Hier, il a croisé l’Australien dans l’escalier. L’Australien trimbalait ses planches, comme d’habitude. Georges descendait et l’Australien montait, l’un et l’autre embarrassés de leur personne, ce qui fait que Georges a quelque sympathie pour l’Australien. L’Australien a tendu la tête par-dessus ses planches et lui a souri. Georges a répondu, bien sûr. Il ne sourit pas beaucoup, Georges. Il a souri en grimaçant, tout occupé à contrôler la descente de sa petite voiture.

La petite voiture de Georges a des roues qui ne sont pas vraiment des roues. La voiture d’infirme de Georges n’est pas une vraie voiture d’infirme, de sorte que Georges aussi se fait l’effet de n’être pas comme tous les autres infirmes. Comme l’immeuble n’a pas d’ascenseur, il a bien fallu trouver quelque chose pour que Georges se meuve en l’absence de ses parents : une croix d’aluminium de chaque côté, sur les tranches de laquelle le père de Georges a fixé des semelles antidérapantes. Chaque branche de la croix est aussi longue que les marches de l’escalier sont larges. Georges monte et descend en faisant porter le poids de son corps en avant ou en arrière, puis il hisse ce sac de béton mort qui est lui à la force des bras. Si Georges peut être fier de quelque chose, c’est de l’épaisseur et de la consistance de ses biceps.

Du coup, plus que jamais, Georges ressemble à ce qu’il est : un jeune homme paralysé jusqu’à la ceinture. Sa force a reflué d’un coup vers le haut du corps, elle occupe et pèse sur toutes les fibres de ce demi-homme. Si le regard des gens pouvait s’arrêter à la hauteur des hanches, pense Georges, la vie serait deux fois plus facile.

Pour circuler dans l’appartement, Georges a deux roues principales et deux petites roues secondaires qu’il engage simplement dans les essieux prévus à cet effet. Le diamètre des grandes roues est légèrement supérieur à celui des moyeux d’aluminium. La manœuvre est simple et s’exécute en quelques secondes. Le Temps s’étend toujours devant Georges, comme un océan devant quelqu’un qui ne sait pas nager.

Georges reste de longues heures en contemplation devant son sexe flasque. Il se souvient avoir joui deux fois, mais ces deux souvenirs sont de jour en jour moins précis, de plus en plus irréels. À quatorze ans et huit mois, il y a eu cette voiture lourde, si lourde, des centaines de kilos d’acier et d’aluminium qui sont passés sur ses hanches, broyant ses os comme des noisettes, aplatissant sa moelle épinière comme une lasagne. Georges est tiré d’affaire, maintenant. Il pourra vivre jusqu’à la fin de sa vie avec le montant de l’assurance que ses parents ont touché pour lui. Dans sa chambre, il a des haltères, des appareils pour s’entraîner, une télévision, des livres, une longue-vue, la radio, le téléphone. Mais pas de chaussures.

Ce qui fascine Georges, c’est justement les magasins de chaussures. Lui qui n’usera même pas une paire de tennis d’ici sa vieillesse, il aime ces curieux moules disgracieux qui brillent de tous leurs cuirs à la vitrine de chez Bata. Quand il n’en peut plus de vivre entre quatre murs, il sort et va s’emplir les narines et les yeux des odeurs de cirage, de cuir et de crèmes. Le velouté des semelles offertes à la convoitise évoque quelque étalage d’escalopes.

Aujourd’hui, il n’a rien fait de spécial. C’est souvent. Il s’est longtemps regardé dans la glace en écoutant le tic-tac de la pendule du salon. Au physique, le demi-Georges supérieur est plutôt beau garçon : grand, mince, large, une tête aux cheveux noirs, bouclés, une ombre de moustache au-dessus de la bouche qu’il a large, expressive, enfant. Le regard brun déposé comme un ducat dans le gousset des orbites examine sans complaisance les épaules d’athlète, le cou veineux comme un chêne où palpite la pomme d’Adam trop apparente, les bras taillés dans une pâte épaisse, riche, couverte d’un fin duvet blond. Un tee-shirt américain bleu et blanc, marqué d’un énorme chiffre, 666, couvre le coffre puissamment armaturé, aux tendons apparents et dont les muscles frémissent même au repos. Dessous commence le pantalon blanc, blanc comme un drapeau posé sur deux cadavres.

Ses jambes.

Il fait chaud. Par la fenêtre ouverte entrent les bruits de la rue : c’est l’heure où les livreurs se font plus rares. Les remplacent les motos et mobylettes que des demi-sel réparent et font chauffer avec ostentation. Georges s’approche de la fenêtre. Des jeunes types, leurs mains graisseuses posées sur les fesses, regardent l’un des leurs régler le carburateur d’une grosse Honda rouge. Ils ont des bottes noires à la tige renforcée, aux crampons d’acier négligemment relâchés. De temps à autre, ils lèvent le nez vers l’immeuble et ricanent avec embarras. Georges soutient leur regard. Il sait depuis longtemps qu’il gêne. Il en profite.

Pour la centième fois, il fait le tour de l’appartement. Un cinq pces,cuis,s-d-b,cc,tt conf,deuxième étage gauche. Avant son accident, il dormait sur un canapé-lit dans le salon. Depuis, il a sa chambre. On a retiré les tapis et carpettes que les roues de sa voiture coupaient en trois. Dans le long couloir qui tourne à angle droit, il atteint le 15 km/h. Plusieurs fois, il s’est écrasé sur la bibliothèque. Les premiers temps, il renversait tout sur son passage.

