— Eh bien ! tu vois, ma poule au pot, on y est encore arrivé, dit M. Parmentier à Mme Parmentier.

— Oui, mon coulis aux oignons, mais c’était juste, répond Mme Parmentier.

Comme les gosses font autour d’eux un vacarme infernal en se poursuivant autour de la table de cuisine, elle ajoute à leur intention :

— Mais est-ce que vous allez vous tenir tranquilles, à la fin ! Vous voulez qu’on vous prive de dessert ?

Trois paires de rires accueillent la menace traditionnelle jamais réalisée, les rires barbouillés de confiture des enfants Parmentier, trois garçons (quatre, six, huit ans), trois filles (trois, cinq, sept ans), une belle ribamboche qui aurait pu s’allonger encore si M. et Mme Parmentier n’avaient pas décidé, contraints par la force des choses, d’arrêter.

« Qui aime la vie aime les enfants », avait coutume de dire le père, un peu communiste sur les bords, jusqu’à ce que les réductions d’emploi, l’atteignant, coupent les ailes à l’envol de sa portée.

C’est que maintenant, ça devient dur de seulement faire à manger deux fois par jour pour huit. De plus en plus dur, avec l’inflation qui tire les cordons de la bourse. Tellement dur qu’il y a des jours où M. Parmentier (qui touche juste la misère du licenciement économique) et Mme Parmentier (qui gère les allocations et fait un peu de tricot à domicile, pour la maigre clientèle des voisins) se demandent comment ils vont y arriver.

— Quand c’est qu’on mange, maman ? miaule justement Karine, celle de cinq ans, la toute blonde et toute frisée, en s’accrochant à la vaste jupe maternelle qui gonfle sur de vastes cuisses, un vaste derrière, un vaste ventre.

— Mais tu sais bien qu’on attend les invités, petite semoule au caramel, dit Mme Parmentier qui a déjà oublié les soucis de tout à l’heure, et surveille d’un œil bleu plissé par l’attention le gigantesque rôti de veau luisant de graisse qu’on aperçoit à travers la porte du four qui bâille.

Et pour répondre au désir de la petite et à l’attente de la mère, un coup de sonnette retentit, souligné par une octuple explosion de satisfaction, par seize éclairs échappés d’yeux papillonnants qui ont déjà la salive au fond des prunelles.

— Les Mageollet ! lance inutilement M. Parmentier, un grand sourire de gosse retroussant les coins de sa bouche et la double virgule des moustaches.

Comme il quitte la cuisine pour aller ouvrir, la vaste main de Mme Parmentier le retient par un pan de son gilet à doublure lustrée.

— Mais dis… tu crois vraiment qu’on est prêts ? dit-elle, toute anxiété revenue.

— Bien sûr que oui, mon œuf en gelée, susurre dans son sourire M. Parmentier. C’est encore mieux que la dernière fois, je te jure…

Et il échappe à la vaste et fébrile poigne pour courir vers la porte, les six petits Parmentier formant derrière lui un sillage de couleurs et de cris.

— Je n’en peux plus… soupire Mme Mageollet en portant à sa bouche légèrement sertie de crème Chantilly une serviette à carreaux grenat.

Elle est vaste de partout, et rouge de teint, comme Mme Parmentier ; comme son amie, Mme Mageollet aborde la quarantaine plus fleurie qu’un bosquet printanier.

— Comme dirait l’autre comique, éructe M. Mageollet, j’ai les dents de derrière qui baignent.

Il rote les doigts devant sa bouche pendant que les trois autres adultes rient de bon cœur. Comme M. Parmentier, M. Mageollet est rond et chauve, a la peau luisante et les intestins lourds de flatulences qui roulent ; comme son ami, à peine dépassé les quarante ans, on lui en mettrait dix de plus.

Mais bien aimer manger – ou plutôt, aimer bien manger – comme tous deux le répètent souvent, c’est une autre façon d’aimer la vie.

