Le 25 avril, qui était un mercredi, Adolphe Zibold reçut une lettre d’Hector Poi, ainsi libellée :
Hector Poi
5, rue de Saintonge
75003 Paris
Paris, le 25-4
Mon cher Adolphe,
Je t’écris devant ma fenêtre ouverte sur cette rue que j’ai fini par apprécier, l’âge venant et les perspectives de trouver mieux s’éloignant. Dans ta petite ville de Breteuil-sur-Noye, j’imagine en effet que tu n’as qu’une faible idée des conditions de vie faites à ceux qui ne sont pas milliardaires mais tiennent à rester parisiens. Les loyers sont libres, mon cher Adolphe, c’est-à-dire qu’ils sont libres d’écraser le locataire. De ce côté-ci pourtant, nous n’avons guère à nous plaindre, au 5 de la rue de Saintonge. Le propriétaire – un Arménien, je vous demande un peu ! – montre une modération tout à fait exemplaire. Ma retraite de gendarme, si elle n’a pas à souffrir d’un loyer exorbitant, sert à payer le reste : les légumes qui augmentent – mais pas leur goût, tu peux m’en croire –, les amendes incessantes qui pleuvent sur ma petite deux-chevaux, le gaz et l’électricité qu’on dirait que c’est du pétrole pur, les taxes locatives et les impôts locaux que notre maire nous extorque sous prétexte de faire une ville plus sûre. Comme si toi et moi, mon bon copain, ne savions pas que la peur du gendarme n’y fait plus rien, quand les gendarmes eux-mêmes ont peur ! Il faut les voir, ceux qu’on nous donne aujourd’hui : ça s’amuse sur des motocyclettes et ça persécute la jeunesse, mais il n’y en a pas un pour soutenir votre regard et vous répondre poliment. Ah, ce n’est plus le bon temps, mon cher Polonais. Te rappelles-tu comment nous avons arrêté le Vaudois, à Rocquencourt, avant-guerre ? Sont-ce les bandits qui ont changé, ou pas plutôt ceux qui appliquent la loi ? De plus en plus souvent, il m’arrive de penser que les rôles sont intervertis, et cela fait mal à mon cœur de vieux gendarme, comme cela doit faire peine au tien quand en lisant L’Écho de l’Oise ou Le Petit Amiennois, tu constates que ce monde mélange tout, et qu’on a de plus en plus de peine à s’y retrouver.
Mais, me diras-tu, pourquoi rester à Paris ? Je sais bien ce que je perds à ne pas venir partager ta retraite paisible, et tu vas encore me parler des écrevisses dans la Noye, des bourgeons sur les tilleuls et des vraies salades que goûtent si fort tes limaces au fond du jardin. C’est que, mon bon Adolphe, depuis que Marthe n’est plus là, il me semble avoir perdu tout élan. Elle qui occupait tant de place dans ma vie n’en tient plus qu’une toute petite au cimetière du Père-Lachaise, où je vais tous les jeudis, quelque temps qu’il fasse. Partir à soixante-six ans, mon Dieu, quelle injustice, et quelle solitude ! Il me semble que j’aurai toujours l’âge de sa mort, et que ce n’est déjà plus vivre.
