gardait pas de sensation nette.
D’ailleurs, les visages de toutes ces filles ne lui revenaient même pas à l’esprit. Ce rêve devait être une suite au précédent, sans qu’il soit possible d’établir un quelconque rapport avec la scène des nouilles.
Au réveil, Shingo n’avait gardé le souvenir que de ce détail précis. Ainsi lui sembla-t-il ensuite, mais normalement, caresser cette fille n’aurait-il pas dû le surprendre et l’éveiller ?
Cependant, il n’avait rien ressenti de bien vif, et le déroulement de ce rêve lui avait échappé, tout comme l’image floue de cette partenaire. Il ne lui restait que le souvenir d’une sensation sans vigueur, d’un corps sans réaction précise : une déception, en somme.
Shingo n’avait aucune expérience de femmes de cet âge ; il ne savait pas de laquelle il s’agissait – une jeune fille, de toute façon, une histoire impensable.
À soixante-deux ans, il ne faisait pas souvent de rêves érotiques, mais l’étonnant pour lui, quand il s’éveilla, ce fut la fadeur d’un rêve qu’on ne pouvait presque plus qualifier d’érotique.
Après ce songe, il s’était rendormi, mais il avait encore rêvé.
Aita, un homme très corpulent, montait chez lui, Shingo, en apportant une bouteille de saké d’environ deux litres. Il semblait avoir déjà bu. Son visage rouge, aux pores dilatés, ses gestes aussi, trahissaient son ivresse. Voilà ce que Shingo retenait de ce rêve.
Cette maison était-elle celle que Shingo habitait actuellement ou celle qu’il habitait autrefois ? Aita, qui travaillait dans la même affaire que Shingo, comme directeur, était mort à la fin de l’année précédente d’une hémorragie cérébrale ; ces dernières années, il était maigre.
« Et puis, j’ai fait encore un rêve, dit-il à Yasuko. Dans celui-là, Aita venait chez nous en apportant une bonne bouteille.
— M. Aita ? Mais M. Aita ne buvait pas, c’est bizarre.
— En effet. Il était asthmatique. Au moment de son attaque, des mucosités l’ont étouffé. Cet homme ne buvait pas, il avait toujours une potion à la main. »
Pourtant, l’image d’Aita, telle qu’elle lui était apparue dans son rêve, allure dégagée, grand buveur, lui restait très présente à l’esprit.
« Et vous, avez-vous pris part à ses beuveries ?
— Non, nous n’avons pas bu ensemble, répondit-il. À peine s’avançait-il vers moi que je me suis réveillé, sans qu’il ait eu le temps de s’asseoir.
— C’est affreux ! Rêver de deux personnes, défuntes toutes deux !
— Elles sont venues m’accueillir », dit Shingo.
Il arrivait à l’âge où beaucoup de ses anciens amis n’étaient plus. Il pouvait être normal que ces morts apparaissent dans ses rêves ; cependant, ni Aita ni le père Tatsumi n’étaient venus comme des morts, dans ses rêves, mais comme des vivants. Il avait distingué clairement leur allure, leur visage, plus nets encore que dans le souvenir réel qu’il en gardait. Ce visage empourpré par l’ivresse, Aita ne l’avait jamais montré dans la vie, mais Shingo s’en souvenait très bien, jusque dans le détail des pores dilatés.
Comment se faisait-il alors que la forme de la fille qu’il avait caressée, dans ces mêmes rêves, pût lui échapper ? Et qu’il ne sût même pas qui elle était ?
Il se demanda si quelque sentiment de culpabilité bloquait sa mémoire. Non, ce ne pouvait être, car il n’était pas resté assez longtemps éveillé pour formuler un jugement moral ; le sommeil l’avait gagné tout de suite.
Le vieillard ne retenait de ce rêve que le souvenir d’une déception des sens.
Quel rêve curieux, cependant, que celui d’une telle déception ! Même en songe, il ne l’avait pas trouvé plaisant, et n’en comptait parler à personne, pas même à sa femme.
Il entendait bavarder dans la cuisine Kikuko et Fusako, qui préparaient le dîner. Il lui sembla qu’elles parlaient un peu trop haut.
Chaque soir, des cigales venaient, des cerisiers, se jeter dans la maison.
Se trouvant dans le jardin, Shingo voulut aller examiner ces cerisiers. Il entendit un grand bruit d’ailes : les cigales s’envolaient dans toutes les directions. Il s’étonna, non seulement du nombre des insectes, mais du volume extraordinaire de ce bruit, comparable, lui semblait-il, à celui des battements d’ailes d’une troupe de moineaux en fuite.
Il leva ses regards vers le plus grand arbre ; il s’en envolait toujours.
