Lorsque, au Nouvel An, son fils lui avait dit que sa tête blanchissait, le vieillard avait répondu qu’à son âge les cheveux blanchissent d’un jour à l’autre, et parfois même à vue d’œil. Il songeait à Kitamoto.
Un certain nombre de ses anciens condisciples d’études, maintenant sexagénaires, avaient vu la chute de leur fortune pendant ou après la guerre.
Chute terrible car, à cinquante ans, on est un notable. Se relever est difficile ! Ces hommes appartenaient également à la génération qui vit périr ses fils à la guerre.
Kitamoto y avait, lui aussi, perdu trois fils. Lors de la reconversion des industries de guerre, Kitamoto, qui était ingénieur, se trouva inutilisable.
Un de leurs vieux amis, rendant visite à Shingo dans son bureau, lui avait raconté cette histoire :
« On dit qu’il fut atteint de folie pendant qu’il arrachait ses cheveux blancs. N’allant plus au bureau, donc ayant des loisirs, il les arrachait sans doute pour se distraire. Aussi sa famille considéra-t-elle cela, d’abord, comme une manie sans conséquence – une chose négligeable. Pourtant Kitamoto s’installait tous les jours devant son miroir. L’endroit qu’il avait élagué la veille blanchissait de nouveau le lendemain. Les cheveux blancs devaient être, en vérité, trop nombreux pour qu’on les arrachât.
« Tous les jours, les séances devant le miroir allongeaient. Personne ne le voyait plus. « Tiens ! le revoilà devant le miroir ! » S’il s’en éloignait un instant, il y revenait bien vite, inquiet. Il n’arrêtait pas de s’arracher les cheveux.
— Mais comment ses cheveux n’ont-ils pas disparu complètement ? demanda Shingo, qui commençait à rire.
— Ah ! non, ce n’est pas drôle ! Il ne lui restait plus un cheveu sur la tête ! »
Shingo rit plus fort.
« Mais rends-toi compte ! Ce n’est pas une invention ! » L’ami regardait Shingo bien en face. « Plus il s’arrachait de cheveux blancs, plus sa tête blanchissait, disait-on. Qu’il en tirât un, quelques-uns blanchissaient alentour. Il se dévisageait avec un regard indéfinissable… Ses cheveux devinrent très rares. »
Shingo réprima son hilarité. « Sa femme l’a-t-elle laissé faire sans rien dire ? » essaya-t-il de demander, mais son ami continuait d’un air important :
« Voilà donc notre Kitamoto quasiment déplumé. D’ailleurs, il paraît que les trois poils qui lui restaient étaient tout blancs.
— Mais cela devait lui faire mal ?
— Quand il les arrachait ? Il les prenait un par un, soigneusement, pour ne pas en retirer de noirs, alors cela ne lui faisait pas de mal. Seulement, quand on enlève tant de cheveux, la peau de la tête tire, elle devient très sensible. Cela ne saigne pas, mais le crâne pèle, rougit, gonfle. En fin de compte, on l’a fait interner. Le peu de cheveux qui lui restaient, Kitamoto se les est arrachés à l’hôpital. Cela fait frémir, n’est-ce pas ? Quelle affreuse obsession… Il refusait de vieillir ; il voulait rajeunir. On ne saurait dire pourtant s’il s’est mis à s’arracher les cheveux parce qu’il était dément, ou s’il est devenu dément parce qu’il s’arrachait les cheveux.
— Mais enfin, il a guéri ?
— Il a guéri. Ce fut un miracle : sur sa tête toute nue, des cheveux bien noirs ont recommencé à pousser dru. »
Shingo se remit à rire : « Quelle belle histoire !
— Mais ce n’est pas une histoire, rétorqua son ami, fort sérieux. Nous rajeunirions peut-être beaucoup si nous perdions la raison. » Il regarda la tête de Shingo : « Pour moi, c’est sans remède, mais toi, tous les espoirs te sont permis. » Cet ami était fort chauve.
« Je vais peut-être aussi me mettre à m’arracher les cheveux, dit Shingo.
— Essaie, mais tu n’auras pas assez de passion pour tout enlever.
— Non. D’ailleurs, mes cheveux blancs ne me tourmentent pas. Je ne tiens pas non plus à rester noir jusqu’à la folie.
— C’est que ta situation est stable. Tu as nagé tranquillement parmi les désastres et parmi les souffrances de millions de gens.
