De cause à effet
Après le déjeuner, on rendit visite à Hope pour la tenir au courant des derniers événements. Pendant qu’elle parlait avec Jeremy, je lui demandai la permission d’emprunter son annuaire. Je cherchai le nom du fils de Peter et dénichai plusieurs correspondances exactes, plus une liste assez longue de concordances potentielles. Lorsque j’expliquai à Hope et à Jeremy ce que je faisais, Hope me proposa son aide.
— Avec toutes les informations que tu as, je devrais pouvoir le retrouver. Juste quelques bases de données à interroger, sauf si… (Elle me regarda.) Enfin, je ne veux pas m’imposer.
— Non, non, j’en serais ravie.
En prononçant ces paroles, je me rendis compte que je les pensais vraiment. Eve l’avait bien dit : tout le monde a sa spécialité. Pister des gens n’était pas la mienne.
— Et j’aimerais beaucoup voir comment tu t’y prends, ajoutai-je. Pour la prochaine fois.
— Entendu. (Elle consulta sa montre.) Il me reste vingt minutes avant ma réunion. Je vais allumer mon ordinateur et tenter deux ou trois trucs. Je ne garantis rien, mais ça vaut le coup d’essayer.
Elle venait de se faire une place sur la table quand mon téléphone sonna.
— À propos de réunion, dis-je après avoir raccroché, j’en ai une qui vient de me tomber sur le coin de la figure. Becky veut que je rentre et elle a l’air plutôt tendue. (Je me tournai vers Jeremy.) Reste ici. Je vais prendre un taxi.
— Non, je t’accompagne.
Hésitant à allumer son ordinateur portable, Hope me demanda :
— Est-ce que tu préfères que j’attende ?
— Non, vas-y. Si tu as le temps de faire quelques recherches, c’est parfait. Sinon, on s’en occupera plus tard.
La porte de l’appartement donnait sur l’arrière du bâtiment. En passant devant la ruelle adjacente, Jeremy jeta un coup d’œil. Il tenta de le faire discrètement, mais je le vis renifler et compris que ce n’était pas une simple reconnaissance. Je m’arrêtai pour scruter l’allée.
— Qu’est-ce qu’il y a là-bas ?
— Rien.
Je pénétrai dans l’ombre.
— J’aurais juré que tu avais fait pareil tout à l’heure, quand on est arrivés.
Il hésita, se demandant sans doute s’il devait m’en parler.
— Je vérifiais juste… un truc.
— Tu es suivi, c’est ça ? Un loup-garou ?
Il me rejoignit.
— Si c’était le cas, je te le dirais, pour ta propre sécurité. Non, je suis prudent, c’est tout.
J’aurais aimé insister, mais il ne m’aurait répondu que s’il l’avait bien voulu. Cependant, je ne résistai pas à l’envie de faire quelques pas dans la ruelle, afin de tester sa réaction. Il ne fit rien pour me retenir. Lorsque je regardai par-dessus mon épaule, il avait le visage détendu, signe qu’il n’y avait aucun danger.
Je parcourus encore un mètre et me retournai pour lui demander :
— Tu ne viens pas ?
Il sourit.
— Désolé. J’étais juste en train… d’admirer la vue.
— Ah. Ça te plaît, j’espère.
— Beaucoup, même si ça m’évoque une question qui me hante depuis ce matin.
— Et peut-on savoir laquelle ?
Toujours planté à l’entrée de la ruelle, il inclina la tête, m’inspectant de haut en bas, sans esquisser le moindre pas vers moi.
— Je me demandais si tu étais aussi… dénuée d’accessoires vestimentaires que la nuit dernière.
J’éclatai de rire, puis me retournai pour lui faire face.
— Navrée, mais c’est simplement que ma tenue d’hier soir était totalement incompatible avec des sous-vêtements. Celle-ci s’y prête bien davantage. (Je déboutonnai mon chemisier et l’ouvris en grand.) Tu vois ?
