3.

La guerre !

Un vieux mot familier, une vieille chose qu’on ressort périodiquement des placards de l’histoire de l’immeuble, une vieille bête au pelage râpé qui vient trois ou quatre fois l’an pousser son long museau noir et glaireux dans mes draps de lit, un plat réchauffé qu’il nous faut bouffer jusqu’aux trognons, la boisson aigre qu’il nous faut boire jusqu’à plus soif.

Mais quoi ! La guerre c’est la guerre, les ordres sont les ordres, un chat est un chat et rira bien qui rira le dernier. Déjà je me penche sur le bleu, déjà mes yeux suivent le gros index brun du capitaine qui parcourt le plan de pièce en pièce, comme un gros rat gras dans son labyrinthe.

— Nos services de Renseignement nous ont signalé des mouvements de troupes suspects au niveau de la cour, en nocturne surtout, dit l’officier dont le doigt appuie sur le papier comme s’il voulait le perforer. Après enquête approfondie du S.G.D.N., il semble s’avérer que les troupes alpines ennemies tenteraient une infiltration par la façade nord de la cour. Objectif : votre chambre, dont les fenêtres sont mal défendues par de simples stores aux lamelles de plastique. Si l’ennemi parvenait à prendre pied dans cette pièce, la situation serait grave car alors il pourrait s’y retrancher solidement derrière votre massive armoire Conforama, votre lit 160, vos deux fauteuils Vanderbilt, votre meuble de rangement Ami-Coop…

La main de l’officier balaye le plan du nord au sud, évoquant une invasion éclair. Attila, le Blitzkrieg des grands jours, le déferlement nocturne des hordes basanées.

— Une fois assises ses positions, l’ennemi pourrait alors progresser dans tout votre appartement en prenant pour axe principal d’attaque un couloir mal défendu, cette trouée digne d’Haussmann qui partage en deux un front dégarni. Comment feriez-vous alors pour le contenir ? Songez ! (sa main se referme, devient un poing hérissé de dures phalanges qui vient s’écraser en plein milieu de bleu, y traçant des pliures semblables à l’impact étoilé d’une bombe de fort tonnage)… Songez qu’entre la faille de la cour et le reste de la montée, votre appartement est une fortification de Vauban, une muraille de Chine, un mur de l’Atlantique. Il vous faut tenir, adjudant Goulot ! Coûte que coûte, et jusqu’au sacrifice suprême s’il était nécessaire !

La dernière phrase de l’officier a vibré dans l’espace feutré du living comme cent cinquante tuyaux d’orgue au sein de la voûte d’une cathédrale. Je sens que ma poitrine se gonfle, que mes muscles se tendent. Je suis fatigué, c’est vrai. Je suis crevé, pompé, soufflé. Mes hémorroïdes me démangent le fondement, mon ulcère m’élance sourdement, l’arthrite qui scie l’articulation de mon coude gauche ne me laisse pas en paix, l’enrouement tenace des fins de semaine pèse sur ma gorge, mes yeux me piquent d’avoir trop circulé dans les vapeurs d’essence et mon crâne me gratte là où les feuilles mortes des pellicules s’entassent autour des trop rares troncs d’arbre de mes cheveux, qui s’éclaircissent comme une forêt traquée par l’O.N.F.

Mais je ne me suis jamais dérobé à mon devoir. Moi, Roger Goulot, quarante-cinq ans, agent d’assurances de première classe à la Césarienne (créée par Jules Lempereur en 1901), bon époux bon père, moi, Roger Goulot, adjudant de réserve de la division Filles-du-Calvaire, je ne me déroberai pas davantage devant les événements qui s’annoncent.

Tenir ? J’entends bien tenir !

Mais j’entends aussi autre chose : en face, derrière la porte pour l’instant fermée de la chambre conjugale, de nouveaux bruits se font entendre. Ce n’est plus le grattement fureteur et insidieux qui, tout à l’heure, m’avait déjà mis la puce à l’oreille. C’est une série de petits chocs assourdis, maillet enfonçant de la semence de charpentier dans du bois mou, pilon broyant du soja dans un bol de grès, talons dansant sur des olives dans la cuve d’un moulin à huile. Il n’y a pas de doute, l’ennemi est là. L’ennemi est là, contre les murs de l’immeuble, il grimpe, il grimpe, petite bête hideuse semant des allergies pustuleuses sur la peau de la maison, morpion entraînant dans sa progression verticale la scrofulation, la rouille, la crouille.

Le capitaine incline la tête. Il a vu que je sais, il sait que j’ai entendu.

— Vous constatez qu’il est temps de prendre vos dispositions et de gagner vos positions, me dit-il. Mais auparavant, j’ai quelques formalités encore à vous faire accomplir. Vous permettez ?

D’autorité (mais il faut dire qu’il en a, le bougre !), il va s’asseoir au centre du living, devant le guéridon bas et ovale que j’appelle table d’apéritif et qui est entouré de sièges gonflables. Celui qu’il a choisi, je le remarque, s’évase sous sa masse. Je vais le rejoindre, alors qu’il vient déjà de sortir d’une petite sacoche de cuir accrochée à son ceinturon toute une liasse de bleus qu’il étale sur le guéridon. D’autres plans de l’appartement, vierges ceux-là, qu’il me désigne de son battoir largement ouvert.

— D’heure en heure, adjudant, vous veillerez à porter sur ces cartes le détail des opérations…

J’opine. Puis il sort une feuille à en-tête du ministère de la Guerre urbaine : mon ordre de mobilisation, qu’il me demande de signer, ce que je fais avec le stylo-bille réglementaire qu’il me tend. Enfin, sa besace dégorge une ultime série de documents – six enveloppes beiges, portant chacune le nom d’un des membres de la famille, et chacune estampillée d’un gros CONFIDENTIEL.

— Vos affectations personnelles…, me glisse le capitaine.

C’est à cet instant grave entre tous (et qui correspond au moment où je délivre à un nouvel assuré sa police flambant neuve) que Fourmille, ma fille aînée, apparaît derrière sa mère, son frère et sa sœur, lançant d’une bouche ébréchée :

— C’est la veillée funèbre ici ? Quand est-ce qu’on bouffe ?

Mélanie et moi n’avons qu’une seule voix pour la tancer d’importance.

— Fourmille ! Voyons ! Mais C’EST LA GUERRE !

Fourmille a vingt ans, c’est une grande fille robuste pleine de seins et de fesses, aux cheveux rougis par le henné ; elle fait de la politique à gauche, elle a des amants, elle travaille à l’éducation d’enfants handicapés du cerveau. Entre mes quatre rejetons, c’est elle que je reconnais le moins comme mienne.

D’ailleurs, Fourmille a bien vu qu’elle a gaffé, sa grande bouche crémeuse forme une moue descendante, ses paupières ombrées de bleu sombre battent sur son regard bleu-vert, elle se tortille dans ses jeans trop serrés, puis finit par replonger dans la brèche du couloir.

Le capitaine, décidément très comme il faut, n’a pas eu un mouvement, encore moins un commentaire, à l’irruption de Fourmille. Quand même, une gêne imperceptible flotte dans l’air et, pour l’empêcher de se condenser véritablement, j’offre à l’officier de prendre avec nous l’apéritif. Il accepte. Que prendra-t-il ? Un porto fera l’affaire. Mélanie est allée vers le bar encastré dans le meuble de l’électrophone, elle en revient avec les bouteilles, elle fait le service, le porto du capitaine, un doigt de whisky pour moi, un ongle de vermouth pour elle. Nous trinquons, le capitaine paraît détendu, il est tout sourire, ses canines de loup sortent de sous sa moustache tels des tessons pris dans de la paille de fer.

— À la guerre ! lance-t-il en riant.

— À la guerre !

Je lui ai fait écho sans aucune réticence. Dans les assurances, on apprend à tout prendre du bon côté, à faire contre mauvaise fortune bon cœur, à redresser le manche quand on prend une pelle. Et c’est à cet instant vivifiant entre tous (on trinque souvent aussi après la signature d’un contrat) que le dernier membre de la famille s’annonce par un bruit de Santiags ferrés dans le couloir, et pénètre en ouragan dans le living, jetant d’un ton péremptoire :

— C’est la réunion de famille, ici ! J’ai la dent, moi ! Quand c’est qu’on graille ?

Ferdinan, sans d, a dix-neuf ans. Il est étudiant en droit, première année. De mes quatre enfants, c’est celui qui me ressemble le plus, et je devine déjà que cette ressemblance n’ira qu’en s’accentuant au fil des années, malgré ses manières et son langage, qui ne sont qu’une manifestation passagère de son âge. La frime, comme on dit chez les jeunes. N’empêche que Mélanie et moi, d’une seule voix :

— Ferdinan ! Voyons ! C’EST LA GUERRE, mon petit…

Le petit, qui est plus grand que moi d’une demi-tête, a un mouvement hargneux du poing et du menton.

— Encore ? jette-t-il en soupesant l’impassible capitaine d’un regard torve. Mais y’en a déjà eu une il y a trois mois à peine !

Il exagère. Six mois serait un chiffre plus juste. Mais comme il a déjà quitté la pièce, porté par ses longues jambes pantalonnées de velours, je ne prends pas la peine de rectifier. D’ailleurs le capitaine s’est levé, il me tend la main (non comme à un subordonné mais comme à un… un ami, oui, un ami), et je la prends, et la serre, avant de l’escorter au long du couloir où sonnent ses rangers cloutés.

— Les enfants… commencé-je. Mais il me coupe d’un geste.

