INTRODUCTION

 

Un homme, au soir de sa vie, observe les siens : sa femme si laide et qui ronfle la nuit, sa fille aux traits ingrats abandonnée par un époux dévoyé, ses petits-enfants, une petite fille surtout, cruelle autant que disgracieuse, son fils toujours chez sa maîtresse, et Kikuko enfin, la femme de son fils, la mince et blanche Kikuko aussi frêle et gracieuse, aussi délicate et tendre qu’une jeune fille…

Ces êtres blessés, médiocres souvent, à la dérive, il les regarde vivre. Son attention se fait de plus en plus aiguë au fur et à mesure qu’il sent approcher la menace de sa mort. Ce pressentiment monte en lui comme un mal étrange, un roulement sauvage. Un bruit qui ne vient pas de la mer toute proche mais semble arriver de la montagne, un grondement sourd et souterrain. « C’est un bruit d’une forme profonde, un rugissement surgi du cœur de la terre. » Ce bruit fait frissonner le vieux Shingo « comme si l’heure de sa mort lui avait été révélée ».

Et pourtant les saisons s’écoulent lentes et légères dans la maison aux cloisons coulissantes. Les voix, les gémissements, les parfums se croisent. Shingo aperçoit les cerisiers du froid qui fleurissent en janvier dans son jardin tandis que le grand serpent, une couleuvre magnifique de deux mètres de long, qui habite la demeure de Shingo depuis de nombreuses années, réapparaît. C’est « le seigneur de la maison ». Pour l’homme japonais, les animaux, la nature ne sont-ils pas une halte et un secours, une sorte de « rafraîchissement » ? Bien sûr, Shingo peut se sentir un instant calmé par la vue des acacias fleuris, mais il n’est jamais apaisé. Il souffre des déboires conjugaux de ses deux enfants. Il souffre de vieillir. Il souffre aussi au plus profond de lui-même de ne pas avoir épousé celle qu’il aimait, la sœur de sa femme. Imaginant avoir retrouvé celle-ci sous les traits de Kikuko, il se sent insidieusement attiré par sa gracieuse belle-fille. Elle est comme un sortilège, comme une fleur, un nuage, un tableau… Des images prémonitoires l’assaillent. Il rêve de mort, de fille caressée. Ces songes confusément morbides et erotiques éclairent sa vie, expliquent ses désirs refoulés, ses déceptions, ses échecs. Sa femme, sa fille, ses petites-filles sont lointaines, indifférentes. Pourquoi lui, Shingo, qui a à peine dépassé la soixantaine, ne chercherait-il pas la compagnie de Kikuko, elle-même délaissée par son propre mari ? Souhaiterait-il, Shingo, s’il pouvait refaire sa vie, épouser Kikuko ? Peut-on aimer sa belle-fille ou seulement en songe ? « Quand je souffre mes rêves prolongent la réalité. »

Une profonde tristesse enveloppe le roman de Kawabata. Le Grondement de la montagne est une méditation sur la mort – et la solitude. En quoi elle s’accorde au thème directeur de l’œuvre de l’écrivain japonais. On chercherait en vain, chez lui, d’autres préocupations, d’autres obsessions, que ce soit dans La Danseuse d’Izu (1926), Pays de neige (écrit entre 1935 et 1948), Nuée d’oiseaux blancs (1952), Le Lac (1955), Les Belles Endormies ou Tristesse et Beauté, son dernier roman.

Dès sa jeunesse, Yasunari Kawabata a subi l’empreinte de la mort. Né le 11 juin 1899, à Ôsaka, il a, dans tes trois premières années de sa vie, perdu ses parents emportés par la tuberculose, puis son unique sœur. Recueilli par ses grands-parents, il n’a que six ans quand sa grand-mère meurt. À quinze ans, le voilà seul au monde après avoir assisté son grand-père dans une atroce agonie. Expérience douloureuse, tragique même si l’on sait le rôle essentiel de la cellule familiale au Japon. Dès lors, l’orphelin pourra aisément se persuader de la fragilité de l’existence humaine et de l’isolement des êtres. Son destin s’inscrira sous la forme d’une obsession perpétuelle : la mort.

Mais à cette pulsion de mort répondent aussi, chez Kawabata, la beauté, la juvénilité, la pérennité de l’art et de la nature. Voluptés délicates surprises sur les corps des belles endormies, érotisme furtif et ambigu, envoûtement secret des jardins, souvenirs, hallucinations, rêves…, la réalité jaillit du voile d’un songe, l’homme un instant croit pouvoir se bercer de telles consolations.

Shingo, comme les autres personnages de Kawabata, respecte les traditions, les croyances, les rituels. Le bouddhisme est tout aussi présent dans Le Grondement de la montagne que dans Pays de neige ou La Danseuse d’Izu. L’occidentalisation du Japon va être pour lui un bouleversement, comme en témoigne Kyôto, roman écrit en hommage à l’ancienne capitale japonaise en pleine mutation, ou Le Maître ou le tournoi de Go qui, sous le couvert d’un combat (qui se déroula réellement en 1938 et resta célèbre dans les annales de cet art), analyse la personnalité des deux adversaires. En face du vieux Maître jusqu’alors invaincu, et qui va perdre son dernier combat, se dresse désormais celui qui représente une autre sensibilité, un autre monde. Le Japon ancien affronte le nouveau. C’est un jeu à la vie à la mort.

Bien sûr, l’artiste, le poète, le musicien des mots qu’est Kawabata peut se réfugier dans l’évocation des lieux, la secrète harmonie des choses, la description des jardins, la peinture délicate des camphriers, la mélancolique et sereine beauté des temples ou la blancheur essentielle de la neige. Que l’on se souvienne seulement de son discours prononcé à l’Académie suédoise, lorsqu’il reçut le prix Nobel en 1968, dans lequel il déclarait : « La neige, la lune, les cerisiers en fleur, mots qui expriment la beauté des saisons se transformant l’une en l’autre, englobent toute la tradition japonaise de la beauté des montagnes, des rivières, des plantes et des arbres, les milliers de manifestations où se révèle la nature, aussi bien que les innombrables sentiments humains. »

Comme pour Shingo, ce havre de paix n’a été, à ses yeux, que provisoire. Sinon, comment expliquer la mort troublante de Kawabata ? La défaite de 1945, l’occupation américaine, la nouvelle société japonaise ou son propre univers mental ont-ils été insoutenables à l’écrivain ? Kawabata se suicida alors qu’il était célébré au Japon et dans le monde. Le 16 avril 1972, dans un appartement loué à Zushi, au bord de la mer, non loin de sa maison de Kamakura, où se déroulait précisément Le Grondement de la montagne, disparaissait l’un des plus grands écrivains japonais.

Nicole Chardaire