Les nuages du ciel gris fuyaient vers l’est. Le bulletin météorologique laissait espérer que ce jour – le deux cent dixième après l’équinoxe du printemps – échapperait aux typhons proverbiaux.
Shingo, pourtant, eut l’impression que ce soir-là, quelque tempête pourrait bien leur amener du froid.
Kikuko vint vers lui :
« Père, vous est-il arrivé quelque chose ? J’entendais les cigales, je me suis inquiétée.
— Elles font, vraiment, un tumulte surprenant, comme s’il était arrivé un accident. On parle du bruit d’ailes des oiseaux des marais, mais ceci me frappe au moins autant. »
Kikuko tenait entre ses doigts une aiguillée de fil rouge.
« Ce n’est pas tant le bruit d’ailes, mais leur craquètement, comme si elles avaient peur.
— Je ne l’avais guère remarqué. »
Shingo tourna ses regards vers la pièce d’où venait Kikuko. La jeune femme cousait un vêtement rouge d’enfant, taillé dans l’étoffe d’une camisole de Yasuko.
« Satoko joue-t-elle encore avec les cigales ? » demanda Shingo.
Kikuko hocha la tête. Le vieillard crut voir ses lèvres formuler un acquiescement inaudible.
La petite fille venait de Tôkyô ; les cigales l’intriguaient et l’effrayaient un peu. Fusako lui en avait donné une, dont elle avait d’abord coupé les ailes avec des ciseaux. Depuis, si jamais l’enfant parvenait à capturer l’un de ces insectes, elle l’apportait à Yasuko ou à Kikuko, en demandant qu’on lui coupât les ailes.
Yasuko détestait ces pratiques : « Ce n’était pas autrefois le genre de Fusako », disait-elle en l’expliquant par la mauvaise influence du mari.
Elle avait blêmi, certain jour, en trouvant une colonie de fourmis rouges qui emportaient une cigale mutilée. Shingo s’en était amusé, Yasuko n’étant pas femme à se laisser affecter par ce genre d’incident. Mais peut-être avait-elle été frappée par un pressentiment. La cigale ne devait pas être seule en cause.
Satoko, sournoisement obstinée, continuait à soulever des difficultés, même après que les grandes personnes lui eurent cédé. On l’avait vue rejeter dans le jardin, le geste dissimulé, l’air perfide, un insecte qu’on venait de mutiler ainsi, sachant que les adultes l’observaient.
Fusako déversait tous les jours ses plaintes, mais sans jamais, pourtant, fixer la date de son départ. C’est qu’elle n’avait donc pas abordé de front l’essentiel de son problème.
Chaque soir, au lit, Yasuko rapportait à Shingo le lot de récriminations quotidiennes de sa fille. Il ne lui prêtait en général qu’une oreille distraite, mais il sentait que Fusako n’avait pas tout dit.
Le vieillard savait bien que c’était aux parents à inviter les confidences, mais avec une fille de trente ans, déjà mariée, il est difficile d’entrer dans le vif du sujet. Recueillir une femme et ses deux enfants, cela pose aussi des problèmes. Alors il remettait la discussion de jour en jour, en attendant l’issue.
Fusako avait dit une fois à l’heure du dîner, en présence de Shuichi et de Kikuko :
« Le père est très gentil avec Kikuko.
— Bien entendu ! avait répliqué Yasuko. Moi aussi, je m’efforce d’être gentille avec elle. »
Les paroles de Fusako n’appelaient pas de réponse ; Yasuko avait répliqué d’une voix rieuse, mais c’était pourtant une réprimande. « Elle-même ne se montre-t-elle pas gentille pour nous ? »
Kikuko rougit.
Yasuko parlait probablement sans détour, mais ses paroles semblaient contenir une arrière-pensée. Elles sous-entendaient que les parents préféraient la belle-fille qui paraissait heureuse à leur propre fille qui semblait malheureuse. Pouvait-on prêter à Yasuko tant de méchanceté ?
Ce qu’elle éprouvait, c’était un certain dégoût de soi. Du moins Shingo l’interprétait ainsi, car il trouvait un sentiment analogue en lui. Mais qu’une femme, une vieille mère, l’eût pu faire exploser devant sa malheureuse fille, voilà qui fut inattendu pour Shingo.
« Moi, je ne suis pas de cet avis, dit Shuichi. Elle n’est pas gentille pour son mari », et personne ne le prit pour une plaisanterie.
Shuichi, Yasuko, et bien entendu Kikuko savaient bien que Shingo montrait beaucoup de gentillesse à la jeune femme. On n’en parlait jamais, et la remarque de Fusako venait soudain d’attrister Shingo.
