Chapitre sept

Dimanche 24 mai.

Une journée perdue. Perdue dans d’étranges songes, Jeanne écoutait les trains en partance. Allongée sur son lit, les yeux ouverts sur le plafond blanc et cloqué. Elle entendait la télévision dans le salon ; elle imaginait sa mère assise devant. Elle entendait les rires des enfants dans le jardin d’à côté ; elle imaginait leurs jeux. Aurait-elle des enfants, un jour ? Drôle d’idée. Pour avoir des enfants, il faut d’abord un père. Et pour trouver un père, il faut rencontrer un homme. Aucun homme ne me regarde. A part Elicius. Et voilà, encore lui…

Elle avait relu toutes les lettres ; elle les connaissait par cœur. Elle aurait pu les réciter les yeux fermés. Les yeux fermés, son univers était moins laid. Elle n’avait pas beaucoup dormi, ces derniers temps. Elle était fatiguée.

Se laisser faire, se laisser emporter vers ses rêves même s’ils risquent de devenir cauchemars… Engourdie par la chaleur de cette fin d’après-midi, tout devint flou.

Je suis dans le train, il fait presque nuit. Je lis le dernier courrier d’Elicius. Je sens quelqu’un qui s’approche, une présence familière ; un parfum. Je lève les yeux. Il est là, devant moi. Il me sourit. Son si joli sourire. Ses yeux, clairs, rieurs. Son visage doux et délicat. Michel. Il n’est jamais parti, il ne m’a jamais abandonnée. C’était juste un mauvais rêve. Il s’assoit à côté de moi, prend ma main dans la sienne. J’entends même sa voix. Je souris, moi aussi. Je suis tellement heureuse. D’un seul coup, le malheur s’efface.

Mais, déjà, il se lève. Son regard s’est voilé. Il est triste. Il s’éloigne. Non ! Ne pars pas ! Ne me laisse pas ! Non !

Jeanne rouvrit les yeux. La respiration saccadée, les poings fermés, les muscles tétanisés. D’un bond, elle se remit debout. D’abord, ouvrir la fenêtre, inspirer un peu d’air frais. Un peu de réalité.

Il partait si souvent. Presque chaque nuit…

Elle revint s’asseoir derrière son bureau et fixa longuement le deuxième tiroir. Celui qui contenait les photos, tout ce qui lui restait de Michel. Un album complet, tout ce qu’elle avait pu réunir après son départ. Ces souvenirs, elle ne les exhumait presque jamais. Il ne valait mieux pas. Elle hésita encore…

Soudain, elle prit la clef dans son pot à crayons. Un petit album avec un paysage des îles en couverture. Plage de sable blanc, mer turquoise, cocotiers… Lointain, anonyme, sans intérêt. Il était posé devant elle, il attendait qu’elle se décide… Ne l’ouvre pas, Jeanne ! Ne fais pas ça ! Je t’en supplie… J’ai tellement envie de le voir ! Son visage est déformé, j’ai besoin de le revoir… Non, Jeanne ! Tu vas te faire du mal… Sa main, tremblante, souleva la couverture.

Première photo. Tous les deux, l’un contre l’autre. Ils souriaient. Ils ne savaient pas encore. La cruauté, ils ne la connaissaient pas encore. Deuxième photo, il était seul. Un peu rêveur, un peu perdu. Un peu absent, déjà. Et les images se mirent à défiler plus vite. À se mélanger. Le visage se reformait. Comme s’il était là, dans cette chambre. Retour en arrière. J’aurais pas dû regarder ces photos. J’aurais pas dû…

Jeanne était debout, dos au mur. Son esprit se heurtait aux parois étanches de la pièce, comme un animal piégé, affolé. Des monstres, partout autour d’elle. Et cette douleur, au creux du ventre. Elle ne pouvait ni pleurer ni crier. Elle se mordait les lèvres. Jusqu’au sang. Elle enfonçait ses ongles dans sa chair. Elle aurait voulu hurler sa souffrance mais elle ne pouvait pas. Bloquée au fond d’elle depuis longtemps, elle avait remplacé le sang dans ses veines, se nourrissait de ses entrailles. Elle avait pris toute la place dans son crâne…

Calme-toi, Jeanne ! Supplia la voix. Trop tard. Terrorisée, Jeanne. Dos au mur et face au mur. D’autres images, maintenant. Celles qu’il faut bannir. Celles qui tordent les tripes, qui font vomir. Le goût du sang dans la bouche, la brûlure dans les veines… Et cette putain de télé !

