1.

— On a sonné. Tu vas ouvrir ? a lancé Mélanie, depuis la cuisine où elle trimait déjà.

J’étais dans le fauteuil du salon, devant la télé éteinte. Et je me demandais justement si j’allais rallumer ou non. Il était vers les six heures et demie, sept heures moins le quart du soir, je venais de rentrer du boulot. On a résonné.

— Tu vas ouvrir ou j’y vais ? a dit Mélanie.

C’est ma femme. On est mariés depuis vingt et un ans, j’en ai quarante-cinq, elle en a quarante. On a quatre gosses. Une famille carrée, où l’on compte tout en nombres ronds. Qui est-ce qui pouvait sonner ainsi, à cette heure (à cette heure, à sept heures…) ? L’Australien, qui vient me demander si je n’ai pas une vis numéro tant, une poignée de semences, trois mètres de fil de pêche ? La grosse Henriette Parmentier, qui quémandera une nouvelle commande de laine qu’on devra lui payer deux fois plus cher qu’à la Sama ?

Je n’ai décidément pas envie d’aller ouvrir. Je suis crevé. J’ai fait six clients, aujourd’hui, deux primes sûres, une probable. Dans l’assurance, il faut arquer, bavasser, avoir du sourire, de l’entregent (à l’époque, j’avais compris entrejambes), de… l’assurance (mais elle est vieille, celle-là).

— Puisque tu n’y vas pas, j’y vais, dit Mélanie au troisième coup de sonnette.

Un qui insiste. Les pires ! Comme les assureurs… Je pianote sur la commande automatique de la télé, je ne me décide pas à allumer. Pour voir quoi ? Des jeux imbéciles, ou les infos désespérantes ? Je suis fatigué. Heureux qu’on soit jeudi, la veille de vendredi, qui est la veille du samedi, comme on dit.

Là-bas, au fin fond de l’appartement, j’entends Mélanie qui ouvre, et puis des bruits de voix qui surnagent vaguement par-dessus la musique rock de Cloc (quinze ans), qui écoute ses cassettes à côté, dans la chambre qu’il partage avec son frère Ferdinan, sans d, pas encore rentré.

Qui est-ce qui a bien pu sonner à sept heures du soir ? Mais je vais le savoir puisque j’entends des pas approcher dans le couloir, désespoir.

— Roger…, fait la voix de Mélanie, proche, mais toute petite, étouffée dans une gorge qui se bloque.

Je me tourne vers elle, restée sur le seuil du salon avec le visiteur à ses talons, mon pouce enfonce machinalement la commande à distance du poste, le timbre criard d’une chanteuse savoyarde envahit brusquement la pièce, étouffant les sonorités lointaines de police.

Mélanie paraît minuscule à côté du grand type qui lui mange la place dans le chambranle de la porte du salon. Je me lève d’un mouvement automatique. Le type est vêtu d’un treillis verdâtre de combat, son front est ombré par la longue visière d’une casquette à la Bigeard, ses pattes d’épaules s’ornent des trois barrettes dorées de capitaine.

Je suis debout en face de lui. Je sais très bien ce qu’il va m’annoncer.

2.

— Monsieur Roger Goulot…, commence-t-il. Puis il s’interrompt, a une sorte de ricanement qui se veut sourire mais lui fait sortir des canines de loup de sous la moustache, et rectifie : Je veux dire… sergent-chef Roger Goulot !

Je me redresse, je me cambre, je sens que mon corps se modèle peu ou prou dans la position du garde-à-vous. Comme une ombre efficace, Mélanie est allée éteindre la télé, puis est passée dans la chambre d’à côté faire taire la cassette de Cloc. Dans le silence feutré, est-ce que je n’entends pas maintenant une sorte de grattement irritant semblant provenir de notre chambre, qui se trouve en face du séjour ? Mais oui… c’est comme une pelle sur une terre rocailleuse, un ongle sur de la toile émeri, un instrument de dentiste palpant une dent creuse.

