Les nettoyeurs sonnèrent à cinq heures de l’après-midi.

— Dmrring !

Jérôme Pensedur alla ouvrir :

— Oui ?

— Monsieur Jérôme Pensedur ?

Quoique révulsé par l’apparence du nettoyeur, il se força à répondre. Sa gorge était effroyablement sèche :

— C’est moi.

— Monsieur Jérôme Pensedur, écrivain de science-fiction ?

— Si vous voulez.

— C’est votre tour, monsieur Pensedur.

— Pardon ?

— C’est votre tour. Nous terminons par vous. Vous permettez ?

— S’il n’y a pas moyen de faire autrement.

Il n’y avait pas moyen.

— Vous n’avez pas l’air ravi de nous voir ?

— Évidemment non.

— Je comprends. Les races inférieures réagissent toutes de la même façon.

— Je vous remercie.

— Je ne voulais pas vous vexer. Par races inférieures, je veux dire : races dominées. Sommes-nous obligés de rester dans l’entrée ?

— Tout droit, à gauche.

— Votre bureau ?

— Oui.

— Le bureau de Jérôme Pensedur, écrivain de science-fiction ?

— Je vous en prie, cessez. C’est agaçant, à la fin.

Le nettoyeur tourna vers lui tous ses yeux.

— Ne le prenez pas en mal, monsieur Pensedur. Mais vous pensez bien qu’un écrivain de science-fiction nous intéresse tout spécialement. C’était, comment dire, un allié objectif dans notre conquête.

— Parce que ?

— Parce que vous parlez de nous depuis quelques années déjà. Le public était un peu… familiarisé.

Comment pouvait-on se familiariser avec des… des choses comme le nettoyeur ?

— Je vais vous dire : je parlais de vous mais je n’étais pas VRAIMENT convaincu de votre existence.

— C’est ce que disent tous les écrivains de science-fiction, monsieur Pensedur. Mais c’est égal : eu égard au travail que vous avez fourni dans nos rangs, vous bénéficierez d’un régime de faveur.

— ?

— Nous ne vous emmènerons pas.

Glacé de peur et de dégoût, Jérôme Pensedur s’assit sur le bord de la table. Il avait toujours pensé que ça arriverait. Depuis des années, depuis qu’il gagnait sa vie (mal) à écrire des histoires de science-fiction, il avait tout envisagé : les Martiens, les positons de l’antimatière, les Constellationnains, les Zillons, les Joviens joviaux, des conquérants casqués de titane, des entités grumeleuses à pustules, des serpents géants et des tyrans minuscules, des chiens même, et des êtres à grosses têtes, écailleux, des huîtres pensantes sous des amas de plumes, des sortes de chewing-gums cupides et des cristaux très intelligents.

S’il avait parfois l’impression d’écrire pour des attardés mentaux ou des gosses pervers, la certitude qu’il avait quelque part raison l’avait soutenu longtemps. Mathématiquement, il devait y en avoir quelque part. Et même tout près de nous, comme le laissaient penser les entrefilets ironiques des journaux.

Et ils étaient là. Chez lui. Ils ne ressemblaient à rien de ce qu’il avait imaginé.

— Alors, comme ça, vous venez faire le ménage ?

— Hé !

Le nettoyeur n’avait pas vraiment l’air hostile. Il regardait autour de lui avec curiosité, comme si tout ce qu’il voyait venait d’un autre monde. « C’est exactement ça, se dit Jérôme. Nous sommes “l’autre monde”, pour eux. »

Il n’y avait jamais pensé.

Le nettoyeur parlait de temps à autre dans une sorte de cornet placé autour de son… de ses… de ses cous, ou ce qui ressemblait à des cous, puisqu’il y avait des têtes au bout. Ses tentacules palpaient les choses autour de lui, avec des mouvements extraordinairement vifs et légers. Puis il s’immobilisa, sembla écouter attentivement ce que lui murmurait le même cornet.

« Les autres. Ce sont les autres nettoyeurs. Ils sont combien dehors ? »

Chose étrange, Jérôme Pensedur n’avait plus peur. Il en avait parlé un peu avec l’Australien, le type du cinquième étage. L’Australien prétendait qu’il faisait ce qu’il faisait pour fuir les emmerdeurs, les percepteurs et les extraterrestres. Avait-il pu s’enfuir à temps ? C’était peu probable.

— Vous permettez ?

Le nettoyeur sortit (d’où ?) une sorte de rouleau qu’il déplia. C’était couvert de signes cabalistiques. En promenant ses « doigts » (?) sur l’inventaire, les signes s’assemblaient en longues colonnes.

— C’est donc là votre bureau ? Oui ? Bel appartement que le vôtre. Vous payez combien ?

— Cher.

— Vous allez faire des économies (rire).

— Vous m’excuserez, mais je ne trouve pas ça follement amusant.

— Je m’en doute. Si nous commencions ?

— Allez-y. Je suppose qu’il n’y a rien à faire ?

— Nous sommes TRÈS nombreux, TRÈS forts et TRÈS grands, monsieur.

— Oui (soupir). J’ai vu ça.

— Bon… Alors voyons : une machine à écrire Olympia Monica S, la feuille engagée dans les rouleaux, un paquet de feuilles de même nature et de même provenance dans un emballage de papier fort brun marqué BERTY, une règle de plastique graduée au tranchant entamé, un stylobille, une paire de ciseaux, trois feutres STABILO pen 68, bleu, ocre et noir, un crayon bicolore, un torchon à petits carreaux verts et blancs plein de taches de peinture et d’encre et qui sert à l’ordinaire pour la cuisine, un tube de colle Scotch entamé au 66e de son contenu, deux livres, L’Astronomie en couleurs de P. L. Brown, édité chez Fernand Nathan (copyright Blandford press Ltd, Londres) et Le Messager de la grande île de Christian Léourier, Bibliothèque verte chez Hachette, série Jarvis, un tube de pâte : – de peinture – soit, si vous voulez – de peinture blanche Linel de chez Lefranc et Bourgeois (presque neuf), une feuille de carton léger 180 g, blanche, taillée pour servir de marie-louise à un dessin de dimensions 18,5 x 25 (le dessin manque, nous irons le chercher chez Gérard Finel, boulevard Saint-Germain où il est glissé avec d’autres dessins de la même série dans une chemise rose en carton marquée Série Jaruis-dessinateur Cousin) où en étais-je, ah oui, un conducteur du journal Pilote en papier 120 g peluche marqué Pilote n° et Folio (Haas, cap) avec des repères mystérieux (sur lesquels vous vous expliquerez d’ailleurs), deux feuilles 21 par 29,7 dactylographiées marquées 12 et 11 commençant respectivement par « – ses bottées de poussière » et « après avoir écarté le toit », une forte couverture de carton d’un gris soutenu reliée à une autre couverture, celle-là d’un papier souple jaune safran par une spirale chromée (la couverture jaune porte ces mots : « écrire sexcargot » et « la vie d’un snob »), une chemise rouge couverte de notes sous le titre générique de Je te déclare la guerre et contenant 127 feuilles et trois morceaux de papier vierge de dimensions respectives 31 x 18, 15 x 23 et 12 x 12, une chemise verte en plastique contenant 7 (sept) feuilles de papier blanc, une trousse à compas usagée avec quatre compas, trois petites molettes, un tire-lignes et quatre mines de crayon (longueurs : 7,3 et 6 mm), un plumier de céramique propre avec des épluchures de crayon (récentes), un nécessaire à crayons en plastique rouge sur une base noire et le matériel soit : deux feutres à grosse pointe, Pentel pen et Tempo marker, une pipe usagée (bout mâché), une gomme (34 grammes), un tube d’encre de Chine Pelikan Tusche et quatre porte-plume de dessinateur sans plume, un pinceau Raphaël numéro 6 et deux timbres à dix centimes… oui ?

