Miracle
À leur retour, ils laissèrent la porte entrebâillée, sans doute pour entendre Hope si jamais elle se réveillait.
Phase un accomplie.
Passons à la phase deux.
— Ce que vous disiez tout à l’heure, sur la nécessité de les tuer de manière atroce, commençai-je. C’est totalement faux. Mais j’imagine que glisser du poison dans le verre de quelqu’un n’aurait pas le même effet sur le groupe, si ?
— Qu’est-ce que… ? interrompit May.
— Vous êtes tous impliqués, n’est-ce pas ? Vous les regardez mourir. Vous jouez chacun votre rôle. Unis dans le meurtre, l’horreur et la culpabilité. Un lien probablement très difficile à rompre. Ça n’a pas dû faciliter la tâche quand il a fallu les convaincre que Murray l’avait brisé, hein ? (May tourna brusquement le regard vers moi.) Vous vous souvenez de lui, bien sûr ? Il est juste à côté de moi.
Je le décrivis. Plusieurs membres du groupe blêmirent, mais May demeurait impassible.
— Vous ne me croyez pas ? lançai-je. Posez-lui une question. Il vous entend.
— Rappelez-lui la fois…, commença Murray.
— S’il prétend que j’ai dupé mes amis pour les amener à le tuer, il ment. (Elle se tourna vers Don.) Tu as trouvé cette…
— … Carte d’agent immobilier, interrompis-je.
— Quoi ? bafouilla le fantôme. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Du moins, c’est ce que vous leur avez raconté, Don, repris-je. Mais il n’y a jamais eu de carte, n’est-ce pas ? C’était l’idée de May. Elle vous a affirmé qu’il s’apprêtait réellement à quitter le groupe, mais qu’il vous fallait une preuve tangible pour l’accuser.
L’expression de Don répondit à ma question.
— Ils ont menti ? dit Murray. J’ai été tué à cause d’un mensonge ?
Il continua de vociférer, mais je me concentrai sur Don.
— May vous a menti, à vous aussi. Elle n’était pas persuadée que Murray comptait partir. Elle a cru qu’il risquait de le faire, mais ce n’était que ça : une éventualité. Ce qu’elle a vu, en revanche, c’était l’occasion de consolider votre loyauté en vous rendant complice du meurtre de Murray. En l’assassinant, elle a démontré aux autres que le pacte n’était pas à prendre à la légère. S’ils avaient douté qu’ils pouvaient se faire supprimer, là, ils savaient à quoi s’en tenir.
— Elle raconterait n’importe quoi pour sauver son amie, rétorqua May.
Elle leva la main pour souffler les cendres dans ma direction. Don lui saisit le poignet.
— Ne vous embêtez pas, dis-je. Vous n’avez pas besoin de ça pour lancer un sort. Ou plutôt, May n’en a pas besoin, même si elle n’était pas près de vous l’avouer. Mieux valait vous faire travailler pour elle, chercher des magies plus puissantes, tuer pour le groupe…
Ils s’étaient tous tournés vers elle. Je me creusai la cervelle pour trouver d’autres arguments, histoire d’enfoncer le clou, puis me ravisai, craignant d’aller trop loin une nouvelle fois.
Alors, je gardai le silence pendant qu’ils encerclaient May. Les questions fusèrent, brusques, lourdes d’accusations.
Je me faufilai vers la porte, dans l’espoir de sortir et de la verrouiller derrière moi. Encore un pas…
— Où croyez-vous aller ainsi ?
Tina me bloqua soudain la route. Je me jetai sur elle, les doigts repliés, visant les yeux, mais elle esquiva à la dernière seconde et je ne fis que lui griffer la joue. Elle se recroquevilla en criant. Je projetai le genou vers son ventre…
Quelqu’un m’attrapa et me tira en arrière. Je me débattis, mais Don me tenait par les épaules. Il me fit un croche-patte. En tombant, je vis May, plaquée contre le mur par le reste du groupe.
