Chapitre quinze

Tout le monde espérait que la canicule qui s’était abattue sur le sud du pays ne s’éterniserait pas. Quarante degrés à l’ombre dès midi. Des nuits étouffantes… Le secrétariat était une fournaise, une serre où quatre plantes luttaient pour survivre.

Jeanne se rendit dans le couloir pour chercher un verre d’eau fraîche à la fontaine. A peine 10h30, mais la température flirtait déjà avec les 35 degrés.

Le capitaine Esposito n’était pas venu saluer les secrétaires. D’ailleurs, il ne venait plus depuis longtemps. Depuis qu’il avait offert un café à Jeanne. Ce jour qu’elle avait cru être le début de quelque chose… Cruelle méprise !

Les filles du service avaient évidemment enregistré ce changement de comportement : « Il ne vient plus nous dire bonjour, il s’enferme directement dans son bureau parce qu’il en mène pas large ! »

Malgré le ressentiment qu’elle éprouvait envers le capitaine, Jeanne ne pouvait se rallier à ce jugement. Elle imaginait la détresse de cet homme et savait qu’il ne trouverait pas Elicius. Il était condamné à l’échec, cela lui coûterait sans doute sa carrière. Et elle n’était pas étrangère à cette injustice…

Elle avala un premier gobelet d’eau, s’en servait un deuxième lorsqu’elle entendit des voix.

En se retournant, elle aperçut Esposito et Lepage qui s’avançaient vers elle.

Et merde ! Manquait plus qu’eux ! Trop tard pour fuir. Avoir l’air décontracté, feindre l’indifférence.

—  Bonjour, Jeanne !

Tiens, il se souvient de mon prénom, ce salaud ?

—  Bonjour, capitaine Esposito.

Il lui adressa un sourire un peu timoré qu’elle ne put s’empêcher de trouver très séduisant. Allait-il s’apercevoir qu’elle ne portait plus ses lunettes ? Non, bien sûr ! Les filles l’avaient remarqué, elles. Normal, elles la voyaient cinq jours par semaine. « Ça te va très bien Jeanne ! Tes yeux sont magnifiques ! »

Mes yeux sont toujours les mêmes. C’est vous qui êtes myopes, ma parole !

—  Tiens, vous ne portez pas vos lunettes ?

Il a remarqué ! Bon sang, il a remarqué !

—  Je préfère ne plus voir la réalité, répondit-elle. Elle est trop moche !

Il esquissa un deuxième sourire tandis que Lepage repartait vers le bureau. D’où j’ai sorti cette repartie ? Qu’est-ce qui m’arrive ?

—  Et comment en fait-on abstraction, si l’on ne porte pas de lunettes ? demanda le capitaine en se servant un café.

—  On ferme les yeux…

—  Évidemment !

—  Ou alors, je vous prête mes anciennes lunettes ! Comme ça, vous n’y verrez plus rien du tout !

Cette fois, il se mit à rire. Même son rire était beau. Doux à l’oreille. Et puis, ses dents si blanches, si bien alignées… Faut pas que je rêve ! Il n’est pas pour moi. Il n’en a rien à foutre de moi ! Il a juste besoin de parler un peu.

—  Vous avez mis des verres de contact ?

— : Oui. Vous êtes très perspicace, capitaine !

—  Je ne sais pas. Paraît que non…

Il avait soudain l’air si malheureux qu’elle se sentit terriblement coupable. Envie de tout lui dire. Envie de l’aider. Mais je ne peux pas : question de vie ou de mort. Elicius ne pardonne jamais.

—  Vous savez, murmura-t-elle, moi, je ne vous jugerai pas. Je ne me le permettrais pas. Ceux qui le font n’ont qu’à mener l’enquête à votre place.

Il la remercia d’un regard. Mais il semblait toujours aussi accablé.

—  C’est sympa, mais c’est mon boulot. On m’a confié cette enquête et j’ai échoué.

—  Vous vous avouez vaincu ? s’étonna Jeanne.

—  Non. Mais quoi qu’il en soit, même si je l’arrête demain, six meurtres, c’est forcément un échec.

—  Je comprends.

Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était ce qu’elle faisait là, dans ce couloir, en train de parler à ce type. Ce sale type. Aujourd’hui, elle existait à ses yeux. Mais demain ?

Pourtant, elle se réjouissait de sa présence. Elle arrivait à faire des phrases normales, sans bégayer, sans rougir. À parler sereinement, presque. Tout juste un tremblement dans la voix, à peine perceptible.

Il alluma une cigarette et elle ne bougea pas. Elle aurait pu prétexter du travail pour rejoindre son bureau mais elle avait envie de rester avec lui. Les affronts peuvent-ils donc s’oublier si vite ?