Maintenant, il est d’une habileté fantastique. Il ne se sert pratiquement jamais des petites roues de devant, sauf dans la rue car il craint que tant de virtuosité n’éveille des ricanements. Il se déplace en équilibre sur les deux grandes roues, son centre de gravité dans l’alignement exact de l’axe. Pas un gramme de plus ni de moins d’un côté ou de l’autre. Fume-t-il une cigarette, il se penche imperceptiblement davantage en arrière. À la fin d’une digestion importante, il compense en tendant vers l’avant. Il est resté trois heures et vingt-sept minutes en équilibre sur ses pneus en caoutchouc plein. Deux poignées scellées dans la maçonnerie, deux autres au-dessus de la baignoire : il reste de longues heures aux toilettes ou dans son bain, à regarder ses jambes blanches. De temps à autre, il soulève d’un bras la machine à laver, ou la table de la salle à manger. Ses parents échangent un regard vaguement effrayé.

Il fait de plus en plus chaud, comme souvent à l’entrée de l’été, quand rien ne vient balayer l’air opaque et chargé de poussière qui stagne au ras du sol. Bientôt sept heures du soir.

Georges prépare une licence d’anglais par correspondance. Il sera correcteur et traducteur. Ça paye peu mais on travaille à la maison.

Ce soir, on s’est couché tôt chez Georges. On arrive à la fin de l’année scolaire et ses parents sont fatigués. Vivement les vacances. Ils sont tous deux professeurs au lycée N…, dans le quinzième arrondissement. Georges les entend parler, à voix basse dans leur lit, du Portugal où on ira au mois d’août. Ils croient que c’est un pays plein d’œillets rouges. Georges, lui, sait que c’est un pays plein de gens qui ont deux jambes, et qui s’en servent.

Lui, Georges, il a mal à crever, il a mal partout, il a mal comme on n’imagine pas avoir mal quand on a deux jambes en état de marche, deux bonnes jambes lourdes d’une longue journée de travail, deux jambes parcourues d’élancements de fatigue, pleines du sourd et sûr bouillonnement du sang, pleines de la rassurante certitude des muscles, des tendons et des veines. Il a mal à cette paix inerte sous ses mains, à l’injustice monstrueuse de son sort, mal de ne pouvoir courir comme tous les Georges de dix-huit ans dans les rues moites qui toutes descendent vers la Seine, courir vers Saint-Michel, Montparnasse, l’esplanade de Notre-Dame où les premiers cars de tourisme commencent à déverser de pleines cargaisons de jeunes Allemandes, Hollandaises, Anglaises et Suédoises. Mal sans le savoir de n’avoir pas, lui aussi, ce bâton de pèlerin tendu vers ces bouches fraîches, fourches et brèches, sources et pêches fendues sur la rigole du plaisir. Le désir de Georges est comme un aigle sans serres : les montagnes sont des gouffres à l’envers.

Ah ! oui, marcher sur les trottoirs sonores, enfoncer le talon dans l’asphalte fondant, le gravier crissant, le sable des travaux, l’herbe des pelouses ! Ah ! oui, plier et déplier le genou, lancer le tibia en avant, faire jouer la rotule, la complexe mécanique des métatarses, plaquer sur le fond de la chaussure l’os du talon, relancer le mouvement d’une tension de la cuisse, d’un déploiement de la fesse, d’un coup de rein ! Esquiver le garde-boue d’une voiture, effacer la bordure d’un trottoir, barrer le passage d’un étirement insolent des jambes ! Croiser les chevilles, faire crisser le porc ou le box-calf des bottillons, tendre sur l’arc des tibias le pli parfait du pantalon ! Oh ! oui, arpenter, faire le monde à sa mesure, renfoncer les étoiles du ciel d’un maître coup de botte, et faire deux pas de claquette en volant un baiser à une fille très maigre et très haute sur pattes, un héron rose et blanc dont la charnière dorée, plissée par le désir, se dévoile un instant sous la jupe de coton ! Faire tout cela et bien pis encore dans l’ombre d’un arbre, et traverser le boulevard pour aller boire une bière au premier étage – AU PREMIER ÉTAGE – d’un café ! Mais n’être pas là, cloué sur ce lit, veillé par le sphinx de chrome et de cuir dont les roues luisent encore comme deux squelettes de soleil ! N’être pas là, à dix-huit ans, escargot prolongé de deux limaces, à s’appeler Georges…

— Georges ?…

La voie ruisselle du plafond, ténue comme une lézarde, murmurante comme…

Ou c’est lui qui rêve ?

— Georges ?…

Est-ce le vent qui agite les rideaux ? Le tonnerre gronde au loin sur la ville. La cour intérieure de l’immeuble est toute noire. Même l’autre cinglé, en bas, Hougremont ou quelque chose d’approchant, chez qui de grands pans de lumière dorée jaillissent parfois, lui aussi dort.

Georges écoute.

Il y a des pas au-dessus de sa tête. Des pas hésitants, ni lourds ni légers. Des pas. Les pas du troisième étage.

