Chapitre douze

« Vendredi, le 5 juin,

Jeanne,

Je fais souvent le même cauchemar. C’est comme une histoire sans début et sans fin. Une sorte de cercle infernal qui transforme mes nuits en un moment douloureux.

Je cours, dans un couloir immense et sombre. Je suis à bout de souffle, épuisé. Je pousse une porte et je descends un escalier. Ensuite, un autre couloir. Juste un étage plus bas. Et je cours encore. Je me retourne, je ne vois rien. Rien, à part l’obscurité inquiétante de ce couloir. Pourtant, je sais que je dois continuer à fuir. Que mes ennemis sont là, derrière moi. Qu’ils me cherchent. Alors je cours, de plus en plus vite. Une autre porte, un autre escalier. Le carrelage est beige, sale. Et de nouveau, un couloir. Il y a des tas de portes sur les côtés. Mais elles sont fermées. Impossible de trouver un refuge, une planque. Derrière les vitres de ces portes, des gens me regardent. Mais personne ne m’ouvre, personne ne me vient en aide. Tout le monde semble indifférent à mon malheur. Alors je cours, encore et encore. J’entends des pas derrière moi, des cris derrière moi. Mais je ne vois pas mes ennemis. Je les sens. Là, juste derrière. Invisibles et menaçants. Bientôt, je n’aurai plus la force de courir. Je tomberai au milieu du couloir. Exténué. Effrayé. Et ils me rattraperont. Mais je me réveillerai. Je me réveille toujours avant d’avoir eu le temps de voir leurs visages.

Toutes ces nuits d’horreur, toutes ces fuites éperdues…

Mais bientôt, j’arrêterai de fuir. Parce que j’aurai éliminé mes ennemis.

Avez-vous un cauchemar, Jeanne ?

Suis-je devenu votre cauchemar ?

J’aimerais tant être votre rêve. Protéger vos nuits comme vos jours.

Elicius. »

Bientôt, le TER entrerait en gare de Carry-Le-Rouet. Et le trajet continuerait, immuable. Mais, depuis la veille, Jeanne avait une nouvelle peur. Voir les rails se transformer en autel du sacrifice. Avez-vous un cauchemar, Jeanne ? Elle rangea la lettre dans son sac, appuya son front contre le plexiglas. Le convoi s’engagea sur le viaduc de la Calanque-des-Eaux-Salées. Jeanne sentit son cœur aspiré par un vide immense.

Avez-vous un cauchemar, Jeanne ? Oui. Michel.

***

Il faisait chaud, ce soir. Le dernier train était parti depuis longtemps, la gare dormait. Pas Jeanne. Accoudée au rebord de sa fenêtre de chambre, elle songeait à Elicius. À ses cauchemars. Aux siens, aussi. Comme lui, elle fuyait depuis longtemps. Depuis que Michel s’était enfui, justement. Parti sans rien dire, sans rien expliquer.

—  Est-ce à ce moment-là que je suis devenue cinglée ? Non, ça doit dater d’avant. Je ne me souviens plus très bien…

Pas un brin d’air, pas un souffle ne venait soulager la petite ville d’Istres. Ni le cerveau de Jeanne. Elicius, peut-être, l’observait dans la pénombre. Cette idée la fit frissonner.

Elle arrangea ses cheveux, détachés, comme il aimait. Lui, au moins, pensait à elle. Au moins quelqu’un qui pense à moi. C’est déjà ça. Bien sûr, elle aurait préféré que son chevalier servant ne soit pas un criminel assoiffé de sang et de vengeance. Mais il n’était pas que ça. Au travers de ses phrases, elle avait perçu une sensibilité exacerbée, un romantisme rare. Une délicatesse, même. Et il devait être terriblement intelligent pour déjouer la police. Le capitaine Esposito n’était pas près de retrouver le sommeil ! Mais mieux valait ne pas évoquer l’image du capitaine.

—  Un salaud, un sale type !

Elle serrait les poings. Mieux valait penser à Elicius. Ça lui faisait moins mal. Oublier les victimes, ce n’était pas si dur, finalement. De simples inconnus. Si elle avait croisé ces hommes et ces femmes, ils ne l’auraient même pas regardée, même pas remarquée. Si elle avait eu besoin d’eux, ils ne l’auraient pas aidée. Ils appartenaient au lot commun. Pire, ils avaient sans doute fait du mal pour attirer la foudre de Jupiter sur leurs têtes. Certes, Elicius ne connaissait pas le pardon. Mais on pardonne souvent trop, par peur, par lâcheté.

Oui, il devait être d’une intelligence exceptionnelle. Un surdoué blessé par la vie. Comme elle. À l’école, elle était la meilleure. Pendant des années, elle avait survolé les programmes, décroché les meilleures notes.

Sans vraiment le vouloir. Parce que cela semblait simple, bien en dessous de ses possibilités. Mais il y avait un prix à payer, une terrible rançon. Une différence qui lui avait coûté cher. Une tête de première de la classe devient vite une tête de Turc. Elle s’était repliée sur elle-même, n’ayant pas su fabriquer son armure.

— J’en ai pris plein la gueule !

Ouais, plein la gueule. Elle crispa à nouveau les poings. Ouais, plein la gueule ! Au point de saboter son travail, de rater ses études. De gâcher ce formidable potentiel. Histoire de rentrer dans la norme. Que pensez-vous de la cruauté humaine, Jeanne ? Elle ne connaît pas de limite, n’est-ce pas ?

—  Non, elle n’en connaît pas. Je suis d’accord avec VOUS, Elicius.

