Nature et découvertes
J’avais une deuxième interview après la séance, puis j’étais libre. Jeremy ne serait pas là avant quelques heures. Robert n’avait rien trouvé d’utile. Kristof n’était toujours pas revenu. Je n’avais donc rien d’autre à faire que le pied de grue. Je décidai d’appeler Paige pour voir ce qu’elle savait des rituels impliquant des enfants. Ce n’était pas le genre de coup de fil que je pouvais passer d’un endroit public, et je me dirigeai donc vers la sortie.
Au moment où je m’asseyais sur le perron, Will me héla. Je saluai le jeune homme bedonnant et il me tendit une bouteille d’eau glacée.
— Je vous ai vue sortir et j’ai pensé que vous auriez besoin de ça. Il fait une chaleur d’enfer aujourd’hui.
— C’est trop gentil. Merci.
— Oh, et je voulais vous dire que j’ai adoré votre intervention l’autre jour, avec Tansy Lane. Incroyable. Toute l’équipe en parle encore. J’ai l’impression que vous en avez converti plus d’un, mademoiselle Vegas.
J’éclatai de rire.
— Jaime, je vous en prie. Et j’espère qu’ils seront toujours convaincus quand tout ça sera fini, parce que ce n’était vraiment pas une invocation ordinaire pour moi. J’ai eu de la chance, et j’espère que c’est de bon augure pour l’émission.
Je portai mon regard sur le téléphone, histoire de lui faire comprendre subtilement que je n’étais pas sortie pour rien.
Il s’approcha et me glissa à voix basse :
— Je voulais aussi vous féliciter de la façon dont vous avez géré Angelique.
J’allais rétorquer que je ne l’avais pas du tout « gérée », mais il enchaîna.
— Je n’en reviens pas qu’ils l’aient invitée après tout ce qu’elle… (Il toussota.) Enfin, vous voyez de quoi je parle. Quoi qu’il en soit, en ce qui nous concerne, vous êtes toujours la meilleure, et on a hâte que vous lui rabattiez le caquet.
Je voyais bien qu’il aurait aimé m’en dire davantage – il en mourait d’envie, même –, mais était-ce une bonne chose ? Non. Si j’avais écouté les insultes ou les insinuations qu’Angelique avait pu répandre sur mon compte, j’aurais effectivement eu envie de lui « rabattre le caquet » et je ne pouvais pas me le permettre. Pas sur ce tournage.
— Merci pour votre soutien. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
— Bien sûr. Et merci d’avoir aidé M. Grady ce matin. Becky vous en est très reconnaissante. Elle craignait vraiment que ça vous pose un problème, sachant que vous voulez décrocher votre propre émission et que Grady espère emménager ici.
— Ah bon ?
Je décidai de la boucler, même si, cette fois, j’allais avoir plus de mal à réprimer ma curiosité. Bien plus de mal. Mais je me promis d’enquêter plus tard. Pour l’instant, il fallait que je me concentre sur les fantômes.
Dès qu’il regagna la maison, je quittai le porche et aperçus une lueur en provenance des buissons, comme le reflet du soleil sur un miroir… ou la lentille d’une caméra. J’observai les alentours plus attentivement, guettant le bruit d’une fuite précipitée. Silence.
Ce n’était peut-être rien. Ou juste un membre de l’équipe qui furetait dans les parages, dans l’espoir d’une photo volée qu’il pourrait vendre aux magazines. Les clichés des personnalités vaguement célèbres ne valent pas grand-chose, mais si vous arrivez à les surprendre dans des situations assez embarrassantes, vous pouvez vous faire un peu de pognon. Un dernier coup d’œil puis je pris la direction de la route, en m’assurant que je me tenais bien droite et ne fronçais pas les sourcils, juste au cas où.
Après avoir appelé Paige, j’allai à la cuisine me dégotter un sandwich. Je n’étais pas d’humeur à déjeuner en compagnie des autres et il était près de 14 heures. Du coin de l’œil, je vis Grady entrer. Sa démarche était fluide, presque aérienne.
— Salut, dis-je sans me retourner.
— Il faut que je vous parle.
Je serrai ma tasse un peu plus fort, mais gardai un ton calme.
— Parfait. Moi aussi, d’ailleurs.
— En privé, alors. Dans le jardin, si ça ne vous dérange pas.
Hmm… Ça paraissait suspect, mais rien dans sa posture ni dans son comportement ne semblait évoquer une tentative de drague. Bien au contraire. Il restait froid et professionnel.
— Je vous suis.
Je lui emboîtai le pas, traversant la maison jusqu’à la porte de derrière.