Ils sont là depuis quand ? Hier soir, avant-hier soir ? On marche dans la tête de Georges, et Georges qui sait ce que sont les infirmes en est sûr : ce sont des pas d’aveugle. Ou de quelqu’un qui a beaucoup de chagrin, ou de quelqu’un qui va mourir. Quelqu’un, de toute façon, qui traîne son destin à minuit passé, quand tout le monde dort, comme Georges traînerait le sien si le grincement de ses roues n’éveillait sa mère, toujours inquiète. Il peut même préciser le sexe : c’est une femme. C’est une femme qui erre ainsi dans l’appartement du dessus. L’appartement du troisième étage.

Depuis quatre ans qu’il est là, comme un lapin-tambour à rouler sur le parquet, Georges a appris à connaître l’immeuble. Il le connaît mieux que s’il en avait descendu et monté l’escalier, mieux que s’il était entré chez les gens. Il le connaît par les bruits, le déplacement de l’air, d’infimes variations de température. La cataracte de onze heures trente dans le tuyau de fonte, c’est le premier étage-droite, toujours constipé celui-là. Le raffut dans les escaliers, surtout vers trois heures de l’après-midi, c’est l’Australien bien sûr, qui rentre de chez le marchand de bois. Les boules de billard qui dégringolent sur le carreau, c’est encore le vieux Lessourd, qui persiste à se chauffer au charbon et en perd la moitié chaque fois qu’il remplit son poêle.

Les Parmentier sont censés habiter au-dessus.

Censés. Georges, à qui tant de docteurs ont menti, n’en croit rien. Quand on a les yeux à la hauteur du ventre des gens, on se méfie de ce qu’ils disent. Ainsi, on dit que les Parmentier habitent l’appartement du dessus. M. Parmentier lui-même, avec sa jovialité suspecte, il lui arrive de dire à Georges en le croisant dans l’escalier :

— Vous avez remarqué ? On fait de moins en moins de bruit au-dessus de chez vous ?

Il a l’air fier de ses efforts. Fier de ne pas déranger. Une fois, Georges l’a attaqué de front (il se trouvait quelques marches au-dessus de lui).

— Mais dites-moi, vous habitez bien le quatrième ?

— Naturellement, a répondu Édgar Parmentier, qui paraissait soudain pressé.

— Et nous au second étage, a dit Georges.

— Oui, a dit Parmentier.

— Vous ne trouvez pas ça curieux ?

Parmentier l’a fixé avec effort (avec répugnance, s’est dit Georges) :

— Curieux, quoi ?

Son langage se démantibulait, comme sous le coup d’une forte émotion. Du coup, il a insisté, un peu sadiquement :

— Qu’il n’y ait pas de troisième étage.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? a murmuré Parmentier.

— J’habite au second, vous habitez soi-disant au-dessus de chez nous, mais pourtant, sur votre palier, c’est marqué QUATRIÈME ÉTAGE.

— Une erreur.

Et Parmentier s’est éloigné en réprimant un haussement d’épaules.

Ça, c’était il y a un an. Presque. Depuis, Georges s’est fait une opinion, une opinion que viennent conforter les pas qu’il entend ce soir au-dessus de sa tête : il y a bien un troisième étage, mais personne n’y habite.

Dans la logique, les Parmentier vivent bien au-dessus. Ils vivent bien au quatrième étage et dire qu’ils vivent en fait au troisième serait faire une erreur : entre eux et Georges, il y a quelque chose, un palier intermédiaire que tout le monde soupçonne mais dont personne ne veut convenir.

Et ça, c’est le deuxième mystère.

Georges en a parlé à tous les locataires de l’immeuble, au hasard des rencontres. Ce sont tous des gens mystérieux, qui semblent tous avoir quelque chose à cacher. Ce n’est pas ce qui gêne Georges : lui, il a à cacher qu’il ne peut plus bander. Ce qui est curieux, c’est que personne ne semble avoir envie d’en savoir plus sur ce fameux troisième étage. Quand on leur demande qui y habite, ils répondent : « Personne. » Quand on leur pose la question : « Mais, pourquoi ? », ils éludent : « Je ne sais pas. » Georges finit toujours par demander : « Y êtes-vous monté ? – Non. » Personne ne s’est jamais arrêté au troisième.

Il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’en fait, personne ne sait où il se trouve. On passe directement du second au quatrième étage, et voilà tout.

— Il y a des mystères plus graves, a dit le père de Georges, un jour où il venait de recevoir son premier tiers provisionnel.

Les pas vont et viennent toute la nuit. Ils sont clairs, comme si l’on marchait dans un appartement désert. Georges, qui s’y connaît en chaussures, dirait que ce sont des souliers de femme à semelle compensée, roses ou d’un beau vert clair, avec une petite bride nouée sur le dessus et la semelle en crêpe. Ça s’entend au petit bruit de ventouse que fait le crêpe : on dirait des baisers à l’envers. Des baisers à lui adressés. Et parfois, il entend, il croit entendre encore ce murmure :

— Georges…

Les Parmentier sont nombreux. Ils dorment à plusieurs par pièce. Il les entendrait s’ils étaient au-dessus de sa tête.

Ce ne sont donc pas les Parmentier qui vivent au-dessus de chez lui, bien que la logique l’exige. Mais quelqu’un d’autre, des pas qui vont et viennent depuis quelques nuits, à l’aplomb de sa chambre. La voix lui parvient par la conduite d’eau, ou quelque tuyau pris dans l’épaisseur du plafond.

