Chapitre dix

Jeanne émergea du monde souterrain pour se retrouver sur le trottoir, au milieu de la foule de ce lundi matin. Le premier jour de juin marquait le retour triomphal du soleil et de la chaleur estivale.

En levant la tête, elle tomba sous le charme d’un ciel bleu tendre. Une de ces couleurs qu’on ne voit nulle part ailleurs. Comme si l’écume blanche de la mer venait s’y mêler pour l’adoucir. Une de ces couleurs qui allègent le cœur, donnent envie de faire l’école buissonnière…

Jeanne avait ralenti. Et si je n’allais pas bosser, ce matin ? Si je partais vers le Vieux-Port ? Regarder la mer chahuter doucement les petites barques de pêcheurs, marcher sur les quais débordants de vie. La Joliette, Le Panier, l’Archipel du Frioul… Des noms pittoresques, à eux seuls promesses de flânerie. Une cité tout entière tournée vers le large. Une ville d’iode et de lumière, de sel et de soleil. Et si je n’allais pas au bureau ce matin ?

Mais non, Jeanne était bien trop sage pour changer sa route. Pour suivre ses envies. Alors, elle profita des derniers instants de liberté, respirant à pleins poumons le soupçon d’embruns et d’algues marines qui montait jusqu’ici, jusqu’au cœur de la ville. Presque de quoi oublier l’ozone et le dioxyde de carbone. Presque…

Un vent léger faisait ondoyer ses cheveux, détachés. Elle n’en revenait pas d’avoir osé. Mais, soudain, tandis qu’elle approchait du commissariat, elle s’arrêta : ils allaient la dévisager, sourire dans son dos. Qu’est-ce qu’il lui arrive à celle-là ? Elle hésita quelques secondes, luttant contre elle-même, puis elle attrapa une barrette dans son sac à main. Elle n’y arriverait pas aujourd’hui ; pas grave.

Demain, peut-être…

***

Le capitaine n’était rentré chez lui que quelques heures. Histoire de dormir un peu, de prendre une douche, de se raser. Il était déjà sur le pied de guerre.

Une guerre, voilà le mot. Ce cinquième meurtre, c’était une déclaration de guerre. Sauf qu’il fallait tout recommencer à zéro. En tuant un homme, il avait changé la donne.

Le « profiler » s’était sans doute planté ; encore un charlatan grassement payé ! L’équipe avait ressorti les cinq dossiers, chacun essayant de trouver ce qui pouvait unir ces différentes victimes. Comprendre le tueur, cerner sa personnalité, pénétrer les méandres de ce cerveau malade, telle était leur mission. Le comprendre pour le débusquer avant qu’il ne sorte une fois de plus de sa tanière.

Esposito quitta son bureau et traversa la grande pièce où ses lieutenants, trois hommes et une femme, travaillaient dans un silence religieux. Se dirigeant vers la machine à café, il croisa Jeanne et lui adressa un petit sourire.

Mais elle ne s’arrêta pas, continuant sa route, la tête haute.

—  Bonjour, fit-elle d’un ton sec.

—  Salut…

Elle poussa la porte du secrétariat, le cœur en friche, laissant derrière elle une déception qu’elle n’aurait pas pensée si cruelle. Une nouvelle journée commençait, identique à tant d’autres. Sauf que, ce matin, elle avait déposé une lettre au plus recherché des tueurs. Et, ce soir, elle trouverait une lettre de ce même assassin. Cet homme sans visage qui était un voyage à lui seul.

Pas seulement un assassin, songea-t-elle en allumant son ordinateur. Mais un homme blessé, fragile et en souffrance. Il a besoin d’aide. De mon aide.

Il m’a choisie, moi et nulle autre. Parce qu’il me connaît, mieux que personne.

—  T’es au courant, Jeanne ? demanda Monique.

Elle leva la tête.

—  Au courant ? De quoi ?