— Ce n’est pas si simple, dit Shingo. Tu aurais pu dire à Kitamoto qu’il est plus facile de se teindre que de s’arracher les cheveux sans fin.
— Se teindre, c’est mentir. Si l’on envisage de mentir, il n’arrivera jamais de miracle.
— En fin de compte, je crois bien que Kitamoto est mort. Même si le miracle dont tu parles a lieu, même si la chevelure rajeunit…
— Es-tu allé à son enterrement ?
— À l’époque, je n’ai pas été averti. J’ai appris sa mort quand la situation s’est un peu stabilisée, après la guerre. De toute façon, comme c’était à la pire époque des bombardements, je ne serais pas allé à Tôkyô.
— Un miracle contre nature, ça n’est pas durable. Kitamoto s’est révolté contre le cours des ans, contre la fatalité du déclin.
— Peut-être, mais j’envisage la fatalité autrement. Ses cheveux sont redevenus noirs, mais sa vie n’en a pas été prolongée pour autant. Peut-être même a-t-il dépensé une énergie fantastique pour que les noirs repoussent après les blancs, et le cours de ses jours en a-t-il été abrégé. Quoi qu’il en soit, cet homme a joué sa vie dans cette aventure, et nous ne pouvons nous en désintéresser », conclut Shingo.
Sur la tête de son ami, quelques rares cheveux, sur les côtés, entouraient le crâne chauve d’un petit rideau.
« Toutes les personnes que je rencontre maintenant ont les cheveux blancs. Moi-même, je n’en avais pas tant pendant la guerre, mais depuis… »
Shingo n’avait pas pris l’histoire de son ami pour argent comptant, mais comme une anecdote sur laquelle on aurait brodé.
Pour la mort de Kitamoto, c’était un fait acquis, car Shingo en avait entendu parler d’un autre côté.
Après le départ de son ami, Shingo, songeant à cette histoire, se fit une réflexion bizarre. La mort de Kitamoto ne pouvant être contestée, il lui parut également vrai que les cheveux blancs de Kitamoto aient été remplacés par des noirs. Si vraiment ces cheveux noirs avaient repoussé, sans doute était-il vrai que Kitamoto eut été frappé de démence. Si vraiment Kitamoto était fou, sans doute était-il vrai qu’il se fut auparavant arraché tous les cheveux. Si vraiment il s’était arraché tous les cheveux, sans doute était-il vrai que ses cheveux blanchissaient tandis qu’il se regardait dans la glace. Alors l’histoire de son ami ne serait-elle pas véridique de bout en bout ? Le vieillard en ressentit une certaine frayeur.
« J’ai tout à fait oublié de lui demander quel aspect Kitamoto présentait à sa mort, et si ses cheveux étaient noirs ou blancs. » Tout en se parlant à soi-même, Shingo se mit à rire, mais ni ses paroles ni son rire ne furent audibles ; il fut seul à s’entendre.
Parmi les anciens camarades de Shingo, deux étaient morts d’une mort curieuse : Mizuta et Kitamoto. Le premier, mort inopinément, dans un hôtel thermal avec une jeune personne ; à la fin de l’année précédente, Shingo s’était vu dans l’obligation d’acquérir des masques de Nô que le défunt avait laissés. Pour Kitamoto, Shingo s’était chargé de Tanizaki Eiko.
Mizuta étant mort après la guerre, Shingo aurait pu assister à son enterrement, mais celui de Kitamoto, pendant les bombardements, ne lui avait été connu que plus tard.
Lorsque Tanizaki Eiko s’était présentée avec une lettre de recommandation de la fille de Kitamoto, Shingo avait découvert que la famille du défunt s’était fixée dans la province de Gifu depuis l’évacuation.
Eiko s’était donnée pour une amie de classe de la fille de Kitamoto, mais la demande de celle-ci n’avait pas été sans surprendre beaucoup Shingo, qui ne l’avait jamais rencontrée ; Eiko même ne l’avait pas vue depuis la guerre. Shingo trouvait ces jeunes personnes bien légères. Si la femme de Kitamoto s’était, à la requête de sa fille, souvenue de Shingo, que n’avait-elle écrit elle-même ?
Shingo n’avait pas pris cette lettre de recommandation très au sérieux. Quand Eiko, une fille maigriotte, s’était présentée, elle lui avait produit l’impression d’une tête folle.