— Georges…

C’est bien lui qu’on appelle. Georges, immobile et tendu sur son lit, les yeux brûlés par la réverbération du plafond (une chiche lumière granuleuse, couleur de lait bouilli, filtre par les persiennes), Georges est comme au fond d’un puits. La voix comme une corde le hisse doucement, ho-hisse, tout doux, avec de petites inflexions molles, vers l’inconnu (… INCONNU-E ?). Comme une araignée dont les rets baveux rapprochent la proie, ou comme cette fée en blouse d’infirmière qui fut la vie enfin, après deux longues semaines de coma, il y a quatre ans ? Il ne sait pas, il a peur, il monte, il flotte dans l’air un peu acide de sa chambre, du sel sous les bras, la bouche sèche, et sans cesse pleuvent dru les baisers de crêpe, petite pluie sèche pareille à de la poussière… Son cœur bat, bat, bat, son cœur qui lui emplit la gorge et les poumons, qui pèse sur les parois et fait craquer les côtes, et comme dans une eau rouge qui monte, Georges s’évanouit doucement…

— Georges ?…

Il en aura le cœur net. Depuis deux semaines, il écoute la voix, les pas, le murmure qui coule toutes les nuits dans sa chambre. Ses parents sont partis hier, sans lui. Ça n’a pas été facile. Il leur a expliqué : les Portugais, ils ont deux jambes. Je ne veux pas aller au Portugal. Sa mère a pleuré. Son père a hoché la tête d’un air entendu. Tu as raison, Georges, bien sûr. Il sait bien, Georges, que sa défection les soulage. Pour la première fois depuis quatre ans, ils auront de vraies vacances.

Le matin du 15 août, il est donc sorti de l’appartement. L’immeuble est désert. Il bâille sur des rues vides elles aussi, qui donnent dans d’autres rues, d’autres boulevards, d’autres avenues sonores à force d’être silencieuses. Le soleil chauffe. Le macadam gonfle comme un soufflé. L’air vibrionne, zébré de poussière et de pollen. Quelque chose comme une sourde allégresse progresse dans les veines de Georges.

Quatrième étage. L’étage du dessus. Il a compté les marches : vingt et une. Comme pour les autres étages. Il redescend. Deuxième étage. Chez lui. Remonte. Les patins de caoutchouc couinent sur le chêne ciré. Georges gonfle ses biceps, tire sur les branches de sa croix. Son fauteuil grince sous son poids à chaque fois qu’il retombe. Dixième marche.

Entre la dixième et la onzième marche, il a remarqué une encoche, un rien, une éraflure dans le crépi du mur. Cette fois-ci, il s’arrête.

Comme on dit chez lui, c’est une bigne. Probablement l’Australien, avec son bois ? Pourtant… Pourtant, il y glisse le doigt.

Et, tout de suite, il sait qu’il ne s’est pas trompé.

Au fond de l’éraflure – elle s’agrandit comme mangée de l’intérieur par un insecte – quelque chose brille. Une poignée de porte.

Il n’est pas vraiment surpris, Georges. Les chaussures en forme de baiser, son nom murmuré dans la nuit, le mystère du troisième étage, tout cela rend cette poignée de porte prévisible. Attendue.

Elle est noyée dans une sorte de maçonnerie cendreuse, du plâtre mort qui s’effrite sous les ongles. Quand il tourne l’œuf de laiton, un sillon apparaît dans le crépi. Le sillon tourne à angle droit, bute sur un arrêt invisible, en haut à droite. En bas, la porte est libre. Quand Georges pèse sur le battant, elle pivote sur une charnière invisible, et un grand rectangle de lumière se découpe sur le fond gris de la cage d’escalier.

La porte du TROISIÈME ÉTAGE !

Il en était sûr. Il le savait. Les autres locataires sont-ils au courant ? Va-t-il les trouver tous derrière, occupés à quelque tâche ignoble, à quelque passe-temps obscène, à quelque fabrication mystérieuse ? Ou ne savent-ils rien ? Passent-ils depuis des années devant cette porte, à la toucher, sans que jamais l’un d’eux…

Mais il n’y a personne.

Le palier du troisième étage s’étend sous ses yeux, longue et plate surface cartonneuse où les coffrages du béton ont laissé leurs rides. Il compte deux portes, l’une et l’autre ouvertes, se faisant face. Elles se renvoient une lumière spectrale, laiteuse et dure à la fois, immobile, dans laquelle roulent les tourbillons convexes de la poussière de ciment. Elle finit par se redéposer en strates irrégulières sur le plancher couturé de fers rouillés et c’est comme si rien ne s’était passé, comme si Georges faisait maintenant partie de ce paysage de mort, élément mort et hostile lui-même, mi-homme, mi-machine, étincelant de chromes, robot dans les décombres de quelque guerre enfuie.