— Non, rien, dit Jérôme Pensedur.

— Ça risque d’être long, dit l’extraterrestre.

— J’ai le temps de me faire un café ?

— Ce sera le dernier.

Le dernier. Il n’avait pas réalisé. Dans sa cuisine, devant la cafetière qui chantait sa chanson de condamnée à mort, il sentit la panique le submerger. Ce n’était pas vrai. Qu’est-ce qu’ILS voulaient faire de tout ça ?

Quand il revint, le nettoyeur était toujours à l’œuvre. Il marmonnait dans son espèce de téléphone portatif – … et outre ce nécessaire de bureau, un étui à lunettes en plastique marron, vide mais gainé intérieurement d’un chiffon de laine rouge avec une impression « LATIN OPTIQUE, opticien diplômé d’État, à chaque visage son style de lunettes » – les lunettes, vous les gardez ? – une autre règle en plastique, une boîte d’allumettes de taille dite familiale, une orange en plâtre peint contenant un taille-crayon, un autre ravier, celui-là plein de peinture séchée – rouge, orange et verte – un timbre à un franc trente, trois mégots de cigarettes Gitane filtre, un cutter de plastique blanc (lame mesurant 2,4 cm, ce qui semble nettement plus court que les lames en usage sur les cutters de cette planète. Note à la direction stratégique et au service d’analyse sociologique), un capuchon de rapido noir et rouge, une feuille d’éphéméride en papier kraft portant manuscrit « AU REVOIR MON CHÉRI À MERCREDI SOIR, COURAGE » et une signature indéchiffrable (le sujet invoque sa vie privée), une vis coudée gainée de polymère blanc, une punaise à tête en plastique vert Nil (commencez toujours par enlever ça, oui), une série de 11 (onze) pots d’écoline Pébéo Colorex allant de Bleu de Chine à Noir trichrome, une pipe bourrée de cendres, un paquet de tabac Amsterdamer, une plaquette d’aquarelles (pas de marque), une calculatrice de poche Korès 8PM numéro 958972 (une bouteille d’encre Waterman, où ça ? Ah oui. Emportez.) et une pièce de dix centimes en métal doré, un ticket-récépissé Ciné Photo Monde, 1, boulevard du Temple, numéro 313 104 a, une grosse vis anodisée, un rouleau de papier collant, un présentoir en plastique bleu et son couvercle transparent avec deux rapidographes Rotring 2000, un Atlas couvert de Skivertex vert à impression dorée « Sélection du Reader’s Digest », et qui contient une feuille (blanche) et un dessin sur un programme (Le gué, spécial science-fiction, novembre 1978), une tasse à café ayant contenu du café. Le tout reposant sur un plateau de bois plastifié blanc, dimensions 150 x 100, comprenant une réglette de rangement occupée par les bouteilles d’écoline, avec deux tréteaux de bois également (« vous pouvez vider le 4e étage et n’oubliez pas d’emporter l’ascenseur »), un parquet en lames de chêne, un devant de cheminée en marbre trois couleurs, une cheminée classique à joues nervurées avec son tablier de tôle encadrement laiton – laiton ou cuivre, vous ne savez pas ? – et sur la cheminée, dans l’ordre, de gauche à droite : un cache-pot en fonte rose, d’Applepie à Vanves, contenant 47 feutres et crayons de couleur, un gazojet (ampoule vide aux 3/4), un autre cache-pot de porcelaine blanche plein de feutres, une tête d’agathe, un tampon pour nettoyer les disques, une terrine à pâté contenant elle aussi des crayons et des feutres, plus une paire de ciseaux, un tournevis, un rasoir Gillette G2, un petit pot d’Effacil, trois vis et deux langues de chat, un présentoir à feutres, plein, chargé en outre d’une règle en bois, d’une agrafeuse et d’un pinceau durci (analyser les poils), un gros transistor Gründig C 4000 branché sur le secteur, un bonhomme de bois auquel il manque un pied, une bombe aérosol de colle Scotch, une de vernis Mecanorma let fix « brillant gloss », une tablette de chocolat Poulain de 200 grammes, entamée, la statue en plâtre d’un Assyrien, cassée, avec un socle doré, en plâtre lui aussi (« Moscou, c’est fini ? Vous n’avez pas oublié la petite maison du 202 Volgaskaïa, au moins ? »), une lampe italienne en acier noir qui ne marche pas, 27 grammes de poussières, miettes de pain, débris alimentaires (chocolat, sucre, lait séché), tabac et encre. Derrière la cheminée… (« Quoi encore ? Quoi Lima ? Vous emportez Lima, bien entendu. Il ne doit rien rester du Pérou »), une glace 120 par 80 cm, encadrement de plâtre sur bois à motifs floraux, un mur de moellons et de plâtre tapissé de papier beige à fines rayures et portant sept tableaux :

— gravure du Push Pin studio représentant un arbre et dans cet arbre une oreille, sous verre avec petites broches chromées, 26 par 38 cm ;

— gravure idem, représentant un pavé et sortant du pavé une fleur, mêmes dim ;