—  Le tueur… Il a remis ça !

Oh Seigneur ! J’aurais dû lui écrire plus tôt ! Mon Dieu, j’aurais dû avertir Esposito !

—  Ah… Ah bon ? bégaya-t-elle.

—  Oui, il a buté un mec dans la nuit de samedi à dimanche…

—  Un mec ? Mais…

—  Eh ouais, un mec ! renchérit Clotilde. C’est vraiment un jobastre, ce type !

—  Certainement, murmura Jeanne en fixant son écran.

Ça doit se voir que je sais des choses. Ça doit se voir !

Elles vont s’en apercevoir, elles vont me balancer…

Mais elles ne voyaient rien d’autre que le bout de leur nez et se remirent au travail. Faire le point des congés. Mais les chiffres se mélangent, valse étrange de numéros ; comme un bug dans l’ordinateur.

Non, c’est moi qui ne vois plus rien. C’est moi qui déraille.

***

En revenant dans le bureau, Esposito trouva ses lieutenants en train de discuter. De plaisanter et de rire.

—  C’est tout ce que vous avez à foutre ? lança-t-il.

Ils tournèrent tous la tête vers lui, étonnés. Ils ne l’avaient encore jamais vu aussi perturbé. Aussi agressif.

—  Remettez-vous au boulot ou changez de brigade !

—  OK, t’énerve pas, conseilla Thierry. On discutait juste cinq minutes…

Esposito s’approcha, le dévisageant avec rage.

—  On n’a pas le temps de discuter ! On a un cinglé qui se balade dans cette putain de ville et on n’a pas le temps de discuter ! C’est clair ?

—  Oui, très clair, capitaine, répondit Solenn.

Solenn, la dernière recrue de la brigade. Une jeune femme intelligente, drôle et très perspicace. Mais elle avait un défaut majeur aux yeux de Fabrice : elle était jolie et cela avait tendance à déconcentrer ses hommes. Lui aussi, parfois. Mais pas ce matin.

—  Tant que ce taré sera en liberté, j’exige de vous que vous soyez sur le pont seize heures par jour ! Et si ça ne vous convient pas, la porte est ouverte…

Il passa dans son bureau et les policiers échangèrent un regard inquiet. Ils n’avaient pas fini d’en prendre pour leur grade.

17h36, l’heure des retrouvailles. Mais Jeanne ne pouvait s’abandonner à la joie de cette rencontre. Tiraillée entre le désir intense de lire ce qu’il avait écrit pour elle et la culpabilité qu’engendrait ce même désir. Pourtant, elle n’était pas responsable de ces meurtres. J’ai tué personne, moi ! J’ai tué personne… Mais tu fermes les yeux sur ces actes odieux ! Tu te refuses à livrer Elicius à la police ! Si les flics savaient qu’il prend cette ligne chaque jour, ils l’auraient coincé depuis longtemps… ! Ah oui ? II m’aurait tuée depuis longtemps, tu veux dire !

Le TER était là, Jeanne monta à bord. Trop tard, quelqu’un venait de lui piquer sa place. Une colère soudaine l’envahit ; elle resta plantée face à l’intrus, un homme d’une cinquantaine d’années en chemisette et cravate, très occupé à lire la presse. Elle s’assit non loin, à côté d’une inconnue, posa son sac sur ses genoux, prête à bondir aussitôt qu’il descendrait. Et s’il va jusqu’à Miramas ? J’irai aussi. J’attendrai qu’il soit parti pour prendre la lettre. Le tout est qu’il ne la trouve pas avant moi.

Le train commença à glisser doucement sur le métal brûlant tandis que Jeanne observait du coin de l’œil l’individu qui avait osé profaner son territoire. Elle se rongeait frénétiquement les ongles et sa jambe droite s’agitait d’un mouvement rapide et régulier. Pourvu qu’il descende à l’Estaque ! Pourvu qu’il ne regarde pas sur le côté ! Ses deux jambes s’agitaient, maintenant. De plus en plus vite. L’angoisse crispait ses mains, tordait son visage.