— Il faut bien que jeunesse se passe, dit-il avec bonhomie.

— Pierre qui roule n’amasse pas maousse, répliqué-je comme il passe le seuil.

— Un bon à rien vaut mieux que deux tue Laura, fait-il alors que le battant se referme sur lui.

— Bon dessert à nourrir il faut pourrir en vain, dis-je dans le silence. Et je sens la main de ma femme se refermer sur la mienne et son visage embué d’humidité se poser sur mon épaule. L’heure n’est plus aux phrases. Parole aux actes ! comme l’avait dit en son temps un général célèbre. Alors je décroche du mur le clairon briqué chaque semaine par la femme de ménage maghrébine, et je sonne le rassemblement.

4.

Maintenant, je suis de retour dans le living. Maintenant ils sont tous autour de moi : Mélanie mon épouse, digne et calme dans sa robe bleue de tous les jours, avec les fils argent de ses cheveux, comme de tous petits galons ; Cloc mon cadet, qui fait des nœuds de nervosité avec ses longs cheveux de fille ; Galéa ma cadette, en qui la femme droite enfle sous l’adolescente gauche ; Ferdinan mon aîné, dont le front est plissé de concentration ; Fourmille l’aînée, qui me couve d’un regard méchant, dédaigneux, ironique. Ne m’a-t-elle pas lancé, il y a quelques secondes :

— Mais bordel, qu’est-ce qui t’oblige à la faire, cette putain de guerre ?

Je n’ai même pas eu à répliquer. J’ai seulement tendu la main vers la porte toujours fermée de notre chambre à coucher, d’où viennent encore des bruits dont la nature a une fois de plus changé : maintenant, ce sont des raclements graves et insistants, coffre-fort qu’on tire le long d’un mur, soc de charrue qui râpe un rocher affleurant, tronc d’arbre géant qui roule sous la poussée d’un bulldozer. À ce murmure lourd et continu viennent se mêler des cliquettements de cuillers qui remuent dans un tiroir. Les chars, déjà ? Ou, simplement, les chaînes des palans qui hissent les pièces d’artillerie légère contre la paroi de l’immeuble ?

En tout cas, il ne s’agit plus de perdre une seule seconde, et Fourmille l’a bien compris.

J’ouvre la première enveloppe, celle qui porte mon nom. Je lis :

ADJUDANT ROGER GOULOT.

Affectation : poste mobile dans le couloir.

Mission : direction et coordination des opérations de contre-attaque ; appui tactique de la première ligne.

Je hoche la tête, montre l’ordre à la cantonade, ouvre la seconde enveloppe, au nom de mon épouse.

CAPORALE-CHEFFE MELANIE GOULOT.

Affectation : cuisines.

(J’apprécie le s, de grand style.)

Mission : confection des munitions, réparation des armes, divers travaux d’intendance.

J’échange un signe de tête avec Mélanie, qui a l’habitude de cette mission, et je déchire la troisième enveloppe.

CAPORAL FERDINAN GOULOT.

Affectation : couloir, seconde ligne fixe.

Mission : barrage d’artillerie et minage.

La quatrième enveloppe.

IMMEUBLIER CLOC GOULOT.

Affectation : living-room, première ligne fixe.

Mission : harcèlement des avant-postes ennemis.

La cinquième…

IMMEUBLIERE FOURMILLE GOULOT.

Affectation : sa chambre.

Mission : détente des combattants.

Je ricane (C’est bien tout ce que Fourmille est capable de faire) et j’ouvre la sixième enveloppe.

IMMEUBLIERE GALEA GOULOT.

Affectation : salle de bains.

Mission : infirmerie.

Tout est donc dans la norme, et je ne peux que louer intérieurement l’efficience du haut commandement, qui sait toujours placer le right man (ou la right woman) in the right place. Bien sûr, l’affectation de mon cadet me chagrine un peu : première ligne fixe, cela veut dire que Cloc devra tenir devant les assauts ennemis en allant jusqu’à se faire trouer la peau si nécessaire. Mais quoi ! À la guerre comme à la guerre…

— Pas de question ? dis-je en fixant droit dans les yeux chacun de mes subordonnés.

— On bouffe pas, m’man, avant de commencer ? demande Ferdinan.

— T’es pas fou ! rétorque Cloc avant que j’aie pu ouvrir la bouche. Faut pas se bagarrer le ventre plein, c’est mauvais si t’es touché à la tripe…

— Mais vous aurez quand même vos rations de combat avant minuit, fait Mélanie de sa voix douce.

— C’est huit heures, l’heure des infos, lance Fourmille. Faudrait peut-être écouter, histoire de savoir si nous sommes seuls à avoir écopé du cadeau, ou si c’est tout le quartier…

Elle commence à m’agacer, celle-là. Pour un peu, elle demanderait aussi à aller faire un petit tour à Beaubourg visiter l’expo surréaliste, pendant que père et mère se font canarder. Je lui dis pourtant, d’un ton que je m’efforce de garder uni :

— Fourmille, je ne devrais pas avoir à te répéter que dès que la guerre est déclarée, les seules informations auxquelles nous avons droit sont celles émanant du quartier général. Tu vas donc me faire le plaisir de faire comme le reste de la famille : gagner ton poste, te mettre en tenue, et faire ton devoir…

À ma grande satisfaction, elle ne réplique pas. La voilà partie à la suite de sa sœur et de ses frères. Reste Mélanie, qui spontanément s’avance vers moi, se plaque contre moi, m’entoure de ses bras. Je sens son ventre rond contre mon ventre, ses seins malléables qui s’écrasent contre ma poitrine. Sa bouche fait ventouse contre la mienne, nous échangeons un long baiser qui me remue l’âme. Nous n’avons nul besoin de paroles pour exprimer l’affection qui nous lie, la solidarité de couple qui nous soude. Devant l’adversité, devant l’adversaire, nous sommes, nous serons comme les deux mains d’un seul corps, les deux ventricules d’un seul cœur.

— Va, maintenant, me contenté-je de murmurer à son oreille.

Et elle va, tandis que de l’autre côté de la porte de la chambre, j’entends maintenant des voix. Des ordres secs claquent, abrupts, rauques, des ordres donnés en langue étrangère. Et ça piétine. Et ça court, et ça remue les meubles et ça ébréche le parquet pour y creuser des tranchées. Vite, je me précipite à mon tour dans le couloir.

5.

Le placard où sont remisés, en temps de paix, les effets de guerre, est tout au bout du couloir, près de la porte d’entrée. On y met aussi les balais, l’encaustique, la cire, le nécessaire à chaussures, et autres produits ménagers. Lorsque j’y parviens, les balais jonchent le sol et bien entendu je me prends les pieds dedans. C’est la guerre, d’accord, mais on pourrait tout de même être un peu plus ordonné ! Mais je me garde de faire la moindre réflexion : il sera bien temps, lorsque les opérations seront véritablement engagées, de faire acte d’autorité.

Comme je suis le dernier, je dois endurer la bousculade avant de pouvoir accéder à mes affaires. Le portemanteau où est suspendue ma veste de treillis est tombé, ma belle tenue est répandue sur les vieilles chaussures. Je la ramasse et la passe par-dessus ma chemise blanche de visite. Elle sent bon le propre, elle a été dégraissée depuis la dernière guerre, et le trou qu’avait fait ce méchant éclat d’obus dans la manche droite a été reprisé par Mélanie. Dans les poches roulent des billes poreuses que j’extirpe et remise sur une étagère : des boules de naphtaline. Au moment de serrer mon ceinturon de cuir, je m’aperçois que j’arrive maintenant au dernier cran. Bon sang ! Il faudrait tout de même que je me décide à faire un peu d’exercice, par exemple une heure de jogging, ou au moins une demi-heure, tous les matins, ou au moins le dimanche, avant de partir au boulot. Après la guerre, promis juré, je m’y colle, Anatole. Je juge inutile de quitter mon pantalon de ville, robuste, qui fera bien la campagne, et j’enfile directement mes rangers luisants que Mélanie astique chaque semaine. Ensuite, je place sur mon crâne l’ensemble casque léger-casque lourd (ça pèse, ce machin-là !) et j’en règle la jugulaire à la pointe de mon menton. Puis je tire du fond du placard mon sac à dos, que j’ai failli ne pas voir car il était complètement dissimulé sous de vieilles serpillières, et j’en boucle les courroies. C’est d’un lourd, cette saloperie ! À chaque fois, j’en suis surpris. Je me demande bien ce qu’il peut y avoir, là-dedans : des bidons, des gamelles, des brodequins de montagne, une pelle et une pioche pliables, un passe-montagne de laine pour l’hiver, des moufles, un calot, une casquette, des bandes molletières ? Je n’en sais rien. Je n’ai jamais eu l’occasion de vérifier. Mais le sac à dos fait partie de la tenue de combat réglementaire, je dois le supporter sans rechigner. Une inspection est toujours possible, et en cas de manquement au règlement, je sais que les sanctions sont lourdes : 500 F, 1000 F d’amende, ou bien une rétrogradation (est-ce bien comme ça qu’on dit ?), ou encore, si c’est une peau de vache qui officie (qui officie, haha !), carrément une mise à la porte de sa location, j’ai connu des cas. Je boucle maintenant mon baudrier en travers de ma poitrine, pesant de toutes les balles à pointe de cuivre insérées dans leur logement. Je prends mon poignard de commando, je vérifie qu’il coulisse bien dans son fourreau, que le tranchant en est bien aiguisé (mais je sais que Mélanie l’a porté chez le coutelier il y a quinze jours, après qu’elle l’eut ébréché en coupant le gigot pour l’anniversaire de l’oncle Thémistocle), et j’agrafe l’engin à mon ceinturon. J’y ajoute la gourde, la trousse à pansements d’urgence, et l’étui à revolver, qui est vide, car j’ai dû le donner à réparer il y a trois jours parce que Cloc s’en était servi comme d’un marteau et avait faussé le canon et la mire, et qu’il ne sera prêt que la semaine prochaine. Dommage : c’est une belle arme, un Smith et Wesson 1953, six coup, 9 mm. Tant pis. En cas de combat rapproché, j’ai toujours mes grenades… Chiotte ! Où sont-elles, ces damnées grenades ? Il me semblait pourtant bien les avoir rangées dans ce carton à chaussures vide. Mais non. Alors là ? Non. Là ? Non plus. Bordel, mais où sont les grenades ? Je m’apprête à gueuler après Mélanie, quand je les trouve enfin, fourrées dans les bottes de cheval de Madeumoiselle Fourmille. Est-ce que c’est un coup de la chère enfant qui n’a rien trouvé mieux pour mettre ses tatanes en forme ? Ou alors un coup de la mère Zerbi ? Je tirerai ça au clair une autre fois. Manque la dernière pièce de mon fourniment, ma carabine Garant semi-automatique, que je démonte, huile et remonte chaque dimanche matin, qu’il pleuve ou qu’il vente. Une belle arme, qui a fait ses preuves à Guadalcanal. Américaine, certes mais une belle arme quand même, je ne suis pas chauvin. Je manœuvre la culasse, qui culisse – je veux dire qui coulisse – avec l’onctuosité d’une bielle dans le cylindre d’une Ferrari. Dans le bottier, la première balle montre sa tête ronde, prête à cogner du crâne. Je referme la culasse, débloque le cran de sûreté. Décidément, une belle mécanique ! Me voilà donc fin prêt. Fin prêt ? Non. En me retournant, j’accroche du regard deux derniers accessoires, qui pendent négligemment des branches supérieures du portemanteau, entre les écharpes et les pardessus d’hiver : les jumelles, indispensables pour jauger efficacement les positions ennemies, et un talkie-walkie, indispensable pour communiquer avec les sections amies. Je passe les lanières de ces deux objets autour de mon cou (difficile, difficile, à cause de ce foutu casque), et je m’élance dans le couloir…