Il avait toujours cette étrange démarche, gracieuse et détendue, mais déterminée. Était-ce une nouvelle coquetterie qu’il mettait en pratique en vue de sa prochaine prestation ?
Quand on arriva dans le jardin, j’essayai de le rattraper, mais il ne fit que presser le pas. Peur que Claudia nous espionne d’une fenêtre ? Me voir le « suivre » dans le jardin n’aurait rien fait pour améliorer son humeur.
Enfin, il s’immobilisa. Puis, lorsqu’il se retourna, il me salua d’un étrange signe de tête, et me dit avec un infime sourire :
— Jaime O’Casey, je suis enchanté de faire votre connaissance.
Une vague de panique me gagna. Personne dans le métier ne connaissait mon vrai patronyme. Mais si Grady pensait que ça lui donnait de l’emprise sur moi, il se trompait. « Vegas » n’était qu’un nom de scène, je n’avais rien à cacher.
Je le regardai. Ses yeux presque gris brillaient désormais d’un bleu plus vif que le ciel. Un éclat extraordinaire, surnaturel. Je reculai. Il m’attrapa par la manche. Ses doigts étaient si chauds que je les sentais à travers le tissu.
La vague de panique déferla et me submergea complètement. Je tentai de me dégager. Il tint bon, sans toutefois serrer davantage. J’avais le bras pris dans un étau. Ce n’était pas Grady, mais quelqu’un ou quelque chose qui se servait de son corps, et j’avais une bonne idée de ce que ça pouvait être.
— Je viens de la part de Kristof Nast.
Enfoiré de Kristof ! C’était pour ça qu’il ne m’avait pas dit qui il allait appeler : je n’aurais jamais accepté.
— Je suis désolée… Il y a erreur. Je ne parle pas aux…
— … Étrangers ? Vous faites bien, mais j’espère que pour cette fois, vous ferez une exception.
Une lueur d’amusement étincela dans ses beaux yeux. Un regard hypnotisant.
— Je suis venu vous aider, Jaime.
— Non merci. J’ai déjà eu affaire à vos congénères.
Il inclina la tête, son regard sondant le mien.
— Ah, je vois. Une erreur de jeunesse. Le prix paraissait correct, n’est-ce pas ? Que voulez-vous, c’est souvent ainsi. Le prix d’un démon semble toujours raisonnable, quand on est aveuglé par la rétribution. Et on finit immanquablement par payer plus que prévu. Mais c’est du passé. Vous avez obtenu ce que vous vouliez. Et ça vous a coûté cher. Pas très agréable comme leçon, mais ça aurait pu être pire.
— Quel que soit le marché que vous proposez…
— Ma chère enfant, je ne négocie pas comme un vulgaire marchand de tapis. Savez-vous qui je suis ?
Je secouai la tête. Il me relâcha le bras.
— Je suis Aratron.
Devant mon manque de réaction, il se mit à rire de bon cœur.
— Plus personne n’enseigne la démonologie à ses enfants de nos jours ? Pendant des siècles, il suffisait que je prononce mon nom pour que tout le monde, y compris vos congénères, se prosterne devant moi, me promettant leur or, leur femme, leur premier-né en échange d’une once de mon savoir. Et aujourd’hui ? De la perplexité mêlée d’indifférence. Pas vraiment le même niveau.
— Désolée.
Il rit de nouveau.
— Eve savait qui j’étais. Et me traitait même avec grand respect.
Il s’approcha d’un banc et me fit signe de m’asseoir à côté de lui. Je refusai, et ses yeux étincelèrent.
— Je ne vais pas vous dévorer tout crue ni vous consumer dans une boule de feu. Cette dernière option, quoique spectaculaire, n’entraîne pas de bonnes relations avec les humains.
Je me perchai à l’autre bout du banc.
— Savez-vous au moins ce qu’est un eudémon ? demanda-t-il.
— Ça oui, répondis-je avec un peu trop d’enthousiasme. Il y a deux sortes de démons. Les cacodémons sont ceux qu’on peut invoquer et avec qui on peut conclure des pactes. Les démons du chaos. Ils peuvent générer des semi-démons comme Eve. Mais les eudémons…
Je me tapotai les cuisses, comme une écolière ayant fièrement levé le doigt pour donner la réponse avant de se rendre compte qu’elle n’en avait que la moitié.
— Je dois avouer que je ne sais pas grand-chose sur les eudémons. Hormis le fait que ce ne sont pas des cacodémons. En général, on ne peut pas les invoquer. Ils ne font pas d’enfants…
— Pour la plupart des mortels surnaturels, c’est tout ce qui importe. Il est quasiment impossible de nous invoquer. On ne peut pas vous engendrer. Nous sommes neutres, diriez-vous. Voire indifférents. À la fois à vos joies et à vos souffrances. Vous ne nous intéressez pas… sauf d’une manière purement théorique.