Jeanne traversa la chambre en courant, se précipita vers la salle de bains. La pharmacie, avec ses dizaines de tubes, de boîtes. C’est le tube vert. Le vert. Mais où il est, ce putain de tube ? Elle vidait l’armoire blanche, à la recherche du seul médicament capable de l’arrêter. Elle jetait tout par terre, faisait le tri. Le tube vert, enfin ! Elle mit un comprimé dans sa bouche, se pencha vers le robinet. Voilà, je l’ai avalé. Ça va aller, maintenant. Il va faire effet, il suffit de tenir jusque-là…

Elle releva la tête face au miroir. Son visage, méconnaissable ; et, juste derrière, celui de sa mère.

—  Jeanne ? Qu’est-ce que tu as ? Tu saignes !

Oui, je saigne. De l’intérieur.

—  Va-t’en ! Fous-moi la paix !

—  Jeanne ! Tu as encore pris ces saloperies ?

—  Va-t’en, merde !

Dernier avertissement. Jacqueline aurait dû le savoir, depuis le temps. Elle aurait dû prendre la fuite, se terrer dans un coin de la maison. Mais, au lieu de ça, elle s’approcha, inconsciente du danger. Elle essaya de prendre le tube vert dans la main de sa fille. Inconsciente.

Jeanne se dégagea violemment, envoyant sa mère valdinguer contre la porte. Des cris, des hurlements atroces. Jacqueline s’était recroquevillée par terre et regardait, effarée, sa fille, cette étrangère. Cet oiseau noir qui se tapait dans les murs, qui cherchait la sortie.

—  Arrête, Jeanne ! s’écria Jacqueline en pleurant.

Elle pouvait encore pleurer tandis que Jeanne ne pouvait que hurler. Et se taper la tête contre les murs. Donner des coups de poing, des coups de pied dans les murs. Se faire mal pour oublier à quel point elle avait mal. Jusqu’à ce qu’elle s’écroule enfin…

Le médicament du tube vert avait fait son chemin. Sectionné ses nerfs. Elle n’était plus qu’une poupée de chiffon, le visage hagard, les mains sanglantes, le front ouvert. La douleur survivait encore dans ses yeux. Le reste était mort.

Alors sa mère put s’approcher. La soulever de terre, la conduire jusqu’au lit. De légers tremblements agitaient ce corps, le sang coulait lentement. Rouge vif sur une peau claire. Pourquoi ne fermait-elle pas les yeux ? Pourquoi refusait-elle de céder ?

Jacqueline ouvrit la fenêtre et tira les volets. En passant devant le bureau, elle vit l’album, devina le visage de Michel dans la pénombre.

C’était lui, le coupable.

—  Je vais les jeter, ces photos ! dit-elle avec rage.

Jeanne tourna la tête vers elle et trouva encore la force de parler.

—  Si tu fais ça, je te tue…

***

Lundi 25 mai.

Le commissariat ressemblait à une fourmilière. Et le capitaine Esposito avait envie de mettre un bon coup de pied dedans. 9 heures du matin, mal rasé, les yeux gonflés et cernés. Serrer quelques mains, feindre quelques sourires. Putain, qu’est-ce que j’ai mal à la tête ! Ecouter un agent lui raconter sa nuit au poste. Sans intérêt. Putain ! Les cuites, c’est plus de mon âge !

Il arriva au deuxième, fit le tour des bureaux. Même si, depuis quelques temps, il avait la fâcheuse impression que tout le monde le dévisageait. Comme si son échec se lisait sur son front, comme s’il le portait en bandoulière. Les femmes, surtout, le jugeaient d’un simple regard. D’habitude, elles le trouvaient séduisant. Là, elles le trouvaient incapable. Elles avaient peur, sans doute. Peur d’être la prochaine sur la liste. Et lui aussi avait peur. De les trouver à genoux face à un mur.

Seule Jeanne ne le considérait pas ainsi. Elle était bizarre, cette fille. Il ne l’avait jamais vraiment remarquée, jamais fait attention à elle, jusqu’à ce matin. Elle n’avait pas le même regard que les autres. Forcément, elle n’était pas comme les autres. Et puis, aujourd’hui, elle avait quelque chose de particulier.