— Eh bien… Eh bien… bafouille Mme Parmentier, rougissante au milieu de son rouge nature.

La main de son époux, sous la tombée de la nappe à carreaux grenat assortie aux serviettes, vient serrer la vaste cuisse. La bouche épaisse de M. Parmentier modèle son sourire d’enfant que les gouttelettes de saint-émilion fichées dans la moustache soulignent de groseille. Et le sourire veut dire : Tu vois que tout s’est bien passé

C’est vrai : malgré les craintes de la matinée occupée à faire les courses en comparant les prix et calculant au plus juste, malgré les craintes de l’après-midi à s’affairer dans la cuisine autour des bacs et des saladiers, des planches et des hachoirs, des balances et des terrines, tout est allé comme sur des roulettes. Les Mageollet, parents et enfants, ont mangé à leur faim, plus qu’à leur faim, et se sont régalés, comme toujours.

Le plateau de hors-d’œuvre, avec les carottes râpées, le céleri rémoulade maison, les betteraves rouges, les tomates, le chou rouge émincé, les salsifis, les olives (les légumes les moins chers, agrémentés d’œufs durs, mais on a dû écarter asperges et avocats) est passé comme une lettre à la poste un jour sans grève ; les haricots verts en cocotte (de la boîte, naturellement) étaient très comme il faut ; le vol-au-vent plein de béchamelle, avec les champignons de Paris préalablement revenus à la poêle avec de l’ail et du persil, les quenelles (poulet hélas !, et pas brochet) et les crevettes avaient fait leur effet ; le baba à la Chantilly (beaucoup, en bombe, et criblé de fruits confits, ce qui faisait oublier le rhum de deuxième qualité) avait été englouti dans des borborygmes dont le concert valait une messe ; et les vins (c’étaient les dernières bouteilles, qui laissaient veuve une cave autrefois bourrée comme le centre Pompidou un dimanche à quinze heures) avaient le même velours que toujours.

Bien sûr, là où les invités attendaient les hôtes, c’était au plat de résistance obligé, la crème du repas, l’empereur des plats : la viande. Mais là aussi, les Parmentier l’avaient emporté malgré les aléas. Le rôti de veau, doré à point, avait fondu dans la bouche collective de la tablée, avant d’être applaudi de manière posthume.

Du côté des Mageollet, on ne pouvait deviner que Mme Parmentier avait dû se faire régler d’avance, par une des locataires de la montée, la frêle jeune femme vaporeuse du cinquième, une liseuse encore inachevée ; et que M. Parmentier, cabas en main et la moustache suspicieuse, avait fait le matin même les onze boucheries du quartier pour trouver, à qualité égale, le morceau le moins cher.

Mais qu’importait, maintenant ? La passe difficile avait été franchie. Et, sur leur chaise respective, les Mageollet se tassaient doucement dans la pesanteur cosmique des après-repas, quand les paupières se mettent à peser des tonnes, que les idées sont comme de gras vers de terre rampant avec peine dans leurs galeries, que les mots les plus communs ont du mal à franchir le goulet des lèvres.

— Je crois que… hasarde M. Mageollet.

— Oui, je pense qu’il… appuie Mme Mageollet.

La cause, à peine dite, est entendue, même si les onze coups de onze heures égrenés par l’horloge du hall, qui vient de Mayenne, ne l’ont pas été : il est temps, pour les invités, de se retirer. On se lève, on trie les gosses répartis dans tout l’appartement, on se serre devant la porte pour la cérémonie de l’au-revoir-à-la-semaine-prochaine – embrassade des femmes, poignée de main des hommes, horions cédés en douce au milieu du parterre mouvant des enfants.

Et toute la troupe s’ébranle à la queue-leu-leu, par ordre d’âge, les adultes lourds agrippés l’un à l’autre par le bras, tandis que l’escalier résonne de la cavalcade des pieds des petits…

Chez les Parmentier, la vaste Mme Parmentier est dans les bras du rond M. Parmentier. Une larme brillerait-elle au coin de son œil bleu ?

