Sur la touche

Est-ce que mon voyage à Portland et mon rendez-vous manqué avec la mort m’avaient rapprochée d’une solution pour chasser les esprits du jardin ? J’aurais aimé le croire, mais j’étais convaincue que la situation n’avait fait qu’empirer. D’abord, j’avais pris la poudre d’escampette au beau milieu d’une crise sur le plateau. Ensuite, Jeremy avait enfin fini par me rejoindre… pour repartir aussitôt.

Il fallait que j’arrête de chercher comment contacter ces fantômes et que je me débarrasse d’eux, purement et simplement.

Ma grand-mère m’avait appris à considérer les spectres de la même manière que les colporteurs et les télévendeurs : une nuisance inévitable, qu’il convient d’éconduire rapidement et fermement. Cela peut paraître cruel, mais il s’agit de se préserver. Si vous dites « oui » à un VRP, votre nom apparaîtra soudain sur la liste de centaines d’autres. Plutôt que de se taper toutes les demandes en triant celles que vous pouvez gérer, mieux vaut claquer la porte au nez de tout le monde.

Si je pouvais encore parler à ma mamie, je lui demanderais si ça la peinait de refuser, et si on arrivait à s’y faire. Elle y avait toujours paru totalement insensible. Du coup, je me dis qu’il devrait en être de même pour moi et, quand ça me touche, je me sens minable. Autant j’attends le jour où ça me laissera de marbre, autant je le redoute, car je ne suis pas sûre de vouloir devenir aussi dure, aussi froide.

Seulement, là, il fallait que je le sois et que je chasse ces esprits. Alors quand je regagnai enfin la maison, aux premières lueurs de l’aube, je ne restai dans ma chambre que le temps de m’emparer de ma trousse, avant de me diriger vers le jardin.

Dès que je mis le pied dehors, il y eut un mouvement vif devant moi. Puis les murmures commencèrent. Des doigts me glissèrent dans les cheveux. J’avançai jusqu’au fond du jardin, où je m’agenouillai dans la pénombre, entre la clôture et un parterre de fleurs en gradins, puis tentai de les contacter une dernière fois.

J’effectuai chaque rituel méthodiquement, totalement concentrée sur ma tâche. Comme la dernière fois, tant que je donnais l’impression d’essayer de communiquer, ils se tenaient correctement, me caressant la joue ou me tapotant la tête, comme pour me signifier que je faisais du bon boulot. Même si je ne parvenais toujours pas à interpréter leurs chuchotements, j’avais le sentiment qu’ils me disaient de continuer, de persévérer.

J’esquissai un sourire en me remémorant la première fois que j’avais tenté l’expérience, sous la direction de ma mamie. Je me revoyais, agenouillée dans la cave de sa vieille maison, essayant d’invoquer un esprit. Quand je fermais les yeux, je sentais les caresses de ma grand-mère, entendais ses encouragements à travers ces murmures.

Lorsque je retentai de convaincre les fantômes de trouver un autre moyen de communiquer avec moi, ils se turent, comme s’ils faisaient mine d’obtempérer, puis ils reprirent leurs chuchotements, et leurs gestes devinrent plus rudes. On aurait dit des enfants facilement distraits.

Un frisson me traversa.

Quand je faisais ce qu’ils voulaient, ils me cajolaient et me flattaient. On aurait dit qu’ils me prenaient pour une gamine. Ou qu’ils me félicitaient de la seule manière qu’ils connaissaient.

Je me levai. La main qui agrippait mon chemisier s’éloigna, de même que celle qui me touchait les cheveux. Les murmures se firent plus discrets. Des doigts s’accrochèrent au bord de ma jupe, à la manière d’un gamin cherchant à attirer l’attention des adultes. Ils tiraient sur mes vêtements, me poussaient, me bousculaient… Et quand ça ne marchait pas, me frappaient et me pinçaient.