Tout de même, je m’arrête un moment – Oh ! juste une seconde – devant le miroir mural, pour juger de l’effet produit par ma personne en tenue. Pas mal ! Pas mal du tout, même. Bien sûr, mon ventre déborde un peu par-dessus mon ceinturon (cf. jogging) et le casque a tendance à me tomber sur les yeux, mais à part ça j’ai un air martial comme tout. Soldat, pas à dire, on a tout de même une autre allure qu’agent d’assurances, sacrédié ! Je m’en sens tout regonflé. Dire qu’il n’y a pas une heure, j’étais crevé jusqu’à la moelle. Maintenant, j’escaladerais l’Everest les mains dans les poches ; je me taperais le tour de France en danseuse ; je ferais la Transat le petit doigt en l’air. L’odeur de la guerre, ça vous retape le bonhomme. Ils vont voir, les salopards, comment je vais leur rentrer dans le lard !

Je m’adresse un clin d’œil que je me rends aussitôt, et je vais continuer ma marche en avant vers le front quand, catastrophe, le détail qui gâche tout me saute brusquement aux yeux : je porte toujours mes anciens galons de sergent-chef ! Ils sont là, sur ma manche gauche… Elles sont là, les trois sardines à l’envers, que j’ai supportées des années sans broncher. Mais il ne sera pas dit que j’irai au combat estampillé des insignes d’un grade qui n’est pas le mien.

— Mélanie ! crié-je en rentrant au pas de charge dans la cuisine.

Mon épouse est là, un rien boudinée dans son treillis qui demanderait sans doute à être repris aux empiècements, mais digne et charmante toujours. Je vois d’un coup d’œil qu’elle a tiré la table contre le mur, et qu’elle est déjà en train de convertir la machine à laver en tour à obus. Sur la table, la moulinette Moulinex et la cafetière électrique Calor sont déjà transformées en moule à balles et en monteuse à grenades. Mélanie n’a pas perdu son temps. Chère Mélanie ! Et je vois aussi qu’elle a extrait du four (prêt à prendre du service pour le soudage des mines à fragmentation) le rôti qu’elle avait amoureusement prévu pour le repas de ce soir, et que nous n’aurons, hélas ! pas l’occasion de manger. Chère, chère Mélanie !

Mais déjà elle s’inquiète, me demande la raison de mon intrusion. Je lui explique le problème en trois mots.

— Ne t’en fais pas, mon chéri, je vais arranger ça, dit-elle en m’enveloppant d’un affectueux sourire que n’étrangle en rien la jugulaire du casque lourd. En un tournemain elle a décousu au ciseau les galons obsolètes ; en un autre tournemain elle est allée quérir deux douilles vides qu’elle passe au pressoir pour en faire deux tiges plates, dont elle orne le milieu d’un mince filet de colorant à la cochenille. Brave, brave, brave Mélanie ! J’ai maintenant mes galons d’adjudant, qu’elle tient à passer elle-même dans mes pattes d’épaules. Elle y ajoute un baiser qui en dit long sur ses sentiments (rien de tel qu’une bonne guerre pour ressouder un couple que le quotidien a tendance à effriter), et retourne sans mot dire à ses appareillages. Brave, brave, brave, brave Mélanie ! Au plus fort du combat, je sais que nous pourrons compter sur elle : nous ne serons jamais à court de munitions…

Et je reprends le chemin du front, d’où me parvient déjà, mêlé au concert de klaxons nerveux qui monte de la rue de Saintonge, le grondement roulant d’une préparation d’artillerie dont les impacts, il me semble, brisent de la vaisselle, de la verrerie, de la poterie. Qui tire ainsi ? L’ennemi ? Les nôtres ? Il faut que je me hâte. En chemin, cependant, j’inspecte nos positions : dans sa chambre, Fourmille est en place, allongée sur son lit ; elle a quitté ses jeans, dans l’angle bronzé de ses cuisses ouvertes un minuscule slip blanc attire l’œil, tel un panneau de signalisation routière ; mais elle n’a pas un regard pour moi, je constate qu’elle a la cigarette au bec et qu’elle lit F-Magazine. Dans la salle de bains, Galéa a déjà débarrassé la tablette de toilette des peignes et des parfums pour y réunir la teinture d’iode, la morphine et autres médicaments d’urgence, tandis que la planche à repasser a été placée sur la baignoire : la table d’opération d’urgence est prête. Et juste à l’orée de la porte en verre à double battant de la salle de séjour, largement ouverte, Ferdinan est à son poste, derrière ses pièces : un lance-roquettes antichar, un obusier de 45, un canon de campagne court de 88.

Je lui fais un clin d’œil, lui dis d’être prêt à lancer un tir de barrage à mon commandement et, courbé sous le poids de mon barda, je pénètre hardiment dans la pièce, que secoue sporadiquement les tirs d’artillerie adverses. Car c’est bien l’adversaire qui a déclenché la bagarre maintenant réduite à une canonnade de harcèlement. La fumée des explosions, qui a envahi le living-room, réduit les distances. J’en avale une bouffée, suis secoué par une quinte de toux. Au-dessus de ma tête, un sifflement caractéristique. J’ai juste le temps de m’aplatir derrière le canapé-lit Empire rose et or que Mélanie (une folie) nous a acheté pour mon dernier anniversaire, et l’obus, un gros calibre, explose juste derrière moi, dans un nouveau fracas de verre brisé. Quelques éclats giclent autour de moi, le buffet a dû en prendre un coup dans le buffet. Les salopards !

N’empêche que cette fois ça y est, je suis en plein dans la bagarre.

6.

Quelle heure ? Huit heures et quart. Les salopards ont dû attaquer à huit heures pétantes (si je peux dire), pendant que je me livrais à mes ultimes préparatifs. Ils n’ont pas perdu de temps, les Boches. Jumelles collées aux orbites, j’essaye de faire le point de la situation à travers les interstices du banc de fumée. Ils ont bien travaillé, les Ruskoffs ! La porte pleine qui sépare le living-room de notre chambre à coucher (à l’origine, il n’existait qu’une seule grande pièce, que nous avons coupée en deux) n’est plus qu’un lambeau branlant au souffle des explosions. Et le mur, en plusieurs endroits, est carrément troué (mon beau papier peint à motifs floraux !), formant une série de meurtrières par où je vois pointer la gueule redoutable des canons de 92 et des mitrailleuses de 12,7 couplées. Ils n’y sont pas allés de main morte, les Chinetoques ! Le barrage d’artillerie a littéralement haché la pièce sur toute sa largeur, coupant en deux mon tapis pur chèvre à poil long qui n’est plus, maintenant, qu’un double serpent roussi et gondolé enfoncé dans les ulcérations du parquet. Et j’aperçois, au milieu des débris qui jonchent le sol, ce qui reste du magnifique vase Ming acheté par ma mère à l’exposition de la Sama : dix ou quinze morceaux noircis. Ah ! on peut dire qu’ils respectent la culture, les Arbis !