— Pourquoi te fais-tu encore du souci, ma laitue, dit M. Parmentier en étouffant un pet dans son Petit-Bateau ; nous nous en sommes sortis avec les honneurs.

— Mais dans quinze jours ? couine Mme Parmentier dans un renvoi de vol-au-vent.

— Quinze jours, c’est dans quinze jours, répond avec philosophie le mari. On a bien le temps de voir venir.

— Tu as raison, dit Mme Parmentier en se décollant de la masse de l’époux. Je vais aller coucher les petits…

Et elle va ramasser les six petits bouts de Parmentier aux quatre coins de la maison, elle les pousse vers les deux chambres qui leur sont réservées, surveille les déshabillages en passant de l’une à l’autre, plaque enfin des baisers sonores sur les joues et les bouches des amours bordés de couettes qui vont paisiblement faire la traversée de la nuit.

M. Parmentier (Édgar) et Mme Parmentier (Henriette) sont amis de M. Mageollet (Marcel) et Mme Mageollet (Simone) depuis toujours, ou tout comme, quand cette distance à parfum d’éternité prend racine entre le baccalauréat des femmes et le service militaire des hommes. Ce qui les a réunis, mais on l’aura déjà deviné, c’est l’amour (le mot n’est pas trop fort) du manger. Du bien manger, c’est-à-dire du beaucoup manger, la quantité, pour eux, étant inséparable de la qualité, et y puisant sa substance. Alors que certains esthètes de la table vont au plus fin, les Parmentier et les Mageollet vont au plus volumineux, mais avec goût tout de même, et avec une prédilection : les viandes.

Ça a commencé on ne sait trop comment, petitement, à coups de hasard… Et puis l’âge venant, et un repas partagé en entraînant un autre, les rencontres autour d’une table sont devenues une coutume, mieux que cela : un rite. En vingt années de pratique, un rite a le temps de se fortifier, de s’épaissir des règles du dogme : aujourd’hui on s’invite d’une famille à l’autre chaque semaine, et cinquante-deux semaines par an, à moins que des vacances éloignées n’en retirent deux ou trois au calendrier.

Chaque quinzaine, le samedi toujours, à vingt heures, les Parmentier reçoivent les Mageollet au quatrième étage (qui est en réalité le troisième à cause d’une bizarrerie de l’architecture de la maison) du 5 de la rue de Saintonge, dans leur grand appartement de cinq pièces où une cloison a été abattue pour agrandir la salle à manger. Et chaque quinzaine en quinconce, les Mageollet reçoivent les Parmentier, là-bas dans le XVe, au 74 de la rue du Commerce, dans leur appartement plus grand encore, sept pièces, avec une salle à manger en proportion.

La succession des invitations a fini par prendre une allure de compétition. La salle à manger est un champ clos, le repas une joute à lances mouchetées dont les blasons sont gigots, cuisseaux et cuissots, palettes et plats de côtes, tête de veau ou échine de porc, dindes aux marrons, canards à l’orange, oies aux lardons, faisans à la sauge, lapins sauce moutarde, lièvres en parure des champs.

Mais tout reste amical bien sûr dans cette lutte à la perfection culinaire, même si chaque samedi au soir, à l’heure rassasiée de se quitter, les époux recevants pensent des époux reçus : « Feront-ils mieux que nous la semaine prochaine ? »

Et la semaine prochaine est devenue la semaine présente. Le samedi est là, les Parmentier se sont mis sur leur trente et un (costume mastic de printemps et cravate bordeaux pour Édgar, robe bleu roi piquetée de myosotis pour Henriette), ils ont fourré les six amours dans la Peugeot break (tous calculs faits, l’essence revient moins cher que la carte orange) et ont gagné, par le puzzle des feux rouges et le labyrinthe des sens interdits, le 74 de l’animée rue du Commerce.