Je n’ai pas le loisir de préciser la nature du bruit. Le capitaine s’est approché en faisant craquer le parquet sous ses rangers ferrés, il est maintenant tout à côté de moi, tout contre moi, il me dépasse d’une tête, je sens son odeur composite de sueur, de tabac brun, d’eau de toilette fade, de tissu grossier passé à la Javel.

— Sergent-chef Roger Goulot…, répète-t-il, ou plutôt… (à nouveau une hésitation à sourire de loup), adjudant Roger Goulot !

Je dois avoir une mimique d’étonnement. Le loup se fait renard, il sort de sa poche de poitrine un petit opuscule à couverture beige, le tapote deux ou trois fois contre sa paume gauche, l’ouvre, plisse les paupières, lit, de la prunelle d’abord, puis à haute voix. Je sais ce qu’est cet opuscule : c’est mon livret militaire.

— … Hummm… s’est vu élever, par ordre du commandement de la place Filles-du-Calvaire, et en récompense de sa conduite au front lors des opérations passées, au grade d’adjudant.

Il me tend le livret pour que je puisse constater de mes propres yeux la nomination imprévue. Imprévue ? À vrai dire, il y avait bien dix ans – ou n’était-ce pas onze ? – que je végétais dans le grade subalterne de sergent-chef, un grade bâtard, à cheval entre le petit gradé et le sous-officier. N’y avait-il pas là une injustice, dont je ne m’étais pourtant jamais plaint ? N’avais-je pas participé à un nombre suffisant de campagnes ? N’y avais-je pas montré un certain courage ? Un comportement en tout cas digne des éloges de mes supérieurs ?

Le capitaine a dû saisir dans mon regard ce rien de satisfaction, peut-être ce rien de fierté que l’élévation au grade supérieur y a planté. Sa main, une main forte, aux veines saillantes mais aux ongles soigneusement taillés et manucurés, vient s’appesantir sur mon épaule. J’en ploie sous le choc (sous l’émotion), mais ça ne m’empêche pas de me dire que j’ai le même geste avec mes clients, lorsque je viens de fourguer un bon contrat.

Maintenant le capitaine m’embrasse (on dit : me donne l’accolade), c’est-à-dire que sa joue gauche s’appuie brièvement sur ma joue droite, et vice versa, mais sans que je perçoive à aucun moment l’humidité des lèvres. Dans ce contact, c’est l’odeur d’eau de toilette qui est la plus perceptible.

Du coin de l’œil, je vois que Mélanie a reparu dans le cadre de la porte ouverte, elle est cette fois accompagnée par Cloc (quinze ans, longs cheveux de fille, et je le lui reproche assez) et par Galéa (dix-sept ans, belle comme une image pieuse, avec ses courts cheveux de garçonne), qui était jusque-là restée dans sa chambre, à travailler son bac ou à faire semblant. À eux trois, j’adresse un clin d’œil. Mais l’instant, s’il n’est plus à la solennité, n’est pas non plus aux plaisanteries. L’instant est…

— L’instant est grave, adjudant Goulot, dit le capitaine qui s’est reculé d’un pas, a renfourné mon livret dans sa poche de poitrine, et a tiré d’une autre un bleu légèrement froissé qu’il déplie à bout de bras.

Les sourcils arqués, je viens me placer parallèlement à l’officier. Je constate (mais je l’avais déjà deviné) que le bleu est un plan de notre appartement, où ont été rajoutés quelques hachures bleu sombre et quelques flèches rouges incurvées.

Je sens les yeux incisifs du capitaine me poinçonner la nuque. Il en a mis, du temps, l’animal, à lâcher ce qu’il est venu me dire et que j’attends depuis dix minutes. Mais maintenant ça y est. Maintenant il va le dire. Maintenant il le dit.

— Adjudant Goulot, c’est la guerre !