Jeudi 15 mai.
Journée difficile. Jeanne regarda sa montre, une fois de plus : 15h50. Pas encore l’heure de quitter le bureau. C’était terriblement long, aujourd’hui. Elle se leva, se rendit dans le couloir. Simplement pour faire quelques pas. Pour chasser un peu de stress et d’ankylose. Sait-il déjà que j’ai refusé de lire sa lettre ? Est-il furieux ? Est-ce qu’il m’attend dans le train ? Ou sur le quai ? Peut-être en bas de chez moi. Pour me tuer.
Elle s’arrêta de marcher ; quelqu’un la dévisageait. Elle n’avait pourtant pas parlé à voix haute. Alors pourquoi ce gars-là reluquait-il ? C’était qui, d’ailleurs ? Un type petit et bedonnant, debout près de la machine à café, et qui la fixait bizarrement. Mais pourquoi il me mate, celui-là ?
Soudain, la peur. Fulgurante. Et si c’était… Elicius ? Non, pas ici, pas déjà ! Calme-toi, Jeanne. Rentre dans le bureau comme si de rien n’était. Le mec souriait, maintenant. Un sourire suspect. Jeanne baissa les yeux et se hâta de rejoindre son poste. Ses collègues l’observaient du coin de l’œil tandis qu’elle reprenait sa place derrière l’écran, faisant semblant de travailler. Parce qu’elle n’avait pas la tête à ça. Les mots se mélangeaient, les chiffres valsaient. Et si je prenais le train suivant ? Oui ça, c’est une bonne idée ! Le train suivant. Comme ça, il ne me trouvera pas… Tu es stupide, ma pauvre Jeanne ! Si tu prends le train suivant, il peut t’attendre. C’est le train d’avant qu’il faut prendre ! Prendre un temps d’avance sur lui, voilà la solution… Merci du conseil ! Elle se mit alors à ranger ses affaires et ses collègues la dévisagèrent encore. Puis elle se leva et enfila son blouson.
— II… Il faut que je m’en aille plus tôt ce soir, dit-elle d’une voix mal assurée. J’ai… Je dois accompagner ma mère chez le médecin et…
— Ça va, t’as pas à te justifier. Tu fais comme tu veux, répondit Monique.
Monique Bellegarde, sa chef de service. Une sorte de vieille peau accro aux UV et fringuée comme une adolescente.
— Je rattraperai mes heures demain…
— Ça va, j’te dis…
Jeanne prit son sac, vérifia que son tiroir était fermé et se précipita dans le couloir. Le mystérieux buveur de café était parti ; fausse alerte.
Tandis qu’elle descendait les étages, Jeanne essayait de se souvenir des horaires du régional Marseille–Miramas. Il y en avait un à 16h23. Elle regarda à nouveau sa montre tandis qu’elle était déjà dans la rue : 16h05. Ça va être dur de le choper !
Elle se mit alors à courir. Elle détestait courir dans la rue ; c’est la meilleure façon de se faire remarquer ! Mais bon, pas le choix… Heureusement que j’ai mis mes vieilles godasses ! Traverser n’importe où, entre les voitures bloquées aux carrefours. Ici, les piétons évitent les passages cloutés et les voitures ignorent les feux rouges. Question de principe. Le tout est d’être au courant, de prendre les mauvaises habitudes… Courir encore, entre les étals des vendeurs de prêt-à-porter qui bouffent les trottoirs…
Accélérer. Le métro, l’escalier, le portique et le quai. Par chance, une rame se présenta immédiatement.
16h12 : challenge difficile. Allez, roule ! Accélère ! C’est une question de vie ou de mort ! Elle tenta de se rassurer : entre le 16h23 et le 17h36, il y avait aussi le 16h55. Sauvée ! Quoi qu’il arrive, elle ne prendrait pas le 17h36, devenu train de la mort, correspondance pour l’enfer. Sauvée, pour le moment. Mais demain ? Et les jours d’après ? Elle ne pourrait partir plus tôt chaque soir ! Merde ! Parce qu’Elicius devait être du genre patient. A guetter ses proies pendant des jours. A attendre son heure, tapi dans un coin sombre. Vous n‘avez rien à craindre de moi, Jeanne… Il le lui avait écrit mais elle n’arrivait pas à le croire.
Les portes s’ouvrirent et elle quitta la voiture, bousculant tout le monde. 16h19. Elle courut encore, remontant vers la gare. Elle traversa la verrière, se précipita vers le quai N. La BB était déjà là, chauffant son moteur. Elle grimpa dans le dernier wagon et constata que sa place était prise. Normal, à cette heure, ce n’était pas « sa » place. Elle s’assit n’importe où et reprit son souffle. Elle avait réussi ! Bravo, Jeanne ! Tu es la meilleure ! Il n’aura pas ta peau ! Il pourra toujours t’attendre !