— grand tableau à cadre en bois doré, marie-louise de canson 180 grammes et au centre une culotte de femme (« une culotte de femme, oui. ») en soie vert pâle brodée de motifs floraux, cousue sur un fond de carton tendu de lin gris. Dans le cadre sont glissées seize photos représentant l’habitant de cette planète avec d’autres formes de vie lui ressemblant peu ou prou : femmes, hommes, dans un décor qui semble être celui d’une maison non urbaine (« sa maison de campagne. Il dit : sa maison de campagne »). Donnez ses coordonnées, monsieur (« Vous avez ça dans les soutes ? J’attends, merci…»). Nous l’avons emportée aussi, monsieur. Avec le hangar et la cuve à gaz, oui. Reprenons : le mur en rencontre un autre à angle droit, de même nature et de même aspect, moins long, qui soutient trois tableaux : une grande lithographie de Folon, non signée, un dessin signé Grud et trois petits dessins rassemblés sous le même verre signés Joëlle Boucher. Ils représentent des enfants, des moutons et des sapins. Le dessin de Grud représente quelque chose en train de se faire. Contre le mur, qui comporte une porte vitrée (« Oui, on emporte aussi les portes vitrées. C’est compris, les Bahamas ? ») un piano droit, noir, sans marque distinctive, avec son porte-partitions et deux flambeaux vides. Sur le piano, en haut, une maquette de navire à voiles, sans voiles, une plante verte dans un pot sur une soucoupe, une boîte en carton contenant sept cassettes Super Ferro C 90 vierges, un pot de terre contenant du myosotis, un nécessaire à tabac fin du siècle en merisier avec un tiroir. Dans le tiroir… (« Le Japon, c’est fini ? Vous avez ramassé toutes les huîtres ? »), dans le tiroir, un briquet jetable orange, plein, trois photos du Mont-Saint-Michel en hiver, un autre briquet en or Cartier (« Et alors, il ne marche pas ? On l’emporte quand même. J’ai dit : tout ! Et tout, c’est aussi les briquets en or guilloché Cartier qui ne marchent pas. »), un troisième briquet en laque et laiton, à pierre, un mètre souple Babyflex III, un autre briquet (?) – imitation du zippo, chromé, sans essence – une clé plate, un foyer de pipe et l’agrafe d’un stylo. Sur le mur, le long du chambranle de la porte, un fil de téléphone, gris, diamètre 4 mm, longueur 5,05 m, aboutissant à un combiné téléphonique gris également posé sur le rebord du piano avec un pense-bête, un agenda sous couverture Skivertex marron à impression dorée, contenant des numéros et des lettres, une feuille de soins pour la Sécurité sociale et un billet de cinquante francs français plié en quatre… (« Rue Charlot ? Rue Charlot ? Vous avez fini d’enlever les immeubles ? Attaquez la rue de Belleyme, nos équipes ont terminé l’inventaire…»). Sur le troisième mur, de même aspect et de même nature que les deux autres, une carte terrienne appelée PLANISPHÈRE, avec un sigle UTA en noir, des factures de chez JOBERT à Charny, punaisées, un morceau de journal découpé : « Sol – Marc Favreau – au Théâtre de la Ville », une grosse enveloppe marquée « travailleur indépendant », un avis de mise en dépôt d’une lettre recommandée, une photo de trois personnes équipées d’un masque à gaz et deux cartes postales achetées au centre Beaubourg (Erro, coll. René de Montaigu, Paris, et Ivan Generalic, Hirschen Hochzeit, Ol auf Glas). Sur le plancher, contre le mur, trois tableaux, cadre de chêne naturel, gravures de Maxwell Parish, et un vieux calendrier recto-verso 1929 représentant les quatre saisons en chromos passés. À droite, le radiateur et ses tuyaux. Sur la gauche, une porte double, vitrée, ouverte, qui donne sur le salon-salle à manger – c’est bien ainsi que vous appelez cette pièce, monsieur ? – Il reste un coin entre la porte et le quatrième mur. Un tableau signé du locataire des lieux et qui représente une sorte d’être avec trois yeux, sur un fond de labours. Un chevalet plein de papier, de cartons à dessins (quatre), de bouts de carton (relever soigneusement leur contour) et de dossiers vides (« Les voitures, rue de Saintonge, c’est fait ? Vous pouvez enlever les plaques d’égout, les parcmètres et les panneaux de sens interdit. Ossor le Cassé viendra les chercher avec son Kam tout à l’heure »). La fenêtre : deux battants, six charnières, quatre vitres, une poignée, deux tringles, et au-dessus les butées d’arrêt. Un rideau de dentelle. Deux accrocs. Six anneaux de bois sombre, une barre, deux supports, quatre vis, deux, non : quatre chevilles dans le mur. Rien d’autre. On s’occupera des volets et du balcon tout à l’heure. Ah ! oui : un fauteuil Voltaire, tissu damasquiné jaune et or, fond crevé, bras déjointés, deux coussins de jute gris, un numéro de Télérama (semaine du 27 octobre au 2 novembre, 12 jours en Chine avec Antenne 2, John Huston le Malin) et un pull de laine bleue marquée UCLA, encolure en V, taille grand patron. Pendant que nous y sommes, si nous voyions ce que vous avez sur vous ? Si, si. Tenez, déshabillez-vous là (« Okomo, vous avez ramassé tous les ponts de Paris ? Le Sbar de Sassa arrive dans dix minutes pour hisser la tour Eiffel. Elle est réservée au grand arcturion Groel de Massamassa, prenez garde à ne pas l’abîmer…»). Alors donc, une chemise – on dit un polo ? – un polo vert-de-gris trop grand pour vous, volé dans un magasin de l’armée, manches longues, baleines dans le col (2), un pantalon de velours marron – marron comment, marron-marron ou marron-gris-vert ? Marron-gris-vert, avec des reflets marron, oui, taille 42, braguette à fermeture Éclair chromée, revers intérieur cousu de fil noir, une poche revolver sans revolver, pas de marque apparente (« Il dit que c’est un Ventilo, acheté en solde auMouton à cinq pattes”. Vous avez ça sur vos tablettes ? – “Mouton à cinq pattes”, rue Saint-Placide ? Enlevé ? Bien. »), des chaussettes en laine marron reprisées sous le talon – fil rouge et noir – des chaussons éculés, semelle rongée, pas de marque apparente : deux. Un slip Éminence taille 4, noir. Pas de montre ? Pas de montre. (« Le sujet tient à garder ses lunettes, qu’est-ce que je fais ? il prétend que sans elles, il neLes lui laisser et les porter en compte ? Entendu. ») Donc, des lunettes de vue pour myope. Combien avez-vous d’yeux ? Deux ? – 3 et – 5, œil gauche, œil droit. Vous êtes sûr que vous n’avez pas d’autres yeux ? (« Le sujet prétend qu’il n’a que deux yeux. Vérifiez auprès d’Augustin le Biolo et rappelez-moi… La ville nouvelle d’Évry dans le Tanka de Circée, avec Issy-les-Moulineaux et Sarcelles, c’est ça…»). Je les porte en compte : lunettes, branches métal doré, verres ovales sans monture. Le gauche a un éclat. Rien d’autre ? Sonotone, anticonceptionnel, bague, pacemaker, prothèse ? Non ? Bon, nous passons à la seconde pièce. Non, le bruit, c’est la grue qui démonte l’étage d’à côté, l’appartement de Robert et Simone L., oui. Eux ? En Goulag pour MacArthur, comme tout le monde. C’est un camp d’accueil et de transit. Qu’est-ce qu’on en fait ? Et bien, ils sont impartis à chaque Arcturien, bien sûr. Vous tenez à aller voir ? Non. Bon, eh bien continuons (« Le Pentagone résiste ? Écoutez, je ne sais pas moi : découpez tout autour. Ou emportez l’État si vous avez un cargo assez grand. Le Ugnhn arrive dans trois jours, il doit avoir des soutes assez larges pour ça…») ! Excusez-moi, je suis débordé. Nous ne sommes que cent vingt-sept à faire l’inventaire, rien que pour cette planète. Vous imaginez un peu… Salle à manger-salon, c’est ça ? Quatre murs, dont un en briques de 7, plâtre et enduit sous papier beige à fines rayures. Moulures au plafond, un abat-jour en laine tricotée avec de petites boules en verre violet, 1,78 m de fil électrique souple gainé, un va-et-vient usagé mais qui marche, un plancher en lames de chêne, une cheminée en marbre… Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez froid ? Vaut mieux vous y habituer tout de suite, mon vieux (« Vous verriez l’allure ! Ils ont une drôle de trompe, juste en haut des organes locomoteurs inférieurs. Il la tient à la main et regarde autour de lui d’un air malheureux. C’est à muter de rire ! »), en marbre rose, tablier de tôle noire et entourage de laiton ; au fond, briques noircies, conduit, etc., tout ça est porté sur l’état général de l’immeuble. Passons aux objets manufacturés : deux haut-parleurs Ditton 44, marque Celestion, trois voies, 14 mètres de fil blanc terminés par deux broches à trois plots, un amplificateur Esart 1000, une platine Thorens usagée, sans couvercle, cellule Shure M 32, une platine cassettophone Akai 710 D, le tout empilé sur une chaise pliante en chêne verni – sombre –, rallonges (deux), prise multiple, prises murales (quatre), deux cassettes Super Ferro C 90 marquées :

