LE MONDE ENFIN
(1975)
Encore un texte écrit pour une anthologie. Le demandeur était Michel Jeury, le recueil : Utopies 75. J’ai été tout à fait incapable de créer une utopie (j’avais d’abord pensé au voyage d’un individu qui, sur une Terre d’après la déglingue, irait de village en village, chaque endroit traversé présentant un mode d’existence différent, du religieux au cannibalisme, du fascisme au libertaire, etc. ; mais l’aspect exagérément didactique de ce thème m’a rebuté). Tout simplement, le thème du Monde enfin m’a été inspiré par les réflexions d’un camarade (nous parlions de surpopulation) qui prétendait qu’il serait bien que les enfants s’arrêtent de naître. Il voyait la France dans une cinquantaine d’années peuplée de « vieillards qui feraient du cheval ». Cette image, tirée d’une conversation de bistrot, des « vieillards qui faisaient du cheval dans une France déserte » a été extrêmement forte en moi : de là est née cette histoire, qui coïncidait parfaitement avec ce que je voulais dire sur l’écologie. Et puis il me plaisait de mettre en scène un vieillard, alors que la plupart des œuvres d’aventures et de fiction ont des héros jeunes. Il paraît que le thème du roman Barbes grises, d’Aldiss, est semblable à celui de ma nouvelle, mais je ne l’ai pas lu. Certains critiques, à l’époque, ont affirmé que le Monde enfin était mon texte le plus abouti. Huit ans après, je partage encore cette opinion.
À Fournier
À Gébé
À ceux de Charlie Hebdo
et de La Gueule ouverte
Le sabot avant gauche du cheval écrasa une sauterelle beige aux ailes bleu tendre. Le sabot n’était pas ferré, il était assez usé, la corne montrait par en dessous les stries de sa croissance, comme un arbre coupé les nervures concentriques qui mesurent ses années de vie. Devant le cheval, une corneille s’envola. Elle avait attendu le dernier moment, deux mètres, trois mètres. Ses ailes étaient larges et noires, son œil jaune, fixe, sans intelligence visible. Le sabot arrière droit du cheval manqua de peu une courtilière, longue et brune comme toutes les courtilières, qui venait de sortir de sa galerie. L’insecte ne s’était aperçu de rien, une masse aussi gigantesque qu’un cheval ne pouvait pas faire partie de son univers, il attaqua avec voracité un pied de blé trop monté. Au sommet de la tige, un rat des moissons minuscule dévorait un épi, grain après grain. Ses yeux noirs brillaient comme des billes de charbon poli et son museau s’agitait de droite et de gauche dans l’effort acharné de la mastication. Il était de couleur ocre-rouge et ne mesurait pas deux centimètres de la tête au bout de la queue. La patte avant droite du cheval heurta une longue tige verte au bout de laquelle s’épanouissaient des fleurs blanches fripées, au cœur jaune pâle. La tige vibra un moment, la mante religieuse marron clair qui s’y cramponnait avec ses quatre pattes motrices vibra avec elle, repliant un peu plus contre le bâtonnet mince et raide de son thorax sa grande paire de faucheuses. La corneille, après une douzaine de lourdes brasses dans l’air chaud, s’était reposée dans le champ de blé envahi par la végétation sauvage. Son œil fixe suivit un moment la silhouette du cheval et de son cavalier qui s’éloignaient, ou alors il ne suivait rien du tout, il se contentait d’enregistrer automatiquement les barreaux mouvants d’ombre et de lumière qui impressionnaient sa pupille ronde. Puis elle commença à picorer un épi tombé qu’elle maintenait contre le sol avec ses fortes serres. Au-dessus du champ, d’autres oiseaux tournoyaient, indéfinissables. Ils étaient très haut contre le ciel boursouflé de cumulus à la dérive, juste des accents circonflexes à l’envers. Sur la bordure est du champ deux chèvres grises au long poil broutaient avec ténacité des chardons, des coquelicots, des sauges, des orties, toutes sortes d’herbes et de fleurs. Elles ne levaient jamais la tête, elles mangeaient, leurs pis étaient longs, lourds, gonflés. Le cheval et son cavalier traversaient le champ du nord au sud approximativement. À l’est et à l’ouest, des collines se bousculaient dans le scintillement vert et bleu de l’atmosphère, mais vers le sud la vallée s’ouvrait sur une trouée en V aplati. Dans l’angle du V, le ciel était complètement dégagé, d’un bleu pâle palpitant de brume et de chaleur. Un lézard ocellé, effrayé, se faufila entre les pattes du cheval, courut sinueusement sur plusieurs mètres, s’arrêta, une patte en l’air, le museau dressé, les plaques géométriques de sa tête touchées par l’ombre des feuilles d’une moutarde blanche. Ses flancs décorés par le semis irrégulier des ocelles bleu céruléen se soulevaient rapidement. Un mouche épaisse et noire se posa devant lui, il la happa sans effort, la mâcha un moment entre les étaux cornés de sa bouche sans dents. Le cheval était passé depuis longtemps que les vibrations de sa marche pesante et régulière étaient encore sensibles pour tout le menu peuple qui vivait au ras du champ. Deux faisanes jacassantes atterrirent près du lézard qui, sentant le danger, se coula entre les tiges, disparut. Un faisan rejoignit les femelles peu après, brun, roux, vert, bleu, rouge, majestueux et stupide. Le cheval et son cavalier sortaient du champ par le sud, une buse cria, invisible, cachée dans l’orbe du soleil, à la verticale du ciel. Le cheval était du genre robuste, brun avec du blanc sur le poitrail et le bas des pattes, un ardennais plutôt abâtardi. Il était encore assez jeune, cinq ou six ans. Le cavalier était vieux, naturellement. Peut-être dans les 78, 79, 80, il ne savait pas exactement, il ne comptait plus. Le cheval laissait derrière lui une trace bien nette de blé couché. Mais ça n’avait aucune importance, c’était du blé sauvage, personne ne le cultivait plus, ne s’en occupait plus.
Vu de haut, le mondé était paisible et désert, en ordre. La végétation était plutôt sèche car il n’avait pas plu depuis longtemps, au moins vingt jours. C’était l’été, la deuxième quinzaine d’août probablement, ou alors le tout début septembre. De toute façon personne ne comptait plus comme ça, personne n’éprouvait plus le besoin de comptabiliser les jours et les saisons, ce n’était plus la peine. Les prés étaient verts quand même malgré la sécheresse, mais d’un vert terne et jauni, un vert craquant. Les arbres étaient pleins et drus. Des broussailles, des ronces avaient poussé partout, rendant moins nettes les frontières artificielles longtemps maintenues entre les surfaces herbeuses et les terrains de culture intensive, maintenant pareillement abandonnés. Des maisons, nombreuses, parsemaient la vallée. De haut, elles paraissaient encore habitées, ou au moins en bon état. Les toits de tuiles, d’ardoises, de tôle ondulée n’étaient pas crevés, seulement un peu moussus, mais ça se voyait à peine car la mousse était grise, sèche, poussiéreuse, friable. Du lierre, de l’ampélopsis, des liserons et autres plantes grimpantes s’étaient déployés sur la plupart des façades, qui se trouvaient encordées de tiges souples et nerveuses portant un foisonnement robuste de larges feuilles brillantes. Quelques portes avaient jailli de leurs gonds, beaucoup de vitres étaient brisées, des plantes poussaient dans les pièces abandonnées, que des animaux petits et grands habitaient. Les routes étaient crevassées, terreuses, elles avaient retrouvé un air champêtre, un air de sous-préfecture, l’air du temps. Des végétaux vivaces avaient poussé dans les fissures de plus en plus larges et nombreuses du bitume ou du goudron, des chardons, des pissenlits, de la ciguë, du plantain, des ronciers. La N 75 était comme les autres : ce n’était plus un ruban noir et tranchant, seulement une large piste grise marbrée de vert qui s’accordait au reste du panorama sans imposer outre mesure sa présence. Il ne passait plus d’automobiles sur la N 75 ni nulle part ailleurs, et les biotopes morcelés par les réseaux routiers de plus en plus denses communiquaient de nouveau, dans l’harmonie de la biosphère qui retrouvait peu à peu la perméabilité de ses articulations naturelles. Le cavalier solitaire était sorti du pré en friche, il longeait depuis un moment la N 75. De haut, il n’était rien de plus qu’une vague tache mouvante sans particularité au milieu d’autres êtres vivants de grande taille : ici un troupeau de vaches et de taureaux, là une petite harde de chevaux au trot, de-ci de-là des chèvres dispersées, toute une existence herbivore paisible autour de laquelle rôdaient quelques chiens peureux, des renards isolés et, plus rarement, des loups. Loin derrière le cavalier, au moins à 10 kilomètres, le Rhône coulait en direction du nord-ouest, remontant vers Lyon qui l’accrochait au passage, le faisant ensuite descendre plein sud. Le cavalier avait traversé le fleuve par le pont sur le D 33, il venait de Nantua où il avait vécu longtemps, des années et des années, et dont il aimait le petit lac si vert, serein mais abiotique, et qui mettrait mille ans ou plus à redevenir vivant, si jamais ça arrivait. Le Rhône était bleu pâle. Vu de haut, il était comme une crevasse traversant la Terre, qui aurait débouché sur un ciel à l’envers. À quelque distance vers l’amont, les installations du surgénérateur de Creys-Malville mordaient sur un grand rectangle déboisé la forêt couvrant la rive en pente du fleuve, ici encaissé dans un paysage magnifique. Mais, déjà, la végétation envahissait les cours et les parkings, comme partout. De haut, les usines, les hangars, les centres industriels, les écoles accusaient beaucoup plus que les maisons d’habitation le passage du temps égalisateur, parce que les surfaces planes et vides se comblaient rapidement de tout ce qui pousse. Creys-Malville n’y échappait pas, malgré le gigantisme des travaux qui avaient labouré le terrain. Le feu nucléaire du Super-Phénix était éteint depuis vingt-cinq ans et les grandes tours de refroidissement évasées, qui avaient été construites très postérieurement à la mise en service du surgénérateur pour que le Rhône surchauffé ne meure pas tout à fait, se faisaient tranquillement grignoter par les araliacées. Mais des nappes d’isotopes errants, invisibles mais toujours terriblement dangereux, traînaient peut-être encore dans le paysage depuis les derniers incidents graves, si longtemps pourtant auparavant. Ou alors elles étaient allées s’abattre sur d’autres régions. N’importe où, l’air qu’on respirait, l’eau qu’on buvait, ou le lait, les légumes et les fruits qu’on mangeait pouvaient être saupoudrés d’une indétectable couche d’atomes meurtriers. Personne ne savait, il n’y avait pas moyen de savoir, et ça n’avait aucune importance : c’était une mort lente, trop lente, elle n’aurait plus désormais l’occasion et le temps de frapper les hommes. Les animaux, sans doute, oui. Mais peut-être savaient-ils, pouvaient-ils prévoir. En tout cas, un instinct obscur tenait les oiseaux et les mammifères carnivores éloignés de la centrale morte et toujours maléfique, que seul venait troubler le passage périodique de quelques brouteurs nonchalants. Le cavalier n’aurait jamais approché le Super-Phénix. Il était né, avait grandi, mûri au milieu des controverses haineuses et violentes que suscitait l’emploi toujours plus étendu du nucléaire. Et puis les fureurs s’étaient apaisées, les suites prévisibles de l’événement avaient rendu caduques les controverses, et inutile peu à peu la production d’une quelconque énergie autre que communautaire ou individuelle. Mais les conflits et la peur traversés pendant la jeunesse et la maturité avaient marqué à jamais le cavalier solitaire. Il avait pris soin de passer très au large du lieu maudit. Alors qu’il descendrait toujours plus loin vers le sud, d’autres centrales pustulant le cours du Rhône se trouveraient sur sa route, mais il les éviterait pareillement. Vu de haut cependant, Creys-Malville ne se distinguait aucunement du reste des épaves humaines. Et puis il n’y avait personne pour le voir de haut, pas de planeurs indolents, pas d’hélicoptères de police, pas de Mirage en patrouille, pas de supersoniques déchirant la fragile couche d’ozone sauvée de justesse, personne, juste des oiseaux, des oiseaux, des oiseaux, des tas d’oiseaux indifférents.