Pourtant, il l’avait fait engager, et fait affecter à son bureau. Elle y avait travaillé trois ans. Trois ans, c’est peu, mais pour Eiko, c’était bien beau, se dit plus tard Shingo.
Pendant ces trois années, Eiko était allée danser avec Shuichi – rien là que d’assez normal – mais elle s’était rendue dans la maison de la maîtresse de son fils. Shingo était même allé voir cette maison, guidé par elle. Tout cela semblait être devenu bien lourd pour la jeune fille, qui voulait quitter ce bureau.
Shingo n’avait jamais abordé avec elle le sujet de Kitamoto. Elle ignorait probablement tout de la folie du père de son amie ; les deux jeunes filles ne devaient pas être assez liées pour qu’Eiko se fût mêlée à la famille de Kitamoto.
Shingo la considérait comme une tête folle, mais après son départ, il se rendit compte qu’elle était douée d’une petite dose de conscience et de bonne volonté. Conscience et bonne volonté qui lui parurent encore pures parce qu’elle n’était pas mariée.
« Père, déjà debout ? »
Kikuko vida l’eau qu’elle allait utiliser pour sa toilette ; elle en fit couler de la fraîche dans la cuvette pour Shingo.
Quelques gouttes de sang tombèrent dans cette eau, s’y diluant, s’y affadissant.
Shingo se rappela soudain le jour où il avait craché le sang. Celui de Kikuko lui parut plus beau. Il crut à une légère hémoptysie, mais ce n’était qu’un saignement de nez.
Kikuko pressait une serviette contre ses narines.
« La tête en arrière, la tête en arrière ! » Shingo l’entoura de son bras, mais elle, se dégageant peut-être, chancela vers l’avant. Il la saisit par l’épaule pour la retenir, puis lui posa la main sur le front et lui renversa le visage.
« Laissez donc, Père ! Excusez-moi ! »
Tandis qu’elle parlait, un filet de sang coula de sa paume vers son coude.
« Ne bouge pas. Assieds-toi, puis tu t’allongeras. »
Soutenue par son beau-père, Kikuko s’accroupit en s’adossant au mur.
« Allonge-toi », répéta Shingo.
Immobile, les yeux clos, le visage blanc comme si elle se fut évanouie, la jeune femme semblait innocente, une enfant résignée. Shingo remarqua la légère cicatrice dans les cheveux du front.
« Est-ce fini ? Quand le sang ne coulera plus, tu iras te reposer dans ta chambre.
— Mais ça va bien, maintenant, dit-elle en s’essuyant le nez avec la serviette. La cuvette est sale, je vais la nettoyer.
— Ce n’est pas la peine. »
Shingo s’empressa de la vider, en songeant à la couleur du sang, fade, délavée dans le fond. Sans utiliser le récipient, il mit les mains sous le robinet pour se débarbouiller. L’idée lui vint de réveiller sa femme afin qu’elle prenne soin de Kikuko, mais il pensa que celle-ci n’aimerait pas se montrer à sa belle-mère ainsi diminuée.
Le sang avait presque jailli du nez de la jeune femme, mais Shingo avait vu jaillir sa souffrance.
Elle passa près du vieillard, qui se peignait devant la glace.
« Kikuko !
— Oui ? » Elle tourna la tête vers lui tout en continuant son chemin vers la cuisine. Ensuite, elle apporta une pelle. Shingo vit éclater des flammèches. Elle déposait dans le brasero de la salle à manger des charbons allumés sur le gaz.
Shingo stupéfait laissa fuser une exclamation ; il s’apercevait qu’il avait oublié sa fille. Voilà pourquoi la salle à manger était encore sombre : Fusako dormait avec ses deux enfants dans la pièce voisine, et l’on n’avait pas encore ouvert les panneaux extérieurs.
Inutile de déranger la vieille femme pour venir en aide à Kikuko, puisque Fusako se trouvait là. Mais il avait songé à l’une et pas à l’autre. C’était curieux.
Quand Shingo se fut installé devant le brasero, Kikuko lui apporta du thé chaud.
« As-tu des éblouissements ?
— Un peu.
— Repose-toi donc ce matin. D’ailleurs, il est encore tôt.
— Il vaut mieux me remuer. Le saignement s’est arrêté sous l’effet de la bise, quand je suis allée prendre les journaux. D’ailleurs, on dit qu’une femme qui saigne du nez, ce n’est jamais grave, répliqua Kikuko, d’un ton léger. Il fait froid, ce matin, Père. Pourquoi si matinal ?