386, Bernard Lavilliers Le Stéphanois
et musique originale du film Cabaret.

382, Weather Report, Sing the body electric
et Cuarteto Cedron, Le Cheval de Manège.

une table ovale cirée, avec tiroir (vide) à deux battants et pieds tournés, une autre table rectangulaire, 120 par 60, pieds tournés, deux tiroirs (bouton cassé à gauche) contenant respectivement :

rien                       et rien

… une lampe de travail, abat-jour en jute sur armature laiton trois branches, pied tourné, provenance espagnole, fil kaki, prise-poire, prise et prise murale, et sur cette table une autre tasse de café (rond de sucre au fond) blanche avec motif doré, anse cassée, trois enveloppes rédigées sans timbre :

Ufith Udeco, 10, rue Cimarosa
Duchamp assureur (pas d’adresse)
Agessa, 29, rue des Pyramides, 75001

Rien d’autre. Une chaise en paille tressée avec coussin jute gris-jaune bourré de kapock (« Oui, j’écoute. La Seine aussi. L’eau, vous la mettez dans le Tak-Tanker du Commodore Bozë-Ark. Il a vidé la Marne, l’Oise et le Grand Morin ? N’oubliez pas les péniches, les barques, les remorqueurs et les voiliersOui, n’hésitez pas à me déranger. J’ai presque fini ici…») et par terre six gros coussins à motifs différents (deux jutes, un anglais, deux de chez Diptyque, le dernier en dentelles sur fond soie rose), plus un petit dans une sorte de petite jardinière vide qui fait partie du mur (« Les habitants du troisième arrondissement ? Eh bien, vous les regroupez aux Invalides, oui. Le Ongh vient les chercher sous peu. »). Quoi encore ? Vous semblez ému ? (« Priorité : le sujet montre des signes d’hypertension. Adrénaline112 %, légère transpiration sur la lèvre supérieure et entre les omoplates. Les doigts tremblent légèrement. ») Ils seront bien traités, ne vous inquiétez pas. Bon alors, les tableaux au mur, des sous-verres, c’est ça ? Huit sous-verres, cinq images d’Épinal, deux dessins de Maxwell Parrish (« il aime Maxwell Parrish. ») et un de provenance indistincte représentant un moulin hollandais, un chemin de halage et dessus deux femmes (« Femmes est le nom qu’ils donnent aux femelles ici. ») sous un ciel d’orage. Radiateur au mur, plinthes, ah oui ! un rideau 160 par 200, déchiré, sa barre et ses anneaux de bois, deux supports et quatre chevilles plastique traversées de quatre vis, un moment s’il vous plaît… (« Plus personne à Paris ? Dites au Ongh de revenir me chercher, je n’ai pas envie de moisir ici ! Ah, ah ! (rires) S’écoute… Oui… Oui… Oui… Non. Il est calme, oui… À vous. ») Qu’est-ce que vous regardez par la fenêtre ? La rue ? Il n’y a plus de rue. Nous l’avons embarquée avec les autres rues. Il n’y a plus rien, non. Là-bas, c’est la colonne de la Bastille. C’est bien ainsi que vous l’appelez ? Comme vous voyez, c’est un de nos Trolls automatiques qui l’enlève. (…………..) Ça fait quand même plus propre, vous ne trouvez pas ? Et puis, libre à vous de tout reconstruire, de tout réinventer. J’ai ouï dire que vous n’étiez pas satisfait de votre société, et de la vie que vous meniez ? Rien ni personne ne vous empêche de redémarrer sur des bases nouvelles ! Passons plutôt dans rentrée. C’est la dernière pièce, n’est-ce pas ? Attendez que je vérifie : … mmh……cuisine (c’est fait), salle de bains (aussi), W.-C. (mouai…), deux pièces (nous venons de les voir), entrée. Vous ne voulez pas vous pousser ? Les Trolls attendent pour déménager le salon. Le piano aussi, oui. Venez plutôt là… (« Le sujet regarde autour de lui en roulant des yeux. J’ai l’impression qu’il est choqué par tout ce qu’il a vu. Paris rasé, et tout ça… Peut-être ai-je manqué de psychologie ? Je vais lui parler gentiment jusqu’à mon départ ; ça l’aidera peut-être…») Nous finissons vite et vous êtes libre, monsieur. Si nous enlevons l’immeuble aussi ? Bien sûr. Tout l’immeuble, la cave, le trottoir. Vous avez vu qu’il ne reste que ça ? Nous autres Xix, nous aimons aller au bout des choses. Un parquet, un plafond, deux murs… pardon ? Oui, tous les Français aussi, bien sûr. Et tous les Allemands. Les Suisses aussi. Ils sont en route… un portemanteau en chêne, quatre pieds et… en route pour Xix, monsieur, avec tous les Russes, tous les Américains, tous les Chinois, les Australiens, les Malaisiens, les Japonais, les Guinéens, les Eskimos. Tout le monde, oui. Vous voulez savoir le chiffre exact ? Mais si, mais si, ça va vous faire rire. Je l’ai sur moi, tenez…