Les Mageollet (Marcel : veste sport en daim vert sombre et polo prune ; Simone : ensemble de tailleur pervenche, du chic et du genre) ont indéniablement bien fait les choses. Les entrées : un plateau de charcuterie à quatorze composantes ardéchoises. Les entremets : truites aux amandes, avec du cumin. Le dessert : charlotte aux pommes façon grand-mère, avec des boules de glace à la vanille qui ont ravi les gosses. Et la viande, la viande surtout : un goulash fondant sous le palais, enseveli sous de la sauce aussi noire que du goudron frais.

— Vous vous êtes surpassés, ne peut que dire Henriette, les yeux noyés.

— Vous vous êtes surpassés, ne peut que répéter Édgar, les yeux absents.

Mais, passant la porte les mioches aux talons, les Parmentier ne peuvent empêcher l’inévitable et sournoise question de flotter, inversée comme en un miroir, dans leur esprit embrumé : « Pourrons-nous faire mieux qu’eux, la semaine prochaine ? »

Toute la semaine, la question pèse d’un poids de plomb dans le vaste estomac d’Henriette Parmentier, comprime d’un poing de glace son vaste épigastre, s’enfonce dans sa vaste chair, y creusant un trou d’angoisse : Comment allons-nous faire, pour être mieux qu’eux ?

Ce sera difficile. Plus que difficile : quasiment impossible. C’est que Marcel Mageollet, qui est dans l’électronique au lieu d’avoir, comme son ami, versé dans le textile laminé par les Chinois et autres Coréens, a une situation florissante. Ce n’est pas lui qui compterait pièce de dix par pièce de dix pour savoir s’il arrivera à tenir jusqu’à la fin du mois ! Au contraire, chaque année qui passe avec ses progrès nouveaux en microprocesseurs et autres micro-quelque chose, semble lui gonfler davantage le portefeuille. Le signe le plus évident de cette réussite est la progression continue de sa progéniture : alors que les Parmentier ont pondu UN, François, DEUX, Camille, TROIS, Éric, QUATRE, Karine, CINQ, Loïc, SIX, Bernadette, et ont dû s’arrêter là, les Mageollet ont couvé UN, Frédéric, DEUX, Sylvie, TROIS, Jean-Yves, QUATRE, Cendrine, CINQ, Fabien, SIX, Luce, SEPT, Martin, HUIT, Flore – huit enfants, huit amours qui crient, qui pleurent et qui rient… Et on peut même se demander si, sous la robe arrondie de Simone Mageollet, un neuvième héritier n’a pas pris le départ, prêt à mordre la vie sitôt franchie la ligne d’arrivée.

Est-ce par fierté ? Plutôt par la grâce de l’amitié, qui n’admet pas le subalterne, le médiocre, l’attouchement méprisable du matériel : les Parmentier n’ont jamais entretenu les Mageollet de leurs difficultés pécuniaires grandissantes. Au contraire, on fait comme si de rien n’était. Porter atteinte, pour une basse histoire d’argent qui ne coule plus, au rituel de l’invitation quinzomadaire ? Ce serait entraver le cours de la vie même, dans ce qu’elle a de plus chaleureux au ventre. On n’y songerait même pas.

Seulement le mois qui va sur sa fin a été plus difficile encore que ceux qui l’ont précédé. À peine arrivée, l’allocation chômage est déjà, c’est le cas de dire, mangée. Les Allocations dites avec justesse familiales ne suivent pas le cours de la vie qui grimpe. Et pour ce qui est des petits travaux de couture d’Henriette, ça stagne. Bien sûr, elle a battu le rappel dans toute la montée. Mais en vain. Au rez-de-chaussée, Hector Poi et Jacques-Pierre Hougremont, deux célibataires grognons : il ne faut pas y penser. Au premier, c’est du pareil au même : le vieux Lessourd, à qui son nom va comme un gant, et un certain Pensedur, qu’elle n’a jamais vu. Au second, Roger Goulot, père d’une famille presque nombreuse pourtant, un homme sympathique, lui a repoussé la porte au nez en murmurant, sibyllin et grave : C’est la guerre, ma pauvre dame… En face c’est l’infirme, elle n’a pas osé. Sur leur palier, la maman de la jolie petite Amélie lui a répondu, désolée, qu’elle n’avait besoin de rien pour l’instant. Le cinquième, elle s’est abstenue d’y monter : elle n’a pas encore fini la liseuse déjà réglée de la transparente Francine Douchy ; quant à l’Australien…