Pour lui, sa bru était un rayon de lumière dans cette sombre maison, dont les membres ne se dirigeaient pas dans le sens qu’il eût souhaité, et ne parvenaient même pas à vivre selon leurs propres désirs.
Aussi les êtres de sa chair et de son sang pesaient-ils lourdement à Shingo, tandis que la vue de sa jeune belle-fille lui apportait un soulagement, une petite lumière dans sa solitude morose. Il se laissait aller à son sentimentalisme.
Pour sa part, la jeune femme ne songeait pas un instant aux sombres méandres dans lesquels s’enlise la psychologie des vieillards, et elle ne se méfiait pas de lui.
La réflexion de Fusako était peut-être, se dit-il, passée trop près de son secret.
L’incident remontait à trois ou quatre jours, à l’heure du dîner. Shingo, sous le cerisier, y songeait, ainsi qu’aux ailes de cigales, et à Satoko.
« Fusako fait-elle sa sieste ?
— Oui, répondit Kikuko, levant les yeux sur son visage, car elle fait dormir Kuniko.
— Curieuse enfant que Satoko ! Toutes les fois que Fusako fait dormir le bébé, Satoko les accompagne et s’installe dans le dos de sa mère. Alors elle est sage.
— Elle est mignonne.
— Sa grand-mère ne l’aime pas, mais peut-être que la petite ronflera comme elle, lorsqu’elle aura quatorze ou quinze ans. »
Kikuko, surprise, fit celle qui ne comprend pas.
Elle s’apprêtait à retourner dans la pièce où elle cousait, et lui dans une autre ; il s’éloignait quand elle le rappela :
« Il paraît que vous êtes allé danser !
— Quoi ! fit-il en se retournant vers elle, tu es déjà au courant ! C’est étonnant ! »
Deux jours plus tôt, il avait emmené dans un dancing une jeune fille qui travaillait dans son bureau. C’était un dimanche : cette fille, Tanizaki Eiko, avait dû le raconter a Shuichi la veille, et son fils lui-même en avait parlé à Kikuko.
Voilà des années que Shingo n’était pas allé danser. Eiko, apparemment surprise par cette invitation, prétendit que cette sortie ferait jaser dans le bureau mais Shingo lui répondit qu’elle n’avait pas besoin d’en parler. Pourtant, elle avait dû le rapporter dès le lendemain à Shuichi, lequel, tout en feignant l’ignorance vis-à-vis de son père, s’était hâté de le répéter à sa femme.
Le vieillard, en cette occasion, suivait l’exemple de son fils qui devait sans doute emmener cette Eiko danser de temps à autre. C’est qu’il pensait trouver peut-être la maîtresse de Shuichi dans le dancing. Pourtant, une fois dans ce lieu, il n’avait pu pousser ses recherches, et n’avait pas eu le front de questionner sa compagne.
Cette invitation tout à fait imprévue avait visiblement intimidé la pauvre fille ; elle montra de l’affolement, ce qui la fit paraître vulnérable aux yeux du vieillard, et il en avait éprouvé de la pitié.
À vingt-deux ans, elle avait de tout petits seins ; ils auraient tenu dans le creux de la main. Shingo, soudain, se rappela une estampe érotique de Harunobu. Étant donné le lieu, bruyant et désordonné, c’était une association d’idées cocasse.
« La prochaine fois, c’est toi que j’emmènerai, Kikuko, dit-il.
— Vraiment ! J’en serai ravie. » Elle était toute rougissante depuis qu’elle l’avait rappelé. Devinait-elle qu’il était allé dans ce dancing dans l’espoir d’y trouver la maîtresse de son mari ?
Qu’elle fût au courant de sa sortie, c’était sans conséquence mais, à cause de sa secrète préoccupation de l’autre femme, il avait été quelque peu troublé quand elle avait abordé ce sujet.
Il remonta par la grande porte et se dirigea vers la chambre de Shuichi.
« Alors, fit-il sans s’asseoir, Tanizaki t’a mis au courant ?
— Un événement concernant la famille !
— Un événement ! La prochaine fois que tu l’emmèneras danser, achète-lui donc une robe d’été.
— Tiens ! Elle vous a fait honte ?
— Peut-être… Sa blouse et sa jupe ne s’harmonisaient guère !
— Elle en a d’autres. C’est normal, vous l’avez prise au dépourvu. Si vous l’aviez avertie d’avance, elle aurait mis quelque chose de bien. » Il détourna la tête.
Shingo, évitant la chambre où Fusako dormait avec ses deux enfants, entra dans la pièce voisine. Il leva les yeux vers la pendule. « Cinq heures », murmura-t-il, comme pour se rassurer.