—  En tout cas, c’est gentil de me parler, reprit-il avec un sourire triste. C’est plutôt mal vu, ces derniers temps… Je suis un peu le paria de cette taule !

—  C’est l’occasion de compter vos amis. Les vrais. Les gens en qui vous pouvez avoir confiance. Les autres sont sans importance.

Alors là ! Est-ce vraiment moi qui parle ?

Elle leva la tête vers lui et tomba sur un regard appuyé. Il la regardait, vraiment. Et il y avait tant de choses dans ses yeux. Bien plus que des mots.

Elle se sentit terriblement mal à l’aise. Finies, les belles phrases ; son assurance venait de s’envoler. Elle redevenait Jeanne, cette jeune femme réservée, maladroite et impressionnable. C’était toujours ainsi quand elle se mettait à exister pour l’autre.

Esposito, toujours silencieux, la dévisageait sans relâche. Visiblement troublé, fortement ému. Quelques secondes qui échappent au temps et à la réalité. Tout s’arrête, tout semble possible. Sensation éphémère.

Car déjà, il avait lâché prise. Et Jeanne eut l’impression de tomber. Comme s’il venait de lui lâcher la main alors qu’elle était suspendue au-dessus du vide.

—  Il faut que je retourne bosser, soupira-t-il. Ça m’a fait plaisir de vous croiser, de vous parler…

—  Je… Moi aussi, j’ai du travail. Par-dessus la tête !

Pourquoi ne pas plutôt lui dire, moi aussi, ça m’a fait plaisir ?

Ils se séparèrent doucement, chacun repartant de son côté du couloir. Moins seuls que l’instant d’avant.

Le cœur de Jeanne battait un peu trop fort. Comme le jour où il l’avait invitée à boire un café. Le jour où il avait enfin fait attention à elle.

Elle retourna s’asseoir face à son écran, une étrange gaieté sur les lèvres. Pourquoi cet homme la mettait-il dans un état pareil ? Qu’avait-il de plus que les autres ? Tant de choses, à vrai dire. Des yeux francs et doux, un sourire tendre, un visage bien sculpté, une jolie voix.

Tandis qu’elle entrait des feuilles de congé dans la base de données, Jeanne se laissait aller doucement à ses pensées. Pensées qui glissèrent naturellement vers Elicius.

Cette nuit, elle avait fermé les volets de sa chambre, malgré la chaleur. Sans doute l’avait-il vu. Sans doute le prendrait-il mal. Mais elle n’aurait pas pu trouver le sommeil autrement. Pourtant, l’idée qu’il soit près d’elle ne lui était pas vraiment désagréable. C’était même plutôt l’inverse. Cela lui avait procuré une excitation inconnue, comme la réalisation d’un fantasme. Il émanait un pouvoir étrange de cet homme. Il lui semblait si fort, si déterminé. Il avait pris sur elle un dangereux ascendant. Parce qu’il fallait bien l’admettre : c’était pour lui, à cause de lui, qu’elle avait changé. Qu’elle variait sa coiffure, avait ôté ses lunettes de vue. Qu’elle avait osé mettre une robe pour venir travailler. Un exploit ! Elle arrivait même à parler sans bégayer. A cause de lui ou grâce à lui ?

Jusqu’où vas-tu aller, Jeanne ? Tu veux faire ta vie avec un fou, un criminel qui a six morts sur la conscience ? C’est ça que tu veux ? Jeanne ferma les yeux. Faire ma vie ? Mais de quoi tu parles ? Je n’ai pas choisi qu’Elicius me contacte. Je ne lui ai pas demandé de s’intéresser à moi, je te signale !… Ah oui ? Mais il t’a peut-être remarquée parce que les fous attirent les fous ! Ils doivent se reconnaître entre eux !

Elle rouvrit les yeux, blessée par les paroles de l’autre. Il m’a remarquée parce que je suis jolie, parce que je ne suis pas comme les autres !

Elle revoyait les mots, ceux qui avaient si bien su la toucher. Puis le visage d’Esposito s’imposa de nouveau.

Difficile de se concentrer dans ces conditions. Difficile de choisir ce qui était bien et ce qui était mal. Comme si la frontière entre ces deux extrêmes n’existait plus. Mais des frontières, elle en avait déjà passées beaucoup. Depuis longtemps, elle ne vivait pas dans le même monde que les autres. Depuis que Michel était parti. Ou, peut-être, depuis plus longtemps encore.

Il fallait juste choisir son camp, à présent. Un choix qui l’effrayait chaque jour un peu plus. Sombrer totalement dans cette douce folie, rejoindre Elicius. Lui pardonner l’impardonnable.

Ou le dénoncer, le condamner, signer son arrêt de mort.

C’était elle, soudain, qui se retrouvait avec un étrange pouvoir entre les mains. Mais non, elle n’était pas assez forte pour choisir.

