Chapitre cinq

Lundi 19 mai.

Esposito avait sa tête des mauvais jours. Jeanne dut affronter la rugosité de sa barbe naissante contre la peau délicate de ses joues.

N’était-il pas rentré chez lui, cette nuit ? S’était-il levé en retard ? Était-ce Elicius qui le mettait dans cet état ?

Il repartit rapidement vers la sortie et Jeanne resta seule face à ses questions, essayant tout de même de se remettre au travail. Après le passage éclair du capitaine, il y avait toujours quelques minutes de flou. Le temps nécessaire pour que le cœur se raisonne. Et puis, en ce moment, elle était particulièrement distraite ; fautes de frappe dans les courriers, erreurs de classement dans les dossiers…

Sa chef n’avait pas manqué de le lui faire savoir. Une remarque cinglante, ce matin. Sur le ton de l’ironie, blessante. « Eh bien, ma petite Jeanne ! Vous êtes amoureuse ou quoi ? » Et les deux autres qui éclatent de rire ! De toute façon, elles riaient toujours des blagues de la chef, histoire de se faire bien voir. Jeanne était devenue écarlate, puis livide. Impossible de répondre. Elle ne répondait jamais, de toute manière.

Facile de l’enfoncer, de la mettre mal à l’aise devant tout le monde.

Elle fixait son écran mais ne voyait rien. L’esprit ailleurs.

Elicius.

Vendredi soir, elle avait déposé sa lettre dans le 17h36. Et maintenant, elle attendait. Le week-end avait été long. Terrée chez elle, tournant en rond ; discussions interminables. Elle avait l’impression d’être tombée dans un piège, d’avoir mis le doigt dans un engrenage infernal. Chaque jour, la peur.

Elicius était furieux et c’était un tueur.

C’était peut-être à cause d’elle qu’il avait récidivé. Qu’il avait tué cette Bénédicte quelque chose. Non, il tuait déjà avant, elle n’y était pour rien. La lettre allait-elle le calmer ? Mais dans ce cas, il recommencerait à lui écrire. Et elle se rendrait coupable de ne pas en parler au capitaine. Affreux dilemme…

Elle aurait aimé avoir une amie à qui se confier. Se confesser, presque. Trouver un réconfort comme on aime le faire en cas de coup dur. Mais elle n’avait personne. Sa mère ? Inimaginable ! Si elle lui parlait de cette histoire, c’était la crise d’hystérie assurée. Elle décrocherait le téléphone, appellerait police secours, les pompiers, le SAMU…

Il lui fallait donc affronter seule cette situation difficile. Pourquoi c’est toujours pour moi, ce genre de trucs ? Pourquoi il ne m’arrive que des emmerdes ? C’est vrai, un type tombe amoureux de moi dans un train. Jusque-là, l’histoire peut paraître agréable, romantique et tout. Mais ce type, c’est le pire des assassins.

Alors là, ça devient vachement moins romantique ! Et, bien, sûr, c’est pour moi. Je dois les attirer, c’est pas possible ! Ça doit être génétique. Je suis née comme ça, y’a rien à y faire…

—  Jeanne ?

Elle sursauta, leva la tête. Monique la regardait avec un drôle d’air. Encore une remarque désagréable ?

—  Tu as terminé de taper la note ?

—  La note ?

Quelle note ? Je dois vraiment avoir l’air ensuqué !

—  La note de service sur les congés, précisa Monique avec agacement.

Putain ! La note de service sur les congés ! Complètement oubliée !

—  Je… J’allais le faire !

—  Quoi ? Tu n’as pas encore fini ? Faut qu’on appelle Molinari, ou quoi ?

Ça y est, les autres rigolent. Elle a eu ce qu’elle voulait, elle doit jubiler.

—  Euh…

—  Ça s’arrange pas, ma petite Jeanne !

Et pourquoi elle dit toujours « ma petite Jeanne » ? Je suis plus grande qu’elle, après tout.

—  Je vais le faire tout de suite, ça sera prêt dans dix minutes…

Monique soupira et retourna à sa place. Jeanne avait rougi, une fois encore. Avec l’impression que ses joues avaient enflé.

Elle chercha le texte de la note, enseveli sous une pile de dossiers et se mit immédiatement au travail. « Faut qu’on appelle Molinari… » Jeanne haussa les épaules et reluqua du côté de Monique. Quelle garce ! Balancer ça devant les autres ! Elle fait vraiment tout pour me ridiculiser ! Quelques minutes à pester en silence et, l’instant d’après, les pensées qui prennent un autre chemin…

Elicius. Est-ce qu’il songe à moi, en ce moment ? Est-ce qu’il me voit ? Quelle drôle d’idée ! Il ne peut pas me voir ! Elicius, c’est pas Monique, tout de même ! Non, elle est mariée, elle est pas lesbienne !