J’en suis là, à écumer dans ma rage, quand de courtes rafales de pistolet-mitrailleur éclatent à peu de distance en avant de moi. Ce n’est que guidé par le bruit que je peux voir Cloc, qui a assuré sa première ligne entre les poufs en plastique crevés et la table à apéritif renversée. Mais sur qui tire-t-il ainsi ? Je m’apprête à lui lancer un message radio quand j’aperçois, nageant de manière irréelle dans les mares de brume rampante, des silhouettes casquées en progression, qu’un début d’incendie dans le secteur de la bibliothèque (mes Pléiades ! mes Pléiades !) nimbe d’une fugitive auréole d’un beau rose saumoné. Quand bien même on se retrouverait atteint dans ses œuvres vives, les poètes ont eu raison de chanter la fulgurante beauté des combats…

Mais foin des émois artistiques : nos positions risquent d’être débordées, mon fils cadet contourné, capturé, stalagisé. J’ajuste une des silhouettes saumon, je tire, la silhouette vacille, tombe. Et une autre ! Et une autre encore ! Je n’ai pas perdu la main, ni l’œil. Là-bas, les Boches refluent, disparaissent derrière le roc dressé de la chaîne hi-fi et du meuble à disques. Trois Chinetoques au tapis (si je peux dire) ; ça leur apprendra le respect, à ces métèques. Mais demain, la mère Zerbi va encore râler quand elle viendra faire le ménage : elle déteste balayer du cadavre, il faudra encore que je lui file la pièce.

Un calme de mauvais augure a succédé à la cacophonie de la première attaque. Mais la guerre est ainsi faite : Une succession de brefs moments d’intenses échanges de projectiles, et de longs calmes plats qui vous rongent insidieusement les nerfs. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien nous préparer, les Teutons ? Je ne tarde pas à le savoir, cornegidouille ! Venu de notre chambre à coucher, un grincement caractéristique naît, enfle, remplit tout l’espace sonore du living de son irritant mélange de heurts de bidons pleins d’huile et de crissement d’aiguilles à tricoter rouillées : les chars ! Ce sont les chars… Et, presque aussitôt, je vois se profiler dans la pénombre rougeâtre (j’ai naturellement pris la précaution d’éteindre la lumière de toutes les pièces du front) le museau camus, prolongé de la longue perche du canon de 88, d’un premier char, qui vient de sortir de ma chambre en emportant sur son passage une portion de mur supplémentaire. Je suis sûr que mes deux sous-verres XVIIIe y sont passés ! Mais le temps n’est pas aux regrets. Derrière le premier char (qui tangue en écrasant les restes de ma chaîne à 12 000 F) apparaît un deuxième blindé, puis un troisième, et un quatrième… Ils mettent le paquet, les faces de rat ! J’appelle Cloc avec mon talkie-walkie et lui ordonne de bousiller les chenilles de ces saloperies à coups de son lance-patates antichar… Mais déjà, au milieu de la fumée rouge de ma bibliothèque qui achève de se consumer (tous les Goncourt depuis 1945 reliés zébu réduits en cendre !), se dessine en pointillé la flamme tressautante des mitrailleuses des blindés, dont les projectiles de 11 s’éparpillent à travers la pièce, écornant les angles des meubles encore debout, faisant voler en éclats les stucs du plafond, descendant quelques vitres pour faire le compte… Ignobles sacs à merde ! J’aurais dû penser à tirer les volets… Mais voilà que le premier char arrive sur les positions de Cloc. Qu’est-ce qu’il fout, celui-là ! Vite… j’envoie un message à Ferdinan pour qu’il fasse un barrage d’artillerie… Il me répond qu’il a compris 5 sur 5. Et ça démarre ! Toutes ses pièces à la fois, dont les obus et les roquettes à charge creuse vrombissent au-dessus de ma tête… Comme il y va, le brave petit gars !… Le premier char s’embrase… Un bout au cul ! Je veux dire : un coup au but… Vas-y, Ferdinan ! Cloue-les au sol, ces punaises totalitaires… Mais pas si haut, vérole ! Le lustre imitation Empire, avec toutes les petites bougies à ampoules imitation flamme, vient d’être pulvérisé. Plus bas, Ducon ! hurlé-je alors que le deuxième char, dont le pilote a sans doute perdu le contrôle, s’encastre dans le vaisselier… Ferdinan m’a entendu, car la salve suivante laboure le sol en plein sur la position tenue par Cloc. Plus haut, Duchnoque !… Et où est passé mon cadet ?… Pourvu que… mais non ! Je le vois émerger des décombres du guéridon et des poufs, il arrive dare-dare sur moi tout en mitraillant au hasard dans son dos, il boule contre mon flanc. Blessé ? Juste quelques estafilades qui font saigner son acné. Alors je ne me gêne pas pour l’engueuler. Mais qu’est-ce que tu as foutu, bougre d’imbécile ? Que ces morpions te sautent sur le râble pour les faire sauter ?… Il me dit d’arrêter mon cirque, son lance-roquettes était naze, il était plein de vieille purée qui avait séché. Plein de vieille purée qui avait séché ! répété-je, interloqué… Mais il n’est plus temps d’argumenter, à la guerre on n’a jamais le temps de rien, les deux chars intacts arrivent sur nous, suivis par un gros paquet de fantassins, au moins une compagnie, au coude à coude, qui tiraillent dans le tas. Et comme le tas, c’est nous deux Cloc, on leur répond balle à balle, et sans rien laisser perdre ! Du boulot en supplément pour Mme Zerbi ! Sans compter qu’un troisième char se met à vomir ses entrailles, touché par un obus de Ferdinan…

C’est à ce moment-là, au moment où l’ennemi est en plein flottement et la victoire en vue, qu’on sonne à la porte d’entrée.

7.

— Mélanie ! Va ouvrir ! je gueule en plaçant un nouveau chargeur dans ma carabine.

Mais elle n’a pas l’air d’avoir entendu, alors je l’appelle avec le talkie-walkie. Dans l’écouteur, ça ne fait que grésiller. Et, au bout du couloir, ça sonne de nouveau.

— Tiens bon, petit, dis-je à Cloc. Je vais voir qui c’est.

Je dégage de la position et, sous les balles ennemies, je fonce dans le couloir, ouvre la porte juste comme grelotte un troisième coup de sonnette, me trouve nez à nez avec la boulotte petite Mme Parmentier, la voisine du dessus, la mémère du quatrième, qui m’envoie dans l’œil un grand sourire du genre humble-et-gentil-excusez-moi-si-je-vous-dérange (oui-elle-me-dérange !), et me propose un tricot à domicile, de la bonne laine, pas cher et tout. Quand est-ce qu’elle aura fini de nous emmerder, celle-là ? On le sait, que son mari est au chômedu ! Je m’efforce tout de même de sourire et lui dis :

— Désolé, madame Parmentier, mais c’est la guerre !

Et je lui referme la porte au nez, qu’elle a rouge et épaté.

Cet intermède a eu pour résultat de faire flancher mon ardeur. J’ai comme un petit coup de pompe, je sens la sueur me dégouliner des aisselles et de l’entrecuisse, je me gratte, et la gratouille devient… devient…

— Ben c’est pas dommage ! Je commençais à trouver le temps long…, me jette Fourmille alors que je pénètre dans sa chambre.

Elle est toujours dans la même position, une position que je ne peux que qualifier de réglementaire. Mais je remarque qu’elle ne lit plus F-Magazine, elle est en train de se peindre les ongles, d’une laque presque noire. Entre ses cuisses bronzées, le slip est plus blanc que jamais. Je ne fais ni une ni deux, je pose mon flingue, je déboucle mon ceinturon et mon baudrier, je laisse tomber mon sac à dos, j’enlève mon double casque, je déboutonne ma veste maculée, je fais glisser mon pantalon de ville sur mes cuisses, je m’allonge sur Fourmille, je m’agite un moment sur Fourmille, et ça part dans Fourmille, qui dans les grandes traditions n’a pas cessé de se faire les ongles. Vite fait bien fait, telle est ma devise ! Des fois, quand j’essaye de placer une police chez une veuve ou une divorcée, il y a comme ça autre chose que je place en même temps. Et même, souvent, ça aide pour le boulot, dans les vapeurs… Mais à plus tard, les souvenirs. À l’autre bout du couloir, les armes automatiques crépitent, la guerre m’attend !

Je remonte mon pantalon, je reboutonne ma veste maculée, je remets mon double casque, réajuste mon sac à dos, fixe mon ceinturon et mon baudrier, reprends mon flingue. Qu’est-ce que ça peut faire du bien, un bon coup de queue entre deux coups de fusil !

— Ben, tu t’en es bien tiré, p’pa ! m’a lancé Fourmille avec un humour tout à fait déplacé, avant d’aller se poser sur le bidet et de se préparer pour le suivant.

Je ne prends pas la peine de répliquer, et je file jeter un œil à la cuisine. Mélanie, la figure luisante de sueur, est arc-boutée sur la machine à laver, qui ronronne comme un bataillon de chats et de la gueule de laquelle sortent en rang d’oignons de beaux obus cuivrés.

— Ça va, ma chérie ? lui lancé-je.

— Ferdinan me réclame sans cesse des munitions, dit-elle en passant un bras fatigué sur son front moite ; ça a l’air d’attaquer dur, dans son secteur. Tu vois, pour tourner cette série, j’ai dû sacrifier les casseroles en cuivre de grand-père Sébastien…

— Merde ! ne puis-je m’empêcher de protester. Ça n’avait pas de prix, ces casseroles… Et puis le souvenir…

Mais à la guerre comme à la guerre. Je vais plaquer un baiser rapide sur son front toujours moite (elle en profite pour me glisser, complice : « Tu es allé faire ta petite affaire, hein, coquin ! »), et j’y retourne (au front).