5 987 652 987 habitants. Y compris les sauvages, les mineurs au fond des mines – nous emportons les mines aussi – les cosmonautes qui tournaient. Tout le monde (« Doucement avec le toit. »), tous les Terriens. Vous êtes une race amusante, un peu l’équivalent de nos Xix sur Xix… Un clou dans le mur pour suspendre les clés, une vitrine semi-ronde en verre, une… – sur Xix, tout est xix, c’est le fondement de notre philosophie, vous comprenez ? Ici, vous diriez peut-être : Le chien de Mme Lapointe. Sur Xix, nous disons le xix de Xix. Le Xix de Xix xixe dans la xixe. Il suffit de vous y habituer. Je ne pense pas que vos contemporains s’y… (« Entendu, nous descendons. ») C’est le pilote du Goolag, Trébeau, qui nous appelle. Il désire que nous sortions de l’immeuble pour charger le tout. Après vous… Je pense que nous avons tout vu ? C’est quand même incroyable, le nombre d’objets manufacturés que vous aviez chez vous ! Et encore, vous deux voisins du dessus et du dessous en avaient bien davantage. Quand même, quelle planète étonnante…

Un petit moment, je pose les scellés sur la porte Scellés psychiques, oui. Une sorte de blocage télékinésique, mais ce serait trop long à vous expliquer. Il faut vous dire que nous avons un temps imparti pour tout ramasser. Par exemple, seizième arrondissement de Paris : sept heures et douze minutes du temps de chez vous. Ce qui correspond grosso modo à treize battements de nos trois cœurs chez nous. Oui, curieux n’est-ce pas ? Chez nous, les Xix, c’est le cœur qui donne le temps. (« Il ne comprend rien. Il a pourtant un coefficient de 116, l’équivalent d’un enfant xix chez nous. Pas étonnant qu’on les ait envahis en deux jours. ») Bien voilà. Je vérifie si votre porte est portée (hi, hi !) sur le catalogue général de l’immeuble. Oui. Il ne faudrait pas que l’on livre un appartement sans porte d’entrée une fois sur Xix, n’est-ce pas ? Imaginez un peu le scandale. Ce bouton de sonnette, là ?! Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez un timbre de sonnette à l’intérieur ? C’est très ennuyeux, ça ! Je ne peux pas rouvrir la porte (« Il se marre. Expression faciale 10 : joie ou moquerie. Ça l’amuse que j’aie oublié quelque chose. ») Pourquoi ? Les verrous ne sont levés que par des Tatalh, les mages de chez nous. Enfin bon, j’ajoute un timbre de sonnette et, euh, 30 centimètres de fil électrique. Dépêchons-nous maintenant, nous sommes les derniers. Un tapis de laine rouge, peluche, barres de cuivre, anneaux à vis, et combien de marches ? Attendez-moi, je recompte. Cent seize marches jusqu’en haut. C’est un immeuble de cent seize marches, c’est bien ça ? Vous n’avez jamais compté ? Et vous habitez là depuis combien ? Quatre ans ? En quatre ans, vous n’avez jamais compté les marches ? Ça alors ! (« Il a l’air de trouver ça normal. C’est une race dénuée de curiosité, ce qui explique l’état archaïque de leur industrie et les retards accusés par la science. Pensez donc ! Ils en étaient encore à l’atome ! ») Tant pis, je ne veux pas être désagréable mais ces cent seize marches, vous allez les regretter toute votre vie. Ici, un palier, parquet, soubassement par lit de ciment, posé sur bardeaux 30 par 30, entretoises sapin, plâtre et enduit terminal. Attention en ouvrant la porte. Oui, il n’y a plus d’appartement. Le vide, oui. Votre voisin Hougremont est dans le « Hekkh », un de nos transports modernes. Les autres ? Les autres aussi, naturellement, gosses, femmes, poissons rouges. Ils ne manqueront de rien, ils vont continuer leur vie chez un Xix, au chaud, nourris. En face non plus il n’y a plus personne

Nos contrôleurs sont passés par là. La charpente, les pierres de la façade, le toit, la cave, c’est tout ce qu’il reste, ça et la cage d’escalier. Tout sera transporté chez nous, dans une famille xix, et reconstitué là-bas, dans le détail. Nous avons aussi emporté les canalisations de gaz, les compteurs, les réservoirs, les pipe-lines, les extracteurs, comme les ampoules, les lignes à haute tension, les turbo-alternateurs, les barrages, les centrales hydroélectriques, nucléaires, etc., etc. Tout sera comme sur la Terre, sauf que bien sûr, ce sera sur une planète DEUX MILLE FOIS PLUS GRANDE, n’est-ce pas. Raison pour laquelle nous pouvons accueillir toutes les races que nous colonisons. Qu’est-ce que nous faisons des planètes ? (« Je peux répondre à cette question ? Évaluation danger : une chance sur seize milliards… Entendu. ») Oui, je peux répondre à cette question : les planètes intéressantes sont exploitées par foreurs télécommandés, et les autres, eh bien, nous leur faisons ce que nous faisons à la vôtre : nous les rangeons proprement avant de partir.