Je m’aperçois que je bavarde, que je bavarde, et que l’essentiel n’est pas dit. Je m’invite, mon cher Adolphe ! Je m’invite chez toi pour les vacances de Pâques, puisque des vieilles bêtes comme nous se donnent motifs pour bouger d’occasions qui existent chaque jour. Mais cela me rajeunira, et cela ne sera pas du luxe. Depuis deux semaines en effet, je fais de drôles de rêves. J’aurais du mal à clarifier par écrit ce qui reste chaque matin, comme le souvenir brumeux d’un vague cauchemar. Tu vas rire : je rêve que je m’allonge ! C’est comme si je devenais l’homme-caoutchouc en personne, et ceci sans bouger de mon lit. Tu souris, vieux camarade ? Oh, ce n’est pas un rêve bien pénible. Il est un peu étrange, voilà tout, mais je me passerais bien de me coucher chaque soir en sachant que je rêverai cela. C’est comme si mes bras et mes jambes tiraient chacun de leur côté, appelés par des motifs contraires. Je n’en ressens à vrai dire aucune douleur, et c’est même assez agréable. Je me souviens d’avoir éprouvé cette légèreté, ce semblant d’ivresse mêlée d’une peur qui n’ose avouer son nom dans ces chutes interminables que je rêvais autrefois, étant jeune. J’en ai trouvé l’explication dans un magazine de vulgarisation scientifique ; il s’agirait d’un vertige passager, ni plus ni moins, dû à une « panne » de l’oreille interne, où se trouve, comme tu ne le sais pas, le sens de l’équilibre. Me voilà bien savant, n’est-ce pas ? C’est qu’à vrai dire, je m’inquiète. Cette sensation d’apesanteur, comme un étourdissement qui n’en finirait pas, et de savoir que mon corps me joue des tours, tout cela m’amuse moins que cela ne me perturbe. Je tâcherai d’en parler au docteur Lancier, qui est mon médecin traitant, une charmante jeune femme soit dit en passant, qui me trouvera sans doute de la tension et du « stress », comme on dit maintenant. D’ores et déjà, je me propose de me mettre au vert, chez mon vieux collègue Zibold. J’arriverai donc jeudi prochain par le train de 11 h 50, à Beauvais, et de là, je prendrai cet omnibus qui nous rappelle tant de bons souvenirs. C’est par lui que j’allais rejoindre Marthe à Saint-Just-en-Chaussée, lorsque nous étions fiancés, et je t’y vis plusieurs fois avec les discrètes pensionnaires de Mme Hulot. Ah, jeunesse !
À jeudi donc, mon cher Adolphe. Je viendrai avec le dessert.
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Adolphe Zibold
Brigadier de gendarmerie à la retraite
12, rue du Commandant-Latour
Breteuil-sur-Noye, Oise
Paris, le 2 mai
Et bien, mon vieil Hector ?
Je me suis dit : il aura flâné en chemin. J’ai pensé à une grève des trains. Mais quand j’ai entendu les deux coups de l’après-midi à l’horloge de la mairie, j’ai compris que tu ne viendrais pas. D’ailleurs, j’ai rencontré le fils Cauchois, celui qui est chef de gare, il m’a confirmé qu’il ne t’avait pas vu. Je t’aurais bien téléphoné, mais tu es probablement le seul Parisien à ne pas avoir le téléphone ! J’ai même pensé à appeler un de tes voisins, mais tu me dis qu’ils sont tous plus ou moins bizarres, et je n’ai pas voulu te fâcher avec eux. Peut-être t’es-tu trompé de jour ? Mais j’ai beau tourner et retourner ta lettre, je lis bien : « jeudi prochain, par le train de 11 h 50 à Beauvais », ce qui fait 13 h 05 ici. Et puis, un vieux gendarme comme toi n’oublie pas un rendez-vous, surtout quand c’est l’amitié qui est au bout. Rassure-moi vite en me passant un petit mot, ou en m’appelant chez Mme Delaunay, la directrice de l’école.
Quant à tes étourdissements, ne t’inquiète pas trop. Si tu savais à quoi je rêve, moi, à soixante-dix ans passés ! J’ai sorti les gaules et j’ai mis des asticots de côté dans une boîte de cirage pleine de sciure. Une bonne nuit de sommeil sur une bonne journée de pêche, et tu verras que tes cauchemars disparaîtront !
À bientôt, gendarme !
Amicalement
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Hector Poi
5, rue de Saintonge
75003 Paris
Paris, le 6 mai
Mon cher Adolphe,
Je te prie d’excuser l’écriture, et le temps que j’ai mis à te répondre. Et, plus encore, de t’avoir fait faux bond jeudi dernier. Dans la confusion extrême où je me trouve, je vais tâcher d’être clair. Et surtout, surtout, j’espère que ma main ne me refusera pas le service d’écrire à mon vieil ami pour l’ennuyer encore avec ma santé.
Mon état s’est brusquement aggravé vendredi dernier. Tu te souviens avoir lu que je faisais des rêves étranges, et que je me réveillais le matin avec la sensation de m’être allongé pendant la nuit ? Et bien, c’est devenu bien pis.