Port-de-Bouc : trois minutes d’arrêt. Jeanne jeta un œil : pas d’individu suspect en vue, pas de type bizarre au pied de la grande et vieille bâtisse aux volets blancs, écrasée de soleil. Personne sur les bancs à la douce couleur verte, pastel qui rappelait la mer… Et pourquoi ce nom, Port-de-Bouc ? ! Elle ne s’était jamais posé la question mais aujourd’hui, il fallait se changer les idées… Trois minutes après, le train repartait. Direction Fos-Sur-Mer. Fos et ses raffineries géantes, ses cimenteries et ses usines chimiques. Jeanne était obligée de regarder par la fenêtre ; elle n’arrivait pas à lire. Plus loin, le paysage redevint sauvage, épargné de la main de l’homme. L’étang d’Engrenier dont la surface arborait de curieux reflets rosés ; le sel qui jouait avec le soleil…
Un long tunnel, ensuite. Quatre cents mètres de nuit et un nouvel étang, celui de Lavalduc. Le train ne pouvait aller vite sur ce tronçon. Il laissait ainsi à ses passagers le loisir d’admirer ce ballet entre le ciel et l’eau, les danses aériennes des oiseaux, un enchantement qui aidait à oublier la laideur des cheminées immenses à l’haleine toxique… Mais qui ne suffisait pas pour oublier Elicius. Ruminait-il sa colère ? Maudissait-il celle à qui il avait cru pouvoir faire confiance ?
Jeanne ferma les yeux. Et s’il s’en prenait à maman ? Si je la trouvais morte en rentrant ? Elle se remémora soudain la façon dont il tuait ses victimes. À l’arme blanche, toujours. En prenant son temps. Rituel barbare, cruauté inimaginable. Mais de quoi se vengeait-il ? Quel était donc son mystérieux et terrifiant secret ? Oublie-le Jeanne ! Oublie-le…
Istres. Fin du voyage.
Jeanne hésita à descendre. Pourtant, elle n’avait guère le choix. Elle vérifia que son sac était bien fermé et se lança dans l’inconnu. Peut-être dans les griffes du tueur. Tête baissée, elle quitta la gare. Plus que deux cents mètres et elle serait en sécurité. Sa mère allait lui poser des questions. Pourquoi tu rentres plus tôt ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? Tellement de choses, en fait. Depuis si longtemps. Mais c’était peut-être héréditaire.
Elle entendit des pas derrière elle et se retourna : personne… La rue de Verdun, le numéro 36… Le portail, l’allée bétonnée au centre du petit jardin… La clef dans la serrure… Ouf ! J’y suis arrivée.
— Maman ? C’est moi…
Elle était encore devant la télévision. Comme toujours. Hypnotisée par cette avalanche d’images aseptisées.
Jeanne s’approcha du fauteuil et se pencha pour embrasser sa mère.
— Bonsoir, maman…
— Hum… Il est déjà six heures et demie ?
— Non, maman. Il est cinq heures et demie…
Elle regarda enfin sa fille avec des yeux agrandis par l’étonnement.
— Cinq heures et demie ? Mais pourquoi tu rentres de si bonne heure ? Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Déluge de questions, de doutes. Presque de la peur dans ses yeux.
— Rien, maman. J’ai fini plus tôt, c’est tout…
— Mais tu as le droit ? Tu peux finir quand tu veux ? Tu es sûre ?
— J’avais des heures à rattraper. Ne t’en fais pas…
Rassurée, la mère reprit sa contemplation silencieuse.
Jeanne passa dans la cuisine où son courrier l’attendait. Sa mère avait enfin compris qu’elle ne devait pas l’ouvrir. Il avait fallu une dispute mémorable pour y arriver ; des cris, des hurlements. Il avait fallu attendre d’avoir plus de vingt-cinq ans pour y arriver ! Jeanne se servit un grand verre d’eau fraîche et jeta un œil à sa correspondance. Et, soudain, elle mit à tousser violemment.
— Qu’est-ce qu’y a, ma fille ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Rien, maman… J’ai avalé de travers…
Elle s’empara des enveloppes et s’enfuit vers sa chambre. Là, elle ferma la porte et tomba sur son lit.
Elicius. Elle avait reconnu son écriture sur l’une des missives. Pas de timbre ; elle avait été directement déposée dans la boîte aux lettres. Il était venu jusqu’à chez elle ! Il n’avait pas renoncé. Il devait être furieux…
Elle hésita longtemps puis se décida. Malgré une mise en garde en forme d’injonction.