Sa voisine lui jeta un regard indiscret. Alors, elle prit son roman dans son sac, histoire de camoufler son désarroi, de se donner une contenance. Mais les mots n’avaient pas de sens.

Gare de l’Estaque. Elle tourna la tête vers l’ennemi. Il ne bougeait pas, les yeux rivés sur son canard. Mais pourquoi il descend pas ? Il feuilletait son quotidien, elle feuilletait son roman. Elle n’avait plus d’ongles à ronger, elle était arrivée à la chair. Michel détestait que je me bouffe les ongles. Michel. C’est pas le moment de penser à lui. Il est nul, ce bouquin ! Esposito m’a trahie. Curieux mélange dans ce cerveau chauffé à blanc.

Des minutes aussi longues que les voies… Soubresauts réguliers du convoi sur les jointures des rails, rengaine assassine…

La gare de La Redonne-Ensuès approcha, l’homme plia son journal. Ça y est, il va descendre ! Il faut qu’il descende !

—  Casse-toi, merde !

Sa voisine la considéra, la mine étonnée. Jeanne se mordit les lèvres.

Le train ralentit. La Redonne était bien la destination de l’importun qui attrapa son attaché-case et se leva.

Jeanne, dans les starting-blocks, les mains serrées sur les anses de son sac… Dès que le train s’arrêta, elle se leva à son tour et se précipita à sa place. La femme la regardait encore, de plus en plus déconcertée.

Le Marseille-Miramas se remit en route. Jeanne glissa la main sur le côté du siège et le contact du papier entre ses doigts la rassura. Il était là, près d’elle. Une seule feuille, ce soir. Et seulement quelques mots.

« Lundi, le 1er juin,

Jeanne,

J’étais si heureux en trouvant votre lettre, ce matin… Mais vos paroles m’ont blessé… Elles montrent que vous ne m’avez pas compris, que vous ne m’acceptez pas tel que je suis.

Non, ma vengeance ne s’arrêtera pas en chemin.

Non, je ne tue pas d’innocentes victimes.

Et, non, je ne renoncerai pas par amour pour vous.

Votre lettre me prouve que vous ne m’aimez pas, que vous ne me comprenez pas.

Pourtant, j’en suis certain, un jour, vous comprendrez. Un jour, vous m’aimerez.

Parce que vous n’aurez pas d’autre choix. Parce que c’est une évidence : nous sommes faits l’un pour l’autre.

En attendant, ne m’écrivez plus.

Elicius. »

Gare de Sausset-Les-Pins. Jeanne serra ses doigts sur le papier. Dans sa main qui tremblait.

Pourquoi tu trembles, Jeanne ?

Parce que j’ai peur.

***

—  Je crois que j’ai quelque chose…

Lepage dévisagea son chef avec un air empreint de lassitude. Esposito se tenait debout près de la porte de son bureau, un dossier à la main. On aurait dit un élève qui vient remettre sa copie au prof.

—  Quoi ?

—  Je crois que j’ai trouvé ce qui unit nos victimes…

Le visage de Thierry se modifia. Comme si la fatigue s’en était envolée d’un seul coup.

—  Deux des cinq victimes ont fait leurs études à l’Ecole Supérieure de Commerce et de Management de Marseille…

—  À l’ESCOM ?

—  Oui, la première, Sabine Vernont et le dernier, Bertrand Pariglia…

Le capitaine s’approcha et déposa ses notes sur le bureau de son adjoint.

—  J’ai tout écrit, là… C’est le seul point commun que j’ai pu trouver…

—  Deux sur cinq, c’est pas très probant, souligna prudemment Thierry.