Il appuie ses mains sur les roues et avance, traçant deux sillons cotonneux dans l’épaisse et grisâtre poudre de ciment. Arrivé au centre du palier, il s’immobilise, désorienté. Et maintenant ? Il remarque qu’il n’y a pas de plafonnier, pas de plinthes, pas de revêtement sur le sol, encore moins sur les murs, et que du plafond nu ne pendent que des gaines vides de tout fil électrique. Visiblement, l’architecte de cet étrange palier n’a pas cru bon de travestir sa pensée : cet étage n’a été conçu – Georges pense : volé, volé aux autres étages de l’immeuble – que pour être là. Il n’est que le théâtre de quelque chose qui va se passer à l’écart de la vie, à la dérobée, quelque chose qui ne concerne que Georges et… ET ? Le cœur de Georges bat vite. Il regrette de n’avoir pas emporté une arme, n’importe quoi. Il pense que personne ne sait où il est, et quand il pivote sur son fauteuil, ce qu’il voit ne le surprend pas : l’ouverture dans le mur, l’ouverture par laquelle on accède aux autres paliers, cette ouverture se referme petit à petit. Un groom, ou quelque machinerie électromagnétique ? Il ne voit rien. Le voilà seul.

— Georges ?…

Il sursaute violemment. Une transpiration glacée lui inonde la nuque, les épaules, les mains. Et si c’était… Si c’était une araignée qui habite là ? S’IL ÉTAIT DANS LE NID D’UNE ARAIGNÉE ? Son cœur s’emballe, le sang ronfle dans ses oreilles tandis qu’il recule et se cale le dos au mur. T’emballe pas, Georges. Sois pas idiot, Georges. Tu rêves, ou quoi ? Mais il sait bien qu’il ne rêve pas. Il est bel et bien au troisième étage, sur cet étage que tous ces foutus faux jetons font semblant d’ignorer. Et cette voix qui vient de la porte – quelle porte ? – cette voix est bien réelle…

— Georges ?

C’est celle qu’il entend depuis un mois toutes les nuits, cette voix lente, ce chuchotement de l’obscurité. Mais il manque le bruit des pas, comme des baisers. Elle l’appelle, simplement. Elle l’appelle et il ne bouge pas.

Elle SAIT qu’il est là.

— Georges ?

Dehors, il y a l’été, les rues vides, les rares voitures dont la carrosserie brûlante vous arrose de douceur au passage, comme un vent du désert. Dehors, il y a le ciel bleu, les hirondelles qui virgulent, les derniers habitants qui partent en vacances, avec sur la plage arrière des ballons et des chapeaux de paille. Il y a les vitrines de marchands de chaussures.

Curieusement, c’est ce qui décide Georges à avancer. Toutes ces choses dont il n’est pas, qu’il n’aura jamais. Le troisième étage au moins, cette tranche de mystère glissée entre le second et le quatrième palier de l’immeuble, tout ça est à lui. Pour lui. Georges a payé suffisamment cher son destin pour le vouloir tout entier, malheur et mystère. Il vise la porte de droite, en biais, et d’une poussée, il se propulse dans l’appartement.

La lumière est si drue qu’il doit baisser la tête et fermer les yeux. Il sent son fauteuil s’immobiliser dans des épaisseurs, sur le travers. Quand il rouvre les paupières, il y a une fenêtre en face de lui, une fenêtre ouverte sur le vide. C’est une simple ouverture dans le mur de béton, les bords en sont irréguliers, et gardent en creux les reliefs du boisage. S’y découpe le bleu céruléen du ciel et le bout d’un arbre vert. D’instinct, Georges reconnaît la vue que l’on a au sud, vers l’usine de recyclage des ordures et l’asile de fous qui la jouxte.

Comment n’a-t-il jamais vu cette fenêtre du dehors ?

Parce qu’elle est fausse. Il s’attendait tellement à en voir de vraies qu’il n’a pas pensé que ce sont des imitations, parfaitement peintes. L’usine et l’asile sont restitués à la perfection, le tableau encastré dans l’épaisseur du mur. La lumière ne vient pas de lui, mais de néons puissants. Ils inondent l’appartement avec une telle force que Georges se fait l’effet d’être dans une boîte aux contours indistincts, au centre d’un maelström de lumière. L’enfilade des portes s’y dessine à peine, comme l’épure d’une perspective fausse.

— Georges ?

La voix s’est rapprochée, ou est-ce lui qui roule vers elle ? C’est une voix de femme, il ne s’était pas trompé. Une voix de jeune femme, qui ne lui est pas inconnue. Une voix qu’il ne reconnaît pas vraiment, mais qui pourtant éveille en lui une vague réminiscence. Elle appelle dans une pièce vide, comme au centre d’un désert. « Georges. » Elle l’appelle.

Georges se hâte.

Au fond de l’appartement, il y a une porte, qui donne sur l’autre appartement. Et probablement a-t-il laissé derrière lui une porte qui fait que les deux appartements font une boucle autour du palier, une sorte d’anneau de vitesse sur lequel lui, Georges, court comme un… comme un insecte. Comme un insecte au fond d’un carton de pâtissier, attendant le bout de coton imbibé de formol qui le tuera.

Georges s’arrête, le cœur battant. De nouveau, il a peur. Quelque chose tressaute sous la couverture qui nappe ses jambes, quelque chose…

Ses jambes.

Il arrache le plaid et voit ses jambes trembler. Oh ! elles ne tremblent pas beaucoup ! Elles sont simplement animées d’un grelottement infime, comme le marteau d’un réveille-matin en fin de course. Mais elles bougent. Dans leur épaisseur de chair morte, un nerf bégaye, transmettant des influx nerveux désordonnés, une sorte de morse désespéré.

— Georges ?

Georges se lance dans l’inconnu.