— Alors, tu n’as rien trouvé, ma crème anglaise ? a demandé Édgar au soir du jeudi.

— Rien de rien, mon colin en gelée, n’a pu qu’avouer Henriette, au bord des larmes.

Et elle a ajouté :

— Je ne sais pas ce qu’on va trouver, pour samedi. Déjà que ce soir, on se contente de polenta…

Alors le lendemain, Édgar s’est rendu au bureau de poste pour retirer une bonne part du peu qu’il restait sur son livret de Caisse d’épargne. Avec ça, ils font ce qu’ils peuvent. Et arrive et passe le samedi.

— Tu as bien vu, mon poulet créole, on n’y est pas arrivé ! geint Mme Parmentier, que des sanglots brefs secouent contre l’épaule épaisse de son époux.

— Écoute, ma sardine… commence Édgar.

Mais que pourrait-elle écouter ? M. Parmentier, en vérité, n’a rien à opposer à la terrible évidence de l’échec du soir : le repas était médiocre, le repas était insuffisant, le repas était, n’ayons pas peur des mots, raté. Et même s’ils ont fait bonne contenance (mais ne parlaient-ils pas plus haut que d’ordinaire, pour masquer leur gêne ?), les Mageollet s’en sont bien aperçus… L’au revoir lui-même a été empreint d’un malaise palpable, un jus de honte qui perlait des uns vers les autres, un coulis de confusion qui remontait des autres vers les uns.

Édgar avait préparé une bonne frisée aux lardons, pourtant, et Henriette avait mis tout son savoir dans une compote de pommes à la cannelle. Seulement l’omelette aux morilles était trop pauvre en morilles, et les œufs venaient de poules élevées en batterie et nourries avec de la farine de poisson mêlée au guano. Mais c’était surtout la viande qui faisait grise mine : un bœuf en daube honnête sans doute, mais tout de même un rien chailleux sous la dent et dont on ne pouvait, chose impardonnable, reprendre qu’une demi-fois…

La viande ! C’était bien elle, le problème. Mais comment s’en sortir, avec des prix qui, pour quelque chose de seulement correct, dépassaient inéluctablement les 80 francs au kilo ?

Cette fois, on avait mis le pied sur le chemin du déshonneur, de l’opprobre, de l’infamie.

— Cette fois, nous avons mis le pied sur le chemin du déshonneur, de l’opprobre, de l’infamie… ânonne Mme Parmentier, de la façon dont elle lirait les phrases glauques d’un livre difficile.

— Mais qu’est-ce que tu vas chercher là, ma sole meunière, fait le mari en tapotant gauchement la vaste épaule conjugale.

— Samedi prochain, je ne pourrai jamais me présenter chez eux, ajoute la femme.

— Mais bien sûr que si, ma viennoise au citron ! dit l’homme.

— Et le samedi suivant ! jette-t-elle enfin, comme un cri.

— Nous verrons, ramasse le mari, si bas qu’il est le seul à s’entendre.

Le samedi suivant, les Parmentier sont allés chez les Mageollet.

Le souper était irréprochable.

Passent les jours et passe la semaine.

— Nous ne pouvons pas, soupire Mme Parmentier, que le suint des jours fatidiques a oint d’un vernis nouveau, fait d’absence et de froide résignation.