Et nous voilà devant chez vous. Ça change, n’est-ce pas ? Comme vous le voyez, nous avons ôté tous les immeubles de la rue, décollé les caves, rempli les trous, comblé les vides. (« Il est bigrement pâle. Il cherche à s’asseoir mais il n’y a rien pour ça : Trébeau ? Vous ne pouvez pas me redescendre une chaise ? Merci. ») Asseyez-vous, monsieur Pensedur. Ce n’est pas si terrible, après tout. C’est comme si… comme si vous vous trouviez au milieu du désert. Vous avez déjà été dans un désert ? (« Les déserts, on les a chargés aussi ? Avec le sable ? Les oasis, les chameaux ; les ossements ? Tout ? Vaut mieux ne pas lui dire, il s’en apercevra bien assez tôt…») Là-bas, c’était ce que vous appeliez la Défense. C’est encore ce qui nous a donné le moins de mal à déménager. Savez-vous qu’il y avait là sept cent mille kilomètres de câbles électriques ? C’est proprement incroyable, non ? Et là-haut, le Sacré-Cœur, nous avons dû le démonter : 349 012 pierres ! On a aplani la colline, oui. Ça fait plus… comment dire, plus net. Nous autres Xix, nous nettoyons tellement de planètes que le seul moyen de savoir si celle-ci a été déménagée ou pas, c’est de la rendre lisse et propre comme une… comment dites-vous, une boule de billard, n’est-ce pas ? Une boule de billard, oui (« Les boules de billard, vous les avez toutes ? Rien oublié ? »).

À propos de boules de billard, voulez-vous savoir combien la Terre comptait de boules de billard ? C’est assez phénoménal. Dites un chiffre, pour voir ? (« Le sujet ne veut pas jouer. Il me regarde avec l’expression 404,colère noireourage impuissante ») Eh bien, – vous permettez que je vous appelle Jérôme, n’est-ce pas, la Terre comptait sept cent quarante-huit millions et trente-deux mille douze boules de billard !… Qu’est-ce que vous dites de ça ? (« Il n’en dit rien. Ondes alpha et bêta très fortes. Présence de suc gastrique en quantités exagérées dans l’estomac du sujet. »)… Hum, bon. Si vous voulez vous lever, nous allons rendre la chaise au cargo de mon ami Trébeau. Vous pouvez tenir droit, maintenant ? (« Il peut ») C’est le premier moment le plus dur, n’est-ce pas ? Nous comprenons votre émotion. L’année dernière – vous allez rire –, nous avons nettoyé Proxima du Centaure. Il y avait là-bas une colonie de quelques millions d’Hérachlorophènes, une civilisation très bien, pacifique, basée sur le verre. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, quand nous avons chargé leurs bouteilles – c’est là qu’ils vivaient, dans des bouteilles –, ils se sont tous évaporés ! Pas moyen d’en rapporter un seul à nos compagnes xix ! Heureusement que… (« Il ne m’écoute pas. Il avance au hasard. C’est une race curieuse qui n’en croit pas ses yeux. Et nous qui les pensions rationalistes ! ») Monsieur Pensedur ? Monsieur Pensedur ? Si vous voulez venir ici, un peu à l’écart, là, comme ça. Nos cargos déménageurs sont très gros, très grands, et bien qu’ils soient pourvus de pinces micrométriques, nous ne voudrions pas qu’il vous arrive quelque chose. Regardez : votre immeuble, le 5, rue de Saintonge, il bouge ! Ce sont nos champs antigravitiques, vous les sentez d’ici ? Nous nous en servons uniquement pour DÉTERRER les immeubles, très doucement, lààà, tout doucement, vous voyez ? Cinq étages d’un seul coup, et pas une tuile ne tombe ! Avec un peu de chance, nous pourrons même nous servir des ascenseurs une fois sur Xix : ils deviendront alors des xix pour xixer des xix d’un xix à l’autre. Voilààà. (« Ostereich, vous m’entendez ? C’est fini pour l’hémisphère occidental. Nous venons d’emmagasiner le dernier immeuble de la dernière ville. Le sujet est dehors avec moi. Je lui ai laissé ses lunettes, mais c’est tout ce qui lui reste. J’attends le Ongh et je rejoins la flotte à la hauteur de Saturne, pardon, je veux dire de la planète aux anneaux. Terminé…»)

