Démons et dettes

On se gara dans un parking si cher, qu’à Chicago, je me serais attendue à ce qu’un voiturier m’ouvre la porte et s’occupe de laver la voiture. Nous étions encore à quelques rues de l’endroit où travaillait Hope et Jeremy me proposa de me déposer ; je refusai.

Pendant que nous descendions la rue, l’odeur des falafels et des frites me rappela que j’avais sauté le petit déjeuner. C’était un quartier d’affaires, tout à fait convenable mais sans grand intérêt. Un méli-mélo de petits immeubles de bureaux et de traiteurs, entrecoupés de salons de manucure, de boutiques de luxe et de cafés huppés. Le secteur faisait son possible pour paraître branché.

Je le mis au courant de la situation de mon côté : les caméras planquées, les nouvelles séances programmées et le dossier bleu de Becky.

— Et quand je me suis renseignée à propos de Grady, j’ai découvert qu’il cherchait à délocaliser son émission en Amérique. Mais pour une seule saison apparemment, et sans aucun rapport de contenu avec la mienne. Pourtant, l’assistant de Becky avait l’air de penser que je devrais m’en soucier, et il a peut-être raison. Les producteurs de Hollywood sont connus pour ce genre de choses : ils verront deux émissions de spiritisme sur l’ardoise et n’iront pas chercher ce qui les différencie.

— Tu as parlé avec Grady ?

— Pour lui dire : « Dégage de mes plates-bandes » ? (Je poussai un soupir.) Je sais ce que tu veux dire : juste discuter avec lui, histoire d’en savoir plus. J’en avais l’intention, mais maintenant qu’il est devenu encore plus exigeant, je suis nerveuse. Je suis déjà assez tracassée par ce mémo sur Gabrielle Langdon. J’ai conscience que Becky voulait bien faire, mais si je dois gagner, je tiens à ce que ce soit sans tricher. (Je secouai la tête.) Regarde-moi… Un moment, je prétends en avoir marre de cette compétition, et l’instant d’après je clame haut et fort que je veux la remporter. J’en ai tellement ras-le-bol de ces médisances, de toute cette esbroufe, de ces mensonges. Surtout en ce moment. J’ai des enfants fantômes coincés Dieu sait où et, au lieu de les aider, j’essaie de mettre des bâtons dans les roues d’un producteur de pubs de vingt-huit ans qui cherche à transformer l’émission en une sorte de Big Brother chez les médiums.

— Ça fait un bout de temps que tu en as marre du show-business.

— Je sais. J’ai vraiment hâte d’en sortir. Pas des représentations, juste…

— … de la télé.

On bifurqua à un coin.

— Je sais ce que tu penses. C’est contradictoire : je dis que je veux me barrer, mais la seule raison qui me pousse à supporter ces conneries sur le plateau, c’est de faire encore plus de télé. En fait, je voudrais juste une tranche horaire pendant quelques années. Une fois que je me serai vraiment fait un nom, je pourrai me consacrer aux spectacles et être un peu plus disponible pour le conseil. Le mois dernier, Paige m’a invitée à collaborer à une enquête – j’ai dû passer des mois à la supplier – et je me suis défilée parce que ça tombait en même temps que mon passage sur le talk-show. Si je pouvais compter sur cinq à six représentations par an à guichets fermés, je serais sauvée.

— Tes spectacles font presque salle comble, non ?

— Oui, mais… (Jeremy me rattrapa alors que je m’apprêtais à descendre du trottoir au feu rouge.) J’ai vraiment besoin d’avoir ma propre émission, juste pour un moment, histoire de dire que j’en ai eu une. Ça a toujours fait partie du plan.

— Celui de ta mère.

Il prononça ces mots d’une voix douce, sans emphase, sans essayer de prouver quoi que ce soit. C’est pourtant ainsi que je le pris.

— Non, son plan c’était de se charger elle-même de me dégotter une émission. Sans elle, je n’avais pas la moindre chance. Du moins, c’est ce qu’elle pensait.