— Nous pouvons ! affirme M. Parmentier.

Il est vendredi pour une heure ou deux encore, les époux sont dans leur chambre, à l’abri des enfants, assis l’un en face de l’autre sur des poufs gonflables que leur poids évase. De la fenêtre entrouverte, que les rideaux ajourés gangrènent, montent les bruits nocturnes dispersés de la calme rue de Saintonge.

— Nous pouvons, répète avec force Édgar, dont les yeux doux et bruns brillent faiblement à travers les lunettes. Et voilà comment…

Alors il parle, et Henriette qui l’écoute fait non-non-non avec la tête, mille fois. Mais à la fin, elle fait oui, une seule fois, avec sa tête, même si elle a dit auparavant mille fois non avec son cœur.

— J’avais craint un moment que l’Édgar et l’Henriette se… comment dire ? Se laissent un peu aller, tu vois, ma daube ?

— En confidence, mon piment, moi aussi. Mais ce soir, ils se sont magnifiquement rattrapés, n’est-ce pas ?

Dans l’ombre de la rue que les lueurs du bistro homosexuel tardif poinçonnent de menus rectangles jaunes étalés sur le bitume, les Mageollet goûtent la fraîcheur de l’atmosphère, propice à l’évaporation des moiteurs digestives.

— Magnifiquement, mon tendron, magnifiquement. Pour le rôti en tout cas, ils se sont surpassés, les canailles. J’ai rarement savouré une chair à la fois aussi onctueuse et aussi… Comment dire ? Avec autant de corps, si tu vois ce que je veux dire.

— Absolument, mon ragoût. Je n’avais jamais rien mangé de pareil… Au fait c’était quoi, à ton avis ? Du veau ?

— Je dirais du porc… Peut-être une variété orientale, fait Marcel Mageollet en s’épongeant le crâne avec un grand mouchoir fleurant bon la lavande qu’il a tiré de la poche intérieure de sa veste de velours cendrée.

Puis les Mageollet s’activent pour rassembler les huit enfants qui jouent aux C.R.S. et aux manifestants entre les voitures en stationnement qui mordent la tranche mince des trottoirs. Eux ont pu se garer sans mal, en venant tôt dans la soirée. Quand les gosses sont casés équitablement dans les deux voitures familiales (une Mercedes noire pour le père, une Ford bleu des mers du Sud pour la mère) et que le chef de famille et son épouse sont installés derrière leur volant, Simone Mageollet se penche soudain par la vitre baissée de sa portière.

— Dis-moi, mon tournebroche, il y a une chose qui me tracasse…

— Oui, ma panure ?

— Les enfants Parmentier… Est-ce qu’ils n’auraient pas été que cinq, ce soir ?

— Cinq ? Les enfants Parmentier ? Tu sais, mon carry, au milieu de tous ces gosses, moi, je m’y perds !

Il ajoute en souriant qu’il perdrait même la moitié des siens sans y prendre garde, ce qui déclenche dans les deux voitures un ouragan de rires frais. Puis sa tête ronde disparaît dans l’habitacle et les deux véhicules démarrent de conserve.

Le samedi suivant, alors que les Parmentier sont chez les Mageollet, Simone se surprend à compter discrètement les bambins des invités : UN, l’aîné, François, DEUX, la suivante, Camille, TROIS, le garçon du milieu, ÉRIC, qui a déjà les lunettes de son père, QUATRE, Karine la brunette, CINQ, Loïc, le cadet, SIX… SIX… Mais non, elle avait bien vu, il n’y a pas, il n’y a plus de sixième chez les Parmentier.

— Mais où est donc la petite Bernadette ? demande-t-elle avec cet accent chantant que, même devenues femmes et parisiennes, les filles du Midi ne perdent jamais.

— Elle est… commencent en même temps les deux Parmentier.

— … en classe verte, à la montagne, termine seul le père.