À peine ai-je progressé de quelques pas dans le couloir enfumé que, Stalingrad, Diên Biên Phu, Monte-Cassino, Tobrouk, c’est l’orage.

8.

La double porte du living-room est une bouche de flammes qui grimace dans la pénombre, ouvrant et refermant ses lèvres de braise. En ombres chinoises, des silhouettes bondissent dans le couloir, se plaquent contre les murs, arrosent le terrain des crachotis de leurs armes automatiques et de jets continus de grenades offensives. Le plâtre dégringole du plafond, les parois se couvrent de griffures où apparaît la chair déchiquetée de la brique. Je me blottis derrière un radiateur crevé. Je suis anéanti. Débordés ! Nous avons été débordés !… Mes petits gars en qui j’avais toute confiance ! C’est un coup à me faire sucrer mes galons tout neufs, ça ! Il faut réagir. J’appelle Cloc et Ferdinan par talkie-walkie. Le premier a pris position dans la chambre de Galéa, à gauche du couloir, tandis que Ferdinan a reculé ses pièces dans la chambre qu’il partage avec Cloc, en face.

— Tirs croisés ! Tirs croisés ! hurlé-je.

Il m’est difficile de rendre compte des minutes qui ont suivi, longues comme des heures… Grondement assourdissant des pièces lourdes, crépitement irritant des armes automatiques, rauquement sec des grenades, gémissement des blessés, râle des mourants… L’enfer ! Une balle, en ricochant, m’a arraché trois molaires. Mais la douleur ne compte pas : il faut tenir. Cloc me signale que son bras gauche a été emporté par une grenade. Ça ne compte pas : il faut tenir ! Ferdinan récolte un éclat dans la cuisse. Ça ne compte pas. Il faut tenir ! Et nous tenons ! Et nous avons tenu !

C’est un vrai miracle. Ou plutôt : c’est le résultat de la tactique que j’ai développée, qui a été mise en pratique sans défaillance par l’équipe soudée que nous formons, mes petits gars et moi, et qui a été portée par notre obstination et, oui, disons-le, notre courage. En tout cas, l’ennemi n’est pas passé. Les crapules ont reflué, ont pris position, en laissant des dizaines de cadavres sur le terrain (Mme Zerbi !), un peu en avant de ce qui reste de l’entrée du living. Dans l’obscurité compacte qui règne maintenant dans cette partie de l’appartement, j’entends le crissement d’objets lourds qu’on tire ou qu’on pousse, le tapotement des marteaux, les ordres chuchotés en langue étrangère. Les Chleuhs bâtissent une forteresse avec ce qui reste des meubles du living. Mais nous saurons les en déloger, nous saurons les repousser jusqu’au fond de l’appartement, jusqu’à la victoire finale !

Je profite de la pause pour filer à la salle de bains, faire soigner ma mâchoire par Galéa. Elle m’examine, me dit que c’est pas beau à voir (je m’en doute), arrache les débris de molaire avec une pince à épiler, cautérise la plaie avec un allume-cigares, me fait un pansement sommaire avec du mastic imprégné de morphine. Il est dix heures passées, je remplis rapidement les deux premiers bleus avec le plan des opérations, et je rejoins nos lignes où je prends position, ordonnant du même coup à Cloc d’aller faire soigner son bras. Il file, revient une demi-heure plus tard avec une magnifique prothèse articulée que Galéa (quelle artiste !) a bricolée avec une partie de l’étendeur à linge et les ressorts de ses fers à friser.

— Tu en as mis, du temps ! grogné-je, faussement bourru.

— Hé ! p’pa…

— Mon adjudant, s’il te plaît…

— Mon adjudant, si tu veux, p’pa. Rapport au temps, j’en ai profité pour… enfin, le repos du guerrier, quoi !

J’approuve d’un clignement d’œil, envoie à son tour Ferdinan vers l’arrière.

— Je suis sûr que tu vas en profiter, toi aussi, gaillard ! dis-je avec un autre clin d’œil.

— Tiens ! qu’il me fait. C’est pas ma cuisse du milieu qui a été touchée !

Quel humour ! Quelle santé, ces petits gars ! J’en pleurerais de fierté, tiens ! Mais oui… mais oui, crénom de Dieu, j’en pleure. Mes yeux s’embuent, me piquent, je renifle, un torrent de larmes ne tarde pas à s’écouler de mes yeux embourbés. Je tousse, je crache, je… Et enfin la vérité m’apparaît, avec le cri que pousse Cloc :

— Alerte aux gaz !

9.

À notre tour, nous avons reflué vers l’arrière, c’est-à-dire vers le réduit solide et bien défendu que forme le cul-de-sac du petit couloir transverse gauche, avec d’un côté les W.-C. et la cuisine, et de l’autre la salle de bains, je veux dire l’infirmerie.

Je tousse et je pleure, Cloc tousse et pleure lui aussi tandis que, lourdes et lentes, les nappes de gaz de combat, probablement de la moutarde vésicante, se répandent dans tout l’appartement.

— Mélanie ! Les fenêtres ! ai-je la force de hurler alors que, à bout de souffle, nous nous écroulons, Cloc et moi, à l’orée de l’infirmerie, où Ferdinan était en train de monter un mortier de campagne (les pièces de l’avant ayant dû être provisoirement abandonnées) avec les tuyaux d’évacuation d’eau du lavabo.

— Où est Galéa ?… ai-je encore pu grogner au milieu d’une quinte.

— Repos du guerrier, a brièvement jeté Ferdinan en mettant son mortier en batterie. Puis il a gueulé :

— Munitions !

Mélanie est aussitôt arrivée, les bras pleins d’obus bosselés manifestement bricolés avec nos casseroles Tefal. Mais à la guerre comme à la guerre ! Et le brave petit gars, malgré l’étouffement qui le saisit, se met aussitôt à canarder l’entrée du couloir, par où essayent déjà de s’infiltrer de grotesques silhouettes en cagoule. Enfin, Galéa se pointe, la jupe sens devant derrière, le visage chiffonné et le museau humide. Sa croix rouge l’a protégée des brutalités bougnoules. Elle se penche vers nous, applique sur notre nez des tampons (que je devine périodiques) enduits d’eau javellisée, puis nous nettoie les yeux à la crème antirides Biotherm. Ouf ! ça va mieux – surtout que le courant d’air fait par Mélanie a chassé de l’atmosphère une bonne partie du gaz ennemi.

Nous pouvons donc reprendre le combat, au coude à coude, retranchés tous les trois derrière la baignoire. Mais je ne peux m’empêcher de glisser à Galéa, qui prépare sa trousse de couture convertible en trousse d’urgence :

— Tu aurais pu faire plus vite !

— Nous, les femmes…, commence-t-elle.

Mais un ouragan de feu s’abat sur la salle de bains, perçant en vingt endroits le chauffe-eau qui se met à pisser sa flotte. Quand on connaît les difficultés qu’il y a à trouver un plombier ! Je n’ai plus le temps de bavasser avec Galéa, il faut répondre au coup le coup. La bataille dure longtemps, elle est longtemps indécise. Depuis la cuisine, Mélanie dit qu’elle ne sait plus avec quoi tourner les obus, il n’y a plus une seule casserole, une seule poêle vaillante dans la maison. Je lui dit de fondre les fourchettes, les pieds du tabouret, le mixeur, les passoires. À la guerre comme à la guerre ! Et s’il le faut, c’est au corps à corps que nous repousserons ces vermisseaux pourris jusqu’au bout du couloir, jusqu’à la chambre à coucher, jusqu’à la rue ! Je me sens empli d’une exaltation farouche, je fixe mon couteau de commando au canon de ma carabine, je hurle :

— Baïonnette au canon ! Chargeeeeeeeez !

Et, surgissant de derrière les monceaux fracassés de la baignoire, nous nous ruons tous trois vers les fantassins ennemis encagoulés qui, surpris par la férocité de notre assaut et les cris que nous poussons (Allez les Verts ! Allez les Verts !) reculent en désordre en essayant maladroitement de parer nos coups de pointe.

Je viens d’en empaler un qui se tortille au bout de ma lame comme un lombric cassé en deux par une pioche (crotte ! le sang de la crevure a giclé sur mon pantalon de ville…) » quand le téléphone se met à sonner.

10.

— Mélanie ! Va répondre ! Téléphone ! crié-je en repoussant du pied le cadavre pantelant du Boche.

Un autre nègre me tombe sur le rable, je lui ouvre la panse. Elle se répand sur mes godasses, fumante de mauvaise choucroute et puante de merde pas encore évacuée. Ont pas de chiottes, les faces de rats ? Mais le téléphone grelotte toujours. Mélanie doit être en plein boum. Faut que j’y aille.

— Continuez sans moi, les petits gars ! dis-je en dégageant mon couteau du fatras de tripes.

Et je fonce au bout du couloir. Le téléphone est juste à côté de la porte d’entrée. Je décroche.

— Allô ?

— Monsieur Goulot ? dit à l’autre bout du fil une voix aigre qui s’efforce à la politesse.

— Lui-même. À qui ai-je le plaisir ?…

— Le plaisir, vous en prenez peut-être, mon garçon…, rugit la voix sans plus garder le masque de l’amabilité ; mais on ne peut pas dire que vous le faites partager à vos voisins…

C’est alors seulement que je reconnais la voix : c’est celle du locataire du dessous, Léon Lessourd, un vieux con de retraité qui râle toujours après tout le monde.

