Magie humaine
J’obligeai Molly à s’agenouiller. Elle n’était ni bâillonnée ni réduite au silence au moyen d’un sort, et pourtant, elle n’avait pas décroché un mot. Ni tenté de fuir. Elle se contentait de nous regarder d’un air méfiant, tendue, mais sans esquisser le moindre geste agressif.
Je fis signe à Savannah de s’éloigner. Elle hésita, peut-être parce qu’elle doutait de mes compétences en matière d’interrogatoire, mais plus vraisemblablement parce qu’en digne fille de ses parents, elle aurait préféré s’en charger. Au bout d’un moment, elle recula en hochant la tête.
Je me dressai au-dessus de Molly.
— Tu as tout foiré. Ça fait tellement longtemps que tu es du côté obscur que tu crois que tout le monde est aussi fourbe et malintentionné que toi. Je te disais la vérité. Tout ce que je voulais, c’était des informations, et je te proposais un marché parfaitement honnête. Je n’avais aucune idée de ce qui était réellement arrivé à Mike jusqu’à ce que tu deviennes parano et que tu te mettes à tout me balancer.
— Je n’ai jamais admis…
— C’est vrai. On pourrait la jouer comme ça. Je t’arrête et tu plaides ton innocence devant le conseil. (Molly plissa les yeux.) Ou on pourrait laisser le conseil en dehors de ça. Si j’avais été à ta place, je n’aurais pas réglé ça en tuant Mike, mais d’après ce que tu m’as dit, ce n’était pas totalement injustifié. Tu avais une bonne raison…
— Ouais. Ce salaud a essayé de…
— On sait, on sait, interrompit Savannah.
Je jetai un coup d’œil à la jeune sorcière. Elle était assise sur l’herbe, les jambes croisées, s’appuyant sur les mains. Une posture effrontée, pour bien signifier à Molly qu’elle ne lui inspirait aucune crainte. La blonde serra les lèvres. Passant derrière elle, je fis signe à Savannah de se redresser. Elle obtempéra et Molly se détendit.
— Le conseil n’est pas au courant de ma présence, déclarai-je. Le loup-garou est là en tant que renfort officieux. Par amitié, pas par devoir.
Molly jeta un coup d’œil à Savannah.
— Moi je suis le renfort hyperofficieux, dit-elle. J’ai envoyé Jaime te voir parce que je croyais que tu l’aiderais. Puis, après son départ, j’ai eu des doutes. Alors je l’ai suivie.
— Est-ce qu’ils savent que tu es là ?
À son ton méprisant, je compris qu’elle parlait de Paige et Lucas.
Savannah secoua la tête.
— J’ai dit que j’accompagnais Jaime à l’aéroport et que je resterais jusqu’au décollage. En ce moment, ils doivent croire que je fais l’école buissonnière, mais rien de plus.
— Tu vois, Molly, ton secret est bien gardé… et il ne tient qu’à toi qu’il le demeure. On pourrait passer l’éponge et tout recommencer. Imaginons qu’on est encore dans ton salon. Je viens de t’expliquer mon problème et tu acceptes de m’aider.
— En échange de…
Savannah éclata de rire.
— Tu te crois en position d’exiger quoi que ce soit ?
— Le marché tient toujours, dis-je. Si tu me files un coup de main, je contacterai Mike. (Molly se renfrogna.) Dans ce cas, que penses-tu de ça ? Tu réponds à mes questions et j’oublie qui l’a tué.
Je répétai mon problème.
— Tu veux un conseil ? Va retrouver celui qui t’a raconté cette histoire à dormir debout et examine-le de plus près.
— Pardon ?
— Quelqu’un se fiche de toi. On t’a débité des conneries.
— J’ai essayé de contacter les esprits moi-même, mais…
Elle me regarda avec un sourire caustique.
— Alors il faudrait commencer par trouver un meilleur nécromancien. Soit il n’y a pas de fantômes, soit ils sont dans le coup. Celui qui t’a raconté ces salades n’y connaît que dalle. Il a peut-être fait des recherches sur Internet, ou consulté quelques livres à la bibliothèque, mais ce qui l’intéresse, ce n’est pas notre magie. C’est celle des humains.
— Des humains ?
— Ils s’en servent pour tuer, dans le but de drainer l’énergie et le pouvoir de leur victime et de s’en emparer.
Savannah étouffa un juron, résumant ainsi son opinion des humains.
— Mais la magie des hommes ne fonctionne pas, répliquai-je.
Molly me toisa d’un regard méprisant.
— Sans blague… C’est bien pour ça que je te dis qu’on te fait marcher.