— Je ne sais pas. J’étais éveillé longtemps avant d’entendre la cloche du temple. Elle sonne à six heures, hiver comme été. »
Bien que Shingo se fût levé le premier, il partit pour la ville plus tard que Shuichi. C’était son habitude, à la mauvaise saison.
À l’heure du déjeuner, il invita son fils dans un restaurant européen du quartier.
« Connais-tu la cicatrice que Kikuko porte au front ?
— Bien sûr.
— Tu sais que sa naissance a été difficile et que le médecin a dû la tirer avec les fers. Je n’affirmerai pas que ce soit un reste des tourments de sa venue au monde, mais les cicatrices apparaissent quand elle souffre.
— Ce matin ?
— Oui.
— Ça devait venir du saignement de nez. Lorsqu’elle a mauvaise mine, la cicatrice ressort. »
Kikuko avait donc, à l’insu de Shingo, parlé de son malaise à Shuichi. Le vieillard en ressentit une légère déception.
« Déjà hier soir, Kikuko n’a pas dormi », fit Shingo.
Shuichi fronça les sourcils et garda le silence un moment.
« Père, vous n’avez aucune raison de vous soucier tant de cette femme ; ce n’est pas votre fille, après tout.
— Pas ma fille ! dis-tu. N’est-ce pas ta femme ?
— Je dirai donc que vous n’avez aucune raison de vous soucier tant de la femme de votre fils.
— Qu’entends-tu par là ? »
Shuichi ne répondit pas.
En entrant dans le salon, Shingo trouva son ancienne secrétaire assise sur une chaise, et une inconnue debout près d’elle.
« Voilà longtemps que je ne vous ai vu, dit la jeune fille en guise d’entrée en matière, il fait chaud… »
Eiko semblait moins maigre, elle se maquillait davantage. Shingo se rappela ses seins qui auraient tenu dans le creux de la main quand il l’avait emmenée danser.
« Voici Mme Ikeda dont je vous… » En présentant son amie, Eiko faisait les yeux doux, et paraissait au bord des larmes – son expression habituelle dans ses moments sérieux.
« Ah ! bien ! Ogata. »
Shingo n’allait pourtant pas dire à cette femme : « Je vous remercie du soin que vous prenez de mon fils ! »
« Mme Ikeda ne voulait pas vous voir. Elle disait qu’il n’y avait aucune raison, mais je l’ai suppliée.
— Ah ! bon ! » puis s’adressant à Eiko : « Cela vous convient-il, ici ? Nous pouvons sortir, aller ailleurs. »
Eiko regarda son amie d’un air interrogateur.
« Cela me convient », répondit celle-ci sans aménité.
En vérité, Shingo se trouvait fort embarrassé. Sa secrétaire lui avait un jour proposé de lui présenter la compagne de la maîtresse de Shuichi, mais il ne l’avait pas prise au sérieux. Deux mois après son départ du bureau, Eiko tenait parole. Shingo en fut très surpris.
Les amants auraient-ils enfin décidé de rompre ? Shingo attendit qu’Eiko ou Mme Ikeda commence.
« Si je suis venue, dit cette dernière sur un ton dans lequel perçait la révolte, c’est qu’Eiko a tant insisté. Moi, je n’en voyais pas l’utilité. Enfin, puisque je suis là : depuis longtemps déjà, je dis à Kinuko qu’il vaudrait mieux pour elle se séparer de M. Shuichi. S’il s’agissait de jouer un rôle dans leur rupture, j’accepterais.
— Parfait.
— Eiko vous garde beaucoup de reconnaissance, et puis elle s’apitoie sur l’épouse de M. Shuichi.
— Parce que c’est une femme bien ! coupa la jeune fille.
— Quoi qu’en dise Eiko dans ses conversations avec Kinuko, de nos jours, peu de femmes se retirent parce que l’épouse du monsieur est une personne bien. “Je consens à rendre l’homme qui n’est pas à moi, mais qu’on me rende le mien, qui est mort à la guerre”, voilà comment Kinuko me répond d’abord. “Qu’on me le rende vivant, et je le laisserai tout à fait libre, et même d’avoir des aventures, et même de prendre une maîtresse. Qu’en dis-tu ?” Voilà ce qu’elle me demande. Moi aussi, j’ai perdu mon mari à la guerre, je la comprends assez. Kinuko dit : « Nous avons supporté l’absence de nos maris quand ils sont partis pour la guerre, puis ils sont morts. Qu’allons-nous devenir ? Quand Shuichi vient me voir, il n’y a pas à s’inquiéter, sa vie n’est pas en danger, il repart sain et sauf. N’est-ce pas vrai ? »
Shingo riait jaune.