Tu sais que je me couche ordinairement vers neuf heures du soir, une habitude que j’ai gardée de ma vie réglée de gendarme, quand il fallait être à l’aube au poste ou sur les routes. Et, ma foi, je ne m’en portais pas plus mal, à cela près que je manquais des émissions à la télévision dont on dit grand bien. Samedi dernier, après une nuit passablement agitée (j’ai dû crier, mon voisin Hougremont qui n’est pourtant pas liant m’en a parlé dans l’escalier), je me suis réveillé EN AYANT VU TOUS LES PROGRAMMES. Je me souvenais parfaitement de l’émission littéraire sur la seconde chaîne, Apostrophes, je crois, avec des écrivains, et du film du Ciné-club. J’ai vérifié : il s’est terminé à une heure du matin, c’était une histoire policière, j’en savais même le titre avant de l’avoir lu dans le journal : « LE CRIME ÉTAIT PRESQUE PARFAIT ». J’ai vu tout cela, et pourtant, je n’ai pas bougé du fond de mon lit ! Je souffre juste d’une légère conjonctivite, comme quand, justement, on regarde trop longtemps la télévision !
Ce n’est pas tout. Au moment de mettre mes chaussures, je me suis aperçu qu’elles étaient pleines de boue ! Or, je ne me couche jamais sans les avoir nettoyées et cirées, c’est une habitude que nous avons tous les deux. Cette boue provenait indiscutablement du chantier ouvert sous mes fenêtres depuis quelques jours, pour le gaz.
Bon. Tenons pour certain que, pour une fois, je n’aie pas nettoyé mes chaussures. Mais alors, le désordre dans mon réfrigérateur ? Je m’étais offert – tu sais que j’aime les desserts – un gâteau breton que j’avais l’intention d’entamer le jour même. Il l’était, et d’une bonne part ! Je suis pourtant sûr de l’avoir rangé sans ouvrir le papier qui l’emballe. J’ai vérifié mon verrou, tu penses bien. Mais il était poussé à fond. En ce qui concerne ces mystères, je le sens bien, je ne puis m’en prendre qu’à moi-même.
Tout cela te paraît anodin ? Ça l’était, jusqu’à la nuit du dimanche au lundi. En me levant le matin, j’ai trouvé un indescriptible désordre sur mon bureau : les lettres de Marthe que je garde précieusement serrées dans un petit coffret étaient toutes sorties de leurs enveloppes, dépliées, et, je le jurerais, ON LES AVAIT RELUES ! Et de plus, je toussais, comme si j’avais respiré une bonne partie de la nuit l’air froid du balcon. Cette fois, c’étaient mes pantoufles qui avaient bougé ! Je les ai retrouvées, après bien des recherches, non pas sous mon lit mais dans le petit débarras où je range mes valises. L’une d’elles était descendue, et il y avait quelques effets dedans, avec mes chaussures de voyage et ma trousse de toilette !
Et plus j’allais de découverte en découverte, moins elles me surprenaient. On aurait dit que JE M’Y ATTENDAIS. Cela paraît stupide, et tu vas me trouver bien ridicule, mon vieux camarade, mais je suis pénétré de l’idée que je suis l’auteur de tout ceci.
Eh quoi, me diras-tu, qu’y a-t-il d’extraordinaire ? Tu t’es levé, tu as mangé, tu as relu les lettres que t’envoyait une chère épouse dont l’absence te pèse, peut-être même as-tu fait ton bagage pour aller voir ton ami Zibold ? Je te demande de me croire, de gendarme à gendarme : je ne suis pas sorti de ma chambre, ni cette nuit-là ni la précédente. Je le sais : j’avais fermé la porte à clef, et j’avais mis la clef dans une enveloppe fermée et collée. J’ai dû, pour sortir de ma chambre, déchirer l’enveloppe, et c’est alors que j’ai découvert tout ce mouvement.
Si ce n’est moi – mais je pense que c’est moi – c’est donc quelqu’un d’autre. Mais je n’ai donné de double de mon trousseau à personne, et les fenêtres étaient bien fermées, les conduits de cheminée sont condamnés depuis belle lurette, et je n’ai constaté aucune effraction. Enfin, il y a ces rêves dont le contenu se précise à mesure que se manifestent tous ces mystères. Mais il est si étrange, si absurde, ce contenu, que je ne me sens pas la force de t’en faire confidence aujourd’hui. Je puis te confier cependant qu’il me paraît d’une nature si terrible que j’ai pris rendez-vous avec un psychiatre, eh oui, un psychiatre. Ne dit-on pas que ces gens-là interprètent les rêves ?