Je me tournai vers l’adolescente.
— Elle a raison. Ça ne ressemble pas à un sacrifice rituel. Paige et Lucas sont du même avis. Mais si tu as essayé de les contacter, ça signifie que ce n’est pas une question de puissance, dit Savannah.
Molly roula des yeux.
— Et si les fantômes lui jouaient un tour ? demanda Savannah. Ça arrive, n’est-ce pas ?
— Tout bon nécromancien s’en serait aperçu, rétorqua Molly avec une grimace.
— Donc, ça te fait penser à de la magie humaine, repris-je. Tu crois que ce serait ça ? Les conséquences d’une imitation de rituel magique ?
Molly et Savannah échangèrent un regard. On aurait dit que toute rancune avait disparu, ne laissant plus que deux sorcières confrontées à un cas d’école.
— Qu’est-ce qui se passe quand les humains jouent à « sacrifions des gens » ? demanda Savannah, mi-sérieuse, mi-songeuse. On sait qu’ils ne peuvent en tirer aucun pouvoir, mais qu’est-ce qui arrive à l’âme de leur victime ?
Molly répondit :
— Rien, sinon les nécromanciens seraient au courant.
— Peut-être que ça ne se produit pas tout le temps, mais uniquement dans certaines circonstances…
— Tout est possible avec les humains… Ils seraient prêts à n’importe quoi pour obtenir des pouvoirs. Sacrifier des bébés ? Des enfants ? Torturer ? Qui sait…
Drôles de paroles pour quelqu’un qui, moins d’une heure auparavant, n’aurait pas hésité à me cramer les yeux. Cela étant, même Savannah aurait considéré que c’était totalement différent. Je représentais alors une menace. En entrant en toute connaissance de cause chez une sorcière experte en arts occultes, j’avais pris des risques délibérés. Rien à voir avec le fait de tuer un bébé dans l’espoir d’en tirer une faveur magique.
Savannah et Molly continuèrent la discussion sans toutefois parvenir à la moindre conclusion. Enquêter sur la magie humaine était une idée judicieuse, mais aucune d’elles n’aurait pu m’aider en la matière.
Le temps que nous terminions notre conversation, le soleil s’était couché.
Savannah dit à Molly :
— Tes gamines sont chez des amis, hein ?
Elle acquiesça.
— Donc elles ne risquent rien si tu rentres plus tard que prévu. Voilà ce que je vais faire. Sache tout d’abord que je ne te détacherai pas. C’est à toi de le faire. Je ne briserai pas non plus le sort d’entrave. Quand je serai suffisamment loin, il se rompra, et tu regagneras ta voiture, récupéreras ton téléphone et appelleras la dépanneuse. Mais si tu te lances à notre poursuite, maintenant ou plus tard, je demanderai au conseil d’enquêter sur la mort de Mike.
Pendant que nous faisions route vers le quartier de Molly pour retrouver Jeremy, Savannah m’expliqua comment, lors de sa filature, elle s’était tenue en retrait jusqu’au moment où il était devenu évident que j’avais besoin d’aide.
— Et tu as compris ça quand ? En la voyant me charger à l’arrière du 4x4, ligotée et bâillonnée ? Ou en l’entendant dire : « Maintenant, je vais te tuer et jeter ton corps dans le marais » ?
— Hé, pendant un moment j’ai cru que t’allais réussir à la baratiner. Je ne voulais pas te déranger.
En d’autres termes, elle m’avait laissé une chance de m’échapper toute seule.
— Ne sois pas trop dure avec toi-même, reprit-elle. Ce n’est pas ta faute si tu n’as pas de superpouvoirs aussi cool que les miens.
— Merci.
Elle m’adressa un sourire.
J’enlevai quelques brindilles de mes cheveux, puis jetai un coup d’œil à mon reflet dans le rétroviseur.
— J’apprécie vraiment que tu sois venue me chercher, Savannah. Quand je raconterai tout au conseil, je m’abstiendrai de mentionner ton nom.
Elle hésita, puis secoua la tête.
— Non. Autant dire la vérité, sinon ça va me revenir dans la gueule et je serai encore plus dans la merde pour t’avoir forcée à me couvrir. J’assumerai mes actes. Mais si tu pouvais… (un regard dans ma direction) tu sais, mettre la sourdine sur certains détails. Le sort des koyut, par exemple…
— Tant que tu mets la sourdine sur tes : « Il a encore fallu que je sauve Jaime. »
Un sourire reconnaissant.
— Tope là.
Pendant que Savannah faisait le tour du quartier, j’entraperçus quelqu’un à travers les lames de la palissade.