« Même si sa femme est une personne très bien, elle n’a pas perdu son mari à la guerre, alors…
— Mais ce sont des propos extravagants !
— Ceux qu’elle tient quand elle est ivre et qu’elle pleure. Elle boit avec Shuichi, puis elle lui dit : « Allez, rentrez chez vous, dites à votre femme qu’elle ignore ce que c’est, de voir son mari partir pour la guerre. Toi, tu as un mari qui revient forcément. Dites-le-lui ! – Oui, je le lui dirai ! »
— Moi, je suis dans le même cas ; dans les amours des veuves de guerre n’entre-t-il pas quelque cruauté ?
— Par exemple ?
— Les hommes, et Shuichi même, sont terribles quand ils sont ivres. Lui se montre très violent avec Kinuko. Il la force à chanter ; elle n’aime pas cela. Moi, je suis faible, je chante parfois à mi-voix, et je le calme. Sans quoi, il nous ferait honte devant les voisins… Quand il me fait chanter, je lui en veux, je me sens insultée. Je ne pense pas que ses mauvaises habitudes viennent seulement de l’ivresse, ce sont des habitudes de guerre. Shuichi ne s’est-il pas amusé jadis avec des filles au front ? Quand j’y songe, ces désordres me font penser à mon propre mari, qui s’amusait peut-être ainsi ; puis il a été tué. J’ai le cœur serré, l’esprit embrumé. Comment dire ? J’ai l’illusion d’être une femme avec laquelle mon mari prenait du bon temps. Je chante des chansons affreuses et je pleure.
« Plus tard, j’ai raconté cela à Kinuko. Elle m’a répondu qu’elle ne le croyait guère plausible en ce qui concernait son mari, mais qu’après tout… Depuis ce temps-là, chaque fois que Shuichi me fait chanter, Kinuko se met à pleurer, elle aussi. »
Le visage de Shingo s’assombrit, à cause de la morbidesse de cette histoire.
« Il faut mettre un terme à cela. Pour vous-même aussi.
— C’est vrai. Lorsque Shuichi s’en va, Kinuko me dit quelquefois d’un ton grave : « Nous allons nous avilir si nous continuons. » Puisqu’elle me tient ces propos, pourquoi ne rompt-elle pas ? Craindrait-elle de tomber plus bas encore, après la rupture ? Une femme…
— Mais non, voyons, dit Eiko.
— Sûrement pas, car elle travaille bien. Eiko le sait.
— Oui.
— Ce que je porte, c’est elle qui l’a fait, dit Mme Ikeda, montrant d’un geste son ensemble. Elle est seconde du chef d’atelier. On a bonne opinion d’elle, car lorsqu’elle a demandé qu’on engage Eiko, on l’a prise tout de suite.
— Tu travailles aussi dans cette boutique ? » fit Shingo, surpris, en regardant Eiko.
La jeune fille hocha la tête et rougit un peu.
Entrée dans la même maison de couture que la maîtresse de Shuichi, et grâce à celle-ci, la jeune fille, aujourd’hui, lui amenait Mme Ikeda. Shingo ne comprenait pas quel sentiment l’inspirait.
« J’imagine donc que Kinuko ne donne pas trop de soucis d’argent à M. Shuichi, fit Mme Ikeda.
— Mais bien sûr que non ! » commençait le vieillard, outré, mais il s’interrompit.
Mme Ikeda, le visage baissé, les mains posées sur les genoux, continua : « Voilà ce que je dis quand je vois Kinuko maltraitée par Shuichi : cet homme est revenu blessé, lui aussi. C’est un soldat blessé au cœur. Alors… » Elle releva la tête : « Ne pourrait-il pas vivre sans vous ? Je pense parfois, après y avoir bien réfléchi, que s’il habitait seul avec sa femme, il se séparerait peut-être de Kinuko.
— Je vais y songer », répondit le vieillard, hochant la tête. Bien qu’exaspéré par le ton pédant de cette visiteuse, il ne pouvait s’empêcher de lui donner raison.
Shingo ne voulait rien demander à cette Mme Ikeda ; il n’avait rien à lui dire et s’était contenté de l’écouter parler.
Du point de vue de cette femme, elle ne tenait pas à ce qu’il se plaçât en situation de demandeur, mais s’il ne s’ouvrait pas à elle, sa démarche aurait été vaine. Il fallait reconnaître qu’elle avait bien parlé. En apparence, elle avait soutenu Kinuko, mais ce n’était pas si simple.
Shingo avait l’impression qu’il devait des remerciements aux deux femmes ; leur visite n’avait pas éveillé chez lui le moindre soupçon, la moindre arrière-pensée.
Pourtant, n’était-il pas atteint dans son orgueil ? En sortant, il se rendit à un banquet qu’organisait son entreprise. Il s’asseyait à sa place quand une geisha lui susurra quelques mots à l’oreille.
« Quoi ? Je suis sourd, je n’entends pas », fit-il d’un ton irrité.
Il la saisit par l’épaule, mais la relâcha tout de suite.
« Vous me faites mal », dit la geisha en se frottant.
Comme Shingo esquissait une moue gênée : « Venez un instant par ici », dit-elle en l’entraînant dans le couloir.
Il fut de retour chez lui vers onze heures, mais son fils n’y était pas encore.
« Ah ! vous êtes bien rentré ? »
Dans la pièce située près de la salle à manger, Fusako, qui donnait le sein, releva la tête en s’appuyant sur le coude.
« Mais oui, me voilà. »
Shingo tourna ses regards vers elle.
« Satoko dort-elle ?
— Oui, la grande vient de s’endormir. Savez-vous ce qu’elle m’a demandé : « Maman, qu’est-ce qui fait le plus, dix mille yens ou un million ? Dis, qu’est-ce qui fait le plus ? » Nous avons bien ri. Je lui ai dit de s’adresser à son grand-père quand il rentrerait, mais elle est endormie.
— Tiens ! Dix mille yens d’avant-guerre et un million d’après-guerre ! fit le vieillard en riant. Kikuko, donne-moi un verre d’eau, s’il te plaît.
— Oui. De l’eau ? Vous avez soif ? » Kikuko, l’air interrogateur, se leva.
« De l’eau du puits, pas de celle dans laquelle on a versé du chlore.
— Bien.
— Avant la guerre, Satoko n’était pas née. Je n’étais pas mariée, continuait Fusako de son lit. D’ailleurs, avant-guerre ou après-guerre, il aurait peut-être mieux valu ne pas me marier. »
En entendant le son du puits qui se trouvait derrière la maison, la femme de Shingo fit observer :
« Le grincement de la pompe ! L’entendre en hiver, cela me donne des frissons. Pour préparer votre thé, Kikuko a fait de ces bruits de bonne heure ce matin, et même dans mon lit, j’en étais transie.
— En vérité, j’aimerais que Shuichi s’en aille vivre ailleurs, avec sa femme, dit Shingo, parlant à mi-voix.
— Vivre ailleurs ?
— Cela vaudrait mieux.
— Oui… Si Fusako, par exemple, devait rester longtemps chez nous…
— Mais moi, je vais partir, si vous vous séparez, dit Fusako, qui venait de quitter son lit pour se rapprocher. C’est moi qui dois vivre de mon côté, n’est-ce pas ?
— Cela n’a rien à voir avec toi, lui jeta son père.
— Mais si, bien au contraire. Aïhara m’a dit que j’avais mauvais caractère parce que mon père ne m’aimait pas. J’avais la gorge trop serrée pour lui répondre, mais je n’ai jamais éprouvé pareille colère.
— Tout doux ! Un peu de calme… À trente ans…
— Ah ! Je suis bien incapable de me calmer ! » fit Fusako, en serrant son kimono sur sa belle poitrine.
Shingo se leva d’un air las. « Allons nous coucher, bonne Mère ! »
Kikuko, tenant une grande feuille d’arbre dans une main, lui apporta son verre d’eau. Shingo, debout, but avec avidité.
« Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-il.
— Une jeune feuille de néflier. La lune brillait doucement. J’ai remarqué du blanc devant le puits. Je suis allée regarder : c’étaient des feuilles de néflier qui ont grandi.
— Quelle écolière ! » ironisa Fusako.