Le cavalier était un homme long et sec, un peu voûté sur l’encolure de son cheval. Son visage et ses bras étaient bronzés mais, autrement, il portait bien son âge, c’est-à-dire plutôt mal. Sa tête était protégée du soleil par un chapeau de paille tressée à large bord, effrangé par l’usure et crevé ou rongé par des bêtes. Un ruban de cuir agrafé par un petit clou rouillé tordu en épingle à cheveux ceignait la base du chapeau. Sous le chapeau, le crâne du cavalier était complètement chauve, tavelé de taches de son. Une couronne de cheveux d’un blanc jaunâtre et aux mèches emmêlées par la crasse enveloppait sa nuque et, rejetée derrière ses épaules, pendait assez bas dans son dos. Une cicatrice impressionnante, d’au moins dix centimètres, courait en biais sur son crâne, entre le sommet du pariétal et la base du frontal, s’arrêtant un peu au-dessus du sourcil gauche. C’était une branche cassée et pointue qui avait blessé le cavalier, un jour qu’il chevauchait à vive allure dans un sous-bois, peut-être vingt ans auparavant. La cicatrice était blême et nette, elle n’avait jamais été suturée. Le front du cavalier était très ridé, et partagé par deux plis profonds partant du haut de son nez, qu’il avait légèrement busqué, avec des narines larges. Ses sourcils étaient fournis, gris foncé, et s’érigeaient vers le milieu en deux épis longs, raides et pointus. Son œil droit était marron et portait loin, mais le cavalier avait beaucoup de difficulté à accommoder de près à cause d’une presbytie progressive contre laquelle il n’avait jamais pu ou jamais voulu trouver de verre correcteur. Aussi ne lisait-il plus depuis un bon bout de temps. L’œil gauche était grisâtre, complètement mort. Ça n’avait rien à voir avec l’accident de la branche, le cavalier avait eu un glaucome pas soigné sur l’instant, qui avait mal tourné. Les joues du cavalier étaient creuses et fortement ridées elles aussi, et les deux cordes saillantes des grands zygomatiques se perdaient dans une barbe en éventail pas très propre, du même blanc jaunâtre que les cheveux, qui tombait jusqu’au milieu de sa poitrine. Le cavalier avait le torse maigre et les côtes saillantes, mais le ventre plat et pas un poil de graisse sur tout le corps. Il était vêtu d’une sorte de tunique indienne à manches courtes grossièrement cousue, taillée par lui dans un métrage de coton qui avait à l’origine des bandes roses, bleu clair et orange, mais dont la couleur était maintenant complètement passée. La tunique était déchirée aux épaules, sur la poitrine et sous les emmanchures des bras mais, à part les deux larges auréoles salines de sueur aux aisselles, elle était propre, le cavalier l’avait lavée juste avant de se mettre en route. Une musette de toile verte, presque vide, pendait sur sa hanche, retenue par une bride passée sur son épaule gauche. Sur le devant de la poitrine, accrochée à un bout de fil de nylon, peut-être un reste de ligne pour la pêche, le cavalier portait une petite bourse en cuir fermée par un gros claps doré, et qui contenait des objets précieux ou de première nécessité : une quinzaine de grandes allumettes soufrées – tout ce qui lui en restait, des épingles et des lames de rasoir Gillette propres dans une pochette en caoutchouc, des graines d’aubépine dans un morceau de papier gris et costaud replié en huit et attaché avec un élastique et, dans une bouteille à pharmacie, du jus d’ail mélangé à de l’eau-de-vie de prune. Ces deux derniers ingrédients étaient des remèdes pour son cœur, dont il ne souffrait pas vraiment mais dont il se méfiait. Le bras droit du cavalier était légèrement raide et l’épiderme de son épaule et de son biceps était cisaillé par une dizaine de cicatrices oblongues, souvenir d’une décharge de chevrotines reçue une douzaine d’années auparavant, bêtement, lors d’une dispute avec un voisin irascible. Les plombs étaient tous ressortis des plaies en séton et la blessure n’avait pas eu de suite importante, mais lorsque le temps était à la pluie le bras du cavalier était inévitablement parcouru d’élancements douloureux, qui s’ajoutaient à ses autres petites misères. Autour de la taille, l’homme portait une ceinture en toile de jute doublée et cousue, fermée sur ses hanches osseuses par trois gros crochets. Une gaine y pendait, en jute, doublée également, qui retenait un gros couteau de cuisine bien affûté. Les pantalons du cavalier étaient des jeans classiques mais robustes qui dataient de l’époque de l’industrie vestimentaire ; ils tenaient encore le coup, mais étaient nettement trop larges, et des pièces en principe de la même texture les couturaient, principalement aux fesses, à l’entrejambe et aux genoux. La poche arrière gauche manquait, et cela formait sur le tissu délavé un rectangle légèrement plus sombre, pointu vers le bas. Le cavalier était chaussé de savates à grosse semelle de crin avec un entoilage en jute, encore relativement en bon état. Sur la croupe du cheval, fixées à l’arrière de l’espèce de selle par du fil de nylon, il y avait trois couvertures à divers degrés d’usure et de saleté, roulées autour d’un manteau de pluie jaune vif en nylon également. De part et d’autre de la large croupe du bourrin, deux sacoches en cuir de porc renforcé par un châssis métallique contenaient, en vrac, des ustensiles de seconde nécessité, quelques vêtements, de vagues produits pour l’hygiène et la santé, mais surtout de la nourriture. Le cavalier avait emporté une paire de bottes en caoutchouc et plusieurs paires de chaussettes, une vieille boîte en fer pleine de clous et un maillet en bois, une pelote de ficelle, un gros pull chaud bleu foncé, tricoté par Marie-Anne, deux carrés de savon à l’huile de tournesol, une brosse à dents faite avec une tige de luzerne séchée et ébarbée mise dans une boîte en bois genre plumier qui contenait en outre de la poudre dentifrice composée avec de l’aubergine cuite, de l’argile en poudre et un dernier petit reste de sel marin, plusieurs kilos d’argile verte dans un antique sac en plastique PRISUNIC, cinq grosses bougies, une quantité de galettes de blé, d’orge et de riz dures comme du bois, un sac de vieux riz complet plein de larves de calandres, deux pots de miel d’acacia et un pot plus petit de gelée royale provenant des ruches de Jean-Rémy, et puis plusieurs autres pots de confiture de différents fruits rouges, le tout soigneusement bouché avec des tampons de paraffine, et puis encore de la mélasse betteravière et de la levure de bière, et des abricots, des citrons verts et du fromage sec. Toutes les vitamines indispensables étaient assez bien représentées dans cet échantillonnage, sauf la D évidemment, ce qui expliquait que les dents du cavalier fussent en assez mauvais état, jaunes avec l’émail tout craquelé, certaines branlantes dans les gencives à vif, d’autres manquantes, surtout vers le fond, souvenir de vieilles douleurs. Il y avait encore dans les fontes deux ou trois casseroles noircies et bosselées, des sachets avec des plantes pour infusions, et quelques autres saloperies sans intérêt. Devant le cavalier, sur l’encolure du cheval, un matelas en mousse verdi par des moisissures faisait pendant aux couvertures et, dans un fourreau de toile imperméable passant sous sa cuisse gauche, un fusil de chasse à double canon était enfilé. C’était un Hammerless calibre 12, pour lequel il possédait encore vingt-trois cartouches qui brinquebalaient dans une boîte ovale métallique qui traînait au fond de sa musette d’épaule, avec la pierre à affûter pour le couteau. Le cavalier avait hérité le fusil de Sammy, l’autre hiver, à la mort de celui-ci. Avant ça il n’avait jamais possédé d’arme à lui tout seul, mais il avait parfois chassé avec le Hammerless qui, primitivement, avait été la propriété collective de la commune de Nantua. Dans la musette, se trouvaient aussi trois cartes Michelin fripées et presque illisibles qui devaient dater approximativement de la naissance du cavalier, une paye, et sur la couverture desquelles se détachait encore nettement la publicité ZX TOUS TEMPS le pneu radial qui adhère par tous les temps. C’étaient les cartes numéros 74, 77 et 81, qui recouvraient l’itinéraire prévu du cavalier, et sur lesquelles avait été autrefois rajouté au Marker noir l’emplacement des diverses centrales nucléaires. Mais la 84, qui aurait bouclé le parcours vers la mer, manquait. Le cavalier s’en foutait, d’ailleurs il ne les consultait jamais, sa mauvaise vue et l’état des cartes expliquaient ce dédain, et puis il connaissait en gros la route, d’ailleurs la plupart des panneaux de signalisation routiers étaient encore debout. Le cheval n’avait pas de selle standard, aucune n’aurait pu aller sur son trop large dos. Deux vieilles couvertures mitées, brunes, étaient étalées sur les reins de la bête, et par-dessus était posée une sorte de nacelle d’osier évasée et pointue aux deux bouts, recouverte d’un morceau de mousse à matelas pour le confort du fessier. Une gourde en laiton remplie d’eau était accrochée à la pointe antérieure de la selle improvisée. En principe l’eau ne manquait pas, mais c’était tout de même une précaution élémentaire. La nacelle était attachée sous le ventre bombé de l’ardennais par une grosse courroie de cuir. En guise d’étriers, deux sabots, en osier également, se balançaient au bout d’une double bride de peau qui pendait de la nacelle. La bouche du cheval n’était pas entravée par un mors et les guides étaient reliées à une simple muserolle, à l’indienne. Le gros cheval allait d’un pas placide et ne renâclait jamais. D’ailleurs son cavalier ne le contraignait d’aucune façon, il se contentait de se laisser porter, corrigeant parfois le cap d’une légère pression bâbord ou tribord sur les guides. Les pattes du cheval et même ses flancs étaient marbrés d’un fin réseau de griffures causées par les ronces proliférantes. Le cheval et son cavalier, par leur apparence, étaient comme un récit ambulant où leur destinée, sinon leur histoire personnelle, pouvait être déchiffrée à livre ouvert, à plaie ouverte. Mais cette histoire ni ce destin n’aurait rien pu apprendre à personne. Le cavalier ressemblait au monde dans lequel il évoluait, un monde qui avait modelé selon un stéréotype unique la famille de moins en moins nombreuse de ses ressortissants humains. Quant au cheval, c’était un cheval, un point c’est tout. Il ne portait pas de nom particulier. Le cavalier faisait simplement Hue !… pour le faire avancer et Ho !… pour le faire stopper, et ça marchait très bien comme ça. De temps à autre, il faisait aussi claquer sa langue mais ça n’avait probablement aucun sens particulier, en tout cas le cheval n’y faisait pas attention. Le cavalier, lui, avait un nom. Il s’appelait David Pellegri. Mais il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas entendu prononcer ce nom-là.
Le soleil avait dépassé le milieu grumeleux du ciel quand le cavalier s’arrêta dans un ancien verger en pente qui bordait la route à gauche, et dont les arbres amaigris donnaient encore. Il avait faim, il avait aussi envie de faire pipi. Il descendit avec peine du cheval et, une fois à terre, il s’appuya un moment contre le flanc du robuste animal en se massant les reins de la main gauche. Puis il sortit son chose par la braguette des jeans dont la fermeture Éclair était hors d’usage depuis longtemps, et il pissa dans l’herbe haute, au milieu d’un éparpillement de sauterelles. Les sauterelles et les grillons crissaient de partout et, dans le silence même pas coupé de vent de la campagne déserte d’hommes, le bruit crépitant était presque assourdissant. Les oiseaux avaient mal supporté le rétrécissement sans cesse croissant des bocages et des forêts, qui s’était encore accéléré pendant les vingt ou trente dernières années du XXe siècle, même après l’événement, et cela ajouté aux ravages des pesticides avait considérablement réduit leur nombre, sans compter les espèces qui avaient irrémédiablement disparu. Aussi le monde des insectes avait-il littéralement explosé. L’air en bourdonnait, les champs et les brousses nouvelles grouillaient. Le repeuplement des oiseaux, cependant, était lent mais sûr. Bientôt l’équilibre se referait, il se refaisait déjà. Le voyageur s’éloigna lentement de son cheval qui restait immobile sur place, sa tête longue aux gros yeux globuleux et inexpressifs tournée vers son maître. Une grande aechne aux ailes scintillantes et à l’abdomen vert et noir passa, immobilisant parfois son vol et tanguant sur place, ses yeux énormes aux mille facettes enregistrant, fragmentés, tous les azimuts du monde. Le voyageur contourna un gros mûrier enchevêtré dont les fruits étaient encore rouges et durs. La toile parfaitement hexagonale d’une argiope tendue entre une branche du mûrier et une grande ciguë cassa contre sa jambe, il ne l’avait même pas vue. L’argiope se balança un moment au bout des fils rompus de sa toile, puis regrimpa de toute la vitesse de ses huit pattes vers le sommet du mûrier où elle arrêta sa course, en attente, en suspens. Son abdomen renflé, zébré finement de noir et de jaune, faisait comme une fleur étrange au milieu des feuilles vert sombre de l’urticacée. Sur le champ qui dévalait en douceur vers une ligne froncée d’arbres épanouis vivaient des poiriers et des pruniers. Les prunes étaient d’un beau noir violacé et velouté, elles étaient sèches et dures, petites comme des olives. Les poires étaient grises et vertes, rêches au toucher. Le voyageur allait d’arbre en arbre, il tâtait les fruits qui pendaient des branches les plus basses, sans souci de ceux, tombés et pourris, qu’il écrasait sous ses semelles de crin. De temps en temps, il cueillait une poire ou une prune à point qu’il fourrait dans sa musette. Chaque fruit qui tombait dans le fond du sac heurtait avec un bruit clair et sonore la boîte aux cartouches. Des oiseaux de plusieurs sortes, principalement des bouvreuils, des rousserolles, des chardonnerets et des fauvettes, s’envolaient en grappes des arbres qu’il approchait, voletaient un moment à quelque distance en piaillant de colère, se reposaient rapidement sur les branches avant même que l’homme se fût notablement éloigné. La peur atavique subsistait encore dans leur petite cervelle, faiblement, et bientôt, très bientôt, il n’y aurait plus de peur nulle part, pour quelque bête que ce soit, causée par un être humain. Lorsque le voyageur jugea qu’il avait recueilli suffisamment de fruits mangeables, il s’assit dans l’herbe drue contre le tronc gris d’un prunier. Ses reins se rappelaient toujours à lui douloureusement quand il devait plier le buste. Il essaya de trouver une position confortable contre le tronc, mais l’arbre était dur et son dos n’y trouvait pas son compte. Il renonça, fit glisser de son épaule la bride de la musette, cala le sac entre ses cuisses, fouilla dedans pour en sortir les fruits un par un. La plupart portaient en creux la trace du bec des oiseaux, et presque toutes les poires étaient véreuses, mais c’était normal. Le voyageur mordait avec précaution dans la chair craquante, il ménageait ses dents autant qu’il pouvait, il mastiquait lentement, savourant l’acidité sucrée des fruits qui emplissait son palais, titillait ses papilles. Le long du tronc du prunier, une colonne de fourmis rousses montait en bon ordre, suivait un cheminement précis à travers plusieurs embranchements, revenait sur ses pas multiples, redescendait de l’autre côté, se perdait dans l’herbe. À quelques mètres du voyageur, roulée sur elle-même dans le fouillis secret des tiges sèches, une couleuvre presque aussi rousse que les fourmis sommeillait : c’était une coronelle lisse, ses yeux ronds, fixes, sans paupières, étaient grands ouverts sur le monde herbeux qu’elle regardait sans le voir. L’arrivée du voyageur ne l’avait pas dérangée, elle était engourdie pour plusieurs jours, elle venait d’avaler un mulot dont la masse pas encore dissoute formait un renflement net au milieu de son corps. Le voyageur crachait les noyaux des prunes qu’il mangeait le plus loin possible devant lui, visant entre la fourche de ses jambes ouvertes. Il avait balancé ses savates, ses pieds nus, très sales, reposaient dans l’herbe, et il faisait jouer librement ses orteils aux ongles noirs et ébréchés. Il mangeait des fruits, il mangeait des fruits, il était bien. Le soleil passa derrière la queue d’un cumulus, le paysage s’assombrit autour de lui selon une tache déchiquetée et mouvante qui s’effilocha vite et disparut. Le voyageur avait eu son content de fruits, les fourmis continuaient leur périple imbécile autour de l’arbre, imbécile pour une compréhension humaine, bien sûr, les oiseaux picoraient et piaillaient, la coronelle digérait. Le voyageur cherchait avec le bout de sa langue les petites parcelles de fruit qui étaient restées coincées entre ses mauvaises dents, il les délogeait avec patience, les recrachait, ça faisait à chaque fois un petit chuintement mouillé. Il prenait grand soin de ses dents, ça ne les empêchait pas de se désagréger petit à petit. La vieillesse. Ensuite il épuisa une démangeaison qui l’avait pris entre les côtes, sous son aisselle gauche. Il se gratta longuement, avec ses ongles longs, noirs, fêlés, coupants, soupira quand le chatouillement qui courait à fleur de peau se fut transformé en une agréable chaleur cuisante. Puis il rota, et une aigreur lui vint à la bouche. Une prune tomba à côté de lui. Au-dessus de sa tête, les oiseaux menaient grand tapage en becquetant les prunes, en chantant à plein gosier, en froissant les feuilles de leurs ailes. Le voyageur s’allongea sur le dos, sa tête dans son chapeau écrasé. Il allait faire une petite sieste. Son œil valide parcourait l’entrelacs des feuilles à l’envers, presque noires à contre-jour, avec le fourmillement étincelant du ciel argenté dans les interstices. Quand le puzzle des feuilles et du ciel ne fut plus qu’une surface plane et abstraite, il ferma les yeux. Il avait croisé les mains sur sa poitrine, contre la précieuse bourse de cuir. Les mouches bleutées et trapues bourdonnaient autour de lui. De temps en temps il y en avait une qui s’enhardissait, se posait sur l’homme étendu, se promenait un instant sur sa joue, sur ses bras, sur le haut de sa poitrine brune plantée d’un maigre semis de poils blancs. Les mouches appliquaient leur trompe sur la peau grumeleuse du gisant, elles goûtaient avec surprise et ravissement les sécrétions salées de son épiderme. Parfois il décroisait les mains et chassait d’un geste vague un diptère trop insistant, ou alors c’était une minuscule bête de l’herbe qui le piquait par en dessous, une fourmi, ou une de ces toutes petites et rondes araignées rouges nommées aoûtats parce qu’elles abondent en août, et qui sont en réalité les larves d’un acarien de la famille des trombidiidés. Alors il remuait les jambes ou les reins dans un vain effort pour se débarrasser de la brûlure fugitive. Il ne dormit pas vraiment, ou peut-être si, par fragments répétés. Quand il se redressa, le soleil avait décliné nettement. Il pouvait être trois heures et demie, quatre heures. Cela n’avait aucune importance mais c’était comme ça, deviner l’heure approximative à la course du soleil était une habitude dont il ne pourrait jamais se débarrasser, dont personne ne pouvait se débarrasser entièrement. Il laissa la torpeur lourde de la fin de la sieste le quitter, puis il se leva tout à fait, reins craquants. Il refit passer sa musette en travers de son épaule, se chaussa, réinstalla son vaste chapeau bien d’aplomb sur son crâne lisse. Les collines autour de lui tremblotaient dans la brume de chaleur, le monde était bleuté sur ses bords, impressionniste. Il essuya d’un revers de main son œil droit un peu humide, rouge aux coins. Il pissa. Devant lui, un oiseau rapide aux ailes comme des sabres courts, sûrement une hirondelle, poursuivait entre ciel et terre un insecte brillant qui grésillait de terreur. Le prédateur et sa proie inutilement caparaçonnée traçaient entre les fûts des arbres d’étroites spirales enchaînées. Le voyageur les perdit de vue, puis la stridulation fut coupée net, probablement parce que l’oiseau venait de refermer son bec sur l’insecte. Le cheval n’était pas loin à contre-pente du pré, à côté d’un arbre mort sur le tronc rugueux duquel il se frottait doucement l’échine. L’homme lui tapota machinalement le flanc, vérifia d’un coup d’œil si son harnachement était bien en place, engagea son pied gauche dans le sabot de l’étrier, s’accrocha aux pointes de la nacelle pour tirer son corps raidi jusque sur le dos de la bête. Ses reins crissaient comme toujours, ou comme de plus en plus, il dut s’y reprendre à trois fois avant de se retrouver en selle. La vieillesse. La vieillesse. Il eut soif tout d’un coup, décrocha la gourde de laiton de la corne de la selle, la déboucha, la porte à sa bouche, se versa une longue rasade. L’eau était tiède, il en avala un peu, fit tourner le reste dans son palais, le recracha, lança le Hue !… traditionnel. L’ardennais s’ébranla lourdement. Sa grosse croupe se balançait de droite et de gauche à chaque pas. Il releva la queue, éjecta une volée de crottin. Patacatac sur le goudron gris, craquelé, couturé par le temps.