Il débouche dans le deuxième appartement, celui qui en fait est AU-DESSUS de celui de ses parents. Là aussi, les plâtres sont faits, et l’air chaud est chargé d’humidité. Les murs sont comme des décors dressés hâtivement selon un plan familier : là, la cuisine (elle paraît plus grande parce qu’elle est vide) et là, le salon-salle à manger – la fenêtre donne sur le stade, comme celle du salon des N… – Le couloir (béton lissé que la poussière de plâtre fait paraître blanc, mais où les roues de Georges laissent une trace noire) mène aux chambres : celle de ses parents (en fait celle qui correspond à celle de ses parents) et celle…

La sienne.

La chambre qui est au-dessus de la sienne.

Au fond du couloir, encore à droite, il y a la salle de bains. Et en face, à gauche, là où normalement il n’y a rien, il y a une porte. Elle n’a pas de battant, et Georges reconnaît l’entrée de l’appartement d’à côté, avec, par terre, le sillon double de ses roues.

La voix est venue de si près, cette fois-ci, qu’il aurait fait un bond dans son fauteuil si ses jambes ne lui refusaient tout service.

— Georges ?

Georges bloque sa roue droite à pleine main et fait tourner la gauche avec une telle violence que les pneus couinent sur le béton. Au bout de son demi-tour, il y a une femme nue.

Elle se tient dans l’ouverture de la porte, un bras sur le chambranle – en fait sur le ciment, car la porte n’a pas de boiseries – et l’autre main posée sur sa hanche. Les doigts sont longs et fins, vierges de toute bague, les poignets minces, la peau d’une perfection telle que toute la lumière semble venir d’elle. Georges enregistre tout cela malgré lui. Mais ce grondement qui le secoue, qui l’occulte et brouille son regard, ce sont les seins, les hanches, le ventre, le sexe et les cuisses de la jeune fille qui en sont cause, et ce sont eux qu’il regarde, qu’il dévore avec une avidité dont l’intensité le terrifie.

C’est qu’il n’a jamais vu de femme nue, Georges, jamais vraiment vu de vraie femme nue avec sa bonne odeur de peau et sa lueur qui entre dans vos yeux. Tout le fascine : le ventre plat finement nervuré par les aines, les seins ronds aux tétons bruns, minuscules, et surtout, surtout, le triangle de poils roux fauché si court qu’on dirait un champ après la fenaison. Au centre, le soc d’une charrue a laissé le sillon mâché prêt à l’ensemencement, fine couture rose qui ferme la belle motte d’argile. Et tout ça bouge, animé de flux et de reflux millimétriques, et son regard dérape sur ces glacis de chair blanche…

Jusqu’aux pieds.

Il allait dire quelque chose (Mais quoi ? Quoi ?) quand un poing s’enfonce dans son estomac : les chaussures. Elle a de petites chaussures de toile à talons compensés, vert Nil, avec une bride lacée à la cheville ! Elles cambrent le pied et haussent le prodigieux édifice de nudités laiteuses en une offrande informulée mais terriblement claire. Georges devient pivoine. Il détourne les yeux, mais où les poser ? Tout est uniformément blanc, le monde alentour est un mirage tremblant en retrait de la conscience.

— Qui… qui êtes-vous ?

— Je t’attendais, Georges.

Elle a quel âge ? Trente, trente-cinq ans ? Les fines pattes d’oiseau au coin des yeux gris, les seins un peu lourds, les hanches larges trahissent ce que la finesse des attaches dissimule. Elle est belle comme une femme de trente ans.

— Vous m’attendiez ? Mais… (il a envie de rire soudain) mais je ne vous connais pas !

— Moi, je te connais.

La voix chaude, chargée d’intentions canailles, le bouleverse et l’agace. Elle a l’air de jouer un rôle, mais lequel ? Du coup, il se bloque :

— C’est une erreur.

La femme sourit, mais son sourire se brouille, s’efface. La bouche est tirée, la lèvre inférieure tremble un peu :

— Tu ne me facilites pas les choses.

Il ne répond pas. Alors elle s’agenouille devant lui. Les cuisses larges et longues, le buisson, les melons de lait disparaissent. Il ne voit plus que son visage implorant :

— Je te connais depuis quatre ans. Depuis ton accident.

Il ricane :

— Alors appelez-moi Jo. C’est la moitié de Georges, ça convient tout à fait.

— Je suis Claire Fougereau.

— Connais p…

De nouveau le coup sec et mat à la hauteur du plexus. Une voix croassante sort de sa bouche ouverte, comme si quelqu’un parlait de l’intérieur de lui :

— L’automobiliste ?

— L’automobiliste. Claire Fougereau sourit avec tristesse. Durant toutes ces années, je me suis demandé comment tu m’appelais. Quel nom, quel mot vous employiez quand vous parliez de… de l’accident. Maintenant, je sais. L’automobiliste. L’automobiliste qui t’a écrasé, Georges.

Georges balbutie :

— Nous n’avons jamais parlé de vous.

C’est vrai, mais plus de mille fois il a relu ce nom sur le constat d’accident : Claire Fougereau, artiste lyrique. Claire Fougereau, conduisant une Nash modèle 1952, couleur bleu de France, un après-midi de septembre, rue Marguerin, alors qu’il traversait.

Dans les clous.

— Je suis venue m’excuser.

— Maintenant ?

— Maintenant.