— Il semblerait qu’on va disposer de trois fois plus de ressources, dit Tina en essuyant le sang sur son visage pendant qu’elle se penchait au-dessus de moi. Votre magie de pacotille ne m’intéresse pas, Jaime Vegas. Mais si vous et cette fille êtes véritablement ce que vous prétendez, ça devrait décupler la puissance de vos restes, n’est-ce pas ? Des cendres foncièrement magiques.
Je tentai de m’arracher à l’étreinte de Don, mais il me tenait fermement. Derrière moi, les hommes se relayaient pour lancer le sort d’affaiblissement sur May. Au bout du troisième, elle s’effondra. Et avec elle, toutes mes chances de m’échapper. Je les avais retournés contre la seule personne présente qui s’intéressait à mes pouvoirs.
La seule qui était prête à me laisser la vie sauve.
Je scrutai frénétiquement les alentours et levai les yeux vers le panneau lumineux. Si j’avais été capable de lancer un sort, j’aurais pu le casser, plonger la pièce dans l’obscurité et fuir. Si j’avais été un loup-garou, j’aurais pu me frayer un passage à coups de poing. Si j’avais porté ces putains de talons, j’aurais pu les enfoncer dans le genou de Don. Si les poules avaient des dents…
Bon sang, Jaime. Concentre-toi sur ce que tu as, sur ce que tu peux faire !
De l’autre côté de la pièce, je vis Brendan et Murray, figés d’horreur et d’impuissance, qui contemplaient Don me bloquer au sol tout en ordonnant aux autres d’asperger May d’essence.
— Brendan ! Murray ! criai-je. La porte !
Don me regarda en fronçant les sourcils.
Je lus sur le visage de Murray qu’il ne comprenait pas plus que Don.
— Mais le sort ! On ne peut pas s’échapper !
Brendan fonçait déjà vers l’entrée. Quand il l’atteignit, il s’arrêta net, comme s’il avait heurté une barrière. Puis il glissa les doigts dans l’entrebâillement. Pas de résistance.
Il sourit.
— Bien, dis-je. Sors et va chercher un fantôme. Une femme de mon âge, avec de longs cheveux noirs. Elle s’appelle Eve. Montre-lui où je suis.
Pendant que je parlais, Brendan appuya l’épaule contre l’ouverture, mais elle était bloquée. La brèche dans le sort paraissait aussi mince que l’entrebâillement. Il redoubla d’efforts. Murray s’avança pour l’aider.
— Elle cherche à gagner du temps, dit Tina. Lance l’incantation, Don. Au moins, elle la fermera.
Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit sachet de cendres.
De nouveau, je levai les yeux vers l’éclairage, puis examinai l’étagère, et m’arrêtai sur une chauve-souris empaillée perchée à côté d’un chien sans pattes. Une image me vint à l’esprit : celle de l’oiseau accidentellement ressuscité dans le jardin.
Mais je ne pouvais pas. Pas sans outils. Pas sans avoir eu le temps de me préparer. Pas sans…
Don leva la main devant sa bouche, les cendres posées sur sa paume. Il inspira.
— Attendez ! Vous voulez de la magie ? Je peux vous offrir la plus puissante de toutes.
— Elle dirait n’importe quoi pour…, commença Tina.
— Le pouvoir de ressusciter les morts. Je sais le faire.
— Vraiment ? (Tina haussa les sourcils.) Ça vous sera utile dans quelques minutes… En supposant que vous puissiez le faire sur vous-même.
Elle fit signe à Don de reprendre le sort, mais il baissa la main. Les autres hommes m’observaient. En voyant leur expression, je réprimai un fou rire hystérique. Communiquer avec les morts ne suffisait pas à entamer leur détermination. Mais les ressusciter ? Jouer à Dieu ? Même s’ils étaient intimement persuadés que c’était impossible, ils ne pouvaient s’empêcher d’espérer.