En fait, elle avait toujours cru que je n’arriverais à rien sans elle. Et d’une certaine façon, elle n’avait pas tort. J’avais quitté le nid à dix-huit ans, encore trop jeune et inexpérimentée pour prendre mon envol. J’étais en quête d’un mentor. Or, justement, un médium mondialement célèbre avait besoin d’un stagiaire. Mais je ne pratiquais le spiritisme que depuis quelques années et mon rival pour ce poste était sur le circuit depuis l’âge de dix ans. Alors, j’avais conclu un pacte avec le diable.

C’était l’idée de mon copain, un sorcier que j’avais rencontré par l’entremise d’un ami de ma grand-mère. Il était assez vieux et intelligent pour savoir que, même si un pacte avec un démon semblait tentant, il valait mieux laisser quelqu’un d’autre le tester… Une petite amie naïve et ambitieuse, par exemple.

Le démon m’avait proposé un marché : il m’obtiendrait le poste si je l’aidais à contacter une âme dans une dimension démoniaque… Il me préciserait même comment procéder. Ma seule condition était que mon rival ne soit pas tué. Une semaine plus tard, j’apprenais qu’il avait quitté le métier. Je n’ai jamais su pourquoi, ni jamais osé chercher. J’avais la place et il était toujours vivant, c’était tout ce qui importait.

J’avais alors contacté ce fantôme : l’esprit d’un tueur en série. Le démon l’avait interrogé sur ses crimes et l’assassin lui avait révélé une foule de détails sordides qui hantent encore mes cauchemars. Mais le plus traumatisant, c’est de savoir que ce n’était pas par simple curiosité que le démon désirait connaître ces détails. Il avait sûrement un commanditaire impatient de reproduire ces crimes. Quelque part dans le monde, des gens avaient été assassinés dans des conditions atroces à cause de moi. La rançon de la gloire.

Après cela, j’avais gravi les échelons toute seule, sans demander la moindre faveur, sans être redevable à quiconque, sans compter sur personne. Si ma mère a un jour été surprise de ma réussite, elle ne l’a jamais laissé paraître. Chaque fois qu’on se voyait, l’une des premières choses qu’elle me demandait était : « Alors, Jaime, as-tu enfin ta propre émission ? » Je ne voulais pas la décrocher dans le simple but de lui rétorquer : « Oui. Et toc ! » J’avais surtout besoin de me prouver que je pouvais le faire.

 

— C’est ce bâtiment, là-bas, dit Jeremy. J’espère qu’elle n’est pas déjà partie déjeuner. D’après son répondeur, elle est au bureau, mais quand j’ai essayé de laisser un message, ça n’a pas eu l’air de marcher. (Un léger sourire.) Ou alors – plus probable – je me suis planté. De toute façon, ça n’aurait pas servi à grand-chose puisque je ne pouvais lui donner de numéro à rappeler.

— Tu as raison. Il faut qu’on t’achète un portable. On s’en occupera cet après-midi.

Jeremy me conduisit au coin d’une rue et s’arrêta dans le renfoncement d’un immeuble à deux étages. Il essaya la porte. Une sonnerie retentit et son regard tomba sur une plaque mentionnant : « Veuillez utiliser l’interphone. » Sous l’interphone se trouvait une liste de bureaux. Il l’observa, fronçant les sourcils.

— Finalement, ça ne va pas être si simple de « faire un saut à son bureau », comme elle nous l’a proposé.

Il sortit un carnet de notes de sa poche et vérifia l’adresse, puis consulta une nouvelle fois la liste. True News n’était pas répertorié et rien ne ressemblait au nom d’un journal.

— Ça ne m’étonne pas, dis-je. Vu ce qu’ils publient, c’est peut-être plus prudent de faire profil bas. Sinon, ils auraient un flot incessant de personnes frappadingues qui débouleraient dans leurs bureaux en prétendant avoir vu des ovnis ou Elvis.

— C’est vrai. Bon…

— C’est quoi son numéro de téléphone ?

— Ah. Oui.

Il me le donna. Je le composai sur mon portable puis lui tendis l’appareil. Il parla pendant une minute, d’une voix trop basse pour que je puisse l’entendre.

— Elle descend, dit-il en me rendant le téléphone.