— Jette cette lettre, Jeanne ! Ne la lis pas !
— Vaut mieux que je sache ce qu’il veut !
— Non, ne la lis pas !
— J’ai pas le choix, merde !
Elle refusa d’obéir à son maître et déchira doucement l’enveloppe. Une seule feuille. Toujours la même encre, noire. Une écriture un peu moins douce. Plus nerveuse.
« Jeanne,
Je ne comprends pas. Vous n’avez pas lu ma dernière lettre et je ne comprends pas. Pourtant, vous étiez dans le train, hier soir. Je le sais. Et vous n’avez pas lu ma lettre. Vous me rejetez ? Vous refusez de m’écouter ? Quelle cruelle déception, Jeanne ! Si vous saviez comme j’ai souffert ! Si vous saviez… Vous avez décidé de me faire du mal, de me blesser. Moi qui croyais pouvoir avoir confiance en vous ! Moi qui croyais pouvoir tout vous dire…
Je me suis offert à vous, je ne vous ai rien caché. Et je crois que je me suis trompé sur votre compte, Jeanne.
Quelle horrible journée… Que d’espoirs déçus…
Comment avez-vous pu me faire ça ? Comment avez-vous pu me trahir de la sorte ?
Après la douleur, la colère. Je la sens en moi, je voudrais la contrôler. Mais je n’ai jamais su la contrôler. Je n’ai jamais pardonné la trahison, Jeanne. Jamais.
Elicius. »
Jeanne ne bougeait plus. Déjà condamnée, déjà exécutée.
— Putain ! J’aurais dû lire cette lettre ! Maintenant, il va me buter !
— Calme-toi, Jeanne !
— Non, je ne me calmerai pas ! Il va me tuer, j’te dis !
— Appelle Esposito !
— Esposito ? C’est ça ! Excellente idée ! Ce fou connaît le moindre de mes mouvements ! S’il sait que j’ai appelé les flics, j’ai plus aucune chance de m’en sortir !
— Et comment veux-tu qu’il sache ?
— Mais j’en sais rien, moi ! Il sait tout ce que je fais !
Elle se leva et se mit à tourner en rond.
— Calme-toi, Jeanne !
— Non, je me calmerai pas !
Elle se rassit sur le lit et se mit à faire le pendule. Elle se balançait d’avant en arrière, la bouche entrouverte, les mains jointes sur ses cuisses. Avant, arrière…
Il va me tuer. Cette nuit peut-être. Il rentrera dans ma chambre, il me tranchera la gorge.
Avant, arrière…
Il tuera maman aussi. Avant, arrière… Et, soudain, une lumière.
— Et si je lui écrivais ? murmura-t-elle.
— Hein ? Mais t’es givrée !
— Mais non ! Je pourrais le rassurer ! Lui dire que… Que je n’ai pas pu avoir ma place, que je n’ai pas pu avoir sa lettre ! Il se calmera comme ça !
L’autre restait muet, réfléchissant à cette proposition. C’était bon signe.
— Ouais, peut-être… Ça peut peut-être marcher.
— Je le fais ! s’écria Jeanne en se levant.
Elle prit une feuille blanche et un stylo plume à l’encre bleue dans le tiroir. Le tout était maintenant de trouver les mots.
Qu’est-ce qu’on peut bien écrire à un tueur en série ?
« Elicius,
J’ai trouvé votre message dans ma boîte et je comprends votre colère. Mais elle n’est pas justifiée, je vous l’assure. Hier soir, je n’ai pas pu lire votre lettre. Pour la bonne raison que je n’ai pas pu m’asseoir à ma place habituelle, quelqu’un m’avait devancée. Et à Istres, cette personne n’était toujours pas descendue. J’ai prié pour qu’elle ne trouve pas l’enveloppe, pour qu’elle ne lise pas ce que vous aviez écrit pour moi et pour moi seule. Mais elle ne l’a pas vue. J’espérais la retrouver ce soir, mais j’ai été obligée de partir plus tôt et de prendre un autre train. J’espère que vous comprendrez et que vous reviendrez sur votre jugement. Et j’attends avec impatience votre prochaine lettre.
Jeanne. »
Elle se relut et fut satisfaite. Mais l’autre se remit à protester
— Voilà, comme ça, il va plus te lâcher !
— Tais-toi ! Tais-toi…
Sa mère entra soudain dans la chambre. Sans frapper, comme d’habitude. Comme si elle était chez elle. Comme si Jeanne avait encore cinq ans.