—  Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? demanda-t-il.

Jeanne se pétrifia sur place. Il m’a parlé !

—  Rien, répondit-elle précipitamment.

—  Rien ? Et ça ?

Il posa un doigt sur son front, juste à côté du pansement qui cachait sa plaie.

Il m’a touchée ! Elle perdait ses moyens. Elle le fixait bêtement.

—  Vous avez été agressée ?

Il s’inquiète pour moi !

—  Non, je… Je…

Alors, il repéra ses mains, elles aussi abîmées. Mais Jeanne ne trouva aucune explication. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui pose des questions, qu’on s’intéresse à elle. N’était-elle pas transparente, ce matin ?

—  Vous ne voulez pas me dire ? insista Esposito.

Les trois femmes du bureau observaient la scène du coin de l’œil. Peut-être un peu jalouses. Et soudain, Jeanne trouva un beau mensonge.

—  Je fais des arts martiaux, affirma-t-elle. Hier, j’avais une compétition.

Esposito resta sidéré

—  Ben dites donc, c’est violent !

—  Oui, ça arrive parfois. Mais c’est rien, juste des blessures superficielles.

Là, elle l’avait séché ! Et les autres aussi, d’ailleurs.

—  Je savais pas que vous étiez dangereuse à ce point ! ajouta le capitaine en riant. C’est quoi comme discipline ?

Merde ! Il voulait des détails, maintenant !

—  Du karaté !

Elle en avait fait un peu, quand elle était plus jeune. Un demi-mensonge.

—  Vraiment ? Vous êtes quelle ceinture ?

T’es mal barrée, Jeanne ! Si tu lui dis ceinture jaune, tu as vraiment l’air d’une conne !

—  Noire. Deuxième dan.

Elle y était peut-être allée un peu fort. Il émit un sifflement admiratif. Il avait un très joli sourire. Dommage qu’il ait oublié de se raser.

—  Il faudra que vous me donniez des cours !

Elle rougit. Puis elle enleva ses lunettes et se mit à les nettoyer méthodiquement.

Elle avait de si jolis yeux, une si jolie bouche. Il la voyait pour la première fois.

—  Je vous offre un café ?

Là, elle faillit tomber de sa chaise.

—  Un café ? répéta-t-elle.

Mais t’es pas un perroquet, Jeanne !

—  Oui, un café. Vous savez, ce truc liquide, noir et un peu amer qu’on trouve à la machine qui est dans le couloir… Vous venez ?

Il se dirigea vers la sortie. Jeanne se leva, mécaniquement, pour le suivre. Au passage, elle ne put esquiver le regard assassin de Monique. Des flingues à la place des yeux. Cette fois, elle était jalouse ! Esposito, déjà devant la machine, cherchait de la monnaie dans les poches de son jean.

—  Vous voulez quoi ? Un serré ou un long ?

—  Euh… Un long.

— : Avec du sucre ?

—  Oui. Avec du sucre, s’il vous plaît…

Elle devait avoir l’air complètement niais. Calme-toi, Jeanne. Il va pas te manger ! Parle-lui d’Elicius, c’est le moment ! C’est maintenant ou jamais… Ta gueule !

—  Voilà, dit Esposito en lui tendant le gobelet.

—  Merci beaucoup.

Ils s’installèrent de part et d’autre de la table haute. Jeanne se mit à tourner sa petite cuiller en plastique. Geste dérisoire pour contenir le tremblement de sa main.

—  C’est vraiment vrai, ce que vous m’avez dit tout à l’heure ? demanda le capitaine.

—  Hein ?

—  Vos blessures, c’est vraiment à cause d’une compétition de karaté ?

Elle évita de lever les yeux sur lui ; ils ne savaient pas mentir.

—  Je me suis dit que vous n’aviez peut-être pas envie de parler devant vos collègues…

Elle ne put se dérober plus longtemps. Elle était démasquée. Effrayée.

Alors, il lui adressa un sourire rassurant.

—  Vous savez, je ne veux pas me mêler de vos affaires. Ce n’est pas de la curiosité malsaine. C’est juste que… que si quelqu’un vous fait du mal et que je peux vous venir en aide…

—  C’est moi…

—  Pardon ?

—  C’est moi qui me suis fait ça.

