Chapitre onze

Quinze minutes que le train faisait du surplace entre l’Estaque et Saint-Charles. Jeanne surveillait les aiguilles de sa montre comme si elle voulait ralentir leur course effrénée. Je vais rater le 8h05 et je vais arriver à la bourre ! Elles vont me regarder de travers, elles vont me poser des questions ! Des tas de questions…

La rame s’était arrêtée d’un seul coup et chacun attendait plus ou moins sagement qu’elle veuille bien repartir. Mais les gens se mirent progressivement à échanger leurs points de vue : on est en panne, il y a un arbre en travers des rails. C’est encore une grève ! Des manifestants au beau milieu des voies…

Et ces aiguilles qui ne cessent d’avancer ! Monique va être furieuse !

—  Ils pourraient nous donner des explications, au moins !

Jeanne lorgna vers son voisin qui, commençant à perdre patience, avait décidé de passer ses nerfs en crachant son venin contre la SNCF.

—  C’est toujours pareil ! Tout le temps du retard et jamais un mot d’excuse ! Quelle bande de cons !

Il regarda Jeanne comme s’il voulait la prendre à témoin. Mais elle tourna la tête et se concentra sur les abords du ballast. Pas grand-chose à voir, mais c’était toujours mieux que ce sale type qui suait la bêtise par chaque pore de la peau. Déjà qu’elle supportait son encombrant after-shave depuis Istres…

—  Dès qu’on arrive, j’irai me faire rembourser mon trajet ! Pas vous ?

Elle ne répondit pas et ce silence lui coupa la parole. Mais d’autres mécontents prirent le relais.

—  Ils exagèrent, quand même ! Au prix où on paye !

—  Ouais ! C’est pas eux qui vont se faire engueuler parce qu’ils arrivent en retard !

Jeanne cessa de regarder sa montre ; elle pensa à Elicius. Quel jour on est, déjà ? Jeudi. Le 4 juin. La veille, elle était passée chez l’opticien pour commander ses verres de contact. Est-ce qu’Elicius va me préférer sans mes lunettes ? En tout cas, depuis lundi soir, aucune nouvelle de lui. Il ruminait sa colère.

Vous m’aimerez parce que vous n’aurez pas d’autre choix. Une bien étrange déclaration qui ressemblait plus à une menace qu’à un poème… !

Elicius n’aime pas qu’on le contrarie. T’as oublié que c’est un tueur, Jeanne ? Tu crois que c’est un enfant de chœur ? C’est un fou qui assassine pour le plaisir !… Non, pas pour le plaisir ; pour assouvir une vengeance. Ces gens lui ont fait du mal, ils en payent le prix. C’est pas la même chose… C’est ça ! Couvre-le, trouve-lui des excuses ! Tu es pitoyable, ma pauvre Jeanne !

Elle ferma les yeux sur sa honte ; sur sa peur, aussi. Trois nuits qu’elle passait recroquevillée sous les draps, tremblant au moindre bruit venu de la rue. Craignant à chaque instant qu’il n’entre dans la chambre et lui fasse regretter son affront.

Il m’aime, il ne peut me tuer. On ne tue pas ceux qu’on aime. À moins qu’ils refusent l’amour qu’on veut leur donner. Oui, on peut sans doute les tuer pour ça.

Le temps s’écoulait lentement. Jeanne, isolée dans son monde, ne prêtait plus attention à ceux qui l’entouraient.

Mais une rumeur s’empara soudain du wagon. Comme une vague venue de nulle part, qui grossissait seconde après seconde…

Un mort. Un homme sur la voie. Un suicide ? Un accident ? Une chose était sûre, il y avait un cadavre sur les rails. Et le train ne repartait pas pour cette raison. Certains se levèrent, essayant d’entrevoir par les fenêtres. Curiosité morbide et contagieuse.

Des gens marchaient sur les voies. On avait ouvert les portes, il fallait évacuer le train.

Jeanne prit son sac et suivit le troupeau. A l’air libre, elle vit des dizaines de policiers en tenue qui tentaient d’encadrer la transhumance. Une belle pagaille sans chef d’orchestre !

Les passagers se retrouvèrent sur une route, puis regroupés au beau milieu d’un parking.

