Prête à en découdre

— Je pensais que c’était une question de nécromancie, mais maintenant, je pencherais plutôt pour de la magie noire, dis-je après leur avoir tout raconté.

Lucas fronça les sourcils.

— De la magie noire ? Tu parles de sacrifices rituels ?

— Eve serait la plus apte à te répondre, déclara Paige, mais si tu nous as contactés, c’est sûrement qu’elle est de nouveau injoignable. Je n’ai presque aucune expérience dans ce domaine. J’ai juste assisté à un sacrifice. (Son visage blêmit à ce souvenir.) Pas intentionnellement. C’était une sorte de rite protecteur de haut niveau.

— C’est surtout à cela qu’ils servent, fit remarquer Lucas. L’offrande d’une vie pour en protéger une autre. Les sacrifices rituels sont très rares. Quand j’en rencontre, c’est en marge d’une de mes enquêtes. Lorsqu’une Cabale organise une exécution, il lui arrive d’en pratiquer. Question d’économie.

Paige hocha la tête.

— Tant qu’à tuer quelqu’un, autant s’en servir.

— Mais dans tous les cas, l’âme s’éteint, indiqua Lucas. Le code juridique des Cabales stipule même que si l’on utilise un condamné à mort pour un sacrifice rituel, un nécromancien indépendant doit être présent pour confirmer l’extinction de l’âme.

— C’est leur version de la Convention de Genève. La torture n’est admise que si mort s’ensuit.

— Hum. (Je sirotai mon café en réfléchissant.) Et les sacrifices druidiques ?

— Plutôt rares ces temps-ci, fit remarquer Paige. Encore plus que les manifestations de magie noire. Tu te souviens d’Esus ? Il ne demandait même pas de victime humaine. On lui donnait son demi-litre de sang et il était heureux. Mais en admettant qu’un druide pratique des sacrifices, ça n’expliquerait pas ces âmes traumatisées. C’est l’acte qui importe. Une marque de respect pour la divinité druidique.

Je repris une gorgée, espérant que la caféine aiderait mon cerveau à fonctionner plus efficacement.

— Toi, tu es confrontée à des âmes en détresse, insista Lucas. D’une manière ou d’une autre, elles ont été brisées ou vidées, et on ne connaît aucune magie capable de ce résultat. Ça ne signifie pas que ça n’existe pas, simplement que c’est opposé aux principes mêmes du sacrifice. On se penchera sur le problème quand on aura fini demain.

— C’est parfait. En attendant, vous pourriez peut-être me dire où chercher et je me chargerai du reste. Paige dispose des archives du conseil, n’est-ce pas ? Je pourrais les consulter, voir si je découvre un cas similaire.

— Oui, mais elles sont, euh, sur un disque, qui se trouve… quelque part dans ce bordel. Je me suis dit qu’elles seraient plus en sûreté ici qu’à la maison. Mais je les dénicherai dans les prochains jours.

— Ah. Eh bien… Est-ce que tu aurais quelqu’un à me recommander, alors ? Un contact spécialisé dans la magie noire ?

Lucas fit « non » de la tête.

— Il faut être très prudent avec ce genre de choses. Montrer un intérêt particulier pour les arts obscurs peut s’avérer extrêmement dangereux. Tu devrais nous laisser faire.

Génial. Même en me pointant sur le seuil de leur porte, je n’arrivais à rien. « Contente-toi de nous filer les détails, Jaime, on s’en charge. » J’essayai de négocier pendant un moment, mais il était évident qu’ils ne m’aiguilleraient sur aucune piste susceptible de me mettre en danger.

 

Savannah m’appela un taxi, puis sortit attendre avec moi.

— Alors comme ça, on cherche des conseils en magie noire ?

— Alors comme ça, on écoute aux portes ?

— C’est plus sympa que de bosser. Je pourrais peut-être t’aider.

— Ah ? Qu’est-ce que tu… (Je m’interrompis.) Ta mère, naturellement.

— Non, maman ne m’a jamais appris ce genre de truc. Rien de plus qu’un sort du chaos, et encore, juste pour me protéger. Elle me tenait à l’écart de cette partie de sa vie.

— J’aurais dû m’en douter.

— Ça ne veut pas dire qu’elle en avait honte. Juste qu’elle n’en aurait jamais parlé en présence de sa fille. Mais je connais quelqu’un qui le ferait volontiers. (Elle sortit un BlackBerry de sa poche.) Une spécialiste de la magie noire, que fréquentait maman. Elle m’a retrouvée l’année dernière. Elle disait vouloir bavarder, partager des souvenirs de ma mère.

— C’était gentil de sa part.

Savannah me regarda d’un air ahuri.

— Tu crois que j’ai gobé ses bobards ? Elle voulait juste prendre contact avec la fille d’Eve Levine avant que la concurrence s’en charge. S’il y a bien une chose que ma mère m’a apprise, c’est que ce genre d’individu est toujours intéressé.