Mais Jeanne ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu es barge ! Il la considérait avec un autre regard, maintenant.

—  Je ne comprends pas, avoua-t-il.

—  Je… je pète les plombs, parfois. Je… Et… et pour me calmer, je…

Non, mais ça va pas ! Tu vas passer pour une dingue ! Pourtant, il ne semblait pas la juger. Tout juste étonné.

—  C’est le mur, conclut-elle.

—  Le mur ? Vous vous tapez la tête contre le mur ?

—  Oui.

—  Merde !

Il prit sa main dans la sienne, elle eut un sursaut.

—  Vous avez des ennuis, Jeanne ?

Il connaît mon prénom !

—  C’est à cause du boulot ?

—  Non, c’est rien, murmura-t-elle.

Il lâcha sa main, elle eut froid. Il avala son café, sans la quitter des yeux.

—  Je ne dirai rien, ajouta-t-il.

—  Merci.

—  Et le karaté ? C’était une connerie ?

—  Heu… J’en ai fait. Mais je ne suis pas ceinture noire !

Il souriait. Vraiment étrange, cette nana !

—  C’est vrai que j’avais pas envie de parler devant les autres…

—  Ce ne sont pas des amies, je me trompe ?

—  Je n’ai pas d’amie…

Merde ! Là, ça la fout mal !

—  Pas ici, je veux dire…

—  Moi non plus. Tout juste des relations de travail…

Il avait fini son café. Déjà. Il broya le plastique, le jeta dans la poubelle à la façon d’un basketteur. Puis il considéra les mains de Jeanne.

—  En tout cas, je voudrais pas être à la place du mur ! fit-il l’air grave.

Elle se déridait, enfin ! Elle avait vraiment un joli sourire. Et dire que je ne m’en étais jamais aperçu ! Je suis vraiment aveugle !

—  Bon, faut que j’aille bosser…

—  Vous… Vous devez penser que je suis cinglée !

—  Cinglée ? On est tous plus ou moins cinglés ! Vous ne trouvez pas ?

—  Ben…

—  Je vais vous faire une confidence, Jeanne. Moi aussi, ça m’arrive de péter les plombs ! Moi aussi, je tape dans les murs !

—  Ah oui ?

Il hocha la tête. Il se fout de moi !

—  Je ne crois pas que vous soyez cinglée… Un peu impulsive, peut-être… On ne dirait pas, à vous voir !

Elle termina son gobelet et le déposa dans la poubelle.

—  En tout cas, ça m’a fait plaisir de prendre un café avec vous, dit-il.

—  Merci.

Elle le regarda s’éloigner ; une démarche souple et féline. Elle ne pouvait voir sa mine attendrie.

Elle est bizarre, cette fille ! Vraiment bizarre… Mais je l’aime bien. Ouais, je l’aime bien.

« Lundi, le 25 mai,

Jeanne,

Voilà le moment de la journée que je préfère. Celui où je vous écris, celui qui me relie à vous. Ma main tremble un peu, d’émotion, de joie. Je vous vois déjà, lisant cette lettre.

Là, je suis assis dans une gare, sur un quai. J’adore les gares. Et vous ? Un petit monde dans le monde, arrivées et départs, séparations et retrouvailles. Ceux qui sont pressés, ceux qui aimeraient que le temps s’arrête. Je voudrais tant être assis à côté de vous, dans ce train que vous éclairez de votre présence.

Mais j’ai peur, Jeanne. Peur que vous ne m’aimiez pas. Souvent, je relis la lettre que vous m’avez écrite. Ce cadeau à la valeur inestimable.

Elle est toujours sur moi, dans une de mes poches. Un peu de vous avec moi… »

Jeanne avait mis du temps à plonger dans l’univers d’Elicius, durant ce voyage. Entre Martigues et Croix-Sainte, le train ralentissait. Il abordait le pont tournant qui lui permettait de traverser le canal de Caronte, artère liquide entre l’étang de Berre et la Méditerranée. Le regard de Jeanne croisa la route d’un petit voilier à coque bleue qui dessinait des formes rondes et sensuelles dans l’eau profonde du canal. De longues minutes à hésiter, réfléchir…

En rejoignant Elicius, elle avait l’impression de trahir le capitaine Esposito. La situation se compliquait. Il avait été si gentil, ce matin ! Elle avait passé la journée sur une sorte de gros nuage douillet. Et, ce soir, elle n’avait pas envie du monde apocalyptique d’Elicius ; mais de ses mots, ceux qu’il savait si bien écrire.

