V

Elle était agenouillée sur le sol de son appartement. Les stores étaient baissés, mais étant donné l’heure, cela n’avait rien de suspect. N’importe qui aurait reçu un choc en l’apercevant : cette femme sérieuse et guindée, accroupie devant un vieux livre de sorts, entourée de bougies et de symboles occultes dessinés par terre. Une attitude inattendue, mais guère condamnable, qui ne lui aurait valu que quelques murmures et haussements de sourcils.

La poudre grise dans le bol aurait pu être n’importe quoi ; sans doute n’y aurait-on même pas prêté attention. C’était ce qu’elle appréciait dans cet élément, contrairement aux tissus nécrosés qu’utilisait sa nourrice ; ces reliques dégoûtantes qu’elle avait dû garder cachées et qui, lorsqu’on les avait découverts par accident, avaient coûté son travail à la vieille femme. Tous ces secrets, cette honte et cette souffrance pour une pratique qui ne marchait même pas. Bien sûr, sa nounou avait juré le contraire, revendiquant son œuvre dans des séries de hasards et de coups de bol. C’était ainsi que les profanes pratiquaient la sorcellerie, voyant le succès dans chaque coïncidence.

Contrairement aux rituels de sa nourrice, cette magie-là fonctionnait. Quant à la raison de cette réussite, le groupe l’imputait aux cendres. C’est ce qu’elle avait pensé, elle aussi. C’était l’unique variable qui les avait fait passer de l’échec à la victoire, et donc la seule explication possible.

Pourtant…

Et si la magie opérait avec ces restes parce qu’ils en étaient convaincus ? Parce qu’ils voulaient que ce soit la clé ? Parce qu’ils en avaient besoin pour légitimer ce qu’ils avaient fait : ôter la vie d’un enfant. La culpabilité, la peur et la conviction. De puissants facteurs de motivation.

Trois ans auparavant, elle avait entrepris des expériences avec des cendres en quantité moindre. Il avait fallu des mois de pratique quotidienne pour entrapercevoir des résultats. Tout ce processus avait entraîné une augmentation de ses besoins. Étant responsable de l’incinération et de la répartition du matériel, elle avait pu accroître sa part sans qu’on le remarque, mais elle avait répugné à le faire. Tel le P.-D.G. d’une société dérobant du papier et des cartouches d’encre, elle se sentait honteuse et indigne.

Cependant, après cette première percée, le succès s’était accéléré à mesure qu’elle avait diminué les doses. C’était comme si, s’étant prouvé qu’elle pouvait lancer des incantations avec moins de cendres, elle avait franchi la barrière mentale qui prétendait le contraire. Cela ne marchait pas avec tous les sorts. Jusque-là, le groupe en maîtrisait une dizaine, et moins de la moitié fonctionnait avec des quantités largement réduites de restes humains. Mais c’était une avancée vers le but ultime. Celui qu’elle allait tenter d’atteindre ce soir même.

Elle relança l’incantation. Un enchantement relativement simple qui créa une étincelle, à peine assez vive pour allumer une cigarette, mais une pierre d’assise pour des tentatives plus complexes. Il faut d’abord maîtriser les niveaux élémentaires, en magie comme en toute chose.

Ensuite, elle souffla sur une pointe de cendres posée au bout de son doigt. L’étincelle flamboya. Elle réessaya, et ce fut encore un succès. Puis elle tendit le bras, ramassa une serviette humide et effaça toute trace de poudre.

Elle renouvela l’essai. Rien ne se produisit. Encore une fois. Rien.

Ravalant sa déception, elle s’intima de rester calme, de se concentrer. Puis, elle plongea le doigt dans les cendres. Sort. Souffle. Étincelle. Elle réitéra l’opération. Même succès. Cette fois, elle s’essuya la main. Incantation. Échec. Nouvelle tentative…

Il y eut comme une petite explosion de lumière et de chaleur dans l’air.

Elle prit une grande inspiration et se pencha en avant, les mains sur les cuisses pendant qu’elle expirait. Puis elle s’accorda un sourire.

Juste un petit sort de rien du tout, certes, mais elle avait démontré sa théorie. Elle pouvait réussir sans les cendres, sans aide d’aucune sorte.

Elle résista à l’envie d’essayer de nouveau, préférant conserver le souvenir d’une réussite, sans qu’il soit entaché d’un échec ultérieur. Rester sur un succès renforcerait sa détermination.

Elle ramassa le bol et en déversa le contenu dans le bocal, regardant la poussière tomber en voltigeant. C’était le ciment qui unissait les membres du groupe. Qui les liait dans la crainte et la culpabilité.

Le pouvoir existe sous bien des formes et celui-là était aussi essentiel à sa quête que n’importe quelle magie. Elle devait garder le groupe soudé, pousser ses compagnons à persévérer, à poursuivre leurs recherches, à œuvrer avec elle pour qu’ils atteignent leur but.

Et pour cela, elle devait faire en sorte qu’ils continuent à tuer.