N’importe quoi, Jeanne ! Tu nages en plein délire !

***

Le moment était venu. 17h35, le TER venait chercher ses habitués. Jeanne était là, fidèle parmi les fidèles. Elle grimpa à l’intérieur et se rua vers le fond du dernier wagon. Toujours le même temps d’hésitation avant de regarder sur le côté. Avant de se jeter dans la gueule du loup.

D’abord, vérifier que personne ne me surveille. Que personne ne soupçonne l’existence de cette planque. Il y avait beaucoup de passagers, ce soir. Peut-être y avait-il Elicius, parmi eux ? Derrière ses lunettes, Jeanne espionnait. Qui, parmi ces anonymes, avait du sang sur les mains ? Ce type, la quarantaine, châtain, avec une chemise, une veste et une cravate ? Non, trop classique, trop sérieux. Pas assez fou. Celui-là, plus jeune, avec un blouson en cuir ? Il a pas trop chaud avec son blouson en cuir ? Et ces cheveux mi-longs, gras et filasses… Beurk ! Non, Elicius est sans doute net. Bien rasé, bien coiffé.

Le train les secoua légèrement et se mit en branle. Allez, Jeanne ! C’est maintenant qu’il faut regarder.

Elle tourna la tête vers la vitre, glissa sa main sur le côté. L’enveloppe était là, effrayante et rassurante en même temps. Et s’il avait mis du poison dedans ? Non, il ne tue pas de cette manière. Quand il me tuera, je verrai son visage. Pourvu qu’il soit beau. Pourvu qu’il ressemble à Michel… Mais pourquoi je pense à Michel ? L’impression qu’une plaie béante s’était soudain ouverte au milieu de son ventre. Que ses entrailles allaient se déverser sur le siège. Elle ferma les yeux, les mains crispées sur le papier.

Ne pense pas à Michel, Jeanne. Pas ça. Pas maintenant. Elle rouvrit les yeux sur le réel : les murs, les tags et les immeubles derrière. Et, au-delà des façades sales et des rideaux tirés, des gens, sans doute. Essayer d’imaginer leurs visages pour ne pas revoir ce visage, ces yeux, ce sourire. Ces images qui font trop mal. Renvoyer la douleur au fond, la repousser. Finalement, Elicius allait la sauver de cet enfer, ce soir. Elle déchira l’enveloppe et y trouva une feuille noircie. Une seule feuille.

« Lundi, le 19 mai,

Jeanne,

Je ne sais pas trop comment vous dire à quel point je suis désolé. Désolé de m’être emporté de la sorte. J’étais tellement heureux hier en trouvant votre lettre. Tellement ému… Je vous ai jugée trop vite, je ne sais comment m’excuser. J’espère simplement que vous saurez me pardonner.

Si vous saviez comme vous écrire me fait du bien ! Vous êtes la seule personne en qui j’ai confiance. La seule avec qui j’ai envie de partager ce que je suis, ce que je ressens. Vous seule pouvez me comprendre, me faire oublier l’enfer que je côtoie chaque jour. Vous seule avez ce pouvoir.

J’ai encore tué, Jeanne. Encore donné la mort. C’était jeudi dernier. Mais vous êtes sans doute déjà au courant. Vous devez me prendre pour un monstre. Est-ce par peur que vous m’avez écrit ? J’espère que non. Et je ne suis pas un monstre, Jeanne. J’accomplis simplement ma mission sur cette terre.

Que pensez-vous de la cruauté humaine, Jeanne ? Elle ne connaît pas de limite, n’est-ce pas ? Je sais que vous la connaissez. Que, comme moi, vous avez eu à l’affronter.

Comme moi, vous savez les souffrances que peuvent infliger les autres. Ces blessures profondes, celles qui vous mettent à vif, qui vous arrachent le cœur. J’ai mal, Jeanne. Si mal, si souvent. Et, dans ce déluge de souffrance, votre visage est mon seul réconfort. Je ferme les yeux et je pense à vous. A votre silhouette fragile et gracieuse, à votre visage tout en douceur. A vos yeux que personne ne sait voir, à votre voix que personne ne sait entendre.

A votre corps que personne ne sait toucher.

A bientôt, Jeanne.

Elicius. »

Gare de l’Estaque. Trois minutes d’arrêt. Et, pour Jeanne, le temps qui se fige. Des mots qui planent autour d’elle, qui résonnent dans sa tête. Des sensations inconnues. Presque des larmes. Presque. Sauf que ses yeux ne savaient plus, asséchés pas l’horreur depuis longtemps.