— Voilà Jeremy, dis-je. Dans la cour.
— Où ça ? (Elle plissa les yeux dans la pénombre.) Ah, ça y est ! Quelle vue perçante !
Elle n’ajouta aucune remarque insidieuse sur mon étrange capacité à détecter Jeremy d’un coup d’œil. Je me flatte de garder Savannah dans l’ignorance de mes sentiments pour lui, mais si c’est vraiment le cas, elle est bien la seule.
Elle s’arrêta tandis que Jeremy sautait par-dessus la clôture aussi facilement que s’il franchissait une haie de soixante centimètres.
— Je ferais mieux de te laisser là et de revenir fissa à la maison avant que Paige appelle la garde nationale.
— Tu fuis avant que j’aie pu lui raconter nos aventures ?
— Et en quatrième vitesse, mais passe-lui le bonjour et dis-lui que je le verrai à Thanksgiving. (Elle marqua une pause.) Non, finalement, pas un mot là-dessus, sinon ils seraient tous capables de m’empêcher d’aller à Stonehaven en guise de punition.
Au moment où je traversai la route, Jeremy avait disparu. Arrivée devant la porte d’entrée de Molly, j’éprouvai une forte sensation de déjà-vu… et le sentiment encore plus vif d’avoir pris une très mauvaise décision en débarquant là. J’imaginai Molly rappliquant chez elle et découvrant la nécromancienne qui venait d’échapper à ses griffes en train de flâner sur sa pelouse.
J’allais partir en quête d’un endroit plus sûr lorsqu’une voix s’éleva derrière moi :
— Salut Jaime.
Je me retournai si brusquement que je manquai de me casser la figure. Quelqu’un me saisit l’avant-bras pour me rattraper. Je levai les yeux sur un visage aux pommettes hautes et aux yeux noirs légèrement bridés. Des mèches brunes lui tombèrent sur le front quand il se pencha en avant. Je résistai à l’envie de tendre la main pour les écarter… puis de me hisser sur la pointe des pieds, d’appuyer mes lèvres contre les siennes, mon corps contre…
Bon sang, est-ce qu’un jour j’arriverais à faire face à Jeremy sans rougir comme une écolière ? C’était ridicule. J’avais déjà fantasmé sur des hommes qui se tenaient juste en face de moi sans laisser paraître la moindre émotion, alors que le simple fait de penser à Jeremy me mettait dans tous mes états.
— Jeremy, parvins-je à prononcer.
— Désolé, dit-il, me serrant toujours le bras, je ne voulais pas t’effrayer.
— Il faudrait qu’on t’attache une clochette, comme à un chat.
Un tic agita ses lèvres. Pas un franc sourire, mais presque.
— Donc, tu as réussi à suivre ma trace depuis le café ?
— Pas facile en pleine journée. Impossible de m’accroupir pour flairer le trottoir. Heureusement, ton parfum est très particulier.
— Ça vaut le coup de le payer une fortune.
Il me relâcha le bras et m’inspecta rapidement. Même si j’aurais adoré croire qu’il bavait devant ma nouvelle tenue, je connaissais la vérité : il essayait de deviner ce qui s’était passé. Il me retira une feuille des cheveux.
— J’ai eu un pépin.
— Je vois ça.
Malgré son air et sa voix impassibles, il était inquiet. Jeremy n’était pas du genre à laisser paraître ses sentiments.
Il porta son regard sur la maison de Molly.
— Elle est… retenue pour l’instant. Mais tu as raison. Ce n’est peut-être pas une bonne idée de rester ici à bavarder.
— Je n’ai pas dit ça.
— Non, mais tu l’as pensé. Allons dans un endroit plus sûr et je t’expliquerai tout.
Pendant qu’on descendait la rue, j’observai discrètement Jeremy. Dépassant le mètre quatre-vingt, il était mince et sportif, même s’il le montrait rarement – sauf quand il bondissait par-dessus des clôtures aussi hautes que lui. Pas le genre d’exploit qu’on attendrait d’un homme de cinquante-huit ans, mais Jeremy ne faisait pas son âge. Les loups-garous vieillissent lentement. Quelques mèches argentées commençaient à sillonner sa chevelure et de rares ridules se formaient au coin de sa bouche, de sorte que je lui aurais à peine donné mon âge, et encore.
Paige jurait que Jeremy avait du sang asiatique, vraisemblablement du côté maternel, mais il était inutile de lui demander ; il ignorait tout de sa génitrice. Elle était sortie de sa vie peu après sa naissance. C’était ça, l’univers des loups-garous ; un monde où mères et sœurs ne jouaient aucun rôle, où les épouses demeuraient inconnues et où les maîtresses se succédaient rapidement. Elena était une exception : la seule femme loup-garou.