—  Des bus vont venir vous chercher et vous emmèneront à la gare Saint-Charles !

Les protestations fusaient, les gens criaient ; ils avaient déjà oublié qu’il y avait un corps en travers de la voie.

On va tout de même pas rouler sur quelqu’un, songea Jeanne. C’est normal qu’on s’arrête. Si c’était moi qui étais morte, j’aimerais pas que le train me roule dessus. Mais peut-être qu’on était déjà passé dessus ?

Elle frissonna et s’appuya contre un poteau en béton, un peu à l’écart du groupe.

Ça doit être horrible de mourir comme ça. Elle ferma les yeux. Il y a tant de façons de mourir, tant de façons d’en finir. Alors pourquoi choisir celle qui fait le plus mal ? Pour souffrir jusqu’au bout, peut-être. Pour vérifier que la vie est décidément trop douloureuse.

Michel.

***

Esposito monta dans sa voiture. Thierry le rejoignit aussitôt. Le capitaine actionna la sirène et démarra brutalement, faisant crisser les pneus. Puis il alluma une cigarette et descendit la vitre. Il roulait vite. Sur les nerfs. Pire : au bord de l’implosion. La cadence s’accélérait. Deux morts à quatre jours d’intervalle. À ce rythme, le tueur allait décimer tous les anciens de l’ESCOM en quelques mois ! Il n’y aurait plus grand monde aux réunions d’anciens étudiants…

Et, maintenant, il donnait dans le spectaculaire, il plaçait ses victimes en plein milieu d’une voie ferrée !

Mais le plus dur, sans doute, c’était ce petit mot, retrouvé accroché au cou du cadavre : À la prochaine, capitaine Esposito.

—  Et si ce n’était pas lui ? suggéra prudemment Lepage.

—  Tu te fous de moi ou quoi ? rétorqua le capitaine.

—  Le message est peut-être là pour brouiller les pistes. Et puis, d’habitude, il les bute à la maison !

—  Ben, il a changé ses habitudes ! C’est bien connu, la routine, c’est chiant ! Et il ne l’a certainement pas tué ici… Il a dû le transporter après l’avoir refroidi…

—  Il doit être sacrément costaud, dans ce cas ! Parce que le type devait bien peser dans les quatre-vingts kilos…

—  Il est surtout sacrément barge !

—  Ouais, ça, c’est sûr… N’empêche qu’il doit être sacrément fort… Le Pacha va encore nous tomber sur le poil !

—  Qu’il aille se faire foutre ! Ça fait des semaines qu’on bosse comme des dingues ! Alors qu’il vienne pas m’emmerder ! Sinon, il cherchera ce malade sans moi !

—  Tu sais bien qu’il va nous engueuler… C’est son boulot, il est payé pour ça…

Marseille, asphyxiée par les embouteillages. Même avec la sirène, le gyro et les phares, les deux policiers se retrouvèrent bloqués.

Le capitaine donna un coup de volant à droite et leur véhicule emprunta le trottoir, sous les yeux ébahis des piétons.

—  On n’est pas pressés ! souligna Thierry.

Esposito lui envoya un regard acerbe.

—  OK. Je la ferme… Tâche d’écraser personne, quand même…

—  Lâche-moi, tu veux !

Lepage se résigna au tout-terrain en pleine ville, s’accrochant à la poignée. Les passants leur balançaient des reproches ; ils étaient habitués aux chauffards, mais là, ça dépassait les bornes !

Esposito ne les entendait pas ; se contentant de les éviter. Six victimes et une seule piste… Non, un embryon de piste, un début de chemin qu’il va falloir attaquer à la serpe pour se frayer un passage jusqu’au tueur. Et encore, sans doute cherchaient-ils l’explication de l’inexplicable. Ce fou avait peut-être une dent contre les chefs d’entreprise ou les gens friqués. Pas plus…

La voiture descendit enfin du trottoir et grilla aussitôt un feu rouge.

—  Tiens ! C’est pas la petite du secrétariat ? fit brusquement le lieutenant.

Esposito regarda sur sa droite, Jeanne attendait le bus.

—  On pourrait peut-être la prendre en stop, continua Thierry.

Fabrice freina violemment et son adjoint baissa la vitre.