Allez, j’arrête là. À bientôt, j’espère, mon cher Adolphe.
Ton malheureux
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Emmanuel Yhomé,
Médecin psychiatre,
interne des Hôpitaux de Paris
176, rue Charlot,
75003 Paris
(sans date)
Patient : Hector Poi, 5, rue de Saintonge, 75003.
Vu à la consultation du 9. Soixante-sept ans. Grand, sec, maintien militaire, élocution soignée. Pas de symptôme apparent. M’a parlé posément de son cas : rêves, sentiment de dissociation, perte d’unité du schéma corporel. Indices (?) au réveil. Veuf depuis peu. De la tension.
Angoisse de morcellement
Pas de tendance au délire
Peut-être un début de dépersonnalisation psychotique. Vécu hallucinatoire (épilepsie temporale ?)
« Je rêve que mon corps s’étire aux quatre coins de l’appartement, comme si chaque membre était doté d’une vie propre. Ma conscience reste comme un petit noyau dur et froid au creux du lit. Je SAIS que le reste de mon corps bouge et vit en dehors de moi, et je ne puis rien faire. » Symp. schizophrénique ? Demander à Larrieux (le corps sans limite).
Téléphoner Pauline, pour ris de veau.
Prescription : sédatifs. Revoir dans quinze jours. Médecin traitant : docteur généraliste Lancier.
Ris de veau ou soufflé au fromage ?
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Adolphe Zibold
Brigadier de gendarmerie à la retraite
12, rue du Commandant-Latour
Breteuil-sur-Noye, Oise
Paris, le 27 mai
Mon cher camarade,
Tu sais ce que c’est : on s’imagine que l’amitié peut toujours attendre. J’ai bien reçu ta lettre du 9 courant, mais le lendemain, je faisais mes bagages pour le Tréport, où mon petit Jacques m’invitait. Ma foi, me suis-je dit, puisque Hector ne vient pas, autant passer une petite semaine au bord de la mer. Mon petit-fils semble enfin s’être stabilisé, il gère là-bas une crêperie et, dans la crêperie, la crêpière, une gentille petite jeune fille des environs, avec de bonnes joues rouges et pas de malice. Lui qui en a pour deux et s’en est si mal servi jusqu’ici, je lui ai conseillé de régulariser cette situation qui offre toutes les garanties d’un bonheur paisible et durable. Je ne sais s’il m’écoutera ; toujours est-il qu’ils m’ont accueilli tous deux comme le grand-père que je suis, et que j’ai passé là-bas une huitaine de jours fort agréables, le temps étant au beau et les touristes en nombre raisonnable.
Ne va pas croire, mon vieil Hector, que je t’ai oublié. Ta lettre m’avait rendu bien soucieux, mais avec le recul, je me dis que tu as su sans doute triompher tout seul de ces malaises passagers. Je crois en effet que toute cette absurdité ne peut tenir sous le képi d’un gendarme, pas plus que l’eau n’adhère aux plumes d’un canard. Quant à ton médecin spécialisé, je suis bien sûr que tu en seras sorti en riant tout seul de ta crédulité ! Écris-moi vite.
Nous marchons vers l’été. Je dors les fenêtres ouvertes sur les champs. Ta chambre est prête. Mme Delaunay nous fera des tartes aux prunes.
Bien à toi et à bientôt,
Lettre expédiée le 29 mai de la poste du 57, rue des Archives, avec une adresse fausse et sans timbre. Ouverte au centre de recherche de Libourne et réexpédiée à l’envoyeur le 15 juin. Retrouvée glissée sous la porte, non ouverte.
Hector Poi,
5, rue de Saintonge
75003 Paris
Mon cher Adolphe,
« Ils » ont recommencé. Je les entends qui marchent la nuit. Mes pieds. Mes jambes. Horrible sensation. Mes mains ouvrent les portes, elles fouillent. Quant à mes yeux…
Il n’a rien pu faire pour moi. Il ne me croyait pas, c’est sûr.
Marthe, oh ! Marthe ! J’explose de douleur quand je pense à elle. Il n’y aura pas d’été.
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* *
Commissariat de police du 3e arrondissement
117, rue du Pont-au-Vert
Le 27 juin
Rapport.