Dans l’idée du cavalier, la route parcourue chaque jour devait représenter 25 à 30 kilomètres. Cette estimation s’était trouvée vérifiée pour ses deux premières journées de voyage, et tout portait à croire que cet ordre des choses ne serait en rien modifié par la suite. Il avait traversé Morestel pas très longtemps après la halte de la demi-journée, et maintenant il descendait plein sud, son ombre et celle du cheval gagnant peu à peu en importance sur sa gauche à mesure qu’il avançait. Depuis son départ de Nantua il n’avait encore rencontré personne, strictement personne, et n’en était ni surpris ni chagriné. C’était dans l’ordre des choses, et les choses entraient inexorablement dans l’ordre du silence, de l’absence. En traversant Morestel dont les maisons vides avaient cessé de lutter contre l’envahissement étouffant de la végétation, il était passé sous l’espèce de château qui s’élevait en plein milieu du bourg au sommet d’une abrupte falaise gris foncé qui bordait la rue principale à sa droite. C’était une de ces bizarreries de la route qui conservaient encore un semblant d’intérêt pour le voyageur, comme les monuments aux morts ridicules commémorant les victimes de la Grande Guerre, les gares avec les locomotives abandonnées après le renouveau bref de la vapeur, les cimetières de voitures, les grappes bourgeonnantes des maisons-dômes – toutes choses qui chatouillaient encore en lui un petit reste d’humour, à moins que ce ne fût une coupable nostalgie. Une nuée d’oiseaux tournoyaient autour des hauts murs de la construction énigmatique et il s’était plusieurs fois retourné sur sa selle pour observer leur manège, comme s’il avait pu imaginer que là-haut se cachait un mystère ou que des cadavres putréfiés offerts à la convoitise des charognards volants eussent été alignés derrière les créneaux, s’il y avait bien des créneaux. Mais les mystères se faisaient rares de par le monde, et les cadavres plus rares encore. En quittant le village, il avait croisé un grand chien beige au pelage teigneux qui l’avait suivi un moment, à distance, en ne cessant pas de le regarder sournoisement de ses yeux glaireux et fuyants. Le cavalier avait posé la main sur la crosse du Hammerless, mais l’alerte avait été vaine et le chien avait fini par s’éloigner. De toutes les créatures vivantes familières ou non de l’homme, les chiens seuls, dès la confirmation visible de l’effondrement de l’espèce dominante, avaient opté pour une attitude franchement hostile comme si, après des siècles d’esclavage consenti et d’aliénation forcenée, ils voulaient se venger de leurs anciens maîtres en profitant de la croissante disparité en nombre. Les chiens n’avaient pas cessé de se reproduire à une cadence effrénée. Toutes les races d’agrément, de chasse ou de garde, artificiellement produites et conservées par sélection du lignage, avaient maintenant tendance à disparaître au profit d’une espèce unique, bâtarde (ou, au contraire, originelle), une race solide, taillée pour le trot, l’endurance, l’embûche. Le cavalier avait lui-même, par le passé, tué maints chiens errants, et il avait participé aux nombreuses battues nécessaire pour disperser ou anéantir les bandes qui se formaient, décimaient les troupeaux, étaient un danger permanent pour les humains isolés. Au cours de la période englobant le sommet de la courbe de cette tendance à la révolte ouverte, entre dix et vingt-cinq ans auparavant, se faire attaquer par les chiens était monnaie courante. Cela se traduisait bien souvent par de graves blessures, parfois la mort, sans parler de la transmission de la rage et du tétanos, de plus en plus difficiles, bientôt impossibles à guérir par manque de vaccins. En ce qui le concernait, le cavalier n’avait eu à souffrir que de quelques morsures sans gravité aux mollets ou aux mains, mais il se souvenait encore avec un certain malaise des accès d’aboiements nocturnes, longs et déchirants, éprouvants pour les nerfs, qui avaient entrecoupé beaucoup trop de ses nuits passées, à Alès ou à Nantua. Cependant, les forces d’équilibre qui remodelaient le monde avaient fini par canaliser à son tour ce nouveau déferlement contraire à l’ordre des choses. La finalité des choses en ce monde était bien l’ordre, finalement : le flot montant des chiens avait été stoppé, le temps était venu de la régression. La brève suprématie canine était terminée. La multiplication des renards et des sangliers, l’arrivée en force des loups, celle beaucoup plus timide, encore en germe, du lynx asiatique et de l’ours, l’organisation en hardes solidaires des chevaux et des bovidés, la réadaptation parallèle des chats à l’existence libre et prédatrice avaient marqué le coup d’arrêt, dressé la barrière attendue. Maintenant, on ne côtoyait pas plus de chiens sauvages que de chats ou de renards, et ils ne constituaient plus une menace spécifique. Le mouvement du cavalier vers son fusil avait été une sorte de réflexe anachronique, et il n’aurait de toute façon pas usé une de ses précieuses cartouches pour un chien, dont la viande est fade et filandreuse. C’est peu après cette fausse alerte que le cavalier avait traversé l’autoroute à dix voies Lyon-Grenoble. Elle n’avait pas mieux résisté à l’empiètement végétal que le moindre des chemins vicinaux, et le large ruban embroussaillé paraissait d’autant plus dérisoire ainsi livré à la vie verte, d’autant plus obscène aussi. Trois ou quatre lapins broutaient du plantain pas loin du vaste terre-plein central où se dressaient encore quelques arbres fluets genre saules, en plastique indestructible et d’un vert inaltérable. Les lapins levèrent la tête au passage perpendiculaire du cavalier, leurs oreilles remuèrent, comme des sémaphores lançant de sibyllins messages codés. Couché par terre, un grand panneau écaillé bleu avec des lettres blanches annonçait à la face du ciel GRENOBLE 30 kilomètres. Le cavalier s’enfonça dans un champ de maïs qui avait dû être entretenu récemment encore, puis la brousse indifférenciée le reprit, qui ne se brisa sur des murs lézardés qu’aux abords de Tullins. Le cavalier évita la ville, d’où lui parvenait pourtant le bruit sonore et régulier d’un martèlement, fer contre fer, une activité humaine, uniquement présente par ces chocs répétés montant de la marée verte d’où surnageait la mosaïque des toits de briques éteints. Le bruit du marteau suivit le cavalier longtemps, avant de disparaître dans la houle grésillante des organes stridulants des orthoptères, fémur de corne contre élytre de bois sec. Absent au sol, le vent devait brasser les hauts-fonds du ciel car les nuages en étaient maintenant presque complètement disparus, sauf vers le sud-ouest où des cumulus déchiquetés couronnaient le massif du Vercors, translucides comme des lanternes japonaises à cause du soleil qui coulait derrière eux, lançant dans la vallée de longs rubans d’une lumière pimpante et dorée. Il pouvait être sept heures du soir, le cavalier avançait toujours, il avait décidé de ne s’arrêter qu’à la tombée de la nuit. Il traversa encore deux petits hameaux assaillis par les ronces, et ne tira sur les rênes qu’à Poliénas. Le ciel était rose au-dessus du Vercors, l’air avait cette transparence trompeuse qui annonce la fin du jour, l’obscurcissement. Des papillons blancs ou jaunes voletaient au milieu de la rue principale du village. Un aboiement éclata sur sa gauche, s’éteignit, un autre reprit plus loin devant, dans la pénombre des maisons mousseuses. Des oiseaux pépiaient sous le couvert, une nuée d’hirondelles pointillaient le ciel en morse, les sabots du cheval faisaient tloc tloc tloc sur le macadam fendillé, tout était bien.
Poliénas est un petit village de rien du tout, à l’écart de la N 92 qui descend vers Romans et Valence, accroché à la pente du vallon qui débaroule vers le cours raboteux de l’Isère, un kilomètre en contrebas. Le cavalier était descendu de cheval au milieu de la rue principale, sur le bas-côté de ce qui avait dû être une petite place maintenant complètement colmatée par la végétation. Des figuiers maigrichons avaient poussé en grappes autour d’une fontaine circulaire, avec un petit bassin, qui en émergeait en partie. Les figuiers portaient le long de leurs branches des embryons de figues rabougries qui ne grossiraient jamais en fruits vraiment mangeables. La fontaine ne coulait plus, mais le bassin était rempli aux trois quarts d’une eau croupie engorgée par des plantes aquatiques. Des larves de moustiques y grouillaient, survivant malaisément dans le liquide pauvre en oxygène. Suspendues aux longues tiges sortant de l’eau, quelques chrysalides de libellules, sèches et fragiles, gris-brun, témoignaient de l’essor vers la lumière de ces créatures privilégiées. À la surface de l’eau, en équilibre sur quatre bulles d’air retenues entre les poils de leurs pattes, une dizaine d’hydromètres se propulsaient par saccades. Sous la surface noire, des notonectes ramaient sans relâche de leurs deux longs bras velus, leurs yeux marron comme des billes de bois scrutant les profondeurs moirées à la recherche d’une proie. Le cavalier avait passé les brides de son cheval autour de deux pointes rouillées d’une grille qui émergeait d’un massif d’orties. Il tapota distraitement les flancs du cheval, partit en exploration dans la rue où de grandes plaques d’herbe mangeaient l’asphalte. Le voyageur n’aimait pas dormir à la belle étoile, même quand les étoiles étaient vraiment très belles et que l’air était doux, comme ce soir. Les bas-fonds de la rue s’assombrissaient insensiblement, coulaient dans la grisaille. Le ciel restait d’un bleu d’outremer profond et lumineux, Vénus venait d’y éclore sur la pente ouest du zénith, comme un gros bouton d’or brillant. Le village était un vieux village qui n’avait sans doute pas beaucoup bougé en cent ans. Les maisons comptaient deux ou trois étages, elles paraissaient encore accueillantes dans leur dénuement, les façades en bois des magasins se montraient encore par place dans la montée végétale, écaillées, râpées, pelées. Ici un CASINO vide bâillant dans sa barbe de ronces, ici le POP’ BAR à la vitrine presque intacte, ici une BOUCHERIE où s’engouffre une traînée d’ampélopsis, ici… non, ici, rien de reconnaissable. Quelque part dans la nuit montante les chiens de tout à l’heure, ou alors d’autres, aboyèrent de concert brièvement. Le voyageur monta les quelques marches blanches d’un petit perron, fit tourner la poignée de cuivre d’une porte palière qu’il poussa. La porte s’entrouvrit sur quelques centimètres, mais pas plus. Quelque chose à l’intérieur la bloquait, des gravats, des racines, un meuble tombé, n’importe quoi. Le vieil homme n’insista pas. Plusieurs autres portes se révélèrent pareillement résistantes, soit que l’ouverture en fût gênée par un objet quelconque, soit qu’elles eussent été fermées à clé ou au verrou, ça se trouvait. Enfin, il put accéder à l’intérieur d’une petite maisonnette au mur extérieur jadis recouvert d’un crépi jaune qui adhérait encore au ciment par endroits. Il escalada un escalier de bois, visita au premier étage un appartement qui ne devait avoir été abandonné par ses derniers occupants que depuis peu d’années : il était relativement peu envahi par les végétaux et le sol ne recelait qu’une quantité normale de poussière que le vent avait projetée à travers les carreaux cassés. De grandes taches de moisissures s’étalaient sur le parquet devant les fenêtres et en certains endroits des murs. Autrement c’était visible, il y avait un lit avec des ressorts qui grinçaient méchamment, un matelas et une couverture, dans une pièce où une cheminée gardait encore dans son foyer les traces noircies de feux anciens. La cuisine était presque en ordre, elle contenait une table et deux chaises bien conservées, ainsi qu’une cuisinière à bois ou charbon. Ce serait très bien pour la nuit, très bien. Il y avait aussi un évier dans un coin. Le voyageur alla tourner le robinet. Au début rien ne se passa puis, quelque part dans la maison, des tuyaux craquèrent, vibrèrent, chantèrent. Le robinet eut un spasme, hoqueta, un filet d’eau en coula, qui devint rapidement un franc jaillissement. Le voyageur se pencha, goûta l’eau qui éclaboussa sa longue barbe. L’eau était fraîche et pure, elle était bonne. L’administration des eaux avait sans doute été le dernier service public à avoir fonctionné jusqu’au bout, l’approvisionnement en eau potable était le dernier outil convivial encore entretenu presque partout. Les stations d’épuration avaient été peu à peu mises hors de course, elles ne servaient plus à rien, et des circuits moins sophistiqués avaient vu le jour. En principe, tout le monde, jusqu’au bout, pouvait bénéficier d’un raccordement en état de marche. Naturellement les tuyaux finissaient par s’encrasser, se rompre, ou alors c’étaient les pompes hydroélectriques automatiques laissées à elles-mêmes qui se déréglaient, se bloquaient. Dans les villes désertées, aux réseaux compliqués, la circulation de l’eau finissait par devenir aléatoire. Et qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Dans les petits villages en tout cas, ça marchait encore bien, la preuve. Et si ça finissait quand même par ne plus marcher, il y avait encore les puits, le ruisseau, le torrent, la rivière d’à côté. Mais d’ici là… Le voyageur ferma le robinet. Quelque chose craqua sous son pied, il se baissa, ratissa le carrelage poussiéreux avec le plat de sa main, ramassa un livre dont les pages collées par l’humidité ne formaient plus qu’un seul bloc solide. Le voyageur s’approcha de la fenêtre fermée à l’espagnolette, tendit le bras entre les montants vierges de carreaux pour essayer de lire le titre du livre dans le petit reste de lumière extérieure. Mais la couverture dansait et se déroulait devant son œil presbyte, il ne parvenait pas à assembler en un tout cohérent les lettres qui se détachaient en noir sur un fond jaunâtre. Eh oui, dit-il. Eh oui. Il rentra son bras, rejeta le livre par terre. Plash ! et un peu de poussière monta. Il répéta Eh oui, mais cette fois seulement à l’intérieur de sa tête, et redescendit vers