Si Elicius venait la chercher, elle le suivrait. N’importe où.

***

Le train quitta le tunnel des Pierres-Tombées pour s’engouffrer bientôt dans celui des Glaïeux. Des moments de fraîcheur forte agréable que les passagers savouraient pleinement.

Jeanne tenait l’enveloppe entre ses mains ; elle ne l’avait pas encore ouverte. Peur de se brûler les yeux, peut-être. Comme sur ces roches blanches de calcaire illuminées de soleil, éclatantes. Ou peur de tomber définitivement amoureuse d’un monstre. Elle décida d’attendre encore un peu. Elle l’ouvrirait après la gare de Niolon.

Le train abordait maintenant le viaduc de la Yesse, impressionnant, vertigineux. Comme ce sentiment pour Elicius. Grandiose, même. Était-ce cela, l’amour ? Elle ferma les yeux sous le tunnel de la Vesse, frissonnant d’un plaisir incroyable. Un plaisir qui avait fini de balayer la culpabilité et tout le reste. Dans l’obscurité, elle souriait, serrant la lettre dans sa main gauche.

Finalement, après la gare de Niolon, elle patienta encore avant de rejoindre Elicius. Pour savourer ce moment unique. Celui qui précède la rencontre, l’instant avant qu’on ne se touche. Celui où l’on imagine la suite, où l’on s’invente des histoires. Où la réalité ne vient pas tout gâcher.

Un jour, il viendrait la chercher. Il l’enlèverait. Ils prendraient un train tous les deux. Pas celui qui mène à Marseille. Un autre, un qui va loin. En Europe de l’Est, par exemple. Jusqu’en Russie peut-être. L’Orient-Express, pourquoi pas. On peut même aller jusqu’en Chine avec un train. Si on a le temps… Et du temps, elle en avait. Une vie entière.

Ces pensées la menèrent loin ; jusqu’à la gare de Sausset-les-Pins. Là, elle se résolut enfin à quitter les préliminaires pour entrer dans le vif du sujet. Elle déplia délicatement l’unique feuille. Écrite pour elle.

« Lundi, le 8 juin,

Jeanne,

Vous avez fermé les volets de votre chambre, cette nuit. Comme vous avez dû avoir chaud !

Je vous ai donc choquée et je m’en excuse. Je vous promets de ne jamais recommencer. Si, toutefois, je peux résister…

Mais demain soir, vous pourrez laisser vos volets ouverts, je ne serai pas là. Demain soir, je continuerai ma mission. Demain, sonnera le glas du septième coupable. Non, du septième bourreau, devrais-je dire. Après, nous serons enfin libres, Jeanne. Enfin libres… »

Jeanne releva la tête et reprit sa respiration. Savoir que demain soir un autre allait succomber lui étreignit le cœur. Violemment.

Pourquoi me le dites-vous, Elicius ? Pourquoi tant de cruauté ?

« Demain soir, Emmanuel Aparadès sera mort. Je prendrai sa vie et je serai plus fort encore. J’aurai terminé ma mission, débarrassé le monde de cette ignoble engeance. Ensuite, je serai près de vous. Et plus rien ne pourra nous séparer.

Jamais.

Elicius »

Le train ralentissait à l’approche de la Couronne-Carro. Des gens s’étaient levés, quittant la scène avant l’heure. Ignorant le drame qui se tramait sous leurs yeux. Mais Jeanne ne les voyait plus.

Elle regardait la lettre d’un air hagard. Plus de plaisir, à présent. Un déchirement à la place du cœur, une plaie béante qui déversait son immonde chaleur dans tout le corps.

Emmanuel Aparadès… Je ne vous connais pas mais je sais que vous allez mourir… Je sais quel sort vous est réservé… Que vous vous apprêtez à vivre vos derniers instants au travail ou en famille. Vos derniers sourires, vos ultimes paroles. Vos dernières heures d’un sommeil heureux pour laisser la place à l’éternel… Que, demain soir, vous hurlerez votre peur et votre douleur… Quoi que vous ayez pu faire, quelle que soit votre faute, ou votre crime, votre châtiment devient le mien.

Elle ferma les paupières sur l’horreur de la vérité tandis que le train repartait, écrasé de chaleur. Ecrasée de souffrance, Jeanne.

Elicius, mon Dieu, ne faites pas ça, je vous en supplie ! Prière perdue dans le tumulte régulier du train sur les rails. Prière sans espoir.

Elle rouvrit les yeux sur les cheminées rouges et blanches endormies de la centrale de Ponteau. Tant de kilomètres déjà. Comme si le train avait accéléré. Comme si les aiguilles du temps avançaient à une vitesse démesurée.

Le dieu Elicius avait décidé de frapper à nouveau et rien ni personne ne pourrait l’arrêter.

Personne, sauf moi.