—  Venez, montez ! On rentre au commissariat…

Jeanne grimpa à l’arrière et le capitaine repartit aussi sec. Lepage tourna la tête et adressa un sourire courtois à leur invitée.

—  Vous êtes à la bourre, on dirait !

—  C’est le TER… Il a été stoppé après l’Estaque, c’est un bus qui est venu nous chercher… Il devait nous déposer à la gare, mais…

—  Vous étiez dans le train ? coupa Esposito.

—  Oui… Paraît qu’un type s’est jeté sur la voie…

—  Pas vraiment, révéla Lepage. Il a pas choisi de finir à cet endroit-là…

—  C’est un meurtre ? s’enquit Jeanne avec effroi.

—  Ça m’en a tout l’air…

Le capitaine conduisait toujours aussi nerveusement et Jeanne sentit son cœur monter et descendre dans sa poitrine. Ce n’était plus une voiture, c’était une barque dans le port, par un jour de mistral.

—  Vous avez vu quelque chose ? demanda soudain Esposito.

—  Moi ? Non. J’ai rien vu du tout… Rien du tout. Le train s’est arrêté et on a attendu un moment… Et puis la police nous a fait évacuer… Pourquoi ?

—  C’est le tueur, laissa échapper Lepage.

Esposito le foudroya du regard, mais il haussa les épaules. De toute façon, tout le monde serait au courant en moins de deux. Alors, quelle importance ?

—  Le tueur ? répéta Jeanne. Celui qui a tué les femmes et le type de La Ciotat ?

—  Lui-même… En fait, on n’est pas encore sûr… Mais le mode opératoire semble être le même… Sauf que cette fois, il a transporté sa victime sur ces rails… Je ne vois vraiment pas pourquoi !

Jeanne se laissa aller en arrière, ferma les yeux. Elicius avait donc décidé de lui montrer qu’il n’avait pas l’intention de s’arrêter.

Par la manière forte. En plaçant un cadavre en travers de son chemin.

—  Ce type est un échappé de l’asile ! ajouta Lepage.

—  Pas forcément, murmura Jeanne.

—  Qu’est-ce que vous dites ?

—  Rien…

—  En tout cas, pour le moment, j’aimerais que vous gardiez ces informations pour vous, précisa Esposito d’un ton sec. Nous n’avons pas de certitude. Alors, inutile de faire courir une rumeur…

Jeanne vit son regard dans le rétroviseur central. Un regard qui la blessa.

—  Pas la peine de me le préciser, répondit-elle. Qu’est-ce que vous croyez ? Que je suis concierge au commissariat ?

Là, elle lui avait cloué le bec. Incroyable ! D’habitude ; elle manquait de repartie. Mais, ces derniers temps, elle prenait de l’assurance.

***

« Jeudi, le 4 juin.

Jeanne,

Pardonnez mon long silence. J’étais en colère contre vous. Mais l’amour est plus fort que la colère.

Celui que j’ai déposé à vos pieds ce matin vous avait fait du mal, Jeanne. Comme tous les autres. Et il a payé pour ça. Comme tous les autres.

Elicius »

Dehors, les grandes cheminées crachaient leur fumée âcre tout autour du golf de Fos, formant un nuage nauséabond au-dessus de la mer, indifférente.

Celui que j’ai déposé à vos pieds ce matin vous avait fait du mal, Jeanne. Comme tous les autres. Et il a payé pour ça. Comme tous les autres… Elle ne comprenait plus rien. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Je ne connaissais pas ces gens. Je ne les avais jamais vus. Pourquoi m’auraient-ils fait du mal ? Vous perdez la raison, Elicius. Vous mélangez ma vie à la vôtre, vous devez confondre nos histoires… Je ne veux pas de la mort en offrande, Elicius. Je ne veux pas qu’ils meurent pour moi. Ils ne m’ont rien fait. Je vous en prie, arrêtez-vous.

***

—  Comment s’appelle la dernière victime ? Celle du train…

—  Marc de Merangis, répondit Esposito. Trente-quatre ans, responsable de la filiale française d’une entreprise américaine d’agro-alimentaire.