Monsieur Pensedur ? Excusez-moi. Si nous allions boire un verre… Hum. Bien sûr. Je vois ce que vous voulez dire. Nous avons pris aussi tous les cafés, toutes les terrasses, toutes les chaises, tous les alcools et tous les sodas. Nous avons pensé, n’est-ce pas, que vous n’auriez pas besoin d’autant de bistrots. Les cinémas ? Je crains que nous n’ayons enlevé aussi les cinémas. Vous aimiez le cinéma ? (« Il dit oui. Avons-nous bien pris les stocks du Centre national du cinéma français ; et les archives moscovites ? ») Remarquez, il vous reste les couchers de soleil. Je parie que vous n’avez pas vu un beau coucher de soleil depuis plusieurs mois ? Puis-je me permettre de vous rappeler le plaisir presque… Comment dites-vous ? Religieux ? Religieux, oui ; le plaisir presque religieux à regarder le soleil se coucher. Point n’est besoin d’océan, ni de nuages, encore que nous vous ayons laissé les nuages. Ce qui nous intéresse, n’est-ce pas, ce sont les objets fabriqués par la race occupante. Par vous. Là-bas, sur Xix, nous avons aussi nos mers – faites de fins cailloux polygonaux et de noix pilées, toutefois – et nos nuages, méthane et cuivre vaporisé. C’est superbe, oui. Et… euh… qu’est-ce que c’est que ça ? Ça, là-bas (« Il dit que c’est sa voiture. Voi-tu-re. Sa voiture. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Je n’en sais rien, moi ! Qu’est-ce qu’elle fout là, cette bagnole ? Où il est, Oxkxn l’ancien ? C’est bien lui qui a déménagé le troisième arrondissement, non ? ») ? Votre voiture, donc ? C’est une quoi ? Une Renault 14. Vous semblez heureux de la retrouver ? C’est vivant ? Non ? Vous avez une liaison avec elle ? Non ? Je ne comprends pas. Non, je regrette, je ne peux pas vous la laisser. C’est absolument hors de question (« Alors quoi, l’ancien, pourquoi avez-vous… Vous aviez combien, pour vider l’arrondissement ? Deux heures ? Oui c’est court, mais vous auriez dû m’avertir. J’ai l’air malin moi avec le Terrien et la voiture ! »). Bon, allons-y. Pour quoi faire ? Pour la mettre sur l’inventaire, pardi ! Qu’est-ce que vous en feriez, si je vous la laissais ? Je vous rappelle que nous avons enlevé toutes les pompes à essence, toutes les fosses à essence, toutes les stations d’essence, tous les transports d’essence, tous les réservoirs d’essence, tous les pétroliers, supertankers et derricks. Alors… (« Curieux cet attachement que le sujet a pour cet objet. Je perçois des ondes de sympathie, sans plaisanter ! »). Alors c’est ça, une voiture ? Vous m’excuserez, mais je n’en ai jamais vu de près. Moi, je suis chargé de l’immobilier, plutôt. Ça vous sert à quoi ? À vous déplacer ? Ça veut dire quoi ? Ah ? Nous, sur Xix, nous bougeons par, comment vous résumer ça, déplacement mental. Xix est xix, et inversement. Étant tous des Xix, nous sommes aussi le lieu où nous désirons nous rendre. C’est comme si vous aviez envie d’aller en… Afrique, oui, et que vous étiez l’Afrique. Vous saisissez ? Un peu (« Il n’est pas totalement idiot »). Pourquoi nous ne sommes pas restés chez nous ? Mais nous sommes restés chez nous. Et en même temps, nous sommes là. Vous comprenez ? La Terre est Xix, Xix est la Terre. Je n’existe pas vraiment et pourtant, je suis là. Les objets, eux, ne bougent pas. Ils ne sont pas Xix avant que nous ne les ayons capturés et reconnus, évidemment. C’est pourquoi nous sommes venus. Pourquoi ne pas les laisser ? (« Il est emmerdant avec ses questions, on est tombés sur le seul enquiquineur local, dites donc ! ») ? Mais parce que… euh, d’abord il faut beaucoup d’énergie pour investir le lieu ou l’objet de notre choix, et que cette dépense croît avec la distance, bien sûr ! Secundo, nous aurions dû rester des siècles sur Terre pour tout connaître. Nous trouvons plus simple de tout emporter, et de nous familiariser, là-bas. Vous n’êtes pas de mon avis ? (« Non, il n’est pas de mon avis. ») Bon, si nous passions à la voiture, hein ? Il se fait tard. Quatre anneaux de caoutchouc noir, à dessins en relief et nervures en creux, intérieur en acier plein, boulons, carrosserie. M’installer à l’intérieur ? Pour quoi faire ? L’inventaire de la boîte à gants ? Si vous voulez. C’est curieux, là-dedans. Non, non, mes trois têtes tiennent à l’aise derrière. Ce sont plutôt mes trois ventouses de sustentation, je ne sais pas où les poser. Là ? Oui, merci (rire). Ce n’est pas vraiment fait pour moi, là-dedans. Ces angles morts, toutes ces surfaces dures. Chez moi, c’est plus grand. Vous avez vu un peu nos croiseurs ? Ça fait bien deux kilomètres de long, non, des kilomètres de chez vous. Quelle impression vous avez eue quand ils sont arrivés au-dessus de Paris ? (« Il dit qu’il dormait, qu’il n’a rien vu. ») Vous avez bien été réveillé par le bruit ? (« Il dit que les gens couraient, criaient, qu’ils étaient comme fous. ») Et vous n’avez rien fait pour vous défendre ? (« Il dit que nous étions trop bas sur la ville pour employer des fusées. ») Tenez, il y en a un qui passe. Le Tttct. Croiseur subionique, commandeur Chouchour le grand. Il a pris Lyon et Toulouse, et la flotte de Toulon. Comme nous n’avons pas d’eau sur Xix, nous avons aussi ramassé la Méditerranée. On l’installera dans un bassin. (« On lui dit, pour le Pacifique ? ») Mais je bavarde, je bavarde, et le temps passe. Voilà le Roz, et l’Artakik, avec les villes d’Amazonie et les routes égyptiennes. Ça s’ouvre comment ? En appuyant, oui. Une ampoule électrique, donc, un contact, etc. Une boite à gants, grosse comme mon doigt – ou comme votre cuisse, mon cher. Et dedans, des papiers, c’est le nom ? Papiers d’identité.

Une carte d’identité ; Pensedur, Jérôme, Luc, Adam, né à Schabs (Basse-Vienne) le 12/12/1946. 1,90 m – dans votre genre, vous êtes plutôt grand, non ? Ça, c’est quoi ? Les clés ? Ça sert à quoi ? À faire marcher la voiture. Ah ! Qu’est-ce que vous faites ? (« Il fait marcher la voiture. Trois cents éléments mécaniques en action. Quel gaspillage d’énergie ! ») On bouge, non ? (« On bouge ! ») Qu’est-ce que vous faites ? (« Il roule. Il dit qu’il roule. ») Bon, mais doucement, hein. Un dernier petit tour. C’est pratique : il n’y a plus de route, plus de carrefour, plus rien. Rien qu’une piste plate, sans limites, bien vitrifiée. Ça vous plaît ? Vous êtes fâché ? Je continue :

Un permis de conduire, numéro gna gna gna, délivré à gna gna gna…

Une carte de Sécurité sociale.

Un autre permis de conduire ? Ce n’est pas vous, ça ? (« Il dit que c’est sa femme. ») Et ça, c’est quoi ?

… des contraventions. Cinquante-deux contraventions. Ça sert à quoi ? (« Il dit : à occuper les putes en uniforme dans la rue. Je ne comprends pas. Et il roule comme un fou. ») C’est curieux, l’impression de… l’impression de vitesse que l’on a dans ce véhicule. Dans l’espace, nous nous déplaçons à deux fois la vitesse de la lumière, mais on ne voit rien bouger. Tandis qu’ici… Eh bien oui, toute la France est comme ça, l’Europe, l’Asie. Partout, c’est plat. Je vous aurais bien laissé la voiture, mais je n’ai pas le droit. Une paire de gants. (« Quelles curieuses mains ils ont ! Je suis sûr que nos compagnes xix trouveront ça bien pratique pour leur faire faire le ménage ! ») Marrant. Je dis : marrant, cette promenade sur Terre dans une Renault 14. Délicieusement archaïque, si vous me permettez l’expression. Ah, une lampe torche. Boîtier en tôle repoussée, chromé. Pile, ampoule, réflecteur, contacteur. Je trouve ça marrant après avoir volé dans les mers de Sirius. Figurez-vous que là-bas, sur une grosse planète autrefois habitée par les Mo, le ciel est dans les fosses marines. Et la mer est au-dessus, qui l’empêche de partir. Ce qui fait qu’on vole sous l’eau. Oui. Et toutes les villes sont au-dessus du ciel, elles flottent. Vous suivez ? Vous n’êtes pas obligé d’aller si vite, monsieur Pensedur. Que croyez-vous trouver ? Puisque je vous dis que nous avons tout nettoyé. Ça fait plus propre, non ? Nous autres, les Xix, nous aimons la netteté (« Je raccompagne et je rentre avec lui. Vous nous voyez, là-haut ? Ce petit bonhomme tout nu cramponné à sa, comment dit-il, sa voiture ? Je peux vous dire que ça fonce ! »)

Jérôme Pensedur sortit de son rêve hagard et se tourna vers le nettoyeur :

— Toute la ville, alors ?