le rez-de-chaussée. On avait continué assez longtemps à imprimer des livres et des journaux, malgré la rareté croissante du papier et son coût prohibitif. La culture, l’information, la propagande, la technique. Mais finalement, ce qui avait tué l’édition, ce n’était pas tant le problème de la main-d’œuvre ou des matières premières que celui de l’abandon progressif du système monétaire et son remplacement par le troc. Les grands trusts du livre, qui avaient survécu envers et contre tout au dépérissement de l’État, à la transformation de la civilisation et à l’effritement inéluctable de la population, n’avaient pu se résoudre à fonctionner encore dans un monde où l’argent avait cessé d’avoir cours. C’était assez risible, au fond. Ou assez triste. Ou rien du tout. Oui : rien du tout. Parce que qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Les stocks de livres, de revues, de journaux qui restaient en rade étaient plus que suffisants pour tout le monde. Chaque survivant aurait pu lire s’il l’avait voulu chaque seconde, chaque jour, chaque mois, chaque année qui lui restait à vivre sans épuiser un centième, un millième des possibilités. Les entrepôts Hachette ! Les réserves Gallimard ! Les blockhaus de l’UDIEF ! Des montagnes de livres, rangés, classés. Et pour quoi faire ? Pour quoi faire ? Poussière, pourriture et merde. Il retrouva la rue obscurcie, retourna vers son cheval. Des ailes lourdes battaient pesamment dans la nuit. Flap-flap-flap-flap-flap, c’étaient des chauves-souris, probablement des pipistrelles, qui avaient terminé leur repos diurne et commençaient leur ronde. Il ressentit au centre de son crâne leur cri curieux, crissant, cinglant, à la limite des ultrasons. Flap-flap-flap-flap-flap. Un des chiroptères vira sur l’aile devant lui, peinant à maintenir dans l’air son gros corps de mammifère – ou alors ce n’était qu’une impression. Poussière, pourriture et merde. Après, ç’avait été le règne de la ronéo à alcool et des tirages de plus en plus confidentiels, les petites recettes de survie, la poésie, les nouvelles fantastiques terriblement mal écrites, les souvenirs d’avant, et surtout les je-vous-l’avais-bien-dit, les c’est-bien-fait, les nous-n’avons-eu-que-ce-que-nous-méritions, tout ce baratin futile, enrobé dans les grandes phrases zen. Le voyageur tourna un moment autour de son cheval, prit plusieurs trucs dans les fontes, réintégra l’appartement, posa ses provisions sur la table. La première chose qu’il fit : gratter une allumette sur la pierre rugueuse du rebord de la fenêtre. Les allumettes étaient précieuses, il ne pouvait pas en fabriquer lui-même, mais il espérait bien s’en faire donner ou en troquer au hasard des rencontres futures. Et puis quand il n’y en aurait plus, il n’y en aurait plus. Avec la flamme de l’allumette, il enflamma la mèche d’une bougie. La cuisine s’éclaira, orange et miteuse. Du dehors parvint un unique aboiement qui resta sans réponse. Le vieux resta un moment immobile, fixant sans le voir le mur lézardé qui vacillait en face de lui dans l’éclairage fluctuant de la bougie. Il écoutait quelque chose qui venait de la nuit, ou alors seulement une voix à l’intérieur de lui, ou alors tout simplement rien du tout. Puis il sortit de son immobilité, saisit la bougie, la posa par terre, se mit à genoux et ramassa sur le sol des vieilles feuilles mortes apportées par le vent de l’automne dernier, ainsi que des brindilles de bois sec, qu’il alla déposer dans le foyer de la cheminée de la chambre. Un moustique se posa sur son bras nu, chercha à enfoncer sa trompe buccale longue et flexible dans l’épiderme craquelé. Le vieux n’y prit même pas garde. Il ramassait les fragments de bois qui traînaient, les petits bouts de planches, des débris de toutes sortes pour le feu. Parfois il déplaçait la bougie, et une grande ombre noire enflait derrière lui, sautillait sur les murs et le plafond, immense et fantomatique. Des tas de bestioles attirées par la lueur batifolante ou par la présence charnelle odorante de l’homme commençaient à pulluler dans l’air autour de lui, des mouches, des moustiques, de tardives éphémères à la queue bifide, un mince odonate à l’abdomen bleu roi, des papillons de nuit blanchâtres, puis un petit paon de nuit. Le vieux approcha la bougie du foyer. Les feuilles mortes s’enflammèrent, grésillèrent. Une flamme jaune monta en crépitant, des brindilles se racornirent sous sa morsure. Le voyageur retourna dans la cuisine, remplit d’eau une casserole où il avait jeté deux poignées de riz. Lorsqu’il revint dans la chambre le feu charbonnait, une épaisse fumée refluait de sous le linteau. Il s’accroupit devant l’âtre, tenta de souffler sur les braises qui semblaient lui cligner de l’œil en cadence. Mais la fumée grasse l’enveloppait, il se mit à tousser, à tousser, jusqu’à ce qu’il soit obligé de se relever, une mauvaise brûlure ayant éclos dans sa chair sous son épaule gauche. La cheminée devait être bouchée. Il soupira, revint dans la cuisine, enleva les rondelles de fonte d’un des trous du fourneau, ramassa par terre le livre à couverture jaune, s’esquinta les ongles un peu plus pour décoller les pages soudées qu’il froissait par paquets agglutinés et fourrait à mesure dans le foyer. Il ajouta par-dessus un petit reste de brindilles négligées, explora à nouveau l’appartement pour trouver du bois. Il n’y en avait pas. Il souleva alors l’une des deux chaises, l’abattit contre un mur, encore, encore, encore. Son ombre narquoise répétait tous ses mouvements, avec l’exagération propre à ce genre de double sadique. La chaise se démantibulait peu à peu, enfin elle ne fut plus qu’un lâche assemblage de pièces de bois qui tenaient encore par quelques clous. Le vieux sépara les dernières parties avec beaucoup de mal. Le vieux soufflait, son cœur cognait fort, le point rouge tenaillait sa viande sous l’épaule gauche, son bras droit lui faisait mal, et ses reins. Le vieux. Le vieux. Il enfila dans le fourneau le dessus effiloché de la chaise, ajouta un par un les fragments du dossier et des pieds, replaça les cercles de fonte, ouvrit le portillon, mit le feu au papier avec sa bougie. Dans le foyer, le feu ronfla. Ça avait l’air de marcher cette fois. La cheminée devait être en bon état. Il vérifia sur le tuyau que la clé était bien à la verticale. Par l’œilleton du couvercle de fonte, le feu le couvait de son regard rouge. Il l’aveugla avec la casserole et, en attendant que le riz complet soit cuit, ça mettrait longtemps, il mangea deux galettes de blé, assis sur le rebord de la fenêtre qu’il avait ouverte et dont il avait dégagé l’appui de toutes les saletés qui le recouvraient. Il mangeait avec précaution, éprouvant de la dent, avant d’appuyer, la matière dure des galettes. Ensuite il mâchait lentement, avec ses molaires et ses canines, pour essayer d’épargner au maximum ses incisives fragiles, et il faisait longuement tournoyer sa langue dans son palais pour voir s’il ne se trouvait pas, dans la bouillie de galette à avaler, un petit bout d’émail ou d’ivoire cassé. Après les galettes il but un petit coup au robinet et ajouta une moitié d’eau dans le riz. Le feu craquait dans le fourneau, il y mit des planches arrachées à un tiroir vide de la table, qu’il avait brisé avec autant de peine que la chaise. La force musculaire d’un homme de 75 ans est équivalente à celle d’un enfant de 13 ans. La force d’un… Enfin il put manger le riz. Il le recueillait dans la casserole avec son index et son majeur raidis et serrés qu’il faisait tourner contre le rebord du récipient. Le riz était brûlant, gluant, cassant et pas salé. Il le mangea tout, récura avec soin le fond de la casserole avec sa main et avec sa langue, puis il alla la nettoyer au robinet, y remit un fond d’eau, la replaça sur le fourneau. Le feu n’était plus très vaillant. Il aurait pu aller chercher le reste des branches incomplètement brûlées dans la cheminée de la chambre. Oui, il aurait pu. Il sortit d’un sachet en papier qu’il avait apporté quelques feuilles sèches d’aubépine et les mit dans l’eau. Quand l’eau commença à bouillir, il retira la casserole du fourneau, laissa infuser un moment, enleva les feuilles d’aubépine, prit avec son doigt un peu de mélasse dans le pot de mélasse et la laissa se dissoudre dans l’eau chaude en laissant tremper son doigt dedans. Il but la tisane à petites gorgées, assis devant la table sur la chaise restante, fixant la flamme de la bougie qui montait en filant vers le plafond. La flamme était incolore près de la mèche, puis venait un petit liseré bleu violacé, puis une belle langue jaune qui tournait à l’orangé avant de se rendre dans le filet rouge sombre qui fusait vers le haut. Une flamme de bougie, c’est toujours beau. Au plafond, une large tache jaune foncé, comme du miel liquide, palpitait doucement. Les insectes tournaient toujours dans la sphère de lumière, un diptère quelconque faisait un bourdonnement agaçant, de temps en temps un moustique atterrissait sur le bras ou sur le visage du vieux, mais pas sur son crâne, il avait gardé son chapeau. Dehors, une chouette lança son cri caractéristique. Le vieux avait fini sa tisane. L’aubépine, c’est bon pour le cœur. Il détacha son regard du vacillement hypnotique de la flamme, il avait entendu un léger bruit en direction de la porte, où il porta son regard. Un gros rat gris se tenait dans l’embrasure, à demi dressé sur ses pattes postérieures. Le rat le regardait avec attention. Dans la luminosité de la bougie ses yeux paraissaient rouges mais ce n’était qu’un effet de réflexion. Les yeux des rats ne sont pas rouges, ils sont en général brun jaunâtre. Le rat était gras, il paraissait bien nourri. Le vieux frappa en même temps du plat de la main sur la table et avec son pied sur le carrelage. Le rat fit volte-face et détala dans le couloir. Le vieux soupira, reporta son regard sur ses vieilles mains, ses mains noueuses, ridées, ses vieux doigts bosselés et arthritiques. Il fit jouer ses doigts, les plia, les déplia en les massant doucement. Dans la chiche lueur de la bougie, les ombres, les torsions, les crevasses prenaient une apparence fantastique. Ses mains devenaient des espèces de crabes rugueux, orangés, dont les grandes pattes remuaient douloureusement sans qu’il ait la sensation d’être à l’origine de ces mouvements. Et, soudain, il eut l’impression qu’il allait se rappeler un truc, il ne sut pas tout de suite quoi exactement, quelque chose qu’il avait lu autrefois, il y avait longtemps, quelque chose que le mouvement de ses mains sollicitait au fond de sa mémoire. Il regardait ses mains, ses mains bougeaient sombrement dans la pénombre orange, lui lançant un message qui restait encore à l’extérieur de son cerveau brouillasseux. C’était la petite madeleine. Le coup de la petite madeleine ! Et il se souvint. C’était dans un roman de London ou de Curwood. Plutôt Curwood. Un bouquin qu’il avait lu il y avait si longtemps, si longtemps, là-bas dans sa jeunesse, là-bas dans le monde d’avant. Jack London et James Oliver Curwood étaient des écrivains très populaires à cette époque-là, c’était bien normal, ils décrivaient un monde disparu, et on ne savait pas encore qu’il allait revenir. C’était dans Les Chasseurs d’or, ou Les Chasseurs de loups, quelque chose comme ça. Il y avait un homme isolé dans la neige, perdu, en pleine forêt canadienne, sans vivres, sans arme, et cerné par les loups. L’homme était assis devant un feu, c’était la nuit. Il était devant son feu, et le feu n’en avait plus pour longtemps. L’homme savait qu’il allait mourir, qu’il allait être dévoré par les loups qui l’attaqueraient dès que s’éteindrait le feu, bien avant la venue de l’aube. Alors il regardait ses mains, à la lueur du feu, et il faisait jouer ses doigts, et il les trouvait forts et souples, et il se mettait à penser que c’était merveilleux de posséder des appendices si sensibles, si gracieux, si obéissants. Il devait sans doute remercier Dieu de lui avoir donné des mains si parfaites, et en même temps il était désolé de devoir perdre sous peu l’usage d’instruments aussi merveilleux, avec le reste de son corps. Curwood écrivait ça très bien, il décrivait très bien les pensées du personnage qui découvrait pour la première fois son corps alors qu’il allait mourir. Et, en fait, il ne mourait peut-être pas. Ou peut-être que si, il mourait. Le vieux ne se souvenait pas, ça n’avait pas d’importance. Non, pas d’importance. C’était juste un épisode isolé d’un livre autrement oublié, qui était resté à l’abri dans sa mémoire et maintenant ressortait. Seulement il y avait des différences. Ses mains à lui n’étaient pas des instruments merveilleux. C’étaient ses mains, de vieilles mains usées, pas plus, pas moins. Et dans la réalité, la réalité d’aujourd’hui et d’hier sans doute, les loups ne chassaient jamais en grandes hardes, seulement en groupes de vingt ou trente têtes, et jamais, non jamais, ils n’auraient eu l’idée stupide d’attaquer un homme. Le vieux cessa de remuer ses mains, il cessa de s’en occuper, il se leva, éteignit la bougie, qui avait notablement baissé et dont la substance avait coulé en rigoles étoilées sur le dessus de la table, en pinçant la mèche entre le pouce et l’index. L’odeur âcre de la mèche charbonnante monta, envahit la pièce. L’homme repassa dans le vestibule. Il entendit des trottinements, signes de fuites furtives dans l’ombre. La maison devait être pleine de rats. Les rats et les souris, bizarrement, revenaient en force dans les maisons dont ils prenaient possession, même quand leurs habitants en étaient partis ou morts depuis des années, même quand ils ne pouvaient plus rien y trouver à manger. Et, au fond, ce n’était peut-être pas bizarre du tout. Au fond, on pouvait penser qu’ils s’appropriaient enfin les locaux qu’ils avaient de tout temps occupés en parasites, en parias dont l’existence n’était qu’une quotidienne menace d’extermination. Oui oui. On pouvait penser ce qu’on voulait. C’était une idée, seulement une idée, une idée d’homme. Il descendit l’escalier, faillit se casser la gueule sur une marche branlante, se