Impossible. Les nécromanciens ne rencontraient presque jamais d’enfants fantômes. J’avais entendu parler de spectres de jeunes adultes, mais on avait découvert qu’ils avaient perdu la vie très tôt et avaient été autorisés à atteindre une certaine maturité physique au lieu de passer l’éternité dans un corps enfantin.

Comment un enfant fantôme pouvait-il ne pas vieillir ? En étant bloqué entre deux dimensions, incapable d’accéder à la nôtre pour obtenir de l’aide, ni d’arriver dans l’au-delà et de grandir.

Voilà à quoi j’étais confrontée : non pas à des adultes, mais à des enfants, piégés entre les mondes. Je ne pouvais décemment pas les chasser. Il fallait que je les aide.

Quand ces esprits m’avaient contactée, j’étais persuadée que c’était le fruit du hasard. Cela m’arrive tout le temps. Je débarque quelque part et attire aussitôt les fantômes. Mais était-ce uniquement cela ? N’était-ce qu’un concours de circonstances si je me retrouvais cantonnée dans une maison avec des spectres d’enfants, confrontée précisément au genre de problème que l’on soumettrait à un nécromancien ayant des relations dans le monde surnaturel ?

Là où certains verraient une coïncidence, je vois le destin – c’est-à-dire la main d’une puissance supérieure. Je ne suis pas sûre d’envisager « Dieu » de la même manière que tout le monde, mais j’imagine une entité bienveillante, pas forcément toute-puissante, mais compatissante, douée de la faculté d’observer et de remédier aux situations.

Cet être supérieur ne pouvait peut-être pas libérer ces fantômes à lui seul. Ou alors, il considérait que ce n’était pas son rôle, que nous devions résoudre nos propres problèmes. Tout au mieux disposait-il de la capacité d’introduire une personne compétente dans cette maison. Et je me donnais peut-être trop d’importance en pensant qu’il pouvait s’agir de moi, mais je m’obstinais à croire qu’on m’avait confié une mission. Et, bon sang, j’allais tout faire pour l’accomplir.

 

J’arpentai le chemin pavé, le poing crispé autour de la bague d’Eve.

— Bordel, marmonnai-je. Tu m’as dit que je pouvais t’appeler. Et là, je t’appelle, putain, alors tu ferais mieux de répondre, espèce d’avocat de mes…

Un bruit derrière moi. Je me retournai pour tomber nez à nez avec Kristof… chaussé de patins à glace et tenant ce qui ressemblait à une crosse de hockey.

— « Avocat de mes couilles », dit-il. Je crois que c’est ça l’expression. Quoiqu’on aurait pu s’en tenir à « espèce d’avocat », ce qui est parfaitement exact, mais pas très insultant. (Il s’appuya sur la crosse, l’air songeur.) Ou peut-être que si.

— Je ne voulais pas…

— Bien sûr que si. Je ne faisais pas la sourde oreille, Jaime. Si ça fait un bout de temps que tu m’appelles, je ne t’ai pas entendue, voilà tout. Mais maintenant, je suis là.

— Si tu es occupé…

— J’étais sur la touche. Une fois de plus. Tant qu’à faire, autant attendre ici. (Il murmura une incantation. La crosse disparut et les patins se transformèrent en chaussures.) Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— J’ai besoin d’Eve. Et cette fois, c’est urgent.

Je racontai l’histoire à Kristof. Il réclama tous les détails, puis tenta de contacter lui-même les esprits.

— Il y a une présence ici, dit-il en fronçant les sourcils. Je vois des… flashs. Et j’entends les murmures, à la fois de ce côté et de l’autre.

— Comme s’ils étaient coincés entre les deux.

— Je n’aime pas tirer de conclusions hâtives, mais oui, j’imagine. Et il se peut que ce soit des enfants. Ta déduction paraît sensée, mais il faut être très prudent quand on soumet une affaire aux Parques. Contrairement aux jurés classiques, elles ne sont pas influencées par les suppositions, la compassion ou les effets de toge. Elles ne s’intéressent qu’aux faits. Dans le cas présent, le fait est que ces esprits existent et qu’ils semblent incapables de traverser la frontière. Je vais leur demander de renvoyer Eve.