— Alors tu ne l’as jamais vue ?

Elle sourit.

— Je n’ai pas dit ça. La leçon de maman a un corollaire : si j’éveille leur intérêt, je peux m’en servir… le retourner à mon avantage. (Elle regarda par-dessus son épaule, puis baissa la voix.) On s’est envoyé quelques e-mails et je l’ai rencontrée à deux reprises. C’est une mine d’informations. Paige et Lucas ne pourraient jamais obtenir de renseignements de la part d’une sorcière comme elle. Alors que moi, il me suffit de prendre mon air d’ado paumée et elle me mange dans la main. Elle déballerait tous ses secrets pour rallier la fille d’Eve Levine à sa cause. Une idiote, certes, mais très précieuse.

La lueur dans ses yeux me fit frémir.

— Donc, ouais, je l’ai utilisée, reprit Savannah. Juste dans le but d’obtenir des infos pour Paige et Lucas. Derrière leur dos, bien sûr. S’ils découvraient que je lui parle, ils en chieraient des briques… et s’en serviraient pour m’emmurer jusqu’à la fin de mes jours.

— Dans ce cas, je ferais mieux de ne pas brandir ton nom pour aborder cette femme.

Savannah hésita.

— Effectivement. Mais tu peux utiliser celui de maman. Dis à Molly que tu lui accorderas un entretien exclusif avec Eve Levine et elle te donnera tout ce que tu veux.

Je secouai la tête.

— Pas sans l’accord de ta mère et elle est injoignable pour l’instant.

— Hmm.

Savannah joua avec son BlackBerry pendant qu’elle réfléchissait. Puis elle sourit.

— Le petit ami de Molly est mort l’hiver dernier. C’était un semi-démon. Ils ont vécu ensemble pendant des années, et quand je l’ai vue cet été, elle avait encore le cœur brisé. Et si tu lui proposais d’entrer en contact avec lui… ?

J’hésitai.

— Tu peux au moins lui promettre d’essayer. Elle aura sûrement gardé quelques affaires et pourra même te conduire à sa tombe. Ça te donne – quoi ? – quatre-vingt-dix pour cent de chances de réussir ?

— Quatre-vingts… Peut-être.

— Ça suffira. Ne promets rien, mais dis-lui qu’en cas d’échec, tu organiseras une séance de rattrapage avec un autre être cher. (Elle fit pivoter son BlackBerry et tapa une adresse.) Elle est juste de l’autre côté de la frontière, à Vancouver.

 

Vancouver, dans l’État de Washington, n’était qu’à quelques kilomètres de Portland. Je consultai ma montre. Jeremy serait là dans deux heures environ. Autant j’avais envie de l’accueillir à l’aéroport, autant je rêvais de l’impressionner, ce que je pouvais faire si je trouvais la maison de Molly Crane et partais en reconnaissance avant qu’il arrive pour m’aider à l’interroger.

J’appelai Elena et lui demandai si elle avait prêté son téléphone portable – le seul de la famille – à Jeremy.

— J’ai insisté pour qu’il le prenne mais, tu le connais, il a refusé. Jamais il ne me viendrait l’idée de partir sans être joignable en cas d’urgence. Je lui ai dit de s’acheter une carte prépayée. Il ne savait absolument pas de quoi je parlais, mais bien sûr, il n’a pas voulu l’admettre. Faut vraiment que tu l’aides. Voire que tu lui montres comment ça marche.

Je laissai échapper un rire, me souvenant de ma première rencontre avec Jeremy. Quand Paige nous avait présentés, j’avais espéré de toutes mes forces entendre un : « Oh mon Dieu ! Jaime Vegas ? » Pour seule réaction, j’avais eu droit à un petit « bonjour » poli. Savannah avait insisté, l’informant que je passais parfois à la télé, mais son expression n’avait pas changé d’un pouce. Elena avait raillé son manque d’intérêt pour les nouvelles technologies, affirmant en plaisantant qu’il ne savait pas ce qu’était une télé. Et là, peut-être pour la première fois de ma vie, j’avais été heureuse qu’on ne me reconnaisse pas. J’avais enfin l’occasion de faire mes preuves.

Quand je racontai à Elena que je voulais changer de lieu de rendez-vous, elle me dit :

— Si ça ne te dérange pas, je peux le prévenir. Il doit téléphoner d’une cabine dès son arrivée, pour prendre des nouvelles des enfants.

Évidemment. J’aurais dû y penser. Parfait. Près de la maison de Molly, je dénichai un café où retrouver Jeremy, puis rappelai Elena.