retrouva dans l’air doux et calme de la nuit. Vénus était montée dans le ciel, elle était maintenant visible de la rue, par-dessus les toits, perdue dans un fouillis d’étoiles jetées en grappes dans la nuit. Le ciel nocturne était toujours un beau spectacle, un spectacle dont il ne se lassait jamais malgré la perception brouillée qu’il en avait à cause de son mauvais œil. Autrefois, loin loin loin dans son enfance, le ciel n’avait jamais présenté cette pureté transparente, et les étoiles n’avaient été pour lui qu’une bouillie tremblotante éparse dans la brume. Et puis peu à peu, au cours des décennies écoulées, le ciel s’était dégagé du brouillard humain. Maintenant il étincelait. Et le vieux avait pu apprendre les étoiles. Tout le monde avait appris les étoiles. Pas seulement la Grande Ourse et la Polaire, mais toutes les constellations, ces 3 000 étoiles que, paraît-il, on peut distinguer à l’œil nu par ciel dégagé en été, le Petit Lion, le Bouvier, les Chiens de chasse, la Lyre, Hercule, le Dragon, le Cygne, Céphée, Cassiopée, la Girafe, le Lézard, le Lynx, les Gémeaux, le Cocher, la Chevelure de Bérénice, et la rouge Antarès pas plus rouge que le reste, et Alpha du Grand Chien, et Alpha de la Carène, et Bêta d’Orion, et tout ça, tout ça, multiples splendeurs, multiples accrocs dans le velours céleste, lucioles fragiles et clignotantes, belles sentinelles du temps, fards étincelants aux paupières d’une nymphe. De temps en temps une étoile filante cinglait le ciel, une seconde deux secondes, trois, et plus rien. Faites un vœu. La lune aussi était apparue au-dessus des toits, au sud-est, un croissant bouffi qui tournait en boule. Lune, splendeur des nues, mon cul. Le vieux fit quelques pas dans la rue, la tête toujours perdue dans les étoiles et enveloppée d’insectes bourdonnants. Les chauves-souris tournoyaient dans l’air épais, flapflapflapflapflap, leurs grandes ailes de cuir, flapflapflapflapflap, leurs battements saccadés. Le vieux avait rejoint son cheval, il marmonna quelque chose en lui flattant l’encolure. Le cheval tourna vers lui le regard éteint de ses gros yeux globuleux, s’ébroua. Le vieux n’avait rien de spécial à dire au cheval, il venait simplement lui dire bonsoir du geste, rituellement. Le cheval dormirait là, sur place, debout, ou bien couché sur le flanc dans un lit de broussailles écrasées, demain il serait là, patient, immuable, increvable. Le vieux déboutonna la ceinture de ses jeans, s’accroupit pas loin du cheval. Son ventre se creusa comme il poussait. Sous ses jeans il ne portait pas de caleçon. Il poussa longtemps et silencieusement, éjecta enfin une crotte longue, noire, sans odeur, toute sèche, qui tomba sous lui dans l’herbe. Il remit son pantalon sans s’essuyer, reprit le chemin de la maison. Peut-être parviendrait-il à dormir. Oui, il parviendrait peut-être à dormir assez vite. Les chauves-souris tournoyaient toujours, et les insectes, toutes ces myriades d’insectes volants, infatigables, qui emplissaient l’air d’un bruissement palpable. Cachée dans l’ombre, la chouette chuinta encore. Il imagina sa gorge duveteuse qui se gonflait, une paupière qui se fermait comiquement sur un gros iris jaune orangé. Avant de passer le seuil, il vit un chat assis sur le rebord d’une fenêtre, au rez-de-chaussée de la maison. Le chat était sombre de pelage, probablement noir, il ne bougeait pas, il était comme une statue sculptée dans un pan d’ombre et dont seuls les yeux phosphoraient avec la tranquille intensité d’un minerai radioactif. Le vieux s’arrêta, considéra un long moment le chat sans rien dire, sans faire un geste qui eût pu l’effrayer. Mais ce n’était qu’une précaution dénuée de tout fondement, il le savait. Les chats ne s’effrayaient de rien, ils étaient souverainement indifférents au monde visible et tangible des hommes qu’ils ne fréquentaient plus, ils vivaient libres avec autant de sérénité qu’autrefois, ils périssaient sur les routes à cause de leur ignorance hautaine du phénomène voitures. Oui oui. Le vieux s’arracha avec peine à la fascination qu’exerçait sur lui le double foyer un peu vert un peu jaune des yeux de chat, il escalada l’escalier pénombreux aux marches craquantes et parcourues de brèves fuites en lignes brisées. Les rats. Le chat. Pourquoi les rats et les chats ne se faisaient-ils plus la guerre ? En vertu de quelle loi écologique, de quel accord à jamais mystérieux ? Question sans réponse, question de rien, question de merde. Le vieux soupira, son cœur battait fort en haut des marches. Il porta la main à la pochette en cuir de sa poitrine, hésita un moment, en sortit la petite bouteille avec le mélange pour le cœur, la déboucha, en porta le goulot à ses lèvres et humecta sa langue avec le liquide fort et piquant. Peu après il se couchait sur le lit aux ressorts grinçants, rabattant sur son menton la couverture moisie, à cause des moustiques qui ne cessaient pas de le harceler. Il dormit peu, comme d’habitude, avec de grands espaces de temps blanc entre ses courtes périodes de sommeil sans rêve, sans rêve en tout cas dont sa mémoire gardât le souvenir. De temps en temps un rat traversait la chambre sur ses pattes aux griffes émoussées, pec pec pec pec pec par terre, humait l’air dans sa direction, continuait son chemin sans plus se soucier de ce grand mammifère qui reposait bruyamment au sein d’une nappe d’effluves forts et divers. De temps en temps un chien, ou plusieurs, aboyait au-dehors par-dessus les toits aux ardoises disjointes. De temps en temps la chouette, ou une autre, chuintait avec une grâce un peu mécanique, de temps en temps les branches craquaient dans les frondaisons et des vrilles ou des racines vivaces s’insinuaient entre les vieilles pierres, de temps en temps le cheval patient renâclait, de temps en temps une dent carnivore perçait une tendre vie chaude qui s’enfuyait dans un cri aigu, de temps en temps les météores brillants cinglaient la transparence marine du ciel, de temps en temps, de temps en temps, tout le temps.
Le cavalier passa deux jours entiers avec la folle de Valence. Il l’écouta avec passion tout au long de ces deux jours, et ce qu’elle récitait remua au fond de lui des brassées d’images enfouies qui prenaient à cause de la distance et des brouillages subits une coloration presque merveilleuse, que la réalité évoquée n’avait jamais possédée. Il mit deux jours également pour faire Poliénas-Valence, ce qui était plutôt bien. Il suivait le cours de l’Isère, assez grosse pour la saison et toujours grise à cause des alluvions charriées. Il passa une nuit dans une grange entre La Sône et Saint-Hilaire-du-Rosier et, au petit matin, but du lait bourru qu’un couple de vachers, rencontré la veille au soir, lui offrit après la traite de l’aube dans une grande écuelle de terre cuite, beige avec une décoration en liséré de fleurs naïves roses et vertes. Les vachers n’avaient pas prononcé un mot lorsqu’il reprit la route, lui juste bonsoir, merci, au revoir. Peu après, vers le milieu de la matinée éclatante de lumière, il passa près de la tour aérothermique d’Edgar Nazare qui avait été construite juste à la frontière du département de la Drôme, en bordure de la zone industrielle de Saint-Paul-lès-Romans. La tour était évasée vers le bas et vers le haut, comme une gigantesque fleur de montagne frappée de minéralisation. Son tronc massif paraissait d’une finesse extrême à cause des 525 mètres de hauteur de la construction. Les cylindres de ciment précontraint empilés qui en constituaient l’armature de base étaient maintenant d’un joli blanc crayeux après 50 ans de bombardement constant par les vents chargés de poussière, la pluie, le soleil. À la base de la tour, par-dessous l’auvent circulaire qui lui faisait une sorte de collerette à l’envers parallèle à la corolle supérieure, des gerbes d’énormes canalisations de fonte recouvertes d’une peinture argentée résistante, qui avait tenu le coup tout au long de toutes ces années, giclaient hors du tronc comme d’étranges et proliférantes racines brillantes. Les tuyaux, qui relayaient l’air chaud récupéré par les bouches capteuses de la tour et brassé dans son corps vertical, allaient encore déverser de la chaleur dans les foyers déserts de Romans et d’autres petites villes environnantes, souffle inépuisable d’un géant débonnaire et aveugle encore occupé à réchauffer les maisons du peuple disparu des Lilliputiens qui avaient jadis grouillé à ses pieds. Le cavalier s’était senti empli de sentiment diffus d’admiration en passant au large de la tour qu’il avait aperçue de très loin et qu’il pourrait voir ensuite de Valence même, comme un élégant cou de girafe émergeant au-dessus des toits, bleu pâle dans le bleu soutenu du ciel toujours au beau fixe. La tour, pourtant, possédait de nombreux points de ressemblance avec les tours de refroidissement des centrales nucléaires mais, par la simple force des concepts incrustés, elle rayonnait d’une beauté bénéfique, comme d’une aura, alors que les tours plus massives des centrales dégorgeaient toujours un rayonnement maléfique. Les tours de Nazare avaient été construites bien tard, bien après la mort de leur créateur, alors qu’il n’était déjà presque plus temps. Il n’y en avait que dix en France, quelques autres en Suisse et en Espagne, et d’autres, de conception légèrement différente, aux États-Unis. Grêles sémaphores, elles témoigneraient longtemps encore du tardif esprit inventif de l’homme, sentinelles au front de nuage et aux pieds de broussailles perdues sur une Terre sans homme. Traversant l’Isère par le vieux pont de pierre joignant Romans à la ville jumelle de Bourg-de-Péage, au nom évocateur des anciennes frontières interdépartementales, le cavalier salua au passage un pêcheur unijambiste qui, assis, coincé plutôt sur une brèche dans le parapet du pont, laissait pendre dans la rivière une ligne rêveuse. Le pêcheur ne se retourna pas au son de sa voix et au bruit des sabots du cheval sur l’asphalte craquelé, il dormait, ou il était sourd, ou indifférent. C’était la troisième personne que le cavalier rencontrait depuis son départ, la quatrième fut la folle de Valence, qu’il trouva sur le quai de la gare où il était venu rôder avant la tombée de la nuit pour satisfaire à un de ses rares intérêts encore vivaces : regarder les trains en rade. La folle de Valence était debout au bord du quai, elle agitait les bras mécaniquement, portait de temps en temps un imaginaire sifflet à sa bouche, et laissait fuser des annonces d’une voix aigrelette mais curieusement claire et affirmée : Messieurs les voyageurs pour les directions de Montélimar, Pierrelatte, Orange, Avignon, en voiture s’il vous plaît !… Elle faisait mine de siffler, ajoutait : Attention au départ, fermez les portières s’il vous plaît ! Il avait laissé le cheval à l’extérieur de la gare, il s’approcha de la folle, intrigué. C’était une très vieille femme, vieille même pour ce monde de vieux, elle devait avoir 90 ans, peut-être 100 ans. Une maladie du cuir chevelu, ou tout simplement l’âge et le manque de soins, avait fait disparaître tous ses cheveux. Son visage n’était plus qu’un entrelacs compliqué de rides que la crasse avait transformées en crevasses noires et précises, comme les hachures d’une eau-forte. Elle était entièrement nue. Son corps squelettique, au ventre bombé terminé par le toupet ébouriffé des poils gris du pubis, était dans un incroyable état de saleté. Ses jambes particulièrement étaient recouvertes jusqu’au genou d’un enduit brun-noir qui avait séché et formait sur sa peau une sorte de carapace chitineuse. Lorsque le voyageur s’approcha d’elle plus encore, jusqu’à la toucher, il fut enveloppé d’une odeur mêlée de crasse, de sueur, de pisse et de merde. La folle ne parut pas s’apercevoir de sa présence. Elle disait : Le train express en provenance de Barcelone, Cerbère, Perpignan, Narbonne, Béziers, Sète, Montpellier, Nîmes, va entrer en gare au quai numéro 2. Veuillez vous reculer s’il vous plaît… Le voyageur pensa d’abord qu’elle était aveugle, mais il se rendit compte de son erreur lorsque les deux petits yeux de la folle se fixèrent sur lui, deux petits yeux gris clair, vifs et perçants, qui se posaient sur lui pour l’évaluer non en tant qu’être humain, mais en tant que chose brusquement apparue dans leur champ de vision. Il voulut parler, dire quelque chose mais, avant que les mots difficiles eussent pu se former dans son esprit, la folle avait repris ses litanies. Valence, Valence, 7 minutes d’arrêt. Buffet gastronomique à votre disposition. Correspondance pour Vienne, Lyon, Villefranche-sur-Saône, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Chagny, Beaune, Dijon, Paris, à 19 heures 58 au quai numéro 1 ! Le voyageur eut un mouvement de la tête vers l’extrémité du quai, comme s’il s’était vraiment attendu à voir arriver au loin un train qui n’aurait pas surgi de l’espace, mais du temps. Mais les rails étaient engorgés de folle avoine, de vieux wagons rouillés bouchaient le périmètre de triage déjà envahi par de jeunes arbres, et une partie des auvents de béton s’était effondrée dans les broussailles au niveau du kiosque à journaux dont le rideau de fer avait été soigneusement baissé. Non, l’illusion ne pouvait pas naître vraiment dans ce décor branlant qu’animait seule une théâtreuse brechtienne plus distanciée que nature, baladin d’agit-prop surgi du gouffre du passé pour une interminable représentation rétro. Lorsque la folle quitta le quai, un bras levé, l’autre replié contre sa mamelle gauche, le voyageur la suivit. Ils traversèrent l’un derrière l’autre la place de la Gare, longèrent des rues labyrinthiques parfois cisaillées par un pan de maison jeté bas par le travail insidieux des troncs et des racines. Le cavalier tirait son cheval par la bride et écoutait ce que criait la folle. France-Soir ! Demandez France-Soir, première édition de la soirée… Réunion extraordinaire à l’ONU à la demande de la République démocratique unie du Vietnam pour la dénucléarisation du Pacifique… Débat à l’Assemblée pour l’adoption de la charte sur le pouvoir régional. L’opposition de droite retirerait sa motion de censure… France-Soir, France-Soir, première édition !