— Voyons, monsieur Lessourd…

— Il n’y a pas de voyons qui tienne ! Vous savez l’heure qu’il est ?

— Heu…, fais-je, le temps de consulter ma montre-bracelet. Minuit passé ?…

— Minuit vingt-quatre, monsieur ! Et c’est à cette heure-là que vous faites tout ce boucan ? Vous vous rendez compte qu’il y a des heures que ça dure ? Est-ce que vous vous souciez seulement du sommeil des honnêtes gens, monsieur Goulot ? Les honnêtes gens, les bons Français, ils dorment, à minuit et demi, monsieur Goulot ! Ils ne font pas la bamboula…

— La bamboula ! Cette fois, c’en est trop ; je suis ulcéré ; je le lui dis sans fard : Monsieur Lessourd, vous avez jadis défendu nos colonies ! Je me permets de vous signaler que nous sommes ici en pleine guerre ! Nous ne nous amusons pas, monsieur Lessourd ! Nous combattons pour une juste cause : celle des habitants de l’immeuble tout entier. Vous devriez…

— Taratata ! me coupe-t-il avec la dernière des grossièretés. La guerre ! Vous pouvez en parler, de la guerre ! Des amusettes, oui ! Moi, de mon temps…

Il n’aura pas été dit que j’en supporterais davantage. Je coupe la communication à son nez et à sa barbe, et je retourne au front. Le combat au corps à corps est terminé, les deux lignes se sont stabilisées l’une en face de l’autre : l’ennemi se camoufle toujours derrière la muraille faite de tous les débris du mobilier du living, mais je constate qu’il a avancé de plusieurs mètres et nous barre maintenant définitivement l’accès aux chambres de Galéa et Ferdinan ; de notre côté, Ferdinan et Cloc creusent une tranchée au milieu du couloir, juste après l’embranchement qui conduit à l’infirmerie. Le travail est difficile, mes deux gars ont fait éclater le dallage, ils peinent maintenant, à grands coups de pic à glace et de pelle à gâteau, dans la maçonnerie caillouteuse qui sépare les deux étages. Je me joins à eux, je creuse dans le gravier aggloméré au ciment qui s’ouvre sous le tranchant de ma raclette à gruyère comme du nougat de Montélimar sous une incisive gourmande.

Enfin, après une heure ou plus de labeur acharné, nous pouvons nous accroupir dans la tranchée, d’où dépasse seul le dôme de nos casques encroûtés de poussière. L’ennemi n’a pas bougé. Il règne sur l’ensemble du champ de bataille un de ces silences qui pèsent des tonnes et au bout desquels peut éclater le fracas des grandes victoires aussi bien que des grandes défaites. L’atmosphère est lourde des fumées farcies de plomb, d’ypérite, d’oxyde de carbone, de soufre, d’odeur de crêpes brûlées : Mélanie est venue en rampant nous apporter nos rations de campagne, que nous mangeons du bout des lèvres (elles sont vraiment dégueulasses) en les mouillant d’un mauvais vin italien. Tous, nous nous demandons : mais qu’est-ce qu’ils nous préparent encore, les macaques ? Des lignes ennemies, obscur bloc compact hérissé de restes de lampadaires et de pieds de chaises désarticulés, jaillit seulement, de quart d’heure en quart d’heure, une fusée éclairante d’un beau rouge violacé qui monte en chuintant dans le ciel sombre du couloir, puis descend en tourbillonnant avec lenteur, comme une luciole qui se noie en grésillant dans une mare souillée d’huile de vidange. Un instant, une voix clairette a percé le silence : Fourmille qui, dans sa chambre, chante Lili Marlène.

Mais quels sont ces chocs répétés, étouffés, qui sont venus meubler la béance de cette nuit d’attente ? Je ne parviens pas à en préciser l’origine, ni le sens. Un appel en morse ? suggère Ferdinan. Des termites ? fait Cloc. Un esprit frappeur ? dit Ferdinan. La sueur au front, les tempes bourdonnantes, j’écoute intensément. Le bruit maintenant a cessé ; plus que jamais, le temps est suspendu. Alors, avec retard, le déclic se fait dans mon esprit.

— Ils ont creusé une sape sous nos positions ! Ils ont posé des mines ! Tout va sauter ! Dégageons !

Mais j’ai des éternités de retard.

À peine ai-je poussé mon cri d’alarme que le sol se soulève sous mes jambes. Je me sens emporté comme par l’effet d’un vent violent. Curieusement, mes oreilles n’enregistrent aucun bruit. Je suis devenu sourd, et aveugle aussi sans doute car, devant mes yeux grands ouverts, ne bouillonne que l’encre d’une obscurité de néant. Un grand choc écartèle mon corps, le cloue à une planche hérissée de tessons de bouteille par mille pointes acérées. La douleur, d’abord ténue, m’assaille de tous les côtés à la fois. À la poitrine, surtout, où des mandibules voraces déchiquettent mes chairs avec un acharnement tranquille, là, vers la gauche. Un liquide chaud et poisseux suinte entre mes doigts qui se sont refermés sur une bouillie visqueuse. Je suis sérieusement atteint, je ne peux me le cacher. Est-ce que j’ai bien réglé mes cotisations à la Sécurité sociale ? Et ce con de docteur Meilland qui est précisément en vacances… Mais je ne parviens déjà plus à penser clairement. Il me semble que mon corps scié par la douleur va se séparer en deux. Je serre les dents pour ne pas hurler. Mais la douleur est la plus forte. Ma bouche s’ouvre, et je hurle, je hurle, jusqu’à ce que la mort referme sur moi ses bras glacés.

11.

J’ouvre les yeux. Des ombres floues m’environnent. Je suis couché sur un lit de roses dont on a oublié de couper les épines. Suis-je au paradis des combattants ? Mais non… Mes yeux se dessillent, les ombres s’éclairent, je reconnais, en contre-plongée, ma femme et mes deux filles. Et je ne suis pas couché sur un lit de roses, même si des épines d’acier me fouaillent toujours la chair, mais sur la table d’opération de l’infirmerie. Un goutte-à-goutte est fixé à mon bras gauche, relié à une bouteille en plastique d’huile Lesieur remplie d’un liquide rouge à odeur de vinaigre. Un pansement épais me recouvre la poitrine, taché d’une longue éclaboussure rouge. J’ai du mal à respirer, les mandibules sont toujours à l’œuvre derrière mes côtes. Au loin, des rafales nerveuses de pistolets-mitrailleurs pointillent la carte sonore du combat qui continue, et que le rauquement des grenades et des mortiers hachure de place en place.

— Qu’est-il arrivé ?

Ces simples mots, extirpés avec peine de ma gorge en feu, me tirent une longue quinte de toux ; dans mon thorax, les mandibules redoublent d’ardeur.

— Tu as été grièvement blessé lors de l’explosion des mines…, fait Mélanie dont le doux visage harassé s’incline vers moi. Cloc et Ferdinan s’en sont tirés – le premier avec la hanche démise, le second avec une oreille arrachée. Nous avons perdu la tranchée et la totalité du couloir. Il ne nous reste plus que la salle de bains, la cuisine et les W.-C. Nos deux fils tiennent à deux pas en amont d’ici. Ils sont retranchés derrière la cuisinière électrique, qu’on a tirée juste à l’entrée de la cuisine. Mais je n’ai plus de quoi fabriquer des munitions. Je crois que pour nous, la partie est perdue…

— Rien n’est perdu tant que l’honneur est sauf, dis-je au prix d’un nouvel arrachement de toute ma chair. Et moi, dans quel état je suis ? demandé-je en me tournant vers Galéa.

— À part de multiples blessures par éclats, de gravité moyenne, tu as pris trois pouces de fonte dans le poumon gauche. Quatre millimètres plus bas, et ça t’emportait le palpitant. Tu as eu de la chance. Tu as dû perdre dans les trois litres de sang, mais j’ai pu arrêter l’hémorragie en bourrant la cavité de farine de poisson à prise rapide. Et j’ai recousu comme j’ai pu avec du fil de pêche. Tu devrais être sur pied dans deux heures…

— Deux heures ! ai-je la force de m’exclamer. Dans deux minutes, tu veux dire. Mais au fait, quelle heure est-il ?

— Cinq heures et quart, dit Mélanie avec un mouvement de tête vers la fenêtre ouverte de la salle de bains, dans le cadre de laquelle une aube blafarde palpite au ras des toits.

Dans la torsion du cou que je dois faire pour regarder les prémisses de cette aube qui sera victorieuse ou ne sera pas, mes yeux s’attachent à ceux de Fourmille, qui se tient un peu en retrait de mon lit de souffrance.

— Mais qu’est-ce que tu fous ici, toi ? Tu ne peux pas tenir ton poste ?…

— T’as pas compris ? M’man t’a pourtant bien expliqué qu’on avait perdu tout le reste de l’appart’… Je les ai subis, moi, les autres connards. Cinquante-trois fois, j’ai été violée. C’est pas que je m’en plains spécialement mais c’est pas pour dire, je déborde…

Elle se détourne, la main en étoile sur son bas-ventre. La vulgarité de cette fille ne finira jamais de m’étonner. Après la guerre, il faudra que j’aie sérieusement une conversation en tête à tête avec elle. Pour le moment, toutefois, il y a autre chose à faire. Domptant la douleur, je me redresse, pose les pieds par terre, empoigne ma carabine appuyée contre la planche à repasser qui a supporté mon corps pantelant. Tout valse autour de moi dans la salle de bains dévastée, mais cet étourdissement n’est que passager. Il faut y retourner. Les Boches ne passeront pas. À la guerre comme à la guerre !