Pourquoi la vie est-elle toujours aussi compliquée ? Pourquoi ?

« Vous devez entendre tellement d’horreurs sur moi, Jeanne. Tellement de mensonges ! Je les lus dans les journaux. Mais ce ne sont que des torchons, des machines à fric qui font leurs chiffres d’affaires avec du sang. Avec mon histoire. Cette histoire qu’ils ne connaissent même pas, à laquelle ils ne comprennent rien.

C’est pour ça qu’ils ne me retrouveront jamais. Que je pourrai exécuter ma vengeance jusqu’au bout. Réaliser la mission qui m’a été confiée. Jusqu’au bout. Ils se croient plus forts ou plus intelligents que moi. Ils ont lâché la meute à mes trousses mais c’est peine perdue. Je déjouerai tous leurs pièges, grossiers. Ils ne sont pas assez forts pour se mesurer à moi. Parce que j’ai une mission.

Ils ont fabriqué un monstre et maintenant, ils regrettent. Ils ont fait de moi une machine à tuer et maintenant, ils voudraient m’arrêter. Mais il ne fallait pas jouer avec le feu. Il ne fallait pas m’apprendre la cruauté. Parce que maintenant, je la manie comme personne.

Ne soyez pas effrayée, Jeanne. Vous, vous échapperez au jugement dernier. Parce que vous êtes l’innocence. Comme moi, vous avez souffert. Comme moi, vous savez ce que le mot douleur veut dire. Comme moi, vous méritez une vengeance.

Et je vous l’offre, Jeanne. Je l’accomplis pour vous. Pour vos yeux tristes, pour votre vie gâchée.

Œil pour œil, dent pour dent. Une vie contre une vie.

Ils payent le prix de leur lâcheté. Ils croyaient m’échapper. Ils croyaient que j’avais pardonné, oublié.

Ils croyaient qu’en m’enfermant, ils allaient anéantir ma personnalité. Mais, au contraire, ils l’ont réveillée. Ils m’ont donné la force en m’offrant le désespoir comme seule perspective. Et maintenant, ils ont peur de moi. Ils me craignent comme on craint la foudre qui va s’abattre. Ils repensent à leurs fautes et ils se repentent. Trop tard.

Vous seule n’avez pas à me craindre. Vous seule, je veux protéger.

Je vous aime plus que tout, plus que moi, plus que ma vie.

Je sais qu’il vous faudra du temps pour l’accepter. Du temps pour m’aimer. Mais je garde espoir.

Elicius. »

Les calanques de pierre blanche brûlées de soleil… Les pins aux arômes puissants. Leurs larmes de résine odorante qui coulent doucement le long des écorces brutes… La mer, caressée de lumière, qui vient se reposer dans l’intimité des petites criques… Et, brusquement, le train qui plonge dans un tunnel. Une fraîcheur bienfaisante, apaisante…

Jeanne rangea la lettre au fond de son sac. Elicius sortait donc de prison. Il n’en était pas à son coup d’essai. Vous, vous échapperez au jugement dernier. Parce que vous êtes l’innocence… L’innocence. Il ne lui ferait aucun mal. Elle n’avait rien à craindre du petit garçon tendre et rêveur.

Comme moi, vous avez souffert. Comme moi, vous savez ce que le mot douleur veut dire… C’est vrai que j’ai souffert. Personne n’imagine à quel point. Même pas moi. Je ne sais même plus ce que j’ai enduré. Je ne m’en souviens plus. La mer est belle, ce soir. Je ne veux pas m’en souvenir.

Comme moi, vous méritez une vengeance. Je vous l’offre, Jeanne. Je l’accomplis pour vous. Pour vos yeux tristes, pour votre vie gâchée… C’est vrai que ma vie est foutue.

Mais la vengeance ne me rendra pas ce que j’ai perdu. Désolée, Elicius, je ne peux vous protéger plus longtemps. Demain, j’irai parler à Esposito. Ma vie a été gâchée mais on peut peut-être recoller les morceaux… La mer est vraiment belle ce soir. Parée de millions de diamants ambrés, cadeau de rupture du soleil.

Il m’a parlé, il m’a offert un café. Il a fait attention à moi.

J’existe.