— C’est une ruse, lança Tina d’un ton sec. Vous ne comprenez pas ? Maintenant, elle va nous dire qu’elle a besoin d’un cadavre pour qu’on la fasse sortir…
— Pas la peine. (Je désignai le plafond.) J’ai tout ce qu’il faut ici.
— Et j’imagine que vous voulez qu’on trouve une échelle et qu’on la ramène pour laisser le temps à votre amie de se réveiller…
— Je vais ressusciter la chauve-souris. Elle a des ailes, non ? (J’affichai mon plus beau sourire de star.) Pourquoi faire descendre un animal capable de voler ?
Je savais que les hommes accepteraient. Pourquoi auraient-ils refusé ? En échange de quelques minutes de patience, je leur offrais la possibilité d’un miracle. Qui aurait pu résister à cela ?
Tu es cinglée ou quoi ? Tu n’aurais pas oublié un léger détail ? Tu ne peux rien sans ta trousse !
Mais je pouvais essayer. Au pire, j’aurais gagné du temps. Hope serait peut-être revenue à elle dans l’intervalle. Ou Jeremy retrouverait ma trace.
Et à n’envisager que le pire, c’était exactement ce que j’obtiendrais. Ne pas partir perdante. Ma seule option, la seule qui devait me motiver, était de réussir.
La veille encore, lorsque j’avais ressuscité Rachel Skye, j’avais émis la théorie que le pouvoir se trouvait non pas dans les accessoires mais en moi. Si j’en étais convaincue, alors il était temps de la mettre à l’épreuve. Les circonstances n’auraient pas pu être pires, mais c’était peut-être précisément ce qu’il me fallait. L’année précédente, à Toronto avec les loups-garous, j’avais contrôlé des zombies ranimés par quelqu’un d’autre, un exploit que j’avais cru impossible. Mais en sachant que la vie d’Elena était en jeu, j’avais trouvé la volonté et la capacité de le faire.
À présent, une autre vie était en péril. La mienne. Et pour une fois, c’était moi qui allais la sauver.
Fermant les yeux, je récitai l’incantation censée renvoyer les morts dans leurs corps. Je me représentai mentalement la mise en place du rituel, m’imaginai agenouillée devant les symboles. Une fois le chant terminé, je m’abstins d’ouvrir les yeux pour vérifier si le sort avait fonctionné. Je ne repris même pas mon souffle. Au lieu de cela, je le répétai. Deux, trois fois…
— Oh mon Dieu !
La réaction que j’attendais. Levant les yeux, je vis la chauve-souris toujours perchée, immobile. Mais sur l’étagère voisine, le corbeau agitait une aile.
— C’est du chiqué ! dit Tina d’une voix railleuse. Même moi, j’y arrive. C’est pareil que faire léviter un crayon.
— Croaaaa !
L’oiseau était parvenu à se redresser, tête branlante comme s’il avait le cou brisé. Il la rejeta soudain en arrière et poussa un second croassement étranglé.
— Sainte mère de Dieu, souffla un des hommes.
Tina elle-même était médusée. Elle se tourna brusquement vers moi.
— C’est un truc. Je ne sais pas comment vous…
Un chien jappa. Le fox-terrier. Il secouait la gueule de gauche à droite, les oreilles fouettant l’air, le regard affolé, essayant désespérément de se dresser sur des pattes qu’il n’avait plus. Je luttai contre l’envie de le libérer, m’excusai en silence et repris l’invocation.
Le chien se convulsa puis, gagné par la panique, poussa des aboiements de plus en plus stridents. Sur l’étagère voisine, le corbeau battait des ailes et clappait du bec.