— Mes amies, commencé-je en appuyant sur le e, je vous demande un dernier effort pour repousser les Soviets jusqu’au fond de leurs steppes. Ces macaques nous ont assez chié au nez. Je vous le dis, tous derrière moi, nous allons leur torcher le cul, et pas avec les doigts. En avant pour…

Mais je n’ai pas le temps de dire « la victoire finale ». Une explosion assourdissante se produit juste à l’entrée de la salle de bains, abattant en travers de la baignoire la paroi qui supporte le placard de toilette. Une grêle serrée de balles suit, qui crève les derniers tuyaux intacts. Cloc et Ferdinan, rouges de sang des yeux aux chaussettes, surgissent des décombres. Ils désignent le ciel d’où me parvient, maintenant que la mitraillade est interrompue, le ronronnement caractéristique des hélices et le sifflement significatif du vent coupé par le bord d’attaque des ailes.

L’ennemi a fait donner l’aviation !

12.

Sous la mitraille et l’ébranlement des bombes de 800 kilos qui creusent des cratères dans le carrelage (pourvu qu’un de ces engins ne crève pas le sol de part en part ! Le père Lessourd serait capable de monter avec un fusil !), nous avons tous les six formé le carré dans la cuisine, protégés par la vaste table qui vient de la campagne. Du chêne, solide comme un roc, qui a fait toutes les guerres sans une égratignure. Là, sous son plateau épais de cinq centimètres recouvert d’une toile cirée dure comme de la peau d’éléphant, nous nous serrons les uns contre les autres, dans l’enivrante odeur de poussière, de poudre, de sang et d’épluchures de pommes de terre (la poubelle a morflé). Nous sommes aussi solidaires que les briques d’un mur, les atomes de la matière, les feuilles d’un artichaut. Nous nous sentons inexpugnables, invulnérables, admirables. Et nos corps soudés rejoignent dans leur densité inébranlable la nature de l’airain dont était fait le corps des combattants de la forteresse de Massada, du nid d’aigles de Montségur, du Bunker de Berlin.

Au-dessus de nos têtes, les avions tournent.

Ils sont deux, deux Stuka aux ailes coudées, le fuselage camouflé aux couleurs des papiers peints de l’appartement. Ils rôdent inlassablement au ras du plafond, tournant autour du globe plafonnier, virant sec devant l’étagère aux épices, frôlant le placard aux céréales, déchiquetant les bancs de nuages farineux qui se reforment aussitôt après leur passage.

Parfois ils piquent, l’un après l’autre, dans le hurlement dément de leurs sirènes, lâchent une bombe qui percute le carrelage, y arrachant des nuées d’éclats sifflants, ou qui sonne comme un gong sur la peau tendue de la table, qui alors se cabre sur ses quatre pieds, mais ne cède pas. Les lâchers de bombes sont accompagnés de rafales rageuses, et les balles cueillent ici ou là les derniers verres, les dernières assiettes encore entières.

Parfois, l’un d’entre nous émerge brièvement de sous la table, ajuste un appareil, lâche un coup, réintègre notre abri. C’est qu’il faut être avare de balles ! Je n’ai plus pour ma carabine que cinq projectiles à l’enveloppe faite de cartouches d’encre Waterman en plastique, au bout constitué d’une vieille olive noire, et bourrées à la poudre de riz. Les autres ne sont pas mieux lotis. Il n’y a guère que Ferdinan qui possède une bande complète pour la mitrailleuse antiaérienne qu’il est allé récupérer derrière le frigo, où tout le monde l’avait oubliée depuis la dernière guerre.

Brave petit gars ! Et c’est avec cette mitrailleuse, usant jusqu’au bout ses dernières cartouches, qu’il parvient à descendre un zinc boche ! Nous voyons les flammes jaunes jaillir de sous son ventre constellé de portraits d’idoles de hard rock (il est camouflé aux couleurs du papier de la chambre de Cloc et Ferdinan), puis la lourde fumée noire qui l’enveloppe. Le pilote s’éjecte, mais trop tard. Son parachute se prend dans le tortillon du papier tue-mouches qui pend du plafond, se met en torche, et le nazi choit lourdement à côté de la table, où il est achevé par Cloc à coups de presse-purée. Le Stuka, au bout de sa course, est venu s’encastrer dans les bacs de l’évier, une de ses ailes fauchant avant de se briser le vaisselier où séchait une dernière soucoupe.

Un sextuple cri de victoire jaillit de sous la table. De joie, j’en pisse dans mon pantalon. Je ne sens plus ma blessure, je plaque un baiser à goût de cendre sur la bouche triomphante de Mélanie. Mais cette ivresse dure peu. Le deuxième appareil passe en rase-mottes au-dessus de la table, y laisse tomber une bombe incendiaire de deux tonnes. Aussitôt, un ouragan de flammes nous enveloppe. Suffocation, aveuglement, fournaise.

— Tous aux chiottes ! je hurle.

Nous jaillissons de concert de notre abri embrasé, les cheveux grésillant, les vêtements en feu, fumant par tous les pores et, l’infanterie ennemie au cul, nous contournons la porte de la cuisine pour nous engouffrer dans celle des W.-C., que je claque derrière mon dos en rabattant le loquet. Il était temps. Les balles grêlent contre le battant. Galéa, dont l’habit blanc d’infirmière était complètement en feu, plonge dans la lunette du trône. Fourmille tire la chasse, Galéa est sauvée. Mais la situation est tendue. L’ennemi est à nos portes. Nous n’avons plus de munitions. Il est six heures du matin, les magasins n’ouvrent que dans deux heures, pas question d’envoyer un messager en acheter. Dans notre réduit, nous avons à peine la place de remuer. Ferdinan s’est juché en haut du réservoir d’eau, Galéa est toujours enfoncée jusqu’à la taille dans les chiottes, Fourmille et Mélanie se sont fait un rempart de vieux journaux, Cloc et moi tenons chaque côté de la porte, le bras mécanique de mon cadet est coincé dans le distributeur de papier, il ne parvient pas à l’en retirer. Pour toute arme, nous avons la chaîne, que Ferdinan manie comme un nunchaku, un balai et une ventouse qui peuvent servir en combat rapproché, et une bouteille de produit à récurer qui fera une bonne grenade lors du dernier assaut. Car il ne sera pas dit que nous nous serons laissé piéger comme des souris dans ce trou à rats. Nous allons tenter une sortie, et si Dieu nous vient en aide…

Mais je sens qu’avant de donner cet ultime coup de pouce, je dois galvaniser mes troupes par un petit discours.

— Mes amis, je ne vais pas vous bourrer le mou, ni vous beurrer la tartine. Au cours de cette campagne, nous avons eu nos hauts et nos bas. En ce moment, c’est plutôt vers le bas que nous sommes. Mais, si nous avons pris de rudes coups, l’ennemi en a pris de plus rudes encore… Et s’il s’acharne toujours, c’est qu’il n’est soutenu que par le solide mépris de la vie qui caractérise les Boches, les Jaunes, les Rouges, les Nègres, les bougnoules, les mal rasés, les pue-des-pieds. Mes amis… car c’est bien comme des amis, unis par un même idéal, que je vous ai sentis autour de moi au cours de ces heures tragiques et grandioses, et non comme des subordonnés… Mes amis, je vous demande maintenant un dernier effort. Et si cet effort doit vous mener jusqu’au bout de vous-mêmes, jusqu’au suprême sacrifice, je sais d’avance que c’est avec joie et sérénité que vous y consentirez. Pour la défense de nos valeurs essentielles, la vie de famille, la libre entreprise, l’assurance, l’appartement et les charges locatives, tous derrière moi, en avant !

Des applaudissements éclatent, que je fais taire d’un sobre geste de la main. Calmement, un fin sourire étirant le côté droit de ma bouche (le gauche est en charpie), je soulève le loquet, ouvre la porte en grand, le balai à chiottes pointé.

Dans l’appartement en ruine où les fumerolles des incendies éteints dessinent des points d’interrogation, règne un silence surnaturel. Je ne vois âme qui vive, mais l’ennemi est là, pourtant, aux aguets. Derrière les parois noircies, les amoncellements de briques et de moellons, les barricades de meubles calcinés, l’œil ennemi nous écoute. Et, comme je vais donner le signal de l’attaque, une voix résonne soudain, rocailleuse, portée par un mégaphone, à peine compréhensible tant est malmenée notre belle langue française par ce gosier métèque.

13.

— Soldates et soldats du deuxième étage droite du 5 de la rue de Saintonge ! clame la voix, vous vous êtes bien battus. Mais maintenant, le combat doit cesser. Il a coûté trop de vies, et le prolonger serait inutile puisque vous êtes à notre merci… Je vous demande, soldates et soldats, de sortir de votre retranchement un par un, sans armes et les bras levés. Honneur vous sera rendu, et vous serez traités selon les lois humanitaires de la guerre… Soldates et soldats, j’attends votre réponse.

Une réponse à cette offense ? Je n’en ai qu’une à donner. Elle fuse, brève, un mot de cinq lettres qu’avant moi un illustre général a déjà craché à l’ennemi dans les mêmes circonstances.

Et j’offre ma poitrine dépenaillée, au treillis en lambeaux par les orifices duquel se montre la surface cisaillée de mon tricot de corps Petit-Bateau, au tir de l’ennemi. Mais il ne vient pas. Auraient-ils peur, les crapauds baveux, d’ouvrir le feu sur un homme quasi désarmé ?