— En classe verte ! À la montagne ! souligne Simone Mageollet avec un sourire approbateur. C’est ça qui doit lui faire du bien…

— Le plus grand bien, approuve Édgar Parmentier.

— C’est qu’on les aime tant, ces petits, dit, tout attendrie, Simone Mageollet.

— Oui… on les aime tant, fait en écho assourdi M. Parmentier.

Mais au plateau de fromages du Cantal a succédé une tarte à la poire, alors on mange, et puis on parle d’autre chose, et puis vient le temps de se séparer jusqu’au samedi suivant.

Le samedi suivant, lorsque les Mageollet s’installent tout au long du flanc tribord de la longue table des Parmentier, c’est net, les enfants d’en face ne sont plus que quatre.

— Mais où est passé le petit Loïc ? interroge Simone Mageollet.

— En classe verte, à la campagne, répond Édgar Parmentier.

Et comme la fricassée de… chevreau ? qui bout encore dans la grande sauteuse en alu a une odeur à vous arracher la peau de l’âme, on ne se préoccupe plus que de déguster, en remisant soigneusement sur le bord des assiettes les os longs et durs qui barbillonnent les morceaux débités.

Quinze jours plus tard, c’est au tour de Karine d’être absente de la table parmentière où, dans le cratère d’un faitout enrobé Téflon, mijote un iceberg de viande rose où les gousses d’ail ont creusé des yeux sans pupille.

— Karine ? hasarde Simone Mageollet.

— En classe verte, à la mer, affirme Édgar, son couteau à découper à la main.

— Mais… les deux plus petits, commence Simone.

— Ils sont si bien ! minaude Henriette. On les a prolongés…

— Ça se comprend, approuve Marcel.

Et la parole reste aux incisives, aux canines, aux molaires.

Quinze jours après, les trois derniers Parmentier ne sont toujours pas rentrés et Éric, six ans, les a rejoints dans l’absence. Mais on est maintenant dans la première semaine de juillet, qui ouvre les vacances scolaires.

— Bernadette voulait aller à la campagne, Loïc à la mer, Karine à la montagne, explique la vaste Henriette Parmentier. On les a inversés, grâce aux colonies. Et on a envoyé Éric, qu’une mauvaise grippe ne lâchait pas, auprès de sa sœur cadette.

Au milieu de la table des réjouissances, un hachis monumental assaille les narines de ses fragrances épicées.

Le samedi en quinze ne voit plus que l’aîné des garçons Parmentier, François, siéger au côté des parents. C’est que Camille, l’aînée des filles, est chez une tante obligeante qui a une propriété en Charente. Et le samedi en quinze du samedi en quinze, François à son tour n’est plus là : la tante, décidément une bien brave personne, a recueilli toute la nichée pour août.

Certes, amputée de près de la moitié de la horde colorée et bruyante, la fête hebdomadaire est maintenant un peu triste, elle s’ouvre à cloche-pied, se déroule manchotte, se termine borgne.

Mais n’est-on pas là pour manger ? Pour ce qui est de cela, les Parmentier semblent avoir définitivement décroché la médaille de la saison : jamais les viandes qu’ils servent n’ont été aussi fastueuses, plantureuses, succulentes, fondantes, débordantes. Et lorsqu’en ce samedi soir de la première semaine d’août, Marcel Mageollet, sur le pas de la porte et un pied déjà sur le paillasson, dit avec un rien d’hésitation à son ami Parmentier : « Heu… à samedi ? », l’ami Parmentier répond à Marcel Mageollet, sans hésitation :

— Bien sûr… à samedi.

— Tu comprends, dit vivement Mageollet, nous préférons éviter les vacances en août. Trop de monde, trop de bruit. Nous restons à Paris, tranquilles, et j’en profiterai pour faire un peu de bricolage chez moi.

(Il n’ose pas avouer qu’il est tellement accaparé par son travail électronique qu’il lui est impossible d’envisager des vacances pour l’instant.)