Un cri. Tout le monde se retourna pour découvrir un raton laveur se traînant jusqu’au rebord…
— Oh, mon Dieu, non, dit quelqu’un. Pas ça. Il n’est pas…
L’animal dégringola de l’étagère tandis qu’un des hommes plongeait pour l’éviter. Il s’écrasa au sol dans un bruit d’os brisés. L’espace d’un instant, je clignai des yeux, persuadée de m’être trompée sur cette créature. C’était bien trop petit pour être un…
La bête tenta de se redresser en prenant appui sur les pattes avant, me confirmant que c’était bien un raton laveur. Du moins, ce qu’il en restait. Il avait été amputé des membres postérieurs et on avait fixé un support en plastique à la partie mutilée, comme s’il servait de modèle à des cours d’anatomie.
Le raton laveur grinça des dents et roula sur le ventre, agitant les pattes en s’efforçant de se relever. Au-dessus de lui, le chien, pris de fureur, se tordait dans tous les sens, grondant et claquant des mâchoires.
— Oh, mon Dieu, qu’avez-vous fait ? souffla l’un des hommes.
— Ben quoi ? J’ai ressuscité les morts. J’ai accompli un miracle.
Le raton laveur tomba en avant et se mit à ramper. Il grogna en direction de Tina. Quand elle recula en criant, il s’avança vers Don, qui s’écarta rapidement de son chemin.
— Un m-miracle ? bafouilla Don. C’est… C’est une abomination ! Arrêtez ça tout de suite !
— Pourquoi ? demandai-je en souriant. Je viens à peine de commencer.
Je les dévisageai un par un. Dans leur terreur, je vis mon véritable pouvoir. Le plus obscur de tous. La puissance suprême.
Je fermai les yeux et, d’une voix forte, j’invitai les morts à reprendre possession de leurs corps. Quelqu’un cria à Don de jeter le sort d’affaiblissement. On m’empoigna brusquement. Je tirai de toutes mes forces et mon agresseur, projeté en avant, lâcha prise.
Je rouvris les yeux à temps pour voir une tache sombre apparaître au-dessus de sa tête. Le corbeau, plongeant vers lui. Puis je perçus une deuxième ombre et un cri aigu tandis que la chauve-souris fondait sur Tina. Celle-ci se mit à hurler en battant frénétiquement des bras.
— Tuez-la ! Vite ! Tuez-les tous !
— Oh, c’est déjà fait, dis-je. Une fois morts, ils sont en mon pouvoir, et vous ne pouvez strictement rien y faire. Allez-y. Frappez-la. Jetez-la contre le mur si ça vous chante. Vous ne pourrez pas la tuer. Elle est déjà morte.
Un autre cri, cette fois poussé par un homme, tandis que le raton laveur lui enfonçait les dents dans la jambe. Lorsqu’il le secoua, le support en plastique fut projeté en l’air, et les entrailles du raton laveur se répandirent. L’homme hurla de plus belle, le regard rivé sur la bête mutilée.
— Vous vouliez de la magie ! m’exclamai-je. Vous avez tué pour cela. Eh bien, vous voilà servis. La plus puissante magie de toutes !
Le corbeau passa devant moi et vola en direction de Don, qui lâcha un cri perçant.
— Ce n’est pas ainsi que vous l’imaginiez ? m’écriai-je par-dessus le vacarme. Réfléchissez. Quand vous mourrez, je pourrai en faire autant avec vous : ressusciter votre cadavre brisé et pourri, avec votre âme coincée à l’intérieur pour l’éternité.
Je répétai une nouvelle fois l’incantation. Un corps tomba de l’étagère. Puis un autre, une foule de cris et de hurlements fendant l’air. Je me ruai vers la porte. Elle était à moitié ouverte, comme si quelqu’un avait tenté de se faire la belle. Faisant volte-face, je comptai rapidement mes adversaires, mais personne ne s’était échappé. J’ouvris la porte d’un coup sec, la franchis et refermai derrière moi. Une masse s’écrasa de l’autre côté. Je me jetai contre le métal, projetant la main vers le verrou que j’enclenchai d’un geste sec.
Juste à côté, j’aperçus un interrupteur. Je l’actionnai, et la salle d’exécution fut plongée dans l’obscurité.