Claire Fougereau a l’air d’un sphinx de marbre blanc, avec une crinière rousse où la poussière de plâtre fait un givre impalpable.

— N’en parlons plus.

— Parlons-en, au contraire… Elle pose ses bras sur les cuisses inertes de Georges : Laisse-moi cette chance. Je ne peux pas te rendre tes jambes, mais je peux te rendre le reste…

— Le reste ?

Il regarde sans comprendre les ongles rouges qui s’attaquent à sa ceinture, baissent la fermeture Éclair du pantalon, envoient promener le plaid dans la poussière. D’une traction décidée, elle tire sur les poches. Il sent la fraîcheur de l’air sur sa peau nue, tente désespérément de…

— S’il te plaît, Georges.

— Mais qu’est-ce que tu… qu’est-ce que vous faites ?

— Un cadeau, Georges. Je suis venue te faire un cadeau. Tu as besoin qu’on te fasse un cadeau comme celui-ci…

Les mains fureteuses glissent sur son ventre endormi, griffent les flancs, remontent sous le maillot. Georges ferme les yeux, il sent qu’elle l’enjambe (conque marine qui s’entrouvre, soufflant l’odeur de la mer) et s’assoit sur lui, de face. Il sent la pression élastique des seins sur sa poitrine, la chaleur de ses jambes sur ses jambes : SUR SES JAMBES ?

— Vous êtes folle…

— J’ai cherché longtemps, Georges. J’ai cherché longtemps à me faire pardonner. Quand Arkamian m’a indiqué cet appartement, je n’ai pas hésité. C’est comme si le destin en personne m’avait tendu la main…

— Arkamian ?

— Le propriétaire de l’immeuble.

Le propriétaire, l’appartement, l’accident, tout tournoie dans la tête de Georges qui s’abandonne. Il ne cherche plus à freiner le patient travail des doigts de Claire au bas de lui. Ses mains à lui escaladent les hanches rebondies, effleurent les reins cambrés et cueillent la lourde grappe des seins, à la peau si douce qu’on dirait du savon. Des vagues tièdes l’assaillent, de plus en plus hautes, de plus en plus chaudes. Et, en même temps, il s’écoute gémir, il s’écoute crier comme un enfant perdu dans le noir, il écoute le souffle pressé de Claire sur sa bouche, quand elle pousse en lui une langue agile à vous ranimer un pendu, des mots et des phrases dont il ne saura jamais si elle les a vraiment dits ou s’il les a pensés :

— Je vais te rendre ta jeunesse, Georges, je vais te rendre tes quinze ans coupés en deux… Sois confiant, Georges, aie confiance dans ta copine l’automobiliste, elle sait parler aux hommes…

— Mais je n’en suis pas un ! gémit-il.

— Ça vient, je le sens.

— Non,

— Si.

— Tu n’y… arriveras… jamais.

— On parie ?

— Les docteurs…

— Les docteurs sont des ânes !

— C’est foutu, j’ai essayé cent fois !

— En es-tu bien sûr, Georges ?

Car ce qu’il n’a jamais réussi à faire, les mains douces et calmes y sont parvenues. Au sein de la corolle de velours éclate un bourgeon agressif, exigeant : cent mille nerfs en faisceau, d’où partent des ordres affolés, une colonne de lave en fusion que la jeune fille guide en elle. Elle n’est plus qu’un coussin posé sur lui, qui s’élargit et qui se creuse, une énorme bouche dont les lèvres pèsent sur ses cuisses, et qui souffle sur son ventre une haleine torride. Claire prend les mains de Georges et les pose sur ses seins. Claire prend le front de Georges et y pose son front. Claire ordonne, halète, supplie, commande. Georges se laisse entraîner par le chaos de fin du monde dont il est l’axe à vif et le vortex fracassant. Georges crie dans la chevelure fauve et plante ses dents dans la belle colonne du cou féminin. Georges fait l’amour avec cent sept ans de retard, pour dix siècles.

Elle bave un peu. Il sent le petit filet de salive imbiber le col de son maillot. Leurs cœurs cognent, comme un deux-temps à bout de course. De temps en temps, elle lève une main et caresse son visage. Il la serre contre lui. Le fauteuil grince.

Cette créature mythologique en panne dans un désert de pierre et de poudre, c’est eux, frères siamois du désir plantés l’un dans l’autre. Deux pieds, deux roues, des bras partout. Au centre, un troisième cœur, qui puise encore des raz de marée de laitance. Le sommeil les a pris là, au centre des blancheurs : blancheur des murs, blancheur du plancher, blancheur des néons, blancheur de la peau féminine. Les petits souliers font deux feuilles de muguet de part et d’autre des roues chromées.

Quelle heure est-il ? Rien ne la donne dans ce bunker en dehors du temps et de l’espace, où rien ne filtre, pas même le bruit d’une voiture au-dehors. Ils ont fait l’amour des heures, ou des jours, ou des mois. Claire s’empalant sur lui de toutes les façons, mais c’était toujours la bonne. Et lui, charretier ivre de bonheur, lançant son charroi en des courses folles sur l’anneau de vitesse du troisième étage. Ils ont fini par échouer là, et la poussière est retombée sur eux, s’amalgamant à leur sueur, à leurs semences, à leurs jus.

— Tu ne m’as pas dit, pour l’appartement. Comment connaissais-tu son existence ?