Parmentier Édgar lui succède dans le petit mensonge :

— C’est comme nous : on préfère profiter du calme de la capitale pour faire notre plein de films et d’expositions. Vacances culturelles, tu vois !

(Il n’ose pas avouer que le ménage est tellement démuni d’argent qu’ils n’ont même plus de quoi se payer les tickets de métro.)

Donc le samedi suivant, le couple solitaire des Parmentier se rend comme de coutume chez les Mageollet, suivi le samedi d’après, en sens inverse, par les dix Mageollet. Lorsqu’ils franchissent l’huis, les Mageollet ont l’impression que l’appartement est encore plus silencieux que d’ordinaire. Que se passe-t-il donc, chez les Parmentier ?

Les Parmentier ? Silencieux comme son home, Édgar Parmentier, le teint gris et les mèches qui lui restent en harmonie, est seul à accueillir les Mageollet dans la salle à manger. Au centre de la table, s’alignent une ribambelle de terrines mastiquées d’un sombre pâté clouté d’olives, dont la cuisson au four a marbré l’épiderme craquelé d’une laque caramel.

Édgar Parmentier s’assoit en face des dix Mageollet, qui se sont installés au coude à coude sur le côté bâbord de la table.

Édgar Parmentier tend sa main grasse et potelée vers l’alignement des terrines.

— Ma femme… commence-t-il, cérémonieux.

Il s’interrompt, avale quelque chose qui lui obstruait la gorge.

— Ma femme, Henriette, reprend-il, la main toujours tendue, se sentait un peu fatiguée. Elle est allée rejoindre pour une quinzaine les enfants chez leur tante.

— Les veinards ! jette Marcel Mageollet. Je les imagine bien en train de cuire au soleil…

— Certes, dit Édgar Parmentier. Mais je vous en prie : servez-vous.

Quinze jours plus tard, alors que septembre commence à tirer au nez de l’été la porte cuivrée de l’automne, les Mageollet sont au rendez-vous bimensuel, les papilles encore pleines de la saveur du pâté fabuleux, se demandant en chœur ce que ce diable d’homme de Parmentier a bien pu, cette fois encore, leur préparer d’extraordinaire.

Comme il va appuyer sur le bouton de nacre de la sonnerie, incrusté dans son bracelet de cuivre, Marcel Mageollet s’aperçoit que la porte palière de l’appartement ami est entrouverte de quelques centimètres.

— Tiens ! Bizarre… souffle-t-il.

Il pousse tout de même la porte, qui s’ouvre sans un grincement sur le hall éclairé a giorno.

— Édgar ? lance Mageollet entre haut et bas.

Du fond de l’appartement parvient à la famille tassée sur le seuil la voix enjouée d’Édgar Parmentier.

— Les Mageollet ? Entrez ! Entrez donc ! Je vous attendais, les amis ! Je suis à la salle à manger ! Venez me rejoindre, je suis dans l’impossibilité de venir vous accueillir…

Marcel lance à Simone un regard légèrement interloqué puis, en file indienne, les Mageollet gagnent les lieux du repas.

Leur hôte est bien là, déjà assis à sa place habituelle, au milieu du côté droit de la table. Mais il ne se lève pas à l’arrivée du groupe.

Au centre de la table, deux gigots d’une taille impressionnante nagent dans leur jus Sienne brûlée, comme deux troncs d’arbres roussis au sein d’un marigot incendié.

— Venez ! Venez ! Asseyez-vous ! Mangez ! Mangez ! Mangez ! clame Édgar Parmentier, les bras écartés en un redondant geste d’invite.

Lentement, imités par leurs enfants, les époux Mageollet se casent sur leur siège. Aucun d’eux ne parle. Aucun d’eux ne fait plus un geste. D’un seul coup d’œil, les époux Mageollet ont vu. Et d’un seul déclic, ils ont tout compris.

Édgar Parmentier n’a plus de jambes.