 

Il ne restait plus qu’à préparer l’entrevue. Malgré la détermination des membres du conseil à éviter à la nécro vedette de se casser un ongle, ou d’alourdir leur conscience en mourant, j’avais pris des notes, et j’en savais assez sur la façon d’interroger des témoins hostiles pour être au courant qu’on ne se radine pas devant une spécialiste de la magie noire en disant : « Salut, je m’appelle Jaime, et j’aimerais vous poser quelques questions sur les sacrifices rituels. » Avant même d’atteindre le stade des présentations, je devais déterminer la meilleure méthode d’approche, prévoir des échappatoires. Être prête.

Molly Crane habitait au 52 Hawthorn Lane. À mesure que le taxi avançait dans la ville, j’avais le sentiment que, pour la seconde fois de la journée, j’allais être surprise par l’endroit où j’atterrirais.

J’étais assez futée pour savoir que, même si Molly pratiquait la magie noire, il était peu probable que je me retrouve dans une ruelle minable, devant une boutique sans enseigne vendant des produits ésotériques au marché noir. Ce genre d’échoppe existait peut-être, mais seulement à l’arrière-salle d’un commerce parfaitement anodin. Pourtant, à l’exception du centre commercial où j’avais repéré le café, c’était un quartier résidentiel constitué de longues rangées de maisons identiques, avec leurs monospaces et leurs paniers de basket, leurs pelouses immaculées, et leurs allées jonchées de jouets d’enfants. Je demandai au chauffeur de me déposer devant le troquet, puis fis une petite excursion dans les rues alentour : Hemlock Lane, Cedar Lane et Hawthorn Lane – allée des mélèzes, des cèdres et des aubépines. La banlieue : l’endroit où on abat des arbres avant de nommer les rues en leur souvenir.

La maison du 52 Hawthorn Lane était un coquet pavillon parmi tant d’autres. La demeure en elle-même n’avait rien d’excentrique, mais dans l’allée se trouvait un 4x4 Mercedes rutilant, signe que Molly s’autorisait de petits plaisirs de temps en temps. Le panier de basket au-dessus du garage laissait supposer la présence d’enfants, mais aucun jouet ne traînait. Peut-être étaient-ils trop vieux pour les voitures à pédales. Peut-être préféraient-ils s’exercer à la sorcellerie plutôt qu’aux lancers francs. Ou peut-être vivait-elle seule et le filet avait-il été vendu avec la maison. Un équipement de série, comme l’allée goudronnée.

Je commençai par longer la bâtisse en marchant très lentement et en assimilant le maximum d’informations. Le jardin était cerné d’une palissade. Un chat à la robe tachetée occupait les lieux, mais pas de chien de garde en vue, même si la clôture pouvait cacher n’importe quoi. Une lumière brillait à une fenêtre surplombant l’allée, fenêtre dont les rideaux évoquaient ceux d’une cuisine.

Cela semblait sans risque. J’étais juste une passante d’une quarantaine d’années, bien habillée, arpentant une artère de banlieue. Et pourtant, quand la porte de la maison de Molly s’ouvrit et que la silhouette d’une femme apparut dans l’embrasure, je compris que j’avais un problème.

Si je revenais plus tard avec Jeremy, elle me reconnaîtrait et saurait que j’étais venue en repérage, ce qui serait un mauvais départ pour notre entretien. Toutefois, je n’étais pas prête à l’interroger tout de suite. Alors, j’élaborai un plan à la va-vite : j’allais regarder dans sa direction, et si elle ne me prêtait aucune attention, je poursuivrais mon chemin.

Je levai les yeux. Nos regards se croisèrent.

En me dirigeant vers elle, j’eus pour la première fois l’occasion de l’observer attentivement. La trentaine bien tassée, elle avait les cheveux blonds et courts, une coupe ébouriffée mais élégante. Un visage de lutin avec des yeux verts étincelants. Petite et trapue, elle portait un survêtement de créateur. Soit elle se rendait à la gym, soit elle voulait s’en donner l’air.

— Molly Crane ?

Un sourire radieux, voilé par une pointe d’inquiétude dans son regard. Je scrutai ses yeux, essayant de voir si je lui étais familière. Mes chances d’être reconnue par l’Américain moyen sont équivalentes à celles d’un acteur de série B. Chez les adeptes de spiritisme ou de certains talk-shows, mon visage est reconnaissable entre mille.

Enfin, au sein de la communauté surnaturelle, on m’identifie de plus en plus fréquemment… avec un petit air réprobateur ou méprisant. Les jeteurs de sorts tels que Molly Crane ont le droit d’utiliser leurs talents pour gagner leur croûte, mais il ne faudrait surtout pas que j’en fasse autant.

Je vis cette étincelle dans son regard. Celle qui disait : « Je l’ai déjà vue quelque part. » Et merde. J’aurais été plus en sécurité sous un faux nom, mais je me serais trahie dès que j’aurais évoqué les fantômes.

Je montai les marches et tendis la main.

— Jaime Vegas.

Son visage s’éclaira.

— Ma fille et ses amies enregistrent toutes vos apparitions dans l’émission de Keni Bales. Je vous en prie, entrez.