Ce jour,jeudi vingt-sept Juin 19XX, nous sommes déplacés au dauomicile du dénomémmé POIX Hector-Anselme-Jules, 5. rue de Sinaintonge,Paris 75003,sur requête de la gendarmerie de Breteuil sur Noye (Oise), laquelle été informée par le sieur ZIBOLD Adolphe Aùédée Zäzeck, l’ami de la victime, demeurant 2 12 rue du Commandant Latour, retraité ayant exercé la profession d’ancien gendarme,que le dist Hector POIX ne lui donnait plus signe de vie depuis quatre semaine(s).
Après avoir sonné,et la victime n’ayant pas le téléphone,nous avons procédé,conformément à la loi et en présence de M.Amophi,commissaire de police,à l’ouverture de la porte de l’appartement du rez de chaussée droite. Louis Dandrel, serrurier,avait été requis.
L’appartement était dans un état du plus grand désordre mais nous n’avons relevé aucune trace de violence. Il était érmetiquement hermétiquement dos, deux verrouxs à la porte,les persiennes tirées et fermées.
Dans l’entrée, une paire de pieds humains,chaussés de chaussettes à carreaux rouges et blancsntaille
(I)
42, sectionnés à la hauteur des molets, était posée près d’une paire de chaussures de marche cirées, en bon état.et d’une valise fermée. Nous n’avons relevé aucunetrace de sang. Les pieds étaient propres.
Les jambes et les genoux étaient sur un petit meuble bas qui sert pour poser les journaux et servir l’aperitif, dans le petit salon près de l’entrée.
Les yeux d’Hecor poi etaient collés sur la vitre l’écran de du poste de télévision,allumé,et diffusant à cette heure de la matinée la mire de TF1.
(t)
Les mains étaient posées sur l’abatant d’un secrétaire de style Louis treize Empire Recamier quel quelconque, de part et d’autre d’une feuille de papier couverte de deux trois mots : « monncher Zilbold » (Nous supposons que la victime commençait une lettre à son ami,Monsieur Adolphe Zibold,le môme qui nous a signalé la disparition de M ; Hector Poi)
Dans la pièce à coté,une paire d’oreilles appartenant sans nul doute à l’occupant des lieux était posée sur le transistor allumé.Dans une combinaison de dentelles, vraissemblablement féminine et posés devant la photo sous verre de Madame Poi (décédée voici trois mois), sur le coté de la cheminée de la salle à manger,nous avons trouvé l’appareil génital externe et le cerveau de M ;Poi. Comme pour le reste de son individu,les tissus étaient en parfait état, fermes et souples et parfaitement cicatrisés.
Dans la salle de bains,nous avons trouvés les dents – en fait un râtelier – posés sur la brosse,et les ongles disposés sur une lime. Le nez était posé sur un mouchoir.
Dans la cuisine, dans le frigi réfrigérateur, la langue d’Hector Poi était collée sur un reste de sorbet à la framboise et à l’étage du dessous, l’estomac occupait tout un ravier de crudités. Sur la fenêtre de la cuisine, nous avons trouvé une paire de poumons,rouges et gonflés,la trachée artère dans le sens du vent.L’impression qu’ils nous ont donné est qu’ils prenaient l’air. Enfin, dans les WC, il y avait le reste d’Hector Poi, posé à l’endroit adéquat.
Les quatorze pièces constituant le corps du délit ont
(e)
été enlevés pour examen par le Docteur Laurence Dupuity,medecin légiste.Elle a souligné que chaque organe semblait s’etre séparé des autres sans aucune violence,d’une volonté propre,comme si chacun d’entre eux avait suivi,je la cite,« une vocation particulière ».
Pour notre part,et après examen des lieux et déductions,nous penchons pour un crime de maniaque,encore que la victime soit connue de ses voisins comme un homme calme,équilibré et courtois,à qui on ne connaissait pas d’ennemis,et de surcroit ancien gendarme.
Ce sur quoi nous avons établi notre rapport, en ce jour, à Paris, en dix exemplaires.
Brigadier chef Gouge
Gardien de la paix Malot
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On arrêta bien un vieux clochard qui avait été voleur de grand chemin, quarante ans plus tôt, sous le nom du « Vaudois ». Mais il gardait un souvenir affectueux de son arrestation par le gendarme Poi et le brigadier Zibold, en 1938, et il avait un alibi irréfutable. Il fut donc relâché, et le dossier de « L’homme fragmenté » fut clos.