… La folle de Valence habitait une cour d’immeuble devenue patio herbu où sept chèvres broutaient avec nonchalance. Au milieu de la cour, sous le regard éteint de mille fenêtres aveugles, la folle avait aménagé son campement, une sorte de tente basse à la berbère faite de vieilles couvertures attachées sur un châssis en bois et recouvertes par du plastique transparent. Elle vivait ici dans un dénuement total, sans le moindre objet manufacturé : les objets, elle les avait dans la tête. Comme nourriture exclusive, tout au moins à la connaissance du voyageur, elle n’avait que le lait de ses chèvres, bu à la mamelle. Elle ignora tout ce que le voyageur lui proposa, comme elle l’ignorait lui-même, bien qu’il ne la quittât pratiquement pas d’une semelle pendant les deux jours où il vécut dans son ombre, à l’écouter, l’écouter, l’écouter, sans perdre une miette de ce qu’elle débitait. Le soir, elle s’accroupissait par terre les talons incrustés dans ses fesses et les mollets périodiquement arrosés par un petit jet d’urine qui glissait sur ses jambes sans entamer la solide couche de crasse, et elle faisait la télévision. Passons maintenant aux nouvelles du Proche-Orient. M. Maddhi Cheroui, président de la République populaire du Kurdistan, sera reçu demain par le président de la République française. C’est la première fois depuis la naissance du petit État révolutionnaire que son leader est accueilli à l’Élysée. Mais nos téléspectateurs voudront peut-être en savoir plus sur la République populaire du Kurdistan ou, pour l’appeler par son nouveau nom… La folle ne faisait pas seulement les informations. Elle faisait aussi la publicité, le feuilleton, les variétés et le grand film. Elle n’inventait apparemment rien mais son système mémoriel de reproduction était extrêmement sélectif. Certaines séquences s’étaient fixées à jamais dans son cerveau – ou en avaient resurgi à la suite d’on ne sait quel traumatisme – et cela à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre : la folle se comportait comme une bande magnétique bouclée sur elle-même qui rediffusait de 24 heures en 24 heures le même enregistrement. Les deux soirs qu’il passa avec la folle, le voyageur écouta l’intégralité des dialogues de La Grande Illusion, un film qu’il se souvenait avoir vu plusieurs fois à la télévision du temps que celle-ci avait fonctionné. La folle ne cherchait pas du tout à imiter les acteurs ou à contrefaire les voix, mais le don d’évocation était si puissant que le voyageur voyait à mesure surgir dans son esprit les images du film qu’il aurait cru à jamais effacées de sa mémoire. Particulièrement, la séquence fameuse où Rauffenstein se rend au chevet de Boieldieu, qu’il a abattu sur le chemin de ronde du château de Wintersborn, se reconstruisait devant ses yeux avec une précision hallucinante. Rauffenstein : Je vous demande pardon. Boieldieu : J’en aurais fait autant. Rauffenstein : Vous avez mal ? Boieldieu : Je n’aurais pas cru qu’une balle dans le ventre pût faire autant souffrir. Rauffenstein : J’avais visé la jambe… Boieldieu : À cent cinquante mètres, à la nuit tombante… Rauffenstein : Je vous en prie, pas d’excuses ! J’ai été très maladroit. Boieldieu : De nous deux, ce n’est pas moi le plus à plaindre. Moi, j’aurai bientôt fini, mais vous… vous n’avez pas fini… Rauffenstein : Pas fini de traîner une existence inutile. Boieldieu : Pour un homme du peuple, c’est terrible de mourir à la guerre. Pour vous et moi, c’était une bonne solution. Rauffenstein : Je l’ai manquée… Le film terminé, la folle annonçait la fin des émissions de la journée et souhaitait une bonne nuit aux téléspectateurs. Puis elle daignait enfin s’allonger sur le sol. Mais le voyageur, qui s’allongeait près d’elle sans souci de son odeur aigre et restait lui-même éveillé une bonne partie de la nuit, ne vit jamais les paupières retomber sur ses yeux ouverts. Tôt le matin, avec les premiers chants d’oiseaux, la folle se redressait, allait laper un peu de lait au pis d’une chèvre (sa bouche était entièrement édentée), puis elle faisait la radio pendant deux ou trois heures. Ensuite elle allait faire ses courses et racontait ses achats au supermarché, nommant chaque produit enfourné dans un panier fictif. Quatre pots de yaourt Danone à la fraise, une boîte de paella Garbit, un sachet d’une livre de spaghetti Panzani, une boîte de quenelles de brochet sauce crevette Petitjean, une boîte de champignons de Paris Mirbell, un pot de confiture Lemon Marmalade Robertson’s, une bouteille de vin rouge 11 degrés Clapion, un litre de lait frais pasteurisé Candia, un pot de moutarde Amora, du sel de mer La Baleine et deux boîtes d’aliment pour chat Ron-Ron, total 38,56 francs. Après le supermarché, la folle rôdait devant les devantures des magasins, parlant robes, chapeaux, souliers, produits de beauté. Elle « achetait » aussi quelques produits de droguerie et un bloc de papier à lettres avec un stylo feutre noir à pointe fine. Et dans le ventre ouvert des magasins qu’elle longeait comme dans ceux où elle faisait mine de pénétrer, les broussailles s’agitaient doucement, un petit salut du vent à la folle de Valence. Dans une pharmacie où s’épanouissait un églantier, la folle demanda un tube d’aspirine, des suppositoires à la glycérine pour adultes, du Dermogyl Rimoux pour la teigne de son chat, des serviettes périodiques, des bonbons Valda à la menthe, une savonnette à la lavande pour peau sèche, du Locabiotal pour sa toux, du Bacté-intesti-phage pour sa gêne intestinale, et quelque chose pour dormir, et quelque chose pour lui donner un coup de chien dans le milieu de la journée. Le voyageur s’attachait à ses pas, ses yeux étaient perdus dans des souvenirs aussi vieux que lui. À midi, la folle allait manger à la terrasse d’un restaurant, c’est-à-dire qu’elle s’accroupissait sur le trottoir, dans sa posture favorite, devant l’ouverture béante d’un magasin qui n’était plus reconnaissable derrière le rideau de lierre qui tapissait ses murs, et elle commandait au garçon Le menu à 18 francs avec du pâté de lièvre comme entrée, ensuite, des rognons sauce madère avec du riz, et comme dessert elles sont bonnes les tartes maison, oui, alors une tarte, et puis comme boisson vous me donnerez un quart de rosé. Elle mastiquait lentement, s’essuyant de temps à autre la bouche avec une serviette qu’elle reposait ensuite dans le vide devant elle. Puis elle commandait et buvait un café, pissait un petit coup sur ses pieds, se levait, payait, se dirigeait à petits pas vers le grand parc en contrebas de la ville. Son trajet, ses arrêts, étaient aussi immuables que ses discours, son programme avait été déterminé une fois pour toutes. Dans le parc, elle s’asseyait sur un vrai banc et lisait un livre, ses yeux immensément pâles et brillants circulant de gauche à droite, de gauche à droite devant ses paumes ouvertes, et sautant de seconde en seconde les lignes perceptibles à elle seule. Autour, des merles en grand nombre circulaient perpétuellement entre le sol et les branches des platanes et des marronniers. Quelques chevaux paissaient plus loin dans l’herbe haute, le ciel sans nuages avait la lourdeur du plomb chaud. La voix de la folle montait, crépitante, dans le silence végétal. Elle lisait au moins un chapitre entier, peut-être deux, de ce qui était sans doute un roman autobiographique, mais que le voyageur ne put identifier. J’avais seize ans, ma mère attendait un enfant illégitime. Un soir à table où je me taisais comme d’habitude, où je voulais, par la fenêtre ouverte, me perdre dans les plis de la robe de Froissard comme je m’étais perdue dans la jupe de ma grand-mère, je dis sans réfléchir : « Une femme enceinte, c’est laid. » Mon beau-père leva la tête, il me regarda sans bonté. J’avais dit cela parce que je voulais encore ma mère élégante et svelte, ma mère coquette qui avançait, reculait devant la grande glace avec la patience d’un mannequin de maison de couture. Ses manchettes, sa guimpe à baleines, son immense chapeau choisi parmi tant d’autres me manquaient jusqu’à en gémir. Grosse, alourdie, elle mangeait des nouilles à tous les repas. Ce passage, entre autres, était caractéristique du mécanisme sélectif de son subconscient. Ensuite la folle revenait vers le centre de la ville morte, se plantait au centre d’un carrefour et faisait l’agent de la circulation, ou plutôt commentait l’action d’un agent hypothétique : Qu’est-ce que cette Volvo bleue immatriculée 7588 FK 26 fabrique en travers de la rue ? Ça met son clignotant à gauche et ça prend la mauvaise file ? Hep là-bas ! Oui, vous là-bas ! Venez par ici et rangez-vous le long du trottoir… là ! Vous connaissez le code, oui ? Et d’abord veuillez me montrer vos papiers. Et coupez le contact, s’il vous plaît. Mais et celui-là ? Oui, vous, la fourgonnette Renault immatriculée 4789 LS 89… vous avez passé à l’orange ? Ah ! on voit bien que ce n’est pas d’ici… Après, elle l’entraîna à l’intérieur d’une grande salle au plafond crevassé, sans doute un ancien cinéma, où elle joua une alerte à la bombe, et puis elle arpenta à nouveau les trottoirs en faisant la conversation à une amie. Moi, mon fils a eu son troisième en octobre, un garçon, une adoration, et bien portant avec ça, il faisait ses 4,250 kilos à la naissance, un beau morceau ! Ma deuxième fille, Clotilde, mais on l’appelle toujours Clo, Clo, vous vous souvenez bien, celle qui a épousé un inspecteur des finances, enfin quelqu’un dans les finances, un jeune homme tout ce qu’il y a de bien, elle en est seulement à sa deuxième : deux filles, trois et cinq ans, mignonnes comme tout, le portrait de leur mère et la plus jeune avec quelque chose de moi. Elle voudrait s’arrêter, ces jeunes d’aujourd’hui, mais je voudrais bien qu’elle fasse aussi un garçon. Pensez, j’ai eu neuf frères et sœurs, alors les petites familles de maintenant… Après ça elle retournait à la gare et le cycle recommençait. Le voyageur resta deux jours entiers avec elle, il ne rencontra personne d’autre dans Valence, mais ça ne voulait pas forcément dire qu’elle en était la seule habitante. En tout cas il repartit au soir du troisième jour sans se retourner, alors que debout sur le quai de la gare elle annonçait l’arrivée du train omnibus en provenance de Saint-Étienne. Il partit, il ne voulait pas passer une troisième nuit ici, avec elle, avec tous ces fantômes. Son cheval l’attendait, il l’enfourcha, s’éloigna de la ville de quelques kilomètres, dormit près du Rhône roulé dans une couverture, à l’aube un âne le réveilla en lui léchant la figure. Les deux journées suivantes s’écoulèrent au pas lent de sa monture, sans incident notable. Il fit encore un large détour par l’intérieur des terres pour éviter la centrale de Soyons, et atteignit dans l’après-midi de la seconde journée la commune Pierre-Fournier, sur le plateau de Coiron, en Ardèche, où il séjourna une semaine entière.
LES ENFANTS AVAIENT CESSÉ DE NAÎTRE. TOUT SIMPLEMENT : LES ENFANTS AVAIENT CESSÉ DE NAÎTRE. LA RACE HUMAINE AVAIT CESSÉ DE SE REPRODUIRE, TOUT SIMPLEMENT ET INÉLUCTABLEMENT, ENTRE LE MOMENT OÙ LES PREMIÈRES COURBES DE DÉNATALITÉ FURENT ENREGISTRÉES AUX ÉTATS-UNIS ET EN EUROPE ET CELUI OÙ LE DERNIER BÉBÉ HUMAIN RÉPERTORIÉ FUT ÉJECTÉ VIVANT DE SA MATRICE EN CHINE POPULAIRE, IL NE S’ÉTAIT PAS ÉCOULÉ HUIT ANS. APRÈS, IL NE RESTAIT PLUS AUX CHOSES QU’À SUIVRE LEUR COURS, DESCENDANT EN CE QUI CONCERNAIT LA RACE DES HOMMES, MONTANT POUR CE QUI ÉTAIT DES AUTRES ESPÈCES ANIMALES, DES MILLIONS D’AUTRES ESPÈCES ANIMALES QUI AVAIENT ATTENDU PATIEMMENT ET SANS HAINE QU’À NOUVEAU LE MOMENT VIENNE DE REPRENDRE LEUR PLACE SUR TERRE, SANS HÂTE PARTICULIÈRE ET SANS GRANDILOQUENCE. PERSONNE NE SUT JAMAIS DIRE EXACTEMENT POURQUOI L’ESPÈCE HUMAINE AVAIT BRUTALEMENT ET DÉFINITIVEMENT CESSÉ DE SE PERPÉTUER, EFFET DE STRESS, IRRADIATION, PANDÉMIE D’AVORTEMENTS SPONTANÉS PROVOQUÉS PAR L’ACTION D’ULTRAVIRUS MUTANTS SUR LES PROSTAGLANDINES ET CENT AUTRES HYPOTHÈSES, JAMAIS TOTALEMENT FAUSSES, JAMAIS ENTIÈREMENT SATISFAISANTES, POUR NE PARLER QUE DES HYPOTHÈSES NON MYSTIQUES. ET QUELLE IMPORTANCE ? SEULE COMPTAIT L’ÉVIDENCE QUE PLUS AUCUN HUMAIN NE NAÎTRAIT, JAMAIS, MALGRÉ LES ESPOIRS ENTRETENUS, ET LES FAUSSES DÉCOUVERTES, ET LES FAUX MIRACLES, DONT LA SOURCE SE RÉDUISAIT, SE TARISSAIT DE DÉCENNIE EN DÉCENNIE. LE PASSAGE S’ÉTAIT FAIT SANS TROP DE HEURTS – QUELQUES RÉVOLUTIONS ICI, QUELQUES CONFLITS TERRITORIAUX LÀ, COMME DES RESSORTS QUI SE DÉTENDAIENT, ET PUIS L’ACCEPTATION ÉTAIT VENUE, TOUT DOUCEMENT, S’ÉTAIT IMPOSÉE, TOUT DOUCEMENT, TANDIS QUE LE MONDE SE TRANSFORMAIT, QUE LES CIVILISATIONS SOMBRAIENT, QUE LES MODES DE VIE ET DE PENSÉE CHANGEAIENT, MAIS TROP TARD, IMMENSÉMENT TROP TARD POUR L’HOMME. MAINTENANT, SOUS PEU, LA PAGE ALLAIT ÊTRE TOURNÉE. MAIS, POUR LES RARES SURVIVANTS DE PAR LE MONDE, LE TROISIÈME ÂGE S’ÉTAIT MUTÉ EN UNE SORTE D’ÂGE D’OR…
Le voyageur mangeait avec ravissement la soupe aux légumes tamisée servie dans de vraies assiettes creuses en faïence d’avant. Mais, après chaque cuillerée, il ne pouvait s’empêcher de relever la tête pour fixer l’ampoule allumée qui brillait presque à la verticale de sa tête, au-dessus de la longue table. L’ampoule était un objet chargé de magie, une projection brillante et merveilleuse, surgie du temps, le voyageur n’aurait jamais pensé voir encore une ampoule briller au plafond d’une maison. À Nantua, il avait pris l’habitude des bougies, des lampes à huile, de la douce obscurité, des feux de cheminée vacillants. Son voisin de droite, un homme qui avait sensiblement son âge, sa taille, son apparence, mais dont il avait oublié le prénom, comme celui de la plupart des membres de la commune, lui toucha le coude, éleva de concert avec lui son visage vers l’ampoule, hocha la tête tandis que ses joues se plissaient dans un sourire limpide. Le voyageur lui rendit sa mimique, hochement du chef et sourire, avala une nouvelle cuillerée de la bonne soupe verte, choux, poireaux, navets, fanes de carottes, srupp. Mais l’éclat de l’ampoule nue l’attirait toujours. Il savait qu’on la tenait éclairée pour lui seul, en était reconnaissant aux membres de la commune. En même temps, il était un peu honteux de ce gaspillage d’énergie, mais il ne pouvait tout de même pas se résoudre à demander l’extinction de la lumière. Dès le premier soir, il avait dit : « Elle marche ? » Quelqu’un l’avait allumée, et depuis ça continuait. Dehors, le soir était clair et les étoiles poudroyaient, griffées de météores. Le chant stridulant des grillons et des cigales était comme un grillage serré obturant le silence nocturne, pesant contre le volume lumineux de la longue salle rectangulaire où seuls se faisaient entendre le bruit de la soupe aspirée par les vieux gosiers, parfois le raclement d’un pied de chaise sur le sol dallé, et encore la toux sèche et insistante d’une femme aux poumons flétris. Avec son œil valide, le voyageur essayait de distinguer, à travers l’éblouissement de la lumière jaune, l’architecture interne de l’ampoule, avec le socle de verre, les barbillons métalliques, le filament incandescent. Mais son œil était noyé dans l’éclat palpitant, son pauvre vieil œil presbyte était déchiré par la lumière qui venait pulser jusque dans sa tête, et s’il pouvait visualiser correctement l’ampoule, c’était avec les seuls yeux du souvenir. Après la soupe, deux membres de la commune allèrent chercher la marmite avec les lapins et le plateau avec les pommes de terre cuites sous la braise. L’odeur des lapins nageant dans une épaisse sauce brune à la farine et au vin rehaussée d’herbes aromatiques était enivrante. La consistance des pommes de terre, à la peau résistante et noircie et à l’intérieur pulpeux, était d’une perfection rare. Il y avait longtemps que le voyageur n’avait pas mangé de viande domestique. À Nantua, la commune n’élevait des poules que pour les œufs, et l’usage s’était généralisé un peu partout de ne garder quelques vaches ou quelques chèvres qu’à cause du lait et de la fabrication des fromages. Au végétarisme et au céréalisme forcés de la fin de l’ère industrielle et de la surpopulation, avaient succédé sans heurt le végétarisme et le céréalisme librement acceptés de l’âge des communes et de la sous-population, où les rares viandes consommées provenaient plutôt de la chasse. Aussi le voyageur avait-il été surpris, en pénétrant dans Pierre-Fournier, d’y voir plusieurs enclos où grouillaient une multitude de lapins. Maintenant, il savourait la chair tendre de l’animal que même ses vieilles dents acceptaient de déchirer sans forcer. À Pierre-Fournier on mangeait aussi du poulet, et cette débauche de consommation de viande était sans doute un signe du vieillissement de ses membres et du dépérissement progressif de l’idéal communautaire sans violence : lorsque les ans s’accumulent il devient de plus en plus pénible de cultiver son jardin. Et comme la chasse devient aussi un luxe, on se rabat de plus en plus sur la viande de basse-cour, qui ne demande à l’élevage et à l’abattage que peu d’efforts. Le vieux mit sur le côté de son assiette les os pointus et dangereux de son quart de lapin, se servit dans la corbeille à pain une large tranche de pain complet frais et croustillant, se mit à éponger soigneusement la sauce brune qui gouttait peu à peu sur sa barbe à mesure qu’il engloutissait la mie gonflée. Il avait participé la veille à la préparation du pain pour la semaine, que les membres de la commune ne faisaient pas cuire au four classique, mais à la yougoslave, à l’intérieur de moules bombés en terre réfractaire recouverts de cendres brûlantes. Il espérait bien pouvoir emporter en partant une miche de ce pain délicieux, échangé par exemple contre un pot de miel ou quelque chose d’autre. Il finit de récurer son assiette, jeta un cou d’œil à l’ampoule qui éclaboussait les convives, la longue table en bois noircie au brou de noix, le carrelage brun-rouge, les murs blancs sans ornement. Au bout de la table, à sa gauche, la femme toussa. C’était une grosse femme à la peau jaune, enveloppée dans une sorte de vaste toge rouge. Cette toux persistante était le seul indice de mauvaise santé parmi les treize membres survivants de Pierre-Fournier. Elle allait peut-être bientôt mourir, elle avait peut-être un cancer du poumon, ou autre chose, ou c’était simplement l’usure. Elle avait accueilli le voyageur en lui disant : Moi c’est Marianne, je vais bientôt crever, tu sais, je vais bientôt crever. Après avoir dit ça, sa large face bouffie et jaune s’était plissée dans un grand sourire aux dents brunes, mais le voyageur avait bien remarqué que les yeux bleu pâle, eux, ne riaient pas. Par la suite – le voyageur était à Pierre-Fournier depuis cinq jours, ou quatre ? Non, cinq jours – la vieille en rouge lui avait plusieurs fois rappelé qu’elle allait crever. C’était le seul objet de sa conversation, plutôt son seul monologue. Tu sais, lui avait dit une fois le voyageur, simplement pour répondre quelque chose, nous allons tous crever, de toute façon. La grosse femme avait hoché la tête, contente peut-être qu’on lui ait rappelé qu’elle ne partirait pas seule. Ce genre d’évidence n’avait en général pas besoin d’être dite, et pourtant c’était vrai, c’était bien vrai : ils allaient tous crever, de toute façon. La vieille au bout de la table toussa encore, et le voyageur arracha avec peine ses yeux de l’ampoule scintillante pour fixer distraitement la malade de son œil flou. La mort était une compagne familière, et pourtant il était impossible de s’y habituer, maintenant moins que jamais. Marie-Anne était morte près de lui, bouillante de fièvre, septicémie suivant une mauvaise otite purulente, et puis ça avait été le tour de Sammy, qui ne pouvait plus pisser et hurlait de douleur, quelque chose dans les reins, un cancer peut-être aussi. Maintenant qu’il était parti, il ne restait plus à Nantua que Jean-Rémy et ses abeilles, Jean-Rémy mourrait un jour, il ne le reverrait plus, et lui aussi mourrait un jour, bientôt, c’était comme ça, c’était comme ça mon vieux, et quelle importance ? Il prit une poire bien pleine dans le ravier à fruits, mordit dedans, la chair de la poire fondait dans son palais, il sentait le jus sucré couler le long de ses gencives, et quelques gouttes se glissèrent entre les poils de sa barbe. Au centre de la poire, dans son lit d’excréments, un ver blanc était niché, qu’il vit au dernier moment. Il le délogea avec la pointe de son couteau et le posa sur le rebord de son assiette. Le ver resta là à se tortiller. Qu’est-ce qu’il allait devenir, maintenant ? Ensuite le repas était fini, quelques-uns des convives sirotaient avec concentration un alcool de pommes corsé que le voyageur avait refusé dès le premier jour, à cause de son cœur, de ses artères, tout ça. Ensuite le repas était fini : un à un les survivants de Pierre-Fournier se levaient de table, passaient dans la cour intérieure de la maison communautaire, s’asseyaient par petits groupes sur les bancs, sans mot dire, regardaient les étoiles dans le ciel, sans mot dire, fumaient la pipe ou ces longs et minces cigarillos qu’ils fabriquaient encore avec le tabac cultivé à la commune. André, le petit sec tout tassé avec des yeux charbonneux et le crâne et le menton soigneusement rasés, tourna lentement l’interrupteur devant le voyageur. Fasciné, le voyageur regarda les doigts courts et plissés du petit homme pincer la clé d’ébonite, faire un demi-tour… tec ! L’ampoule au plafond s’était éteinte, magiquement, il ne restait plus qu’une surface toute noire parcourue de lucioles vertes qui tournoyaient. Dans l’ombre, le voyageur ne pouvait même pas distinguer l’expression du petit homme, il ne pouvait pas savoir si celui-ci était moqueur, ironique, ou simplement plein de sympathie. Tant pis, tant pis. Il passa dans le patio à sa suite, débarrasser la table et faire la vaisselle, ce serait pour demain, rien ne pressait. Il se cala le dos contre le mur, ses fesses maigres à l’aise dans la courbure du banc. Il était un peu étourdi, un peu lourd, un peu fatigué, mais au total il était plutôt bien. Il laissa son regard trouble se perdre dans les étoiles, mais c’était toujours l’ampoule que les yeux de son esprit voyaient. Derrière la maison, la tour grêle d’un aérogénérateur montait dans le ciel, frêle architecture. Ses pales larges et ultra-légères brassaient la nuit dans un petit rien de vent suffisant. La commune Pierre-Fournier en comptait huit semblables, sans oublier l’hydrogénérateur installé plus haut sur l’Avézon. C’était bien trop pour les maigres besoins en courant électrique que pouvait encore avoir la commune : le miracle, ce n’était pas le fait de fabriquer du courant, naturellement, cela tout le monde pouvait le faire. Le miracle, c’était de posséder encore des ampoules. Les ampoules, elles claquaient fatalement un jour ou l’autre et il y avait des lustres que personne n’en fabriquait plus. Comme les résistances, les transistors, et toutes ces conneries. Et qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? On n’a pas besoin d’électricité pour vivre. L’hiver, la commune se chauffait à l’énergie solaire emmagasinée dans les piles au silicium dont les sages rangées de boîtes noires s’étalaient devant chaque maison, comme un curieux jardin minéral. À l’origine, la commune Pierre-Fournier avait compté plus de deux cents habitants. L’origine… 50 ans ? Aujourd’hui il en restait treize, huit femmes et cinq hommes. Tout passe, tout passe. Le voyageur avait été accueilli avec le minimum de mots, il était arrivé à la commune tout à fait par hasard, elle se trouvait simplement sur sa route, et tout de suite André lui avait proposé de rester, deux bras solides de plus… Mais il avait dit quelques jours seulement, avait fait état de son désir de gagner le bord de la mer, sans préciser que c’était là qu’il voulait mourir, ce qui était une lubie pas difficile à deviner. Les échanges verbaux s’étaient pratiquement arrêtés à ces prémices. Pour le reste, le voyageur participait aux petits travaux qui, en cette saison creuse, ne concernaient guère que la cuisine et les soins aux poules et aux lapins. Il y avait bien quand même le maïs à couper et à faire sécher, mais ça ne semblait pas pressé, personne ne voulait s’y mettre, ici comme ailleurs rien ne semblait jamais pressé. La commune s’endormait dans la chaleur lourde de l’été et, plus profondément aussi, elle s’endormait doucement de son dernier sommeil, ça se voyait aux périmètres de culture céréalière peu à peu abandonnés, aux potagers qui se dépeuplaient et dont les allées se couvraient de chiendent, ça se voyait aux ateliers de bois, de tressage, de poterie laissés à la poussière, ça se voyait à mille petits détails et, surtout, ça se sentait, ça se sentait. Mais le voyageur était en harmonie avec ce sentiment diffus d’abandon. Comme il n’avait presque rien à faire, il pouvait rôder tout à son aise dans le village aux neuf dixièmes abandonné, au beau milieu des belles journées de cette belle saison craquante de chaleur. La commune Pierre-Fournier (il y en avait naturellement des dizaines en France à porter ce nom comme, de par le monde, il en existait des centaines ou des milliers à s’appeler Cuernavaca) ne s’était pas établie dans un village préexistant, pas plus qu’elle n’avait été assemblée avec les traditionnelles maisons-bulles. C’était une vraie création construite en dur, avec de la pierre du pays, de la brique, des tuiles, du bois, c’était une unité communautaire pensée à la fois pour le pratique et l’esthétique et dont l’élaboration ne devait rien au hasard : la commune était comme un organisme vivant en sommeil, avec son cœur qui était la maison communautaire avec son patio, son tronc formé par les groupements de maisons d’habitation à un ou deux étages avec leurs décrochements, leurs terrasses, leur escalier extérieur, ses membres constitués par des locaux de fermage, les hangars, les écuries, les ateliers, le tout ceinturé par les jardins potagers et, plus loin encore, les champs de céréales et les anciens pâturages. Des mosaïques, des bas-reliefs, des sculptures et des peintures murales agrémentaient le gris mat de la pierre et le voyageur passait et repassait sans se lasser dans les rues étroites et segmentées en perspectives brisées qui avaient été conçues pour l’intimisme de la promenade. Sur un pan de mur exposé plein ouest à une des sorties du village, un texte avait été écrit par incrustation de pierres de couleur dans le ciment frais. C’était un extrait de discours, retranscrit de manière sans doute apocryphe, d’une vieille Indienne Wintu. Ce texte du XIXe siècle exprimait pleinement l’idéalisation de la civilisation des Indiens d’Amérique qui avait saisi tardivement les bonnes consciences de l’Occident. N’empêche, c’était un très beau texte, et le voyageur s’y arrêtait chaque jour, plusieurs fois par jour, et le lisait de bout en bout. À la fin de la semaine, il le savait presque par cœur. Le texte disait…
Les Blancs se moquent de la terre, du daim ou de l’ours. Lorsque nous, Indiens, nous cherchons le gibier, nous mangeons toute la viande. Lorsque nous cherchons les racines, nous faisons de petits trous. Lorsque nous construisons nos maisons, nous faisons de petits trous. Lorsque nous brûlons l’herbe à cause des sauterelles, nous ne ruinons pas tout. Nous secouons les glands et les pommes de pin des arbres. Nous n’utilisons que le bois mort. L’homme blanc, lui, retourne le sol, abat les arbres, détruit tout. L’arbre dit : « Arrête, je suis blessé, ne me fais pas mal. » Mais il abat l’arbre et le débite. L’esprit de la terre le hait. Il arrache les arbres et ébranle jusqu’à leurs racines. Il scie les arbres. Cela leur fait mal. Les Indiens ne font jamais de mal, alors que l’homme blanc démolit tout. Il fait exploser les rochers et les laisse épars sur le sol. La roche dit : « Arrête, tu me fais mal, » Mais l’homme blanc n’y fait pas attention. Quand les Indiens utilisent les pierres, ils les prennent petites et rondes pour y faire leur feu… Comment l’esprit de la terre pourrait-il aimer l’homme blanc ?… Partout où il la touche, il laisse une plaie.
Parfois le voyageur remuait des syllabes issues du texte au bout de ses lèvres, quand il parcourait les ruelles désertes, quand il se plantait à l’une des extrémités du village en laissant son regard se perdre dans les vagues formes bleutées de l’horizon tremblant de chaleur, quand il s’asseyait sur un banc et fermait les yeux à l’ombre de son chapeau à large bord. Et parfois des images naissaient sous les syllabes, des images d’Indiens emplumés traversant des prairies paisibles et verdoyantes avec arrière-plans de forêts de sapins et de sommets enneigés. Mais c’était le plus probablement des résurgences de films vus pendant sa jeunesse. Dans ces moments de rêverie paisible, le voyageur se disait qu’au fond il pourrait bien rester à Pierre-Fournier, parmi ses habitants paisibles à l’activité bien ordonnée, et qu’il pourrait laisser ici déferler sur lui les dernières années ou les derniers mois qu’il lui restait à vivre. Il serait bien resté, oui, mais il ne resta pas. Il repartit le septième jour, au milieu de l’après-midi, après la sieste. Les membres de la commune lui avaient fait don des objets les plus précieux : 50 allumettes soufrées et 10 cartouches pour le Hammerless, lui n’avait rien laissé finalement, ils n’avaient pas voulu, et il ne sut pas comment les remercier, d’ailleurs ça n’avait pas d’importance, qui possède donne, qui n’a pas reçoit, c’est tout simple. Il partirait le septième jour, mais au soir du cinquième il serait encore sur son banc, ici, il était encore sur son banc, où il remua un peu, il s’endormait, il rêvait à moitié, à son départ, aux Indiens, à des choses. La fumée des pipes et des cigares montait dans l’air limpide et se mêlait agréablement aux odeurs de la nuit. Les membres de la commune quittaient un à un le patio, ils allaient se coucher en passant par le chemin des écoliers. Le voyageur fut le dernier à se lever, à repasser par la salle où stagnaient encore les effluves du lapin en sauce. Avant de la quitter il s’arrêta devant la porte, à hauteur de l’interrupteur, mais il n’osa pas allumer, non, et d’ailleurs c’était encore mieux de ne pas allumer, de simplement regarder, et de se souvenir. Il rentra directement chez lui, il n’avait même plus envie d’aller saluer son cheval qui avait pour lui tout seul une grande écurie avec des litières d’herbe fraîche et des mangeoires bourrées de trèfle. Le voyageur avait choisi une petite maison basse à un étage, donnant sur les prés en pente. Dans la maison, entre quatre chambres inégales de forme et de taille encastrées les unes dans les autres, il avait choisi une petite pièce presque carrée, la plus petite, la plus carrée, qui était sommairement meublée d’un lit à châssis de bois, d’une armoire, d’une chaise, d’une table de nuit. Le lit était frais et confortable, les draps étaient rêches et sentaient bon le propre, le voyageur n’avait pas osé s’y glisser avant d’avoir pris une couche. Dans le casier inférieur de la table de nuit, il y avait un pot de chambre. Il n’existait pas de W.-C. élaborés, ni même de fosse septique dans la commune, ou les excréments allaient obligatoirement au compost. Le vieux quitta son chapeau, sa tunique, ses savates, ses jeans. Son corps craqua lorsqu’il se plia pour s’enfiler entre les draps. Il n’avait pas fermé le volet de bois de la fenêtre de la chambre, qui béait sur la nuit sereine, à moins d’un mètre du lit. Le vent se levait par vagues dolentes, et alors les branches des arbres proches bruissaient, et les pales d’un aérogénérateur mal entretenu se mettaient à tourner plus vite et grinçaient. Les insectes volaient, tournaient, bourdonnaient. Le vieux s’endormit, se réveilla, se rendormit, rêva aux Indiens, les Indiens avaient le visage des gens de la commune, ils mangeaient des lapins qui avaient l’apparence de petits bébés humains. Il partit deux jours plus tard. Direction : Avignon.
Il y avait encore trois de ces saloperies de centrales le long du Rhône avant Avignon : Cruas, Tricastin, Marcoule, et le cavalier continua de passer très au large de son cours, suivant un itinéraire en demi-cercle qui le conduisit au cœur de l’Ardèche et du Gard, de beaux paysages changeants et découpés, pas trop esquintés. Les jours se succédaient aux jours, paisibles, avec bien sur leur lot de petites surprises, mais toujours des petites, jamais des grandes. Deux fois encore il croisa sur sa route une petite communauté de survivants, la première à Barjac, un très vieux couple très marrant, très bavard pour une fois, très radotant aussi, qui l’accueillit une journée dans l’hôtel-restaurant où il avait élu domicile, la seconde fois près d’Uzès, cinq femmes qui habitaient une importante concentration de maisons-bulles. Mais les femmes étaient sèches et autoritaires. Il ne resta auprès d’elles que le temps d’un repas de midi, d’ailleurs bon, fait de beignets de blé à l’huile d’olive et d’une salade de fruits. Vers la fin de la journée – c’était la quatrième depuis Pierre-Fournier –, le temps, qui avait été mouvant depuis le début de la matinée avec une grande bousculade de cumulus dans le ciel, vira brusquement au mauvais. C’était vers six heures, ou peut-être bien sept heures. Le ciel se boucha au-dessus de sa tête, gris acier, avec des franges violettes ou brunes à l’horizon. Le vert du paysage se délaya, perdit sa teinte pimpante. Vers le sud, le tonnerre commença à gronder et, en même temps, le cavalier aperçut la lueur bleu électrique des éclairs qui éclataient en nappes de lumière plate par-dessus les collines. Il fit hâter son cheval. Aucune construction n’était visible dans les environs et il n’avait pas envie de se faire tremper. Il chemina un instant au plus creux d’un thalweg qui descendait vers ce qui restait de la forêt de Malmont, retournée en grande partie au désordre hirsute de la savane après les efforts de déboisement passés. Tout autour de lui rebondissait la caillasse du tonnerre qui débaroulait la pente raide du ciel. Quand il déboucha de la gorge, un dense rideau de pluie bouchait l’horizon de verre dépoli. Les premières gouttes l’atteignirent bientôt, le cheval s’ébroua, eut un hennissant rire nerveux. Des tas d’oiseaux circulaient à ras du sol, ombres grises trop rapides pour être identifiables. Un renard alla se fourrer dans les jambes du cheval, le museau levé, humant l’humidité crépitante de l’atmosphère. Et soudain le cavalier se retrouva en plein dans la masse principale de l’ondée. Il courba les épaules, enfonça un peu plus son chapeau inutile sur son crâne, essaya, à coups de talon, de communiquer au cheval un rien de plus de vitesse. Mais le cheval ne voulait rien savoir, il n’en faisait toujours qu’à sa tête, c’était un salaud. À travers la pluie, le cavalier repéra enfin une longue maison basse devant lui. Il était entièrement imbibé quand il pénétra par la porte principale, tirant le cheval derrière lui. Autour, la pluie ondulait dans les brusques coups de coude du vent et les éclairs crénelés jaillissaient sans discontinuer entre ciel et terre. La maison était une vieille propriété bourgeoise avec de grandes pièces vides et délabrées, envahies par la mousse, les lichens, les champignons. En plus ça puait, une odeur indéfinissable, le moisi, la putréfaction, le cafard. Le vieux se déshabilla entièrement, se frictionna longuement avec une couverture, jusqu’à ce qu’il soit tout à fait sec : il n’avait pas envie d’attraper froid. Ensuite il s’assit les jambes en tailleur sur la couverture, devant une fenêtre, regardant le jeu fugitif des éclairs, écoutant le martèlement de la pluie dans l’herbe et, au-dessus de sa tête, sur les vieilles tuiles de la maison. Dans la pièce, un tiptiptiptiptip ininterrompu sur le parquet rongé, la pluie, la pluie encore qui traversait les étages par un cheminement mystérieux. Bientôt il fit vraiment nuit. La pluie n’avait pas l’air de vouloir s’arrêter mais le tonnerre se faisait plus rare. Le voyageur prit quelques trucs à manger dans les fontes du cheval, les fameuses galettes de blé qui duraient encore, une pomme, du miel. Il étendit le matelas synthétique sur le sol, voulut forcer le cheval à se coucher sur le flanc près de lui pour profiter de sa vaste chaleur. Mais le cheval ne voulait rien savoir. Il le traita de vieux con et s’étendit sur le matelas, roulé dans la couverture. Il avait quand même un peu froid, il entendait le vieux con de cheval remuer dans l’obscurité. Une forme volante passa au-dessus de lui, venant de l’intérieur de la maison, et creva le rectangle pluvieux, vaguement luminescent, de la fenêtre. Une grande roussette, probablement. Le voyageur ne dormit ni mieux ni moins bien que d’ordinaire, il se réveilla une fois en sursautant dans un jaillissement liquide, chaud, à l’odeur acide, tandis qu’une nuée de gouttelettes le percutaient : c’était le vieux con de cheval qui lui pissait dessus. Le lendemain la pluie avait cessé, le ciel était dégagé par longues stries bleu pâle. Dans la lumière louche de l’aube qui se glissait comme une pâte solide par la fenêtre sans battants, le vieux aperçut, adossé au mur du fond, quelqu’un qui le regardait lugubrement de ses orbites véreuses. Il se leva, fit quelques pas, se planta en face de celui ou de celle avec qui il avait passé la nuit. C’était un cadavre moitié sec moitié purulent, quinze jours, un mois peut-être, ou plus, et qui expliquait l’odeur. Le cadavre ricanait avec deux dents, une mèche de cheveux gris tombait dans sa bouche, sa main gauche, dont l’annulaire portait une grosse bague avec une pierre verte, était posée sur son genou. Au-dessus du cadavre, pendue à l’une des poutres apparentes du plafond, la grande roussette dormait, repliée dans le sac de cuir de ses ailes huileuses. Le vieux s’écarta du cadavre, sous les vêtements duquel ça bougeait. Le cheval n’était plus dans la pièce, il avait foutu le camp, mais pas loin, il était dehors, il broutait. Le vieux se rhabilla, sa tunique et ses jeans étaient encore humides, mais tant pis. Il reprit sa route vers le sud-est, mangeant en route les fruits des arbres rencontrés. La végétation, fouettée par la pluie de la veille, étincelait. Peu après avoir traversé l’autoroute A 9, il entendit des coups de fusil, assez loin sur sa droite. Il ne put rien voir mais les coups de feu éclataient en chapelet, une vraie fusillade, sans doute une bataille rangée entre deux communes. Ça arrivait. Un peu plus tard il tomba sur trois lionnes et un lion couchés dans les herbes en plein milieu de la N 100. Le cheval, qui les avait sentis avant qu’il ne les vît, fit un écart, stoppa net, l’échine parcourue de frissons. Le cavalier le calma avec de longues caresses du plat de la main, mais ne put toutefois pas le décider à avancer. Il soupira, sortit en douceur son fusil de l’étui, on ne savait jamais. Les bêtes étaient à une vingtaine de mètres, le mâle avait une patte négligemment posée sur la carcasse d’une vache ou d’un cheval fraîchement abattu, déjà pas mal rongée mais encore entière. Il tourna la tête vers le cavalier, le fixa un moment avec indifférence de ses yeux brun-jaune, bâilla superbement, reposa sa tête sur le cadavre, retomba dans la douce hébétude de la digestion. Une des femelles roulait de gauche à droite sur le dos, les pattes en l’air, jouant avec trois ou quatre petits, boules rousses et duveteuses comme des ours en peluche. Une autre, accroupie, léchait le sang qui dégoulinait de la cuisse de l’animal abattu. La troisième était assise sur son train arrière, elle tournait le dos au cavalier, regardant quelque chose, ou rien, dans la direction d’Avignon. Le cavalier fit Hue !… jouant à nouveau de la savate contre les flancs du cheval. Mais le cheval avait trop peur des lions, c’était une peur qui était inscrite dans ses gènes et avait franchi, intacte, des millénaires et des millénaires. Il ne bougeait pas, ses pattes étaient soudées à l’asphalte craquelé. Le voyageur grogna, se décida enfin à faire faire volte-face à sa monture. Ils repartirent donc en sens inverse, le cavalier se retourna deux ou trois fois pour voir si un des fauves ne les suivait pas. Mais non, ils n’étaient pas suivis. Il remisa le Hammerless dans sa gaine, traversa les champs derrière un groupe de maisons, rejoignit la route un bon kilomètre plus loin. Le cheval s’était tout à fait calmé, il avait oublié les lions et sa peur. Le cavalier, lui, y pensait encore avec une secrète satisfaction. Il était extrêmement rare de voir encore des animaux africains en France mais malgré tout certaines espèces s’étaient acclimatées, avaient survécu. Leur origine remontait aux petits zoos et parcs zoologiques privés qui s’étaient multipliés vers la fin de l’âge industriel, et dont les quelques pensionnaires, qui n’avaient pas été abattus ou qui n’étaient pas morts par manque de soins, avaient fini par être libérés, ou se libérer. Leur plus grand ennemi était l’hiver mais, guidées par un instinct sûr, les bêtes gagnaient peu à peu l’extrême sud de l’Europe, la pointe de l’Espagne, la botte italienne, la Grèce, et c’était à cause de cette migration qu’il devenait exceptionnel d’en rencontrer, bien que le cavalier eût entendu dire que d’importantes hardes d’éléphants eussent élu domicile dans les marais de Camargue. Le voyageur avait aussi, deux ou trois fois, aperçu des guépards, mais c’était la première fois qu’il voyait une famille de lions. Ce souvenir lui tint compagnie le reste de la route, et peu de temps après il pénétrait dans Avignon. C’était le soir, Avignon était magnifique dans la lumière du couchant, ceint de ses remparts et couronné par la grande silhouette du Palais des Papes, avec toutes ses tours carrées imbriquées de bric et de broc à la ressemblance d’un château de gosse fait avec des parallélépipèdes en bois, et flanquées du haut clocher pointu de la cathédrale des Doms. Les vieilles pierres étaient rose orangé contre le ciel d’un bleu si cru qu’il en était presque vert. La vision n’était pas seulement magnifique, elle était féerique, un décor de théâtre, une page d’un gigantesque livre d’images, une toile peinte sous le feu déclinant d’un projecteur pourpre. Le cavalier s’était arrêté au beau milieu du pont sur le Rhône pour contempler la ville. À côté de lui passa un attelage de vaches tirant une charrette à moitié remplie de bois, de fruits, de légumes, et conduite par une femme vêtue seulement d’un short vert. Salut ! lui lança la femme alors que l’équipage le dépassait, allant vers la ville. Le cavalier répondit par un grognement, il ne pouvait détacher son regard ni son esprit de la splendeur offerte, architecture des hommes rehaussée par le pinceau solaire de Dame Nature. Puis les murs perdirent leur couleur par le bas, à mesure que le soleil s’effondrait. Quand tout fut gris et plat sous le ciel encore cobalt, le cavalier poussa à nouveau sa monture, entra dans la ville par la place Grillon. Les rues étroites étaient assoupies dans la lourdeur du soir. La ville n’était pas trop embroussaillée, signe d’activités humaines et d’un peuplement encore récent, encore actuel peut-être. En fait, et comme il l’apprit dans les jours qui suivirent, Avignon comptait encore une trentaine d’habitants permanents, qui ne vivaient pas en commune mais étaient au contraire disséminés dans divers bâtiments. Tous les trois ou quatre jours, des paysans des environs livraient des vivres, en échange d’un travail occasionnel. C’était là une organisation ténue mais qui, dans sa fluidité, rappelait le monde d’avant. C’était un anachronisme, mais ça fonctionnait. Le cavalier traversa la place de l’Horloge où les grands platanes centenaires faisaient toujours sentinelles, au milieu du trottoir mangé d’herbe jadis envahi à la belle saison par les tables et les chaises des bistrots. Ensuite il descendit jusqu’aux remparts nord par la rue de la République. Les sabots du cheval n’éveillaient aucun écho entre les murs glabres des maisons, pourtant il s’entendit héler alors qu’il remontait la courbe de la rue Joseph-Vernet. Il tira sur la bride, il y avait un feu dans la cour du musée Calvet et trois silhouettes éclairées par les flammes lui faisaient des signes. Il passa le portail ouvert, se vit offrir par les trois hommes une portion de poitrail de mouton qui grillait sur une broche au-dessus du feu, en échange d’un peu d’alcool s’il en avait. Le cavalier répondit qu’il n’en avait pas et, après une courte hésitation, l’un des trois hommes lui proposa quand même de partager leur repas. Il accepta, descendit de cheval, mangea un bout de mouton juteux en écoutant le discours enténébré de ses hôtes, qui roulait surtout sur le manque d’alcool. Mais, par bribes, le voyageur fut aussi informé de la situation humaine en Avignon. Il n’aurait pas cru qu’il y résidât tant de monde. Mais après tout c’était normal : pareils aux enfants des animaux africains déracinés, les gens descendaient eