Chapitre seize

Comme chaque matin, le 6h45 s’élança sur les rails. Avec, à son bord, une jeune femme discrète et retranchée dans son monde.

Pourtant, ce matin était différent des autres. Malgré une nuit entière à garder les yeux ouverts, Jeanne n’était pas fatiguée. Facile de ne pas s’endormir ; il suffisait de ne pas prendre de somnifères. Assise sur son lit, face au mur blanc, elle avait affronté un horrible dilemme. Ses propres démons. Pardonnez-moi, Elicius. Pardonnez-moi, mais je ne peux vous laisser continuer. Vous auriez dû me rejoindre hier. Nous serions partis tous les deux, loin de cette horreur. Mais je sais maintenant que je ne vous arrêterai pas avec des mots, ni même avec mon amour. Il me faut donc vous trahir et cette idée me fait mal. Une douleur atroce. Pourtant, je n’ai pas le choix ; vous ne me laissez pas le choix.

Elle regardait filer le paysage, étrange assemblage de couleurs. Des images floues, aucun contour précis. Du bleu, du vert, du blanc. Le soleil n’était pas trop féroce encore. Il attendait patiemment son heure pour mordre… Comme Elicius. Mais ce soir, il tomberait dans un piège. Et il ne comprendrait pas. Cet amour trahi, cette confiance bafouée…

Jeanne avait l’impression qu’un brasier s’était allumé en elle et la consumait lentement. Il avait fallu de longues heures de discussion avec l’autre pour décider enfin de franchir le pas. De longues heures à se battre contre ses sentiments, contradictoires, et ses peurs, profondes. Tu as pris la bonne décision, Jeanne. Tu ne peux pas faire autrement. Tu n’as plus le choix. Ce sera juste un mauvais moment à passer, un mauvais souvenir. Tu vas sauver une vie, Jeanne… Mais je vais en détruire une autre. Celle d’un petit garçon tendre et rêveur. Celle d’un homme qui m’a confié son amour… Non ! Celle d’un monstre ! D’un tueur sans pitié. Tu as pris la bonne décision, Jeanne. Crois-moi…

Elle ferma les yeux, éblouie par les reflets du soleil sur la mer. Tout lui faisait mal, depuis hier. Depuis longtemps.

Tu as pris la bonne décision, Jeanne. Crois-moi… Je ne crois plus en rien.

***

À la mine fatiguée, mais réjouie du fidèle Lepage, Esposito comprit qu’il y avait du nouveau. Il venait d’arriver au commissariat après une nuit de vrai sommeil. Style coma profond.

—  J’ai du nouveau ! annonça Thierry.

—  À ta tête, je m’en serais douté ! répondit le capitaine.

—  On a presque fini d’interroger tous les anciens étudiants de la promo de Sabine Vemont et des autres…

Enfin, ceux qu’on a pu contacter parce qu’il y en a trois qui sont à l’étranger… Et deux qu’on n’a pas encore vus…

—  Alors ?

—  Alors, on a trouvé le rapport entre la troisième et la quatrième victime et l’ESCOM…

—  Allez, accouche ! implora Esposito.

—  Eh bien, Bénédicte Décugis était la copine de de Mérangis et Sandra de Villepainte, celle de Pariglia…

Le capitaine resta quelques instants silencieux. Il réfléchissait.

—  On peut en conclure qu’aucune des personnes assassinées n’a été choisie au hasard, dit-il enfin.

—  C’est évident, acquiesça Lepage. En fait, elles formaient un groupe. Un groupe soudé…

—  La question est, reste-t-il d’autres membres de ce groupe toujours en vie ? Car si c’est le cas, ce sont les prochains sur la liste du tueur…

—  En fait, les anciens de l’école n’ont pas été très bavards… À part l’info que je viens de te donner, je n’ai pas pu obtenir grand-chose… J’ai cru que j’allais enfin apprendre ce qui s’était passé en 1988, l’événement qui pourrait expliquer cette série de meurtres, mais les requins ne sont pas très causants…

—  Il y en aura forcément un septième, reprit Esposito en allumant une cigarette.

—  Et pourquoi, « forcément » ?

—  Parce qu’il m’a dit à la prochaine. Tu ne t’en souviens pas ?

—  Si, bien sûr… Mais ce type est fou, tu ne t’en souviens pas ? rétorqua le lieutenant en souriant.

—  Fou ? Je crois surtout qu’il se venge de quelque chose…

—  Quinze ans après ? C’est bien ce que je dis, il est fou !

—  Je te l’accorde, c’est un malade. Mais ce n’est pas un tueur en série classique. Il a un mobile, des proies désignées. Il sait où il va.

—  Même si ces gens lui ont fait un sale coup, n’empêche qu’il est barjo ! Irrécupérable !

—  Vous vous trompez, murmura Jeanne.

Les deux policiers se retournèrent d’un seul coup. Ils n’avaient pas entendu ce qu’elle venait de dire, mais étaient surpris de sa présence en ces lieux.

—  Bonjour, Jeanne. Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ? demanda le capitaine.

—  Je… Il faut que je vous parle.

—  Ça ne peut pas attendre ? Je suis désolé, mais on est en plein boulot et…

—  Non, ça ne peut pas attendre. C’est très urgent.

Esposito soupira et s’avança vers la jeune femme.

—  De quoi voulez-vous me parler ?

—  D’Elicius.

—  Quoi ?

—  Elicius.

—  C’est quoi, ça ?

—  C’est son nom.

—  Son nom ? Mais le nom de qui ?

Lepage ne put réprimer un sourire goguenard. Pourquoi cette nana n’arrivait-elle jamais à aligner deux mots ? Surtout devant un homme !

—  Le nom du tueur. Elicius, c’est le tueur, répondit Jeanne d’une voix cassée.

Lepage rangea son sourire. Les deux officiers échangèrent un regard sidéré.

—  Vous voulez parler du tueur qui…

—  Du tueur. Celui que vous recherchez. Le meurtrier de Sabine Vernont et des autres.

—  Qu’avez-vous à me dire ?

—  Je sais qu’il va tuer, ce soir. La septième victime, c’est pour ce soir.

—  Vous êtes allée chez une voyante ? ironisa le lieutenant.

Elle lui répondit par un regard fielleux, encore plus déstabilisée. Alors, elle s’adressa au capitaine. Son visage était plus rassurant.

—  Non, il… II… Il me…

Esposito fronça les sourcils, essayant de deviner les mots qui ne voulaient pas sortir.

—  Il quoi ?

—  Il me l’a dit ! La prochaine victime s’appelle Emmanuel Aparadès !

Enfin… ! Elle avait l’impression que sa tête venait de se vidanger.

Lepage se leva subitement de sa chaise, comme s’il avait reçu une décharge électrique.

—  Putain, je l’ai interrogé hier soir ! s’exclama-t-il.

Le capitaine regardait tour à tour son adjoint et la jeune femme, se demandant s’il était encore dans son lit, en train de rêver.

—  Bon, OK, fit-il enfin, vous allez m’expliquer tout cela plus clairement. D’où tenez-vous ces informations ?

—  Elicius m’a prévenue.

—  Il vous a prévenue ? répéta Lepage d’un ton incrédule.

Jeanne était figée près de la porte du bureau, comme prête à s’enfuir. Elle avait envie de faire marche arrière, de tout effacer et de recommencer. Une véritable torture.

—  Alors, Jeanne ! Expliquez-moi ! s’impatienta Esposito.

Mais elle avait soudain perdu la parole.

Elle recula de trois pas et fixa le bout de ses chaussures. Au bord du malaise. Du feu dans la tête et un froid glacial dans le reste du corps.

Les deux policiers la dévisageaient sans relâche, hésitant sur la manière de l’amener à la confidence.

—  Vous voulez venir vous asseoir ? proposa le capitaine d’une voix radoucie.

Elle secoua la tête, mais il la prit par les épaules pour la conduire jusqu’à une chaise. A ce contact, le corps de la jeune femme se contracta ; elle se dégagea d’un geste nerveux et recula encore.

—  Écoutez, Jeanne, si vous savez certaines choses, il faut nous les révéler… Maintenant.

Pourquoi les mots restaient-ils coincés ? Pourquoi fallait-il faire une chose aussi infâme ?

—  Mais je viens de vous le dire ! s’écria-t-elle. Il va tuer Emmanuel Aparadès ! Il va le tuer ce soir !

—  OK, murmura le capitaine. Comment savez-vous cela ?

—  Je vous l’ai dit aussi ! Il m’a prévenue !

Brusquement, le lieutenant perdit son sang-froid. Il se planta face à elle.

—  Oh ! Vous n’avez pas intérêt à nous raconter des bobards ! On n’est pas là pour s’amuser, nous ! Alors, si c’est une plaisanterie, je vous préviens, ça va vous coûter cher, ma petite !

Un guet-apens. Prisonnière, harcelée par ces regards ennemis. Salie. Alors, elle s’enfuit en courant vers la porte, mais Lepage la rattrapa dans le couloir, la saisit brutalement par le bras. Elle se débattit furieusement. Esposito se jeta à son tour dans la bagarre et sépara les deux combattants.

—  Ça suffit ! ordonna-t-il. Lâche-la, maintenant !

—  Tu vois pas que cette petite conne se fout de notre gueule ?

—  Je t’ai dit de la lâcher !

Le lieutenant s’exécuta et Jeanne se retrouva pétrifiée contre un mur. Animal apeuré.

Le capitaine s’approcha doucement, pour ne pas l’affoler davantage.

—  Calmez-vous, Jeanne. Ce n’est pas une plaisanterie ? Vous n’êtes pas en train de nous raconter des salades ?

—  Mais non ! répondit-elle avec des sanglots dans la voix.

—  Venez dans mon bureau. Nous serons plus tranquilles pour discuter. D’accord ?

Avec délicatesse, il lui prit le bras et elle se laissa faire. Lepage haussa les épaules et suivit son chef. Mais Esposito lui fit comprendre qu’il n’était pas convié et lui ferma la porte au nez.

Il invita Jeanne à s’asseoir en face de lui.

Elle ne prit que la moitié de la chaise, recroquevillée et silencieuse.

—  Je vous écoute.

—  Je… Je vous l’ai dit, il va tuer cet homme !

—  J’ai bien entendu, Jeanne. Mais j’ai besoin de savoir comment vous détenez cette information. Il vous a contactée ?

—  II… II… Il m’écrit tous les jours.

Les yeux d’Esposito s’arrondirent démesurément.

—  Il vous écrit tous les jours ?

—  Oui.

—  Mais vous le connaissez ? Vous savez qui c’est ?

—  Non.

—  Je ne comprends rien, Jeanne. Vous dites qu’il s’appelle Elicius, c’est bien ça ?

—  Oui. C’est ainsi qu’il signe ses lettres… Mais c’est un surnom. Elicius, c’est Jupiter.

—  Jupiter ?

—  Le dieu romain, l’égal de Zeus. Elicius, c’est un autre de ses noms. Ça veut dire celui qui fait descendre la foudre.

Esposito nota le surnom sur un calepin, puis fixa son étrange informatrice, qui évitait soigneusement de le regarder. Il remarqua sa jambe droite agitée de spasmes nerveux, ses mains qu’elle tordait l’une contre l’autre comme si elle allait s’arracher les doigts.

—  Ça va aller, Jeanne… Vous ne connaissez pas sa véritable identité, c’est bien ça ?

—  Non, je ne la connais pas. Juste Elicius.

—  Et il vous écrit tous les jours ?

—  Presque tous les jours.

—  Il envoie ses lettres ici ?

Elle secoua la tête.

—  Chez vous ?

Elle répondit encore par un signe négatif.

—  Où, alors ?

—  Dans le train.

—  Le train ? ? ?

—  Oui. Un jour, j’ai trouvé une lettre à côté du siège où je m’assois toujours. Depuis, j’en trouve une presque chaque jour.

—  Bon. Et qui me dit que c’est bien le tueur, l’auteur de cette correspondance ? Que ce n’est pas quelqu’un  qui vous fait une mauvaise blague ?

—  C’est lui, c’est sûr. Aucun doute. Si vous aviez lu les lettres, vous comprendriez…

—  Et pourquoi vous ? Pourquoi vous écrit-il ?

—  II… II… Il m’aime, je crois.

Mais pourquoi je lui dis ça ?

—  Il vous aime ?

Elle se releva, comme si elle allait à nouveau s’enfuir. Le capitaine se leva aussi, prêt à bondir à sa poursuite.

—  Asseyez-vous, Jeanne… S’il vous plaît.

Elle consentit à lui obéir et il reprit son interrogatoire.

—  Bien, il est donc amoureux de vous. Ce qui prouve qu’au moins, il a bon goût…

Elle le regarda enfin. Un air étonné sur le visage.

—  Depuis quand vous écrit-il ? Une semaine ?

—  Non. Depuis… Depuis le deuxième meurtre.

Le visage du capitaine changea d’un seul coup. Comme s’il venait de recevoir un seau d’eau glacée sur la tête.

—  Depuis le deuxième meurtre ? répéta-t-il lentement.

Il réalisait soudain tout ce qu’elle lui avait caché. Depuis quatre meurtres !

Il eut brusquement envie de la soulever de sa chaise, de la plaquer contre le mur. De hurler.

Mais il se contrôla.

—  Et c’est maintenant que vous venez m’en parler ? ! Depuis tout ce temps, vous ne m’avez rien dit ? Alors que vous saviez que c’était lui le tueur !

Elle ne répondit pas, repliée sur sa souffrance, sa culpabilité. Avec l’impression de s’être déshabillée devant lui.

—  Eh, Jeanne ! Répondez-moi !

—  Je… Je pouvais pas vous le dire !

—  Ah oui ? Et pourquoi ?

—  II… Il m’a prévenue dans sa deuxième lettre que si je parlais, il me tuerait ! Il m’enverrait en enfer rejoindre les autres !

Cette réponse le calma un peu. Evidemment, dans ce cas…

—  OK, fit-il. Je vois. Vous avez ces lettres ?

—  Non.

Je ne veux pas qu’il les lise. Je ne les lui donnerai jamais ! Elles sont à moi. Et à moi seule.

—  Où sont-elles ? Chez vous ?

—  Je… Je les ai brûlées !

Il fronça les sourcils. Elle mentait vraiment très mal.

—  Vous les avez détruites ?

—  Oui.

—  Je ne vous crois pas, Jeanne !

Elle cessa de respirer, prise de panique.

—  Où sont ces lettres, Jeanne ?

—  Je… Je viens de vous le dire ! Brûlées !

Faut pas la brusquer ! On verra ça plus tard.

—  D’accord, vous les avez brûlées. Et dans ses lettres, le tueur vous a-t-il dit pourquoi il commettait ces crimes ?

—  II… Ces gens lui ont fait du mal… Ils méritaient tous de mourir…

—  Vraiment ? Il se venge, c’est bien ça ?

—  Oui.

—  Quel mal lui avaient-ils fait ?

—  Je ne sais pas. Il m’a pas dit. Juste qu’ils avaient détruit sa vie. Et plusieurs autres vies…

Cet interrogatoire ne finirait-il donc jamais ?

Partir en courant.

Prendre le train, s’enfuir très loin. Mais Elicius va me retrouver. Et me tuer.

—  Bien. Donc, ce soir, il va assassiner Emmanuel Aparadès. C’est ce qu’il vous a écrit ?

—  Oui.

—  Quand ?

—  Ce soir.

—  Non ! Je voulais dire, quand vous a-t-il écrit cela ?

—  Hier soir. C’était dans la lettre d’hier soir.

—  OK, hier soir. Il ne vous a rien révélé d’autre ?

—  Non. Rien… Qu’après celui-là, ça serait fini. Oui, c’est le dernier… Ensuite, nous serons libres.

—  Nous ? Comment ça, « nous » ?

De pis en pis. Comment sortir de ce bureau ? De ce bourbier ? Sauter par la fenêtre, peut-être…

—  Qu’est-ce que vous entendez par « nous » ? insista le capitaine.

—  Mais je sais pas moi ! C’est lui qui a écrit, pas moi…

Esposito alluma une cigarette, gardant le silence un moment. Elle ne pouvait pas tout avoir inventé. Aparadès appartenait à la promo de Sabine Vemont à l’ESCOM. Comment aurait-elle pu le deviner ? Elle était certes un peu bizarre, mais certainement pas affabulatrice.

—  Comment dépose-t-il les lettres dans le train ?

—  Je sais pas. Je les trouve tous les soirs, dans le 17h36.

—  Quel est ce train ?

—  Le Marseille-Miramas.

—  Vous habitez où, Jeanne ?

—  Istres.

—  Istres ?

—  Oui.

Tiens ! Comme Grangier. Mais quel rapport ?

—  Qu’est-ce qui vous a décidé à venir me voir aujourd’hui ?

—  II… C’est la première fois qu’il me prévient d’un meurtre. Je pouvais pas le laisser faire ça. Je pouvais pas…

Elle semblait vivre un véritable calvaire et le capitaine eut soudain un peu pitié d’elle.

—  C’est très bien de m’avoir prévenu, assura-t-il.

Elle se dressa et le foudroya du regard.

—  Oui, comme ça, maintenant, il va me tuer ! Il avait confiance en moi et maintenant, il va me tuer !

—  Mais non, Jeanne ! Nous allons l’arrêter et il ne pourra plus vous faire de mal ! Il cessera de vous harceler...

—  Mais il ne me harcèle pas ! Il m’aime !

Putain, mais tais-toi, Jeanne ! Tais-toi !

—  OK… Calmez-vous…

—  Vous allez le tuer ? C’est ça ?

—  Le tuer ? Mais non ! Quelle idée ! Nous allons tendre une souricière au domicile de cet Aparadès. Et nous le cueillerons en douceur…

—  Je veux pas qu’il meure !

Merde ! Elle est amoureuse de lui ou quoi ?

—  J’veux pas qu’il meure… C’est… C’est pas de sa faute ! II… Il les a tués parce qu’il a souffert ! C’est pas de sa faute… J’veux pas qu’il meure !

Esposito la regardait se débattre, oscillant entre colère et compassion.

Tout ce temps perdu… tous ces gens assassinés alors qu’elle détenait la clef ! Qu’elle aurait pu l’éviter ! En revoyant les visages et les corps torturés, ce fut la colère qui prit le dessus. Et puis, cette façon ignoble de prendre sa défense ! « J’veux pas qu’il meure ! » On aurait dit une gamine trop gâtée qui faisait un caprice !

—  Vous auriez dû m’en parler beaucoup plus tôt ! lança-t-il soudain.

Il alluma une autre cigarette et se leva, arpentant le bureau, traçant des cercles autour d’elle.

—  Vous vous rendez compte que des gens sont morts à cause de votre silence ? Est-ce que vous vous en rendez compte, Jeanne ?

Il avait à nouveau perdu tout contact avec elle. Mais il avait besoin de laisser exploser sa rage.

—  Tous les jours, vous m’avez vu, vous m’avez parlé ! Vous saviez que je cherchais ce type et vous ne m’avez rien dit ! Vous vous êtes bien foutue de ma gueule !

—  Non ! se défendit Jeanne. C’est… C’est pas vrai !

Il se planta soudain devant elle et la bouscula du regard.

—  Vous travaillez dans un commissariat ! Vous êtes dans la police, mademoiselle ! C’est d’autant plus impardonnable ! C’était tellement facile de m’en parler !

—  J’ai essayé !

—  Vraiment ?

—  Oui ! Je suis venue vous voir et vous m’avez dit que vous n’aviez pas le temps ! Que vous aviez du travail !

Esposito se remémora cet instant et serra les mâchoires. Quel con ! Pourquoi je l’ai pas écoutée ? Mais sa fureur ne fléchissait toujours pas. Sabine Vemont, Bénédicte Décugis, Charlotte Ivaldi…

Et les autres !

—  C’est pas une excuse ! hurla-t-il. Fallait insister ! Vous n’êtes plus une petite fille, non ?

—  Laissez-moi tranquille ! s’écria-t-elle en se dressant.

Il la força brutalement à se rasseoir et elle eut peur. Comme s’il allait lever la main sur elle.

—  Ne bougez pas !

Il alla ensuite ouvrir la porte et appela Lepage, qui accourut, ravi d’être de nouveau le bienvenu.

—  Sors moi les coordonnées de cet Aparadès ! ordonna le capitaine. On va préparer un comité d’accueil pour notre cher Elicius !

—  OK… C’est bien lui, alors ?

—  Apparemment, oui…

—  Mais comment elle peut savoir ça ?

—  Je t’expliquerai. Mademoiselle avait une correspondance avec le meurtrier mais elle nous faisait des cachotteries !

—  Ah ouais ? Non dénonciation de malfaiteur, ça vous dit quelque chose ? Ça va vous coûter cher !

Jeanne les contemplait tour à tour, effondrée. Elle n’était plus victime : elle devenait coupable. Elle allait être jugée, enfermée.

—  Six meurtres ! Continua Lepage. Six meurtres et c’est maintenant que vous vous réveillez ! Mais je rêve !

Défoulement collectif. Pour un peu, c’était elle qui allait être condamnée pour ces crimes. Elle se mit à trembler légèrement. Tout juste si elle arrivait encore à respirer.

—  Je peux m’en aller ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.

—  Hors de question ! Trancha le capitaine. Vous restez ici !

—  Mais…

—  Mais quoi ? Vous avez d’autres choses à nous apprendre ?

—  Non ! Je… Je… Je ne sais rien de plus !

—  C’est ce qu’on va voir ! répondit Lepage d’un ton méprisant. C’est ce qu’on va voir…

Ils passèrent dans la pièce d’à côté. Jeanne se laissa aller à son angoisse. Courbée vers l’avant, son front entre ses mains. Calme-toi, Jeanne ! Tu as bien fait ! C’était ce que tu avais de mieux à faire… Elicius ! Ils vont le tuer ! Ils ne lui laisseront aucune chance !

Elle se leva et peignit son angoisse sur les murs tristes du bureau. Trouver la sortie de cette cage.

Je vais aller en prison ! Maman va en mourir ! Au secours ! Aidez-moi ! Elle étouffait. Elle ouvrit la fenêtre, se pencha et chercha de l’air.

Les yeux fermés, elle tentait d’échapper à la crise. De contrôler le flot boueux qui coulait dans ses veines. Elle entendit la porte du bureau s’ouvrir ; quelqu’un la prit par les épaules.

C’était le capitaine.

—  Qu’est-ce que vous faites ?

Putain ! Elle va pas se suicider, quand même !

—  Asseyez-vous !

La chaise, à nouveau. Esposito la dévisageait avec inquiétude. Elle était de plus en plus blafarde. Presque transparente. Il appela Solenn qui venait d’arriver et d’apprendre la nouvelle.

—  Vous restez avec elle, ordonna-t-il. Vous ne la quittez pas des yeux. C’est compris ?

—  Oui, patron.

Il prit son arme, sa plaque, son paquet de cigarettes et quitta la pièce. S’ensuivit un silence de plomb qui emprisonna les deux femmes.

Solenn, assise en face de Jeanne, la considérait avec curiosité. Comme si elle ne l’avait jamais vue avant. D’ailleurs, elle ne l’avait jamais vue. Jamais remarquée, en tout cas. Comme ces gens que l’on croise chaque jour dans les couloirs et auxquels on ne fait même pas attention. Mais, aujourd’hui, cette inconnue était le centre d’intérêt, le centre du monde.

Jeanne, quant à elle, regardait le sol. Une moquette bleue, poussiéreuse et laide. Elle n’avait plus aucune force. Pourtant, elle se sentait soulagée. La culpabilité était partie, les angoisses s’étaient doucement apaisées. Il ne subsistait qu’une douleur étrange. J’ai tellement mal…