— Cela va suffire ?

— Espérons.

 

Comme le traiteur n’avait pas fini de dresser la table, j’allai dans la cuisine pour me servir un café.

— Vous êtes bien matinale, fit remarquer Becky en entrant lorsque j’ajoutais le lait.

Je lui racontai que j’étais partie méditer dehors. Si je devais passer plus de temps dans le jardin, mieux valait prévoir une excuse, et c’était celle à laquelle je recourais dès qu’on risquait de me surprendre assise par terre, en train de parler toute seule.

— Vous semblez avoir trouvé un peu de sérénité au milieu de cette folie. J’espère que je ne vais pas vous la gâcher. (Elle avait l’air troublée.) C’est à propos de Grady. Il est toujours contrarié par les événements d’avant-hier soir. Je ne crois pas avoir géré cela au mieux. Maintenant, il exige – via Claudia bien sûr – de bénéficier de sa propre séance en guise de compensation.

Je sentais son regard sur moi, étudiant ma réaction.

— Ça me paraît normal.

— Merci mon Dieu, dit-elle dans un souffle. Vous assurez vraiment, Jaime. Je vous jure que je ne le laisserai plus imposer sa loi, après ça.

— Je ne trouve pas…

— Il est peut-être très connu en Angleterre, mais vous l’êtes aussi ici. Faites-moi confiance pour le lui rappeler. Fini de dénigrer les collègues !

— Dénigrer les collègues ?

— Je ne le tolérerai plus. Sinon, à propos de cette séance… ça vous embêterait d’y assister, juste histoire de montrer votre soutien ?

 

Alors que nous nous dirigions vers la salle à manger, Will, l’assistant de Becky, vint l’informer qu’il avait également invité Angelique à suivre la prestation de Grady, mais qu’elle avait décliné la proposition, prétextant un rendez-vous pour une manucure. Becky était si furieuse que je proposai de parler à Angelique, mais elle refusa que je m’en mêle.

On profita du petit déjeuner pour discuter de la séance.

— D’abord, où va-t-on la tenir ? demanda Becky. M. Simon a épluché toutes les archives sur cette maison, et la seule référence à une mort qu’il ait pu trouver est celle d’un producteur has been qui se serait pendu. Aussi passionnant qu’une partie de Scrabble avec Tatie Suzanne. Soporifique au possible.

Je jetai un regard au cadavre qui oscillait au-dessus de la table et adressai des excuses silencieuses à son fantôme.

Grady se pencha en avant, tapotant la table avec le manche de son couteau.

— Peut-être, mais les cas les plus intéressants sont ceux dont le décès n’a pas été signalé.

— Les morts accidentelles, vous voulez dire ?

Son visage bronzé se dérida.

— Non, intentionnelles. Foncièrement intentionnelles. J’ai senti une présence sinistre dans ces lieux, une force extrêmement maléfique, une mort si vile, si méprisable que mon cœur se glace à l’idée de…

Claudia lui fit signe de mettre un bémol. Il se racla la gorge, puis entama son œuf.

— Vous comprenez, j’ai un peu d’expérience avec ces choses.

— Et vous sentez… le mal dans cette maison ?

— Rien de surprenant à cela. Le diable règne toujours là où se concentre le désir de puissance. Ceux qui convoitent les atours du pouvoir, la richesse, la célébrité, la beauté, sont souvent conduits à servir Satan pour accomplir leurs desseins. (Il se tourna vers Claudia.) Avons-nous déjà visité un château ou un ancien manoir sans y trouver de preuve de rites sataniques ou de cultes démoniaques ?

Claudia poussa un léger soupir.

— Jamais.

Grady esquissa un sourire.