Soudain, un petit sourire se dessina sur son visage, l’illuminant d’un seul coup. Un sourire timide, hésitant. Elle n’avait plus l’habitude.

C’est un tueur, Jeanne ! Eh ! Réveille-toi ! Cette voix, elle l’entendait à peine. À vos yeux que personne ne sait voir, à votre voix que personne ne sait entendre. À votre corps que personne ne sait toucher… Ces mots que personne ne savait lui dire.

Le train était déjà reparti, indifférent à l’aventure qui se jouait dans son dernier wagon. D’ailleurs, ce n’était plus un train. Mais une île déserte, une autre planète, un météorite en fusion qui fondait dans l’espace. Et Jeanne, à son bord, ne touchait plus le sol.

C’est un tueur, Jeanne ! Un fou furieux ! La voix hurlait, maintenant. Et le sourire de Jeanne céda lentement. Retour brutal sur la terre ferme. Que pensez-vous de la cruauté humaine, Jeanne ? Elle ne connaît pas de limite, n’est-ce pas ? Non, elle n’en connaît pas ; et, oui, je le sais… Michel.

Le capitaine Esposito avala son gobelet de café. Le quatorzième depuis ce matin. Il faut dire qu’il était tard, déjà. Assis derrière son bureau, le visage défait.

Devant lui, les photos des victimes. Trois femmes assassinées en trois semaines, trois destins identiques. Pourquoi elles ? Qu’avaient-elles de particulier ? L’âge, d’abord. Elles avaient toutes environ trente-cinq ans. Elles étaient toutes plutôt jolies. Avant les photos, du moins. Parce qu’après…

Mais pourquoi chercher un point commun entre ces femmes ? Le « profiler » avait dit qu’un tueur en série choisit toujours le même type de victimes. Donc, ce malade aimait les femmes entre trente et quarante ans. Avec ça, je suis bien avancé ! Je ne peux pas faire surveiller toutes les nanas de Marseille dans cette tranche d’âge ! Et encore, Marseille ET ses environs…

Il broya son verre en plastique, le jeta avec rage dans la corbeille.

La panique commençait à s’emparer de la cité. Ce troisième meurtre avait réveillé une sorte d’hystérie collective. Des femmes appelaient la police, persuadées que leur voisin de palier était l’assassin. Ou bien c’était le boulanger d’en bas. Voire même leur mari. Il y avait des types bizarres partout, des psychopathes plein les rues.

Pourtant, il n’y en avait qu’un. Les crimes étaient signés. Un et un seul. Esposito aurait donné cher pour l’avoir en face de lui. Il ferma les yeux, tenta d’imaginer le jour où il l’arrêterait, l’assoirait sur cette chaise devant son bureau. Le jour où, enfin, il l’aurait à sa merci. Et il aurait donné cher pour que ce soit avant le prochain meurtre…

Il se leva et se rendit à la machine à café. Un quinzième. Rester là à réfléchir. À quoi bon rentrer chez lui ? Son épouse avait renoncé à l’attendre depuis bien longtemps. D’ailleurs, personne ne l’attendait.

Sa femme était devenue son ex ; sa fille, une étrangère qui investissait sa vie un week-end sur deux et pendant les vacances scolaires. Alors, il retourna derrière son bureau…

Le chef avait mis la pression aujourd’hui. « Les journaux mettent en doute nos compétences. Il faut arrêter ce fou avant qu’il ne commette un quatrième assassinat ! »

L’arrêter ? Mais comment ? Avec quoi ? Pas la moindre piste sur laquelle lâcher la meute ! Seulement les photos de visages abîmés. Des femmes torturées, les mains liées derrière le dos et exécutées à genoux, face à un mur. Il ne les violait pas. Le « profiler » avait sans doute vu juste. Il ne pouvait pas, alors il se vengeait.

—  Mais qu’est-ce que tu as dans le crâne, fumier ? Qu’est-ce que tu as dans le crâne ?

La tête lui tournait maintenant. Trop de café ou trop de cigarettes. A moins que ce ne soit trop de sang. Trop, de toute façon. Il ferma le dossier et éteignit sa lampe.

Dans le couloir, il jeta un œil à sa montre : 22h30. Et toujours au point mort.

Fatigue écrasante, sentiment d’impuissance. Il avait besoin de compagnie. Il ne supportait pas l’idée de se retrouver seul dans son minable trois pièces. Il trouverait bien une femme avec qui passer la nuit. Quelqu’un pour combler le vide. Même s’il fallait payer pour. Il n’était plus à ça près. Sortir ces visages de sa tête. Oublier, juste une nuit.

Et demain, recommencer.