Michel. Le plus cruel de tous. Mais elle ne lui en voulait pas. Elle le regrettait simplement. Il lui manquait chaque jour un peu plus et le vide gagnait du terrain, inexorablement. Il l’avait abandonnée dans un monde sans amour mais elle ne pouvait le condamner.

— Tu aurais pu me dire que tu partais… Je serais partie avec toi, je crois…

—  Arrête de dire des conneries, Jeanne ! Et arrête de penser à ce fou !

—  Il n’est pas fou. Il souffre, comme moi…

—  Et alors ? Toi, tu n’as tué personne ! Si tous ceux qui souffrent devaient assassiner leur prochain, y aurait plus grand monde sur cette planète !

—  De toute façon, toi, tu ne comprendras jamais rien ! Tu es complètement bornée !

—  Ah oui ? Heureusement que je suis là, tu veux dire ! Je me demande bien ce que tu ferais sans moi…

Jeanne tira les volets et les entrebâilla. Puis elle alla enfin s’allonger sur son lit. Les bras en croix, crucifiée sur le matelas.

—  Pourquoi est-ce qu’il me dit dans sa lettre que les victimes m’avaient fait du mal ? Je ne comprends pas…

—  Tu cherches à comprendre le raisonnement d’un fou, Jeanne ?

—  Oui, j’essaie de le comprendre…

—  Eh bien, arrête ! Il est fou, un point c’est tout ! Dénonce-le et après, tu verras, tu seras soulagée…

—  Lâche-moi un peu avec ça, s’il te plaît ! Lâche-moi un peu…

—  Tu veux que je te lâche ? Que je te laisse tomber ? Et qu’est-ce que tu ferais sans moi, hein ?

—  Je partirai avec Elicius. Loin. Très loin…

***

Fabrice Esposito ne dormait pas, lui non plus. Cigarette après cigarette, café après café, il luttait contre la fatigue. Porté par la rage, la haine même. En le provoquant, le tueur avait franchi une nouvelle étape. À la prochaine, capitaine Esposito. Il fallait que la prochaine rencontre soit la dernière. Qu’il se retrouve face à lui, menottes aux poignets. Mais ils n’avançaient guère. Les membres de son équipe donnaient pourtant le meilleur d’eux-mêmes. Ils avaient passé des dizaines de coups de fil pour recueillir des témoignages. Ils avaient trouvé des gens qui connaissaient les victimes, qui les avaient croisées à l’ESCOM. Mais pour le moment, aucun indice susceptible de les conduire au meurtrier. Rien. Le vide, le flou, le néant. Ils avaient l’impression d’être aveugles, sourds et muets.

Le capitaine s’étira avant de rejoindre Lepage, qui mastiquait un jambon-beurre sous cellophane dans la pièce d’à côté. Le seul à avoir résisté : les autres avaient déserté les bureaux, cédant à l’épuisement.

—  Tu veux un sandwich ?

—  Non merci, répondit Esposito.

—  Et une bière ?

—  Ouais…

Il vint s’asseoir à côté du lieutenant et décapsula sa cannette

—  Du nouveau ?

—  Bof ! répondit Lepage. La seule info intéressante que j’ai pu avoir, c’est que toutes les victimes se connaissaient bien…

—  Ah oui ?

—  Ouais… D’après certains témoignages, c’étaient tous plus ou moins des potes… Mais ça commence à dater, cette histoire ! Les gens n’ont que de vagues souvenirs de cette période…

—  Continue à chercher dans cette voie… Ça nous conforte dans l’idée que le meurtrier se venge de quelque chose… Quelque chose que ses proies lui ont fait subir à cette époque.

—  C’est peut-être un type qui a raté ses études et qui ne l’a pas supporté !

—  C’est un peu mince, comme mobile !

L’église la plus proche sonna les douze coups de minuit.

Là, quelque part dans l’immense cité, le tueur se préparait à frapper une septième fois. Impossible de croire qu’il allait s’arrêter maintenant. Le message était clair, prémonitoire, presque : À la prochaine, capitaine Esposito. Il n’avait pas fini son travail de destruction.

—  Il faut trouver le mobile de ces crimes, murmura-t-il.

—  Je sais ! rétorqua Lepage. Mais franchement, j’ai du mal à me glisser dans la peau de ce mec…

Esposito commença à arpenter le bureau.

—  Essayons de réfléchir… Qu’est-ce qu’on fait à l’ESCOM ?

—  On apprend à piétiner son prochain ! A le dévorer tout cru !

—  Très drôle !

—  Je plaisante pas ! Les élèves de cette école sont formés à devenir chefs d’entreprise ou à bosser dans la finance… Ils sont quasiment tous issus de milieux favorisés… Remarque, vu les tarifs pour s’inscrire, c’est pas étonnant !

—  C’est si cher que ça ?

—  J’aurais pas pu me le payer ! Disons qu’il faut compter onze mille euros par an… Sans compter les à-côtés…

—  Effectivement, c’est pas donné !

—  Le prix à payer pour transformer des fils-à-papa en requins-tueurs !

—  Tu ne les aimes pas trop, on dirait… souligna le capitaine en souriant.

—  Bof ! Moi, les bourgeois, c’est pas mon truc… Je viens d’une famille de prolos, tu sais !

—  Et moi ? Tu crois que je viens d’où ? Mais la question n’est pas là… Il faut qu’on fasse le tour de tous les étudiants inscrits dans cette école en 1988. Je veux que tu me traces le parcours de chacun…

—  C’est ce que je suis en train de faire, soupira Thierry. Mais faudra un peu de temps…

—  Du temps, on n’en a pas. Alors, on prend chacun une partie de la liste et on oublie de dormir.

—  OK, patron… C’est parti pour une nuit blanche ! Une de plus !