— Effectivement.
— Désolée de te décevoir.
Il ne détacha pas son regard de mon soutien-gorge pigeonnant couleur framboise, la finesse de la dentelle laissant peu de place à l’imagination.
— « Décevoir » n’est pas le mot exact… Est-ce que c’est assorti à… ?
Il baissa les yeux.
— Tu ne crois quand même pas que je vais te montrer ça aussi ? En pleine rue ? Au beau milieu de la journée ?
— Croire, non. Espérer…
Il sourit.
— Eh bien, ça me paraît un peu difficile. Ma jupe est trop étroite pour que je puisse la remonter.
— C’est ce que je constate.
— Il faudrait que je la retire.
Ses lèvres frémirent.
— Quel dommage…
Je regardai autour de moi. Personne en vue. Je tendis la main vers la fermeture Éclair… Mon téléphone sonna. Jeremy laissa échapper un juron tandis que je décrochais.
— Jaime ? dit Angelique. Est-ce que Becky vous a appelée ? On a une réunion.
— Angelique, répondis-je en jetant un regard à Jeremy. Oui, elle a téléphoné et on est… euh, en chemin.
— Ah, Dieu merci. Je crois… (Elle inspira brusquement.) Je crois que je vais me faire virer du tournage.
— Quoi ?
— Will est venu dans ma chambre pour me demander si j’avais déjà réservé un vol de retour ou si je préférais qu’il s’en charge. J’ai répondu que je ne comprenais pas de quoi il parlait, mais il a refusé de m’en dire plus, a bafouillé une excuse et s’est esquivé.
— Je suis sûre qu’il s’est trompé. Ou qu’il essaie de vous effrayer. Ne soyez pas surprise si Becky se pointe dans quelques minutes pour tenter de vous entraîner de force dans un truc, après cette tentative d’intimidation. Si c’est le cas, faites-la patienter. Je serai là dès que possible.
Le tournage était terminé. Pour tout le monde.
Grady, Claudia, Angelique, Jeremy et moi étions assis dans le salon pendant que Becky nous expliquait la situation.
— M. Simon pense qu’on a largement de quoi assurer l’introduction. La séance avec Marilyn sera filmée en direct, comme prévu, mais le travail de pré-show est fini.
On la regarda, médusés.
— J’avais deux interviews programmées pour demain, dis-je. Ça ne me gêne pas de rester pour les faire…
— Merci, Jaime. Vous êtes fabuleuse. Mais M. Simon veut que tout le monde ait vidé les lieux aujourd’hui.
— Quoi ?
Je jetai un regard à Jeremy, assis en silence à côté de moi. Puis je me tournai vers Becky.
— Mais d’autres séances étaient prévues, pourtant ? Vous disiez qu’il y en avait six…
— Je crains qu’elles ne soient annulées. M. Simon arrête les frais.
En d’autres termes, on ne leur avait pas donné le spectacle qu’ils escomptaient. L’annonce provoqua un tollé général, mais rien n’y fit. On avait eu notre chance.
— J’espère que vous ne nous demandez pas de plier bagage maintenant, maugréai-je enfin. Je n’aurai pas de vol pour Chicago avant ce soir, et il est hors de question que je passe la journée à faire le pied de grue à l’aéroport.
— Je suis sûre qu’on nous laissera rester jusqu’en fin d’après-midi.
Claudia jeta un regard noir à Becky, la défiant de protester.
Au bout d’un moment, Becky déclara :
— La seule chose que je vous demande, c’est d’avoir quitté les lieux ce soir, en même temps que l’équipe.
On regagna ma chambre. Jeremy ferma la porte derrière moi et me regarda sortir ma trousse de nécromancienne. Je pris le temps de tout vérifier, m’assurant que j’avais tout le matériel nécessaire en quantité suffisante. Puis je levai les yeux vers Jeremy.
— Je vais tenter de les ramener à la vie.
— Je vois ça.
J’étudiai son expression, encore plus neutre que d’habitude.