— Et c’est ce que vous êtes. Un eudémon.
— C’est ce qu’est Aratron, ce dont vous aurez facilement confirmation en téléphonant à Robert Vasic. Et j’affirme être Aratron. Mais mon identité n’est pas si simple à établir. J’irai même jusqu’à dire que c’est impossible. Vous savez, par ma voix, mon toucher, mon regard, que je suis une déité de haut rang. Ce sont des choses que je ne peux feindre, et même les profanes en démonologie savent reconnaître les marques d’un puissant démon. Mais ne pourrais-je pas être un cacodémon à l’instar de Baal, Balam ou Lucifer ? Si j’en étais un, ne serait-il pas judicieux de me présenter sous la forme d’un eudémon tel Aratron ?
— J’imagine…
— Vous pensez sans doute que je suis fou. Pourquoi évoquer ces possibilités ? Parce que, mon enfant, si je ne le fais pas, vous le ferez, maintenant ou après réflexion. Je ne peux pas prouver mon identité. Vous pourriez appeler Kristof, mais vous ne lui faites pas confiance. Vous ne vous fiez qu’à Eve mais, comme par hasard, elle est injoignable. Vous avez la possibilité, en revanche, de vous demander si Kristof serait capable d’une chose pareille, non pas envers vous, mais envers elle. Eve est très protectrice avec ses alliés. Connaissant leur relation, est-ce qu’il présenterait une de ses amies à un cacodémon ?
— Non.
— Alors, en l’absence de preuve formelle, vous devrez vous contenter de ça. Eve me connaît. Nous collaborons depuis longtemps et je l’aime beaucoup… Autant qu’on peut aimer une ombre. Je ne voudrais pas nuire à notre relation en vous faisant du mal.
— D’accord. Donc vous êtes là pour m’aider et vous ne désirez rien en échange ?
— Oh, bien sûr que si, mais je ne pense pas que vous m’en tiendrez rigueur.
— Et donc vous voulez…
— Des connaissances. J’ai peu de choses hormis un immense savoir, bien plus grand que vous ne pourriez l’imaginer. J’accumule des informations, et parfois, je les partage. En échange de nouveaux renseignements, évidemment. Le phénomène sur lequel vous enquêtez ne correspond à rien de ce que vous connaissez, exact ?
Je hochai la tête.
— Pareil pour vos experts ?
J’acquiesçai encore.
— Et idem pour moi, je dois l’avouer. Cette nouveauté m’intrigue, et c’est la raison pour laquelle j’aimerais vous guider dans la bonne direction.
— Qui est… ?
— Vous le savez déjà. (Il sourit.) Je suis juste venu vous dire que vous avez raison.
Je remuai, mal à l’aise.
— Je suis nulle en énigmes.
— Alors, faites en sorte que ça n’en devienne pas une. Vos chercheurs et vos experts prétendent qu’il ne s’agit pas d’une forme de magie connue. Ils affirment également que ça ressemble beaucoup à autre chose.
— À de la magie humaine. Ce qui est impossible.
— Pourquoi cela ?
Aratron se redressa, avec ce minuscule sourire aux lèvres, non pas moqueur, mais encourageant, tel un professeur patient, décidé à ce que je comprenne la leçon. J’ai toujours préféré les profs sarcastiques, les blasés, ceux qui n’attendaient rien de moi. Ceux que je ne pouvais pas décevoir.
— Ce n’est pas un oral d’examen, Jaime.
Je tressaillis. On aurait dit qu’il avait lu dans mes pensées.
C’était peut-être le cas, d’ailleurs.
— Si vous voulez que je vous donne les réponses, je le ferai, dit-il d’une voix plus terne, mais je pense que vous préféreriez trouver la solution vous-même. Il ne s’agit pas de devinettes, ni de questions pièges. Aucun indice ne vous a échappé. Vous avez simplement négligé une éventualité qui, il est vrai, ne serait venue à l’esprit de personne. La possibilité de l’impossible.
— Je ne comprends pas.
— Pourquoi la magie humaine serait-elle impossible ?
— Parce qu’elle ne marche pas.
— Ah.
Je lui jetai un regard perçant.
— Elle marche ?
— À notre connaissance, elle n’a jamais fonctionné, hormis quelques sorts mineurs connus de rares non-initiés. Mais même dans ce cas, le lanceur de sorts avait presque toujours de lointaines origines magiques ou démoniaques. Et les incantations étaient des plus simples. Rien qui soit susceptible de drainer ou de morceler une âme.
— Donc elle est impossible.
— Il y a cinquante ans, l’homme n’avait jamais mis le pied sur la lune. Est-ce que, pour autant, c’était impossible ?