À peine une minute plus tard, la porte aux vitres teintées s’ouvrit et une jeune femme sortit. Vêtue d’un jean, d’un tee-shirt et de baskets, Hope Adams ressemblait à une princesse de Bollywood tentant de traverser Los Angeles incognito. Menue, avec une ossature délicate, des traits fins et des yeux brun doré, elle avait le genre de visage qui serait aussi ravissant à quatre-vingts ans qu’à vingt. Pourtant, elle portait cette beauté avec une certaine gaucherie, comme une fille de la campagne à qui on aurait prêté une robe Gucci, et qui se demanderait comment l’enfiler et même si elle y tenait vraiment. Elle avait relevé ses longs cheveux noirs en une simple queue-de-cheval. Elle avait une tache d’encre sur la joue, comme une peinture de guerre.

Son visage s’éclaira d’un sourire quand elle vit Jeremy. Elle s’approcha et l’accueillit d’une poigne un peu trop ferme et vigoureuse, évoquant un nouvel employé convoqué chez le patron et qui, sans redouter de mauvaise nouvelle, serait incapable de se débarrasser d’une pointe d’appréhension.

— M. Danvers, enchantée de vous revoir.

— Jeremy, je vous en prie. Et voici…

— Jaime Vegas. (Elle me serra la main avec force.) C’est un plaisir. Alors vous vouliez me parler d’un problème concernant le conseil ? J’habite à deux pas d’ici, si vous préférez un peu d’intimité.

 

Je montai l’escalier extérieur à la suite de Hope. En chemin, nous étions tombés sur un magasin qui vendait des téléphones à carte prépayée. Je montrai à Jeremy ce qu’il cherchait, puis il insista pour s’occuper de l’achat pendant que je continuais, afin de ne pas accaparer Hope trop longtemps.

Elle ouvrit une porte donnant sur une grotte sombre hantée par des relents de moisissure et de nourriture épicée. On avait tenté de masquer cela à l’aide d’un produit parfumé au citron et de bouquets de fleurs, mais la puanteur persistait. Hope entra et entreprit d’aérer les lieux.

— Je n’arrive pas à me débarrasser de l’odeur, dit-elle. J’ai l’impression qu’elle est incrustée dans les murs.

Elle alluma la lumière, mais la pièce ne s’en trouva pas plus éclairée. Deux des trois fenêtres offraient une vue ravissante sur un bâtiment si proche qu’il défiait le code de l’urbanisme. J’entrai dans la cuisine. Cinq pas plus loin, je me retrouvai dans le salon.

— Minuscule, hein ? Je sais, c’est un trou à rat, mais c’est dans mes moyens, meublé et proche de mon boulot.

— C’est mieux que mes premiers appartements.

— J’ai dû me battre avec le proprio pour qu’il me laisse repeindre, en faisant le travail moi-même et en achetant mon propre matériel. (Elle fit courir ses doigts le long de la cloison.) Même si au bout du compte, je ne pense pas lui avoir rendu service. Apparemment, on est censé lessiver les murs avant de les peindre. Je crois que c’est pour ça que je n’arrive pas à me débarrasser de l’odeur.

Je regardai en direction du bouquet posé sur la table basse. Il y en avait un deuxième, plus petit, sur l’étagère.

— Les fleurs égaient la pièce.

— Un cadeau de ma mère lors de sa dernière visite. Pareil pour les rideaux, le jeté de lit, les oreillers… Je dois être la seule en ville à posséder un appart où les accessoires coûtent plus cher que les meubles. Tous les jours, quand je revenais du boulot, je trouvais un nouvel élément. Et là, elle m’expliquait la façon dont elle avait choisi la couleur, le tissu… essayant encore de me donner des leçons de déco. Je n’arrête pas de lui dire que c’est peine perdue, un gène parmi tant d’autres dont je n’ai pas hérité. (Elle sourit.) Ah, les mères… Elles vous rendent dingues, mais c’est juste pour montrer qu’elles vous aiment.

J’acquiesçai comme si je savais de quoi elle parlait. Elle tapota un coussin, une lueur mélancolique traversant son regard.

— Vous êtes proches ? demandai-je.

Un sourire presque embarrassé.