— Tu te demandes pourquoi je l’ai presque annoncé publiquement, quand j’ai dit à Grady et à Angelique que j’allais passer un moment dans le jardin.
— J’avoue que la question m’a traversé l’esprit.
— Je plante le décor, expliquai-je en vérifiant la quantité de verveine.
J’espérai qu’elle suffirait.
Jeremy fronça les sourcils.
— Pour la découverte des cadavres ? Je ne suis pas sûr que ce soit très…
— … Judicieux ? Peut-être pas. Mais j’essaie de trouver un sujet digne de passer à la télé : « Appelée dans le jardin par les âmes tourmentées, la médium découvre leurs corps. » Après un événement pareil, Todd Simon n’aura pas d’autre choix que de nous garder. Ça donnera une toute nouvelle dimension à Mort de l’innocence. Le programme restera à l’antenne et on ne sera pas forcés de partir avant d’avoir résolu le mystère et libéré les fantômes.
Au bout d’un moment, Jeremy me dit d’une voix douce :
— Ça pourrait se retourner contre toi, Jaime.
— Ouais.
Encore une pause, puis :
— Ça pourrait te coûter cette émission que tu désires tant.
— Je n’en veux plus.
L’espace de quelques secondes, je fus choquée par mes propres paroles. Puis la surprise céda la place au soulagement lorsque je me rendis compte que je venais d’exprimer une décision que je couvais depuis longtemps.
— Je déteste la télévision. Je n’ai pas besoin de ça pour vendre davantage de places pour mes spectacles. Si je continue, c’est par autosatisfaction, par volonté d’atteindre le but qu’on m’a inculqué et que je devais viser en priorité. Eh bien, je n’en veux pas. Ces derniers jours, j’ai haï ce but plus que jamais, parce qu’il entrait en conflit avec mes vraies aspirations. (Je levai les yeux vers Jeremy.) Tu aimes aider les gens. Moi aussi, mais j’ai passé ma vie à repousser cette envie. Peut-être que je ne suis pas très douée pour ça. Et je suis sûre que je ne serai jamais une véritable enquêtrice comme Paige ou Hope. Mais c’est ce que je désire, maintenant. Pas dans cinq ans, quand j’aurai une émission dont je détesterai chaque instant. Il est temps de me consacrer à mon propre bonheur : la scène et le conseil interracial.
— Bien. (Il sourit, puis reprit son sérieux.) Mais ça pourrait quand même abîmer ta réputation professionnelle.
— Oui, je sais. (J’ouvris une petite boîte remplie de terre provenant d’une tombe et la reniflai pour en vérifier la fraîcheur.) Mais peu importe l’émission et ma notoriété. Les enfants passent en priorité. Et ils ont besoin de m’avoir ici, auprès d’eux, occupée à travailler d’arrache-pied pour les libérer. Quel qu’en soit le prix.
— Mais tu peux mener ce plan à bien sans faire intervenir le surnaturel. Tu t’es retrouvée dans le jardin. Tu as vu quelque chose qui dépassait du sol. Tu as alerté les vigiles qui ont appelé la police. Rien que leurs interrogatoires suffiront à retarder votre départ.
— Peut-être. Peut-être pas. Mais le côté ésotérique les empêchera définitivement d’annuler la séance avec Marilyn, ce que je les soupçonne de planifier malgré toute la promotion qu’ils ont déjà faite. Je suis persuadée qu’ils vont reculer en prétextant des « problèmes sur le tournage » – c’est-à-dire nous. Mais si je trouve un cadavre et que je l’associe au spiritisme ? Le buzz sera tellement énorme qu’ils ne pourront plus faire machine arrière. Personnellement, je n’en ai plus rien à faire, mais je me sens… coupable, en quelque sorte. C’est à cause de moi qu’on en est arrivés là, et j’ai peut-être gâché les chances d’Angelique de percer, ainsi que celles de Grady de se faire connaître en Amérique du Nord.