— Bien sûr que non. La science a juste évolué…
Je m’arrêtai.
— L’évolution…, songea Aratron. Une chose étrange.
Il tordit puis arracha une rose d’un buisson, sectionnant la tige d’un coup d’ongle. Il se piqua le pouce avec une épine, et une goutte de sang glissa le long de son poignet. Il suivit le tracé du filet rouge puis examina l’épine ensanglantée avec la minutie d’un scientifique analysant la cause et l’effet.
Il retourna sa main et toucha l’endroit de la piqûre du bout de l’index.
— Ça fait mal, j’imagine.
— Vous ne le sentez pas ?
— Si, mais ça ne veut rien dire pour moi. Si vous l’aviez fait à ma place, vous auriez appris à manier une rose plus délicatement.
Il serra la fleur et je frémis en m’imaginant les épines s’enfonçant dans sa chair. Lorsqu’il relâcha son étreinte, sa paume était maculée de sang.
— Pour moi ? (Il leva la main.) C’est juste une expérience intéressante. Bon, évidemment, je suis sûr que l’homme à qui appartient ce corps n’appréciera pas, mais si ce que vous appelez « douleur » ne me gêne pas, comment suis-je censé avoir pitié de lui ? Cependant, même si je ne ressens aucune douleur, je sais qu’elle existe, et par là même, je comprends la présence de ces épines.
— Pour défendre la fleur. Pour augmenter ses chances de survie.
— L’évolution. Tout comme les humains pourraient évoluer pour se transformer en loups, afin d’améliorer leurs capacités à chasser, trouver de la nourriture, se protéger. Une aberration, certainement, mais qu’est-ce qu’une aberration si ce n’est le point de départ d’une évolution ? Un homme à moitié loup, doté d’une force et de facultés sensorielles supérieures. Un prédateur surpuissant. Ça marche, et pourtant… (Il leva son doigt ensanglanté.) Il y a des inconvénients, des failles, des imperfections dans la conception. Un monde de loups-garous serait voué à l’autodestruction. Mais en tant qu’aberration, ça fonctionne… pour l’instant.
— C’est ce que nous sommes, alors ? Des aberrations temporaires ? J’ai déjà entendu cette théorie. C’est donc vrai ?
— Vrai ? (Il tourna la fleur entre ses mains.) Non, ce n’est qu’une hypothèse et ça le restera toujours. C’est l’éternel conflit entre la science et la foi. Je pourrais affirmer que les êtres surnaturels représentent des mutations aléatoires qui, d’un point de vue évolutif, ont plus ou moins réussi. Les faits étayent mes propos. Mais si une puissance supérieure déclarait : « Non c’est moi qui l’ai fait, ça faisait partie d’un plan. » Comment pourrais-je la contredire ? Je peux vous dire que ces mutations se produisent plus souvent qu’on ne l’imagine. La plupart ne durent qu’une génération ou deux. (Un léger sourire.) Évolution, ou créateur suprême adepte d’expériences ? Peu importe, n’est-ce pas ?
— J’imagine.
— Certaines de ces mutations persistent pendant des siècles, pour prendre fin le jour où leur unicité n’est plus nécessaire… ou perd son caractère exceptionnel. Imaginez si ces scientifiques là-bas (il désigna la maison) découvraient un moyen pour les humains de communiquer avec les morts. Qu’arriverait-il à vos congénères ?
— On disparaîtrait ?
— C’est un peu radical. Non, vous ne feriez que fusionner avec le patrimoine génétique. Les nécromanciens en tant que race autonome cesseraient d’exister. Ça s’est déjà produit. Les dryades, les elfes, les nymphes, tous les peuples des bois… ils n’avaient plus leur place dans le monde moderne. Leur temps était révolu. Cela n’a pas d’importance. D’autres viendront à leur suite.
— Des coups de bol génétiques qui évolueraient en races ? Mais ça doit prendre des générations !
— C’est vrai, mais parfois le « coup de bol » n’en est pas un.
Il porta la rose à son nez, puis me l’offrit.
— Vous sentez quoi ? me demanda-t-il.
Je reniflai.
— Un parfum très discret.
— Une mutation. Due non pas à la nature, mais à l’homme. On crée une fleur plus robuste, plus apte à résister aux maladies. Une version améliorée de son équivalent sauvage et pourtant… (il renifla et soupira) il y a des failles.
Il me regarda avant de conclure :
— Vous dites que la magie humaine est inconcevable parce qu’elle n’a jamais existé. Mais… (Il fit tomber la rose sur mes genoux.) Et si un déclic s’était produit ? Si la nature et la science s’étaient télescopées ?