— Ouais. Je suis le petit bébé de la famille. C’est la première fois que je vis loin de la maison. (Elle se dirigea vers le réfrigérateur.) Je vous sers une boisson fraîche ? Ou un thé ? Un café ?

— De l’eau, ce sera parfait.

Elle me tendit un Perrier.

— Cadeau de maman, ça aussi. Quand elle a vu mes bouteilles bon marché, elle s’est sentie obligée d’avoir un tête-à-tête avec moi sur l’état de mes finances. (Elle se prit un soda.) Asseyez-vous. Oh, attendez, je vais virer mon courrier de la table.

Elle en profita pour trier les lettres, accrochant les factures au réfrigérateur et jetant les prospectus à la poubelle. Une très jolie enveloppe en vélin, adressée à « Mlle Hope Adams » atterrit dans un panier, en compagnie de quelques autres.

— Des invitations ? dis-je en tirant une chaise. Même après avoir vécu dix ans à Los Angeles, je n’étais pas si populaire.

— Ma mère, encore. Quand elle était là, elle a dû se taper le tour de toute la haute société. Pas vraiment son truc, mais nécessaire, ne serait-ce que pour nouer des relations pour ses œuvres de bienfaisances.

Je hochai la tête, comme si la haute société n’avait aucun secret pour moi.

— Et du coup (Hope désigna le panier), maintenant qu’ils sont au courant que la fille cadette de Nita Adams est en ville, ils m’invitent tous à des réceptions et à des déjeuners, histoire de s’assurer que je suis une jeune femme convenable.

— Convenable ?

Elle sourit.

— En tant qu’épouse, bien sûr. Jamais mariée. Diplômée. Plus toute jeune à vingt-huit ans. Mais, pourvu que je sois moitié aussi jolie, intelligente, charmante et bien éduquée que ma mère, alors ils passeront outre et me présenteront à un de leurs beaux partis.

— Ça paraît un peu…

— … Arrangé ? (Son sourire s’élargit.) La société américaine peut être pire que Bombay. Certaines familles considèrent encore que le milieu importe plus que l’amour. Les ancêtres de mon père ont débarqué du Mayflower et maman descend d’une famille royale indienne, ajoutant ainsi une petite touche d’exotisme à une lignée américaine parfaitement respectable. Bien entendu, s’ils connaissaient l’identité de mon vrai père, ces invitations se tariraient assez rapidement.

— Peut-être pas. Vous êtes une forme rare de semi-démon, ce qui signifie que votre père occupe sans doute un rang assez élevé. Du sang royal des deux côtés.

 

Lorsque Jeremy arriva, on exposa à Hope l’objet de notre enquête.

— Donc, ce groupe – ceux que vous soupçonnez d’avoir franchi la barrière –, vous pensez qu’il est d’ici ? demanda-t-elle. Ou du moins qu’il a une branche dans le coin ? Ce qui expliquerait la présence de ces fantômes.

— C’est fort probable, dit Jeremy.

— Alors je sais à qui vous devriez vous adresser. À des chasseurs d’arnaques paranormales. Ils connaissent toutes les personnes et rumeurs liées à l’ésotérisme. Ils sont entrés en contact avec moi quand j’ai débarqué ici, et depuis, on s’échange des tuyaux.

— Des chasseurs d’arnaques ? demandai-je.

— Vous avez entendu parler des enquêteurs du paranormal ?

— La bête noire des créatures surnaturelles.

— Eh bien, ces mecs sont tout le contraire. Au lieu d’essayer de prouver que le paranormal existe, ils traquent les charlatans et les escrocs.

— Comme les médiums qui passent à la télé, par exemple ?

— Ah… (Elle marqua une pause.) Je n’avais pas pensé à ça. Mais ça ne devrait pas poser de problème. J’imagine mal ces types s’intéresser à vous. Si vous dépouilliez des veuves de leurs économies en leur promettant de transmettre un message à leur mari, ils vous auraient dans le collimateur. Mais ce n’est pas le cas. Cela dit, si ça vous met mal à l’aise, M. Dan… je veux dire, Jeremy et moi pourrions les rencontrer…

— Non, pas de problème. Je ne m’attends pas à ce que ce soient des fans, mais j’arriverai bien à les amadouer avec une histoire bidon.