Elle roucoule contre lui, s’étire, chatte :

— Je connais le propriétaire.

— Parce qu’il y a un propriétaire ?

— Évidemment. Il y a toujours un propriétaire derrière chaque chose. C’est ce que j’ai appris. La ville m’a appris cela.

— Elle t’a beaucoup appris…

— Tu parles de mes… talents ? Elle hausse les épaules : Ne crois pas que je t’aie traité comme un… comme un client. Mais si je ne faisais pas le métier que je fais, je n’aurais jamais osé te proposer cette… réparation.

— Réparation, quelle jolie expression. Si je comprends bien, tu n’es pas artiste lyrique.

— Je suis pute, Georges.

— Ah !

Elle rit, lui ébouriffe les cheveux :

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

— C’est lui qui t’a mise sur le trottoir ?

— Arkamian ? Oh ! non ! Je m’y suis mise toute seule. D’ailleurs, je ne fais pas le trottoir. J’ai un studio où je reçois. Ou bien, je vais chez eux. « Ils » téléphonent.

— Et s’ils n’ont pas le téléphone ?

— Devine. Pour en revenir à Arkamian, c’est un vieux Juif de l’Europe de l’Est, un type très fin, très drôle, complètement mort à l’intérieur. Sa famille a été déportée en 42 et pas un n’en est revenu. Arkamian était à la campagne, caché. Il n’a jamais oublié. Il pense que « ça » reviendra. Ce ne seront peut-être pas les nazis, mais « ils » feront pareil. Il en est convaincu, et, n’est-ce pas, on ne peut pas lui donner tort…

— Et l’appartement ?

— L’appartement, c’est pour se cacher quand reviendra le temps des pogroms. Ne crois pas qu’il soit unique en son genre. Il en a prévu d’autres un peu partout dans la ville, tous aménagés. Celui-ci, il va le terminer pendant les vacances. Quand il m’a donné la clef, j’ai été stupéfaite. Je n’avais jamais oublié ton adresse, Georges, j’ai tout de suite échafaudé mon plan.

— Mais pourquoi t’a-t-il mise au courant, toi ?

La jeune femme a un sourire moqueur :

— Arkamian apprécie mes services. J’ai une sorte… d’abonnement, tu vois. Ça fait des années que ça dure, il a confiance en moi. Il dit que quand il sera caché, il aura encore besoin de moi. Je le crois, c’est un fameux grimpeur, tu peux m’en croire !

— Mais comment a-t-il pu se faire construire un étage sans que personne n’en sache rien ?

— Facile. Arkamian est l’architecte de ses immeubles. Il fait construire cinq étages, mais il n’en déclare que quatre. Il fait des doubles plans.

— Et comment se fait-il qu’on ne s’aperçoive de rien de la rue ?

— Il m’a expliqué. C’est d’une simplicité biblique. As-tu remarqué comme les fenêtres sont haut placées chez toi ?…

— Ah ! oui ! Je ne voyais rien il y a encore deux ans.

— Chez tes voisins du dessus, les Parmentier, elles sont à ras de terre. Ce qui fait que cet appartement-ci n’apparaît pas de l’extérieur. Toutes les autres fenêtres de l’immeuble sont décalées de semblable façon : vers le haut en descendant, vers le bas en montant. L’intervalle est le même que celui qui existe entre le deuxième et le quatrième étage.

Georges hoche la tête :

— C’est démoniaque. Mais pourquoi n’y a-t-il pas de troisième étage ? Pourquoi n’avoir pas…

Claire s’étire et bâille :

— Je sais. C’est encore une astuce d’Arkamian. Une erreur cache une vérité.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je me rhabille. Tes parents vont s’inquiéter.

— Ils sont en vacances.

Elle revint en portant ses vêtements : une robe d’été à fleurs, un peu de linge. En une seconde, elle était vêtue. Georges fit de même. D’un seul coup, il avait en horreur ce blockaus de béton gris inondé de lumière.

— On y va ?

— On y va.

Elle hésita. Elle avait l’air soudain fragile :

— C’était bien ?

— Fabuleux.

— Tu me pardonnes ?

— Je ne t’en ai jamais voulu.

Ils sortirent sur le palier et Claire Fougereau appuya sur une partie du mur qui faisait saillie. La porte pivota, découvrant la cage d’escalier silencieuse. Les ombres mauves du soir l’emplissaient déjà.

Georges manœuvra pour ôter ses roues et placer les croisillons d’aluminium. La jeune femme s’abstint de l’aider, et il lui en fut reconnaissant. Au rez-de-chaussée, il remit ses roues. Il aurait voulu lui proposer de passer la nuit chez ses parents, mais il était sûr qu’elle refuserait. Elle se pencha sur lui, et il sentit une dernière fois les seins tièdes sur son bras :

— Il faut me promettre de ne jamais monter là-haut, mon petit Georges. Jamais sans moi.

— Je te le promets.

— Nous y retournerons ensemble.

— Je banderai en t’attendant.

Elle rit, d’un rire bref :

— Te voilà un homme. Tu n’as plus besoin de bander, quoi qu’on dise.

Elle jeta un coup d’œil à sa montre :

— Je te quitte maintenant. Où vas-tu ?

Georges montra la rue poudroyante qu’ensemençait le soleil couchant :

— Par là… Je cours m’acheter les plus belles chaussures de la ville.