— Il va falloir qu’on soit très prudents.
— C’est bien mon intention.
Notre théorie sur ce groupe de magiciens humains était qu’il se composait de soi-disant scientifiques issus du monde occulte. Ces derniers testaient diverses hypothèses et pratiques axées sur un rituel ou un ingrédient qui semblait fonctionner, et menaient des expériences jusqu’à trouver la bonne combinaison, celle qui provoquerait enfin un effet.
Alors que je m’apprêtais à ressusciter un cadavre, m’agenouillant devant mon linceul pendant que Jeremy et Eve montaient la garde, je me disais que nous – les êtres surnaturels – n’étions pas si différents. Il n’y a pas qu’une seule manière de ranimer un corps. Toutes les familles de nécromanciens ont leur propre façon de faire, chacune étant convaincue de détenir la meilleure.
Certaines utilisent des dagydes : de petites poupées contenant des cheveux ou des bouts d’ongles prélevés sur leur cible. Les O’Casey préfèrent une méthode plus compliquée, mais ne requérant aucun reste humain.
Quant aux ingrédients et aux invocations, là encore, ils varient. À l’instar des lanceurs de sorts, on se sert de ce qui a fait ses preuves. Et de même que chez ces derniers, il y a toujours ceux qui affirment que ce n’est que de la poudre aux yeux, qu’on n’a pas besoin de verser de la terre prélevée d’une sépulture sur un symbole tracé à la craie, ni d’éparpiller des cendres humaines aux quatre vents ; que le pouvoir de ressusciter les morts et de communiquer avec eux vient de soi.
Mais on persiste à utiliser ce qui fonctionne. Ce qui ne signifie pas que nous sommes trop stupides ou superstitieux pour dévier du rituel consacré. C’était sans doute ce qu’avait fait ce groupe en essayant par exemple de sacrifier un adulte. Et il avait échoué, comme lorsqu’un nécromancien tente de se passer de tout le tralala habituel. Si ça se trouve, c’est uniquement psychologique : on est convaincu d’avoir besoin d’un certain ingrédient sous peine de faire fiasco.
Mais peut-être que je réfléchissais trop, histoire de repousser le moment de me mettre à l’ouvrage.
Un jour, Paige m’avait raconté que, selon sa mère, la principale fonction d’un rituel était de permettre au lanceur de sorts – ou au nécromancien – de passer graduellement du monde de tous les jours à celui de la magie, et le temps employé à placer les ingrédients, tracer les symboles, disposer les outils et allumer les encensoirs aidait à la concentration, obligeant la pensée à se détacher des listes de courses et des déjeuners d’affaires. Si c’était vrai, je n’avais sans doute jamais eu autant besoin de me concentrer que cet après-midi-là.
Ce n’était pas mon frigo vide qui me préoccupait, mais l’abomination de ce que je m’apprêtais à faire.
Ressusciter les morts. Si vous êtes croyant, vous appelez ça une résurrection, un miracle. Si vous êtes fan de séries B, c’est l’apocalypse perpétrée par une bande de zombies dévoreurs de chair. En fait, c’est un peu des deux.
À l’image des faiseurs de prodiges, nous renvoyons les fantômes – les âmes – dans leur corps, en leur redonnant vie et conscience. Donc, à moins que vous ne ressuscitiez Hannibal Lecter, il y a peu de risques que le sujet se révèle friand de cervelle. Cependant, son organisme est mort, brisé, pourri, comme dans les films d’horreur. Et vous vous retrouvez avec un spectre pleinement conscient d’être coincé dans cette dépouille gangrenée. Que peut-il y avoir de plus affreux ?
Pourtant, tous les nécromanciens apprennent cet art. Avec, de surcroît, l’obligation de s’y exercer. S’ils décident un jour de ranimer un zombie, ils ont les connaissances nécessaires pour y procéder.
Et voilà que je m’apprêtais à les mettre en pratique. Pour ressusciter un enfant.