— À qui tu parles ?
— Moi ? A personne…
— Mais je t’ai entendue parler ! Insista Jacqueline.
Jacqueline. Un prénom horrible. Pas pire que Jeanne si on y songe. Comme ça, elles avaient les mêmes initiales.
— T’as rêvé ! lança Jeanne en cachant la feuille dans son tiroir.
— Non, je n’ai pas rêvé.
Mais elle va pas te ficher la paix !
— Je pensais à un truc, c’est tout…
— Et tu penses à voix haute ?
— Oui ! Pourquoi, c’est interdit ?
— Ma pauvre Jeanne ! Soupira Jacqueline. Ma pauvre Jeanne…
Elle fit demi-tour mais ne prit pas la peine de fermer la porte derrière elle.
— Elle écoute aux portes, ma parole ! Quelle saleté !
— Traite pas ma mère !
Le double préféra ne pas insister. Inutile de se battre sur ce terrain : Jeanne avait toujours le dernier mot quand il s’agissait de défendre sa mère.
Le capitaine Esposito ouvrit la fenêtre de l’appartement. Il avait besoin d’air. Derrière lui, les hommes s’activaient. Relever les empreintes, prendre des photos du corps. Il ferma les yeux. Troisième victime.
— Fils de pute ! murmura-t-il. J’aurai ta peau !
Il se retourna et se trouva à nouveau face au cadavre. Une femme de quarante ans à tout casser. Mais dans son état, on arrivait tout juste à deviner son âge. Avec ce qu’il restait de son visage. Et ses yeux ! Ses yeux emplis d’une ultime terreur. Vraiment trop dur, alors il quitta la pièce.
Dans le couloir, il s’appuya contre le mur et serra les mâchoires. Depuis que ce tueur hantait la ville, sa vie était devenue un enfer. Un échec chaque jour répété. Aucun indice, aucune empreinte. Aucun témoin, jamais. Le néant.
La nuit, il avait peur de dormir. Peur de revoir le visage blessé de ces femmes et leurs yeux, toujours ouverts. Il croyait entendre leurs cris, revivait leur martyre. Impuissant… Chaque jour, peur de trouver un nouveau cadavre. Une autre femme assassinée, les mains ligotées dans le dos et découpée en morceaux. A genoux face à un mur. Comment pouvait-on prendre son pied de cette façon ? Le « profiler » venu de Paris avait parlé d’un type impuissant, victime d’une mère castratrice. Et alors ? Y en a plein les rues, des types impuissants ! Heureusement qu’ils ne se défoulent pas tous de cette manière !
Il se décida à revenir sur les lieux du crime.
La malheureuse s’appelait Bénédicte Décugis. Trente-quatre ans, divorcée, un enfant. Négociatrice dans une agence immobilière. Esposito écoutait le résumé de son subordonné sans bouger.
— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-il sèchement.
— Non, rien pour le moment…
Il se mit alors à distribuer les ordres d’un ton autoritaire, façon arme automatique :
— Interrogez les voisins, les proches, les collègues de travail. Je veux un relevé des appels reçus et émis depuis son fixe et son portable. Disséquez le disque dur de son ordinateur, vérifiez si elle a reçu des mails, si elle nouait des contacts sur le net ! Et vous m’épluchez son agenda, aussi ! Qui a trouvé le corps ?
Il n’obtint pas de réponse dans la seconde et donna de la voix.
— Qui a trouvé le corps ?
— La jeune fille au pair qui va chercher son fils à l’école et le ramène ici, expliqua précipitamment Lepage.
— Et elle est où, cette fille ?
— Elle a emmené le petit chez son père…
— Convoquez-la-moi au commissariat ! Je veux la voir dans une heure ! Et je veux voir aussi l’ex-mari… Elle avait un mec en ce moment ?
— On ne sait pas encore…
— Ben, faut savoir ! C’est clair ?
Difficile de faire plus clair. Il soupira et eut la force d’affronter le corps sans vie de Bénédicte avant que les types de l’institut médico-légal ne l’embarquent. Joli, comme prénom, Bénédicte. Elle était certainement jolie, Bénédicte.
Avant de devenir le repas d’un tueur.
Il choisissait toujours les plus jolies, de toute façon. Quel boulot de merde ! Surtout quand on a l’impression de ne servir à rien. Juste bon à ramasser les morceaux et à les mettre dans un sac. Vraiment un sale boulot. Encore une nuit blanche en perspective. Mais pourquoi on m’a refilé cette affaire ? Pourquoi ? Parce que vous êtes le meilleur, capitaine Esposito.