Alors j’avance, pas à pas, et au bruit que font d’autres pas sur la caillasse de l’appartement ravagé, je sais que mes troupes, sans faillir, collent à mes talons troués. Des lignes muettes de l’ennemi, rien ne vient. Mais, au bruit de nos pas est venu se mêler, discret d’abord, puis de plus en plus fort, un grondement que je n’ai aucune peine à interpréter. Là-haut, caché dans les nuages qui masquent le plafond, un bombardier solitaire poursuit une course rectiligne, passe au-dessus de nos positions, disparaît vers le no man’s land de la cour. Et je ne tarde pas à voir, descendant avec lenteur vers nous, une unique bombe renflée, suspendue à un parachute qui oscille au vent du matin traversant l’appartement par le corridor des fenêtres crevées. Une arme secrète ?

— À terre ! ai-je le réflexe de hurler.

La bombe touche le sol en même temps que nous, à quelques mètres de nos positions, vers l’entrée du petit couloir transverse. Et les portes de l’enfer s’ouvrent en grand.

Incrédule, horrifié, et en même temps transporté par un grand élan de poésie, je vois s’enfler au ras du sol une sphère parfaite d’une luminosité si intense que je dois fermer les yeux plusieurs secondes pour qu’ils ne fondent pas comme deux noix de beurre à la poêle. Puis la sphère monte vers le ciel en rougissant, au sein d’un gigantesque champignon noir et moutonnant qui fait à cet œuf de lumière une chevelure de sorcière. Tout tremble autour de moi, la chaleur est d’un seul coup torride, un roulement de tambours fous naît à l’horizon et submerge mes tympans, un vent d’une violence inouïe se lève, nous frappe de plein fouet, entraînant dans son souffle des gravats, des grêlons de verre brisé, des parcelles de bois et de plâtre, des clous et des boulons, de la pulpe de livres, de la charpie de vêtements, des trognons de pommes et de la peau d’orange, des grains de riz, de la farine recuite, des flocons d’avoine carbonisés, du coton hydrophile enflammé, des dents de peigne, des cheveux, de la peau morte, des boîtes de cirage aplaties, des pages de carnets intimes noircies, des fragments de 33 tours, du fil électrique en miettes, des queues de souris, de la pâtée de fourmis, des ailes de mites, de la chair à saucisse, des caillots de lait caillé, de la morve, du sang, des coprolithes…

Je subis cette averse sans broncher. Je sais qu’une averse invisible va suivre, plus terrible, plus impitoyable : celle des neutrons et des protons, qui vont fouailler ma chair pour y remuer les cancers endormis.

Au mépris des Conventions de Clignancourt sur la guerre en appartement, l’ennemi a utilisé l’arme atomique.

14.

Il y a peu à dire sur ce qui a suivi.

Dans l’anéantissement de tous nos sens qui a succédé à l’explosion nucléaire, l’ennemi a pris possession de tout l’appartement, disposant à tous les points stratégiques des sentinelles en shadoks. C’est Mélanie, toujours elle, brave, brave, brave femme, épouse et guerrière, qui est sortie la première de la torpeur, pour aller téléphoner au Q.G. des Filles-du-Calvaire.

Le capitaine s’est pointé peu après, il était sept heures passées, le quartier s’éveillait dans le grincement des bennes à ordures et les criailleries des concierges, les coups de sifflet des flics et les miaulements des chats. Le capitaine avait perdu sa fière allure de la veille au soir, il avait l’œil gonflé, les joues pas rasées, la casquette de travers, le treillis taché de champagne, il sentait la pute. Il est allé parlementer un moment avec l’état-major ennemi et, pendant que je remplissais les bleus et que j’écrivais mon rapport sur papier officiel, en cinq exemplaires mais avec des carbones, il est allé inspecter le champ de bataille. Presque aucune paroi n’avait résisté et, de la cuisine où je me trouve, j’ai une vue illimitée sur tout l’appartement, depuis la chambre du fond, notre chambre, où s’entasse le matériel lourd des canaques, jusqu’aux chiottes qui furent notre dernier nid de résistance, et où le frigo, projeté depuis la cuisine par la déflagration nucléaire, est venu s’enfoncer profondément dans le siège.

Le capitaine a dû lire dans mon regard une tristesse inavouable, un abattement indigne d’un combattant, car il se penche sur moi (je me recule : son haleine sent le caviar et le con), me dit :

— Que voulez-vous, adjudant… À la guerre comme à la guerre ! Mais vous avez fait votre devoir, et cela seul compte. Croyez-moi ! (Il dresse un index ganté vers le plafond grêlé comme la lune.) Je ne l’oublierai pas dans mon rapport et, qui sait, dans quelques années… (Il frappe mon épaule où s’accroche toujours un galon tout neuf.) Les deux barrettes de lieutenant !

Lieutenant ? Je n’en crois pas mes oreilles colmatées de plâtras. Je me redresse, bombe ma poitrine douloureuse. Le capitaine sourit tout en finesse, ajoute :

— Pour l’instant en tout cas, et comme le veulent les lois de la guerre, une petite garnison ennemie, commandée par un officier et trois sous-officiers, prendra ses quartiers chez vous… Mais rassurez-vous ! Nos adversaires sont très corrects, et sauront se montrer discrets. Il vous incombe simplement de leur assurer pendant toute la période d’occupation le vivre, le couvert, la lecture et la baise. Une équipe de décontamination passera dans l’après-midi pour voir où en est le taux de radiations – minime certainement, l’ennemi emploie uniquement des bombes propres. Pour ce qui est des dégâts, vous ferez comme d’habitude… Eh bien, je crois que tout est dit, il ne me reste plus qu’à prendre congé. À la prochaine !

Le capitaine salue, enjambe la porte d’entrée détachée de son chambranle, file dans l’escalier où il croise l’Australien, déjà au boulot.

Je reste un moment assis sur la poubelle renversée qui est le seul mobilier vaillant dans toute la cuisine. Le souffle du découragement s’est abattu sur moi, les barrettes de lieutenant me semblent tout à coup bien lointaines. Il plane sur le champ de bataille cette atmosphère de morne résignation, ce calme plat qui succède inévitablement aux plus acharnés des combats, lorsque les soldats émergent du cauchemar les yeux grands ouverts sur la réalité, avec au cœur une certitude unique : je suis vivant.

Mais je dois me secouer. Je me secoue. Pour ce qui est des Ruskoffs, on verra plus tard à organiser la résistance, à monter des maquis dans les coins les plus reculés de l’appartement. Ce soir, il faudra que je me tape l’état des lieux, pour les remboursements. Je n’ai aucune illusion : la sécurité sociale spéciale a déjà trois guerres de retard, il faudra une fois de plus que j’entame mes économies…

— À ce soir, p’pa !

Cloc est passé devant moi, boitillant à cause de sa hanche démise, serrant son cartable sous son bras articulé. Il va au lycée, c’est un brave petit gars, je suis sûr qu’il va passer en première C.

Ensuite, c’est Galéa qui part sans avoir oublié de déposer un baiser sur mon casque lourd, que je n’ai toujours pas enlevé. Brave, brave fille. Elle l’aura, son bac !

— Salut, p’pa !

Ferdinan à son tour passe la porte sans porte, il va à la fac, il s’est sapé de neuf et, ne serait le tampon sanglant plaqué sur son oreille envolée, on ne croirait jamais qu’il a soutenu un dur combat tout au long de la nuit. Brave, brave, brave petit gars…

Fourmille enfin s’en va, avec seulement un geste de la main à mon endroit. Celle-là… Je jurerais qu’elle va prendre dans la journée autant de coups de queue qu’elle en a récolté cette nuit. Mais pour ce que j’en ai à foutre ! Je parviens à me lever, il est presque huit heures, il faut qu’à mon tour j’aille au boulot : aujourd’hui c’est vendredi, le dernier jour de la semaine, il faut que je donne un sérieux coup de collier, que je place facile Émile six polices, ou au moins quatre.

Je gagne la salle de bains (ou ce qu’il en reste) en trébuchant sur les corps des nègres que la garnison boche n’a pas encore ramassés. Je quitte mes vêtements de combat, trempés de sueur et de sang, je peux me débarbouiller la gamelle avec le filet d’eau qui coule encore du cumulus crevé, je me rase avec mon couteau de commando en me mirant dans un fragment de miroir coincé dans une fente du mur, je me donne un coup de peigne avec mes doigts, je pisse par un trou du mur. Sur le rebord de la baignoire effondrée, Mélanie a posé pour moi une chemise blanche propre, une veste grise épargnée, une cravate bordeaux, une paire de chaussures de ville impeccablement cirées. Brave, brave, brave, brave Mélanie !

En sortant de la salle de bains, propre comme un sou neuf et vêtu de pied en cap, je la croise dans le couloir, elle a déjà le fichu sur la tête et le balai à la main. Elle va avoir à faire, pour que tout soit prêt quand la belle-doche viendra bouffer demain soir. Mais je sais que ce sera fait !

Je l’embrasse une fois encore, elle me souhaite une bonne journée, je fais de même et me précipite dans l’escalier. Pas trop fier quand même : cette guerre, j’ai beau tirer à hue et à dia et chercher midi à quatorze heures… on l’a perdue. Et les bougnoules, par voie de conséquence, l’ont pratiquement gagnée.

Mais qu’ils s’endorment sur leurs deux oreilles, les salopards : la prochaine fois, on les aura !