— Et toute la Terre, oui, répondit l’extraterrestre, qui avait passé trois de ses douze tentacules par la vitre baissée et les laissait flotter au vent. Il ne vit pas le regard terrible que lui lançait l’occupant du premier étage gauche. La voiture fonçait en ligne droite sur une surface de plus en plus plane, débarrassée de tout ce qui pouvait rappeler l’homme. Ils arrivèrent devant un large fossé, le long duquel s’élevaient de monstrueux amoncellements d’objets.

Jérôme Pensedur freina et la Renault s’immobilisa dans un hurlement de pneus martyrisés. Il regardait sans la voir la Seine, que pompaient trois gros cargos suspendus dans l’espace. Son regard aveugle passa sur l’eau miroitante. Il n’y avait plus d’îles ! S’il avait fait des projets de fuite, il dut comprendre alors qu’ils ne servaient à rien. Le nettoyeur continuait à pérorer, assez fier de lui :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Je vous vois tout pâle ? L’île de la Cité ? Nous l’avons rasée, oui. En fait, nous avons démonté tous les immeubles, étiqueté chaque pierre, chaque solive. Les éléments de charpente reçoivent un numéro. Ici, les arbalétriers, là les arcs-boutants, les arêtiers, les assemblages, les batardeaux, les chanlattes, les cales, les tasseaux et les plançons, les soles et les solives, le sous-faîte et le support, les entraits, les entremises et les corniers. Et je passe sous silence les enrayures, les croisillons, les doubleaux, les dromes et les linçoirs. Là-bas, toutes les fermes de tous les hôtels particuliers du XVIe siècle. Et là, sur le quai, les tournisses et les traverses des hôtels particuliers du XVIIe. Plus loin, ce tas de bois vermoulu, ce sont les corbeaux et les contreventements. Nous les traitons au glycol, au vernis homéostatique et au gélifiant pour le voyage. Regardez ce croiseur remorqueur : nous l’avons spécialement équipé pour remorquer les îles jusqu’à Nogent, où sont les fusées géantes chargées de les convoyer sur Xix. Nous passons des remorques autoforeuses à quinze mètres sous les assises de l’île, comme pour l’île de la Cité en ce moment, et nous la décollons doucement du lit de la Seine. Voyez, elle bouge : pas une pierre du quai, pas un pavé de cassé. Les canalisations de gaz, les raccords téléphoniques, les buses et les regards, les tubes et les conduites d’eau, les branchements et les dérivations seront soigneusement récupérés, et eux aussi étiquetés, mis en mémoire et une fois chez nous réattribués. Voilà pour l’île de la Cité. On dirait un grand bateau démâté, n’est-ce pas, comme on en voit sur vos gravures du Grand Siècle ? L’Hôtel-Dieu a été démonté cette nuit, pierres, briques, tuiles, plâtres, enduits, dallages, etc., d’un côté, et le contenu de l’autre : lits, tabourets, feuilles de température, blocs opératoires, poumons artificiels, laboratoires, verrerie, linge, chariots, Scialytiques, pinces, scalpels et jusqu’aux tampons d’ouate. D’un autre côté, je veux dire. Là-bas, cette montagne qui miroite, ce sont les lavabos, les baignoires, les bidets, les urinoirs et les éviers des 5e et 6e arrondissements. Nous entassons les tapis, les carpettes, moquettes, nattes, linoléums sur la péniche là-bas, qui sera directement chargée dans les soutes du convoi… Vous cherchez Notre-Dame ? Très belle chose, Notre-Dame. Nous avons mis dessus nos meilleurs archéologues, et nos spécialistes de l’emballage. Tenez, je vous laisse admirer le travail : voyez comme ce Goor – treize millions de vos tonnes terriennes, mais le pilote le manœuvre d’un doigt – s’approche doucement. Il ressemble à, comment dire, à une soucoupe volante, c’est ça. Une soucoupe volante d’un kilomètre de diamètre, oui. De la double couronne d’émetteurs qui ceinture sa concavité interne, ces faisceaux violets, ce sont des antigravs au travail. Ils nous permettent de hisser des ensembles monumentaux de dix à douze mille tonnes d’un coup et de les conserver en animation suspendue dans les soutes. Regardez : le toit en feuilles de cuivre, les arcs-boutants et les vitraux, tout vient en même temps…

Le nettoyeur se tut soudain. Il observa attentivement Jérôme Pensedur et reprit d’une voix douce :

— Mais je vous ennuie, sans doute. Si, si, je sens que vous ne m’écoutez pas.

— Qu’allez-vous faire de moi ? dit Jérôme Pensedur.

— Eh bien, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, nous allons vous laisser là. Une façon de vous remercier, n’est-ce pas. Nous n’avons presque pas eu de problème, et c’est un peu grâce à vous.

Le jeune homme se mit à rire. Lui, collabo ! Collabo des extraterrestres ! Un écrivain de science-fiction !

— Emmenez-moi, dit-il d’une traite.

— Pardon ? fit le nettoyeur.

— Emmenez-moi. À quoi sert que je reste ?

— C’était pour vous… hasarda l’extraterrestre.

— Sans femme, sans bistrot, sans cinéma, sans lit, sans rien à bouffer ni à boire ? Sans médicaments ?

— Je suis tenu de tout emporter, s’excusa le nettoyeur. Même votre voiture.

— Alors emmenez-moi. Tant pis, dit l’écrivain de science-fiction.

— Soit, dit le Xix.

Une grande pince descendit du ciel et les saisit tous trois, la Renault, le nettoyeur et Jérôme Pensedur, l’occupant du premier étage gauche du 5, rue de Saintonge. Et quand la grande pince disparut dans les entrailles du monstrueux vaisseau, il n’y eut plus rien sur terre.

On ne retrouva jamais Jérôme Pensedur. Son appartement resta quelque temps vacant, puis fut reloué à un jeune couple.