—  Oui, mais ce n’est pas tout ; la deuxième victime, Charlotte Ivaldi, est la fille d’une ancienne employée de l’ESCOM… Josiane Ivaldi, secrétaire de 1985 à 1992. Elle et sa fille logeaient dans l’établissement… Dans un appart’ de fonction.

—  C’est vrai que c’est curieux, admit le lieutenant. Et les deux autres filles ?

—  Pour le moment, j’ai pas pu trouver de lien entre elles et cette école. Mais on va chercher… Et on va trouver !

Lepage regarda la feuille où s’alignaient les noms des victimes avec, en face, les datés auxquelles elles avaient fréquenté le prestigieux établissement. Puis il releva la tête et tomba sur le sourire d’Esposito ; le premier depuis longtemps.

—  Bon boulot, chef ! Mais… tu crois vraiment que c’est une bonne piste ?

—  Je suis même certain que c’est la clef…

Il évita de voir le doute dans les yeux de son adjoint et alluma une cigarette avant d’aller se planter devant la fenêtre.

La ville s’éveillait à peine, il devait être 6 heures du matin, pas plus. Une douce lumière et peu de bruit encore. Le calme avant l’explosion de vie. Esposito laissait son esprit voler au-dessus des toits. Les pêcheurs avaient déjà pris la mer depuis longtemps pour rapporter leur butin à l’heure dite. Les hommes du Port Autonome s’activaient sur les docks aidés de grues titanesques… Tout ça, sous le regard bienveillant de la Bonne-Mère, juchée en haut de son piédestal. Marseille, immense, chamarrée, cosmopolite. Généreuse. Exubérante et indisciplinée. Un caractère bien trempé, des saveurs particulières entre mer et collines provençales. Selon son humeur, on pouvait s’y perdre ou s’y retrouver. Mais toujours s’y attacher.

—  Le tueur ne prend pas ses victimes au hasard, reprit le capitaine. Ce n’est pas un fou… Ce type se venge.

—  Une vengeance ?

—  Ouais, une vengeance… Sinon, il n’aurait pas buté ce mec, Pariglia… Un tueur en série s’attaque toujours au même type de victimes…

—  Tu crois qu’il était à l’ESCOM, lui aussi ?

—  Peut-être…

—  À quelle période les victimes ont-elles fréquenté l’école ?

—  De 1988 à 1991.

—  1988 ? Ça fait quinze ans !

—  Ouais, quinze ans… Bon, faut récupérer la liste des étudiants de l’ESCOM entre 88 et 91…

—  Ça va faire pas mal de monde…

—  Et alors ? Tu vois une autre solution ? De toute façon, on va d’abord s’intéresser aux étudiants des mêmes sections que les victimes… Ceux entrés en 88. Ça en fera beaucoup moins… Il faut aussi vérifier si les deux victimes restantes ont un rapport de près ou de loin avec cette école.

Lepage soupira. De nouveau rattrapé par la fatigue.

—  Solenn arrive à 8 heures, ajouta Esposito. Je la chargerai de ce boulot… Toi, t’as qu’à rentrer chez toi et te reposer…

—  Et toi ?

—  Quoi, moi ?

—  Tu ne vas pas dormir un peu ?

—  Non, j’ai pas sommeil… Je dormirai plus tard…

—  Je reviens cet après-midi… Tu devrais en faire autant…

—  J’ai pas sommeil, j’te dis. T’en fais pas pour moi.

Lepage esquissa un sourire triste, salua son chef d’un signe de la main et attrapa son blouson. Il disparut dans les couloirs déserts du commissariat, titubant de sommeil, pressé de retrouver son appartement et son lit. Quant à son épouse, il la croiserait à peine. Elle se lèverait quand il se coucherait. Et quand il se réveillerait, elle serait au boulot. J’aurais dû bosser aux impôts ou dans un truc comme ça. Un truc où il y a des horaires fixes, des dimanches et des jours fériés. Où c’est mieux payé, en plus.

Sauf qu’aux impôts, je me serais fait chier à longueur de journée.