C’était une société foncièrement masculine. La Meute formait un tout et le reste du monde se composait d’étrangers. Tel était celui dont j’étais tombée amoureuse : le chef d’un peuple au sein duquel je serais toujours « l’autre ». Le cœur a ses raisons que la raison ignore.
— Par ici, dit-il en me conduisant vers une aire de jeu plongée dans l’obscurité.
Il garda la main posée sur moi pendant qu’il m’entraînait ; je me retins de trop interpréter ce geste banal qui me faisait courir des frissons le long du bras. Toutefois, il n’était pas si anodin. Les loups-garous, pourtant très tactiles entre eux, ne se comportent pas du tout de la même manière avec les étrangers. Clay, dont le côté loup est le plus prononcé, s’abstient même de serrer la main des humains. Elena est un peu plus polie, mais j’ai très vite compris qu’il valait mieux se garder de la saluer en l’embrassant.
Jeremy ne fuit pas les contacts, mais il ne les cherche pas non plus. Quoique depuis un an environ, ce n’est plus tout à fait vrai.
Je me retrouvai en train de jauger son toucher. Me serrait-il plus fort que d’habitude ? Laissait-il la main plus longtemps ? J’étais en quête d’un signe me prouvant que ses sentiments avaient évolué, ou qu’ils étaient sur le point de changer, d’une preuve qu’il était venu là pour passer à l’étape suivante. Il y avait tant de choses à voir dans ce simple geste et, naturellement, j’en étais incapable.
Le parc était deux fois moins grand que les petits terrains environnants, juste assez pour que les promoteurs puissent y fourguer quelques balançoires, un toboggan et un banc en s’exclamant : « Regardez, on vous a même donné une aire de jeu ! » Il faisait sombre, le coin était désert.
Jeremy me désigna le banc.
— J’aimerais jeter un œil au coup que tu as reçu sur la tête.
— Comment… ? Oh, tu as flairé le sang.
Je lui montrai l’endroit. Il écarta mes cheveux, puis m’examina d’une main si douce qu’elle m’effleurait à peine. Puis il inspecta mes pupilles et me demanda si je me sentais nauséeuse ou si je ressentais une douleur ailleurs qu’au point d’impact. Ce n’était pas le cas.
— Il faudra que je te surveille, pour m’assurer que ce n’est pas une commotion, mais ça a l’air d’aller. Maintenant… (il s’assit à côté de moi) dis-moi ce qui s’est passé.
Je lui racontai.
En attendant le taxi, je resserrai les pans de ma veste pour me protéger du vent pénétrant. En fait, c’était celle de Jeremy. Il me l’avait proposée et je l’avais acceptée à contrecœur, mais la nuit était tombée, et la température avec.
Je levai les yeux vers lui.
— Les fantômes peuvent jouer des tours. J’en ai déjà vu. Mais ceux-ci franchissent la barrière physique. C’est différent.
— Je comprends. Mais je ne sais pas trop quoi penser de cette histoire de magie humaine. Je ne m’y connais pas assez pour te donner un avis éclairé.
— Eh bien, je ne suis pas la plus calée dans ce domaine, mais même moi, je sais que ce genre de magie ne marche pas. Robert serait notre meilleure source d’informations à ce sujet.
Jeremy scruta la rue, le visage impénétrable.
— Je suppose qu’il n’y a plus rien à apprendre de Molly Crane ; inutile de fouiller sa maison ou de l’interroger plus longuement.
Je secouai la tête.
— Est-ce qu’elle t’a donné d’autres contacts ? A laissé échapper un nom ? Un adepte des arts occultes ou un type du marché noir à questionner ?
— Rien.
Il prit un air presque dépité. Puis dit en poussant un léger soupir :
— Je suppose qu’on devrait rendre visite à Robert, alors. Je vais appeler l’aéroport et me renseigner sur les prochains vols pour San Francisco ou San José.
— Pour toi seulement, je le crains. Moi je dois retourner à Los Angeles. Il faut que je sois sur le plateau demain matin à la première heure.
— Ah. Bien sûr. (Il baissa les yeux, et là, je vis clairement qu’il était déçu. Puis il se racla la gorge.) J’irai trouver Robert seul, alors, et je partirai demain pour Los Angeles. Je lui filerai un coup de main pour les recherches préliminaires, histoire de ne pas paraître grossier, mais je m’échapperai dès que possible.