Le directeur masquait mal sa colère. Le Pacha, comme tout le monde l’appelait ici, était un homme d’environ cinquante-cinq ans, grand et affreusement maigre. D’ailleurs, ses ennemis le surnommaient le « stoquefich ». Éloquent ! « Il a dû sécher au cagnard ! » Esposito essaya de ne pas penser à ce détail qui aurait pu le faire sourire alors que ce n’était vraiment pas le moment. Habituellement, ses rapports avec le Pacha étaient bons. Mais, ce soir, il savait qu’il avait été convoqué pour subir un passage à tabac. Verbal, certes. Mais un passage à tabac tout de même. Le Patron affûtait sa lame qui pouvait se révéler particulièrement tranchante.

—  Combien de morts va-t-il falloir pour que vous mettiez la main sur ce fou ?

Le ton était calme, maîtrisé. Le regard dur et mordant.

—  Je ne sais pas, monsieur le directeur. Mes gars et moi, on bosse jour et nuit, mais ce salopard ne laisse aucun indice derrière lui… Et puis, on n’arrive pas à le cerner… Au début, il ne s’attaquait qu’aux femmes et on a cru qu’il s’agissait d’un malade sexuel… Mais, maintenant, il descend des types et…

—  Je sais tout ça, Esposito. Dites-moi plutôt ce que je ne sais pas.

—  Nous avons découvert le lien qui pourrait unir toutes ces victimes : la première et les deux dernières sont passées à l’ESCOM entre 88 et 91… Et la mère de la deuxième y travaillait entre 85 et 92…

Le Pacha fit une grimace significative : le prestigieux établissement marseillais mêlé à cette sordide histoire ? Manquait plus que ça !

—  À l’ESCOM ? Vraiment ?

—  Oui. C’est le seul point commun que nous avons trouvé mais à mon avis, c’est une piste essentielle.

—  Peut-être… Ensuite ?

—  Eh bien, nous avons demandé à l’école de nous communiquer la liste des étudiants inscrits ces trois années-là ; nous l’avons eue ce matin. Mais je ne vous dis pas le nombre de personnes que ça représente ! En tout cas, je suis sûr que le nom du tueur est sur cette liste…

—  Je crois en votre instinct, Esposito. Mais allez-y doucement avec l’ESCOM… Et maintenant, que comptez-vous faire ?

— -Nous allons interroger les personnes qui ont eu un contact avec les victimes et opérer des recoupements avec les fichiers de délinquants…

Le Patron se leva et marcha jusqu’ à la fenêtre.

—  Ça va vous prendre pas mal de temps… De plus, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de délinquants sortis de l’ESCOM…

—  Je sais, monsieur le directeur.

—  Nous avons six victimes sur les bras, capitaine. Et moi, j’ai le ministre, le préfet et le maire sur le dos. Si ça continue, je vais me faire limoger. C’est ce que vous voulez ?

—  Bien sûr que non, monsieur le directeur. Et justement…

—  Oui ?

—  Justement, je suis venu vous proposer ma démission.

Le Pacha pivota sur lui-même et toisa son subordonné avec étonnement.

—  Votre démission ? Vous vous croyez où, Esposito ? Dans une série télé ? Je n’accepte pas votre démission ! Vous allez me trouver ce malade mental et me le coller derrière les barreaux ! Vous n’échapperez pas aussi facilement à vos responsabilités. C’est clair, capitaine ?

—  Très clair, monsieur le directeur.

—  Et vous devriez dormir un peu. Ça vous ferait du bien, je crois…

—  Je n’ai ni le temps ni l’envie de dormir…

—  Oui, mais vous en avez besoin. Dès demain, je vous donne du renfort. Vous aurez deux personnes de plus dans votre équipe. Je ne sais pas trop où je vais les prendre, mais vous les aurez.

—  Merci, monsieur le directeur.

—  Ne me remerciez pas, Esposito. En refusant votre démission, je vous mets dans la merde. Mais il n’y a pas de raison que je sois le seul à y être. Et que les choses soient, encore une fois, bien claires : si vous échouez, vous vous retrouverez dans un commissariat pourri à dresser des procès-verbaux ! Je sais que vous êtes un bon flic, mais je ne pourrai rien faire pour sauver votre peau.

—  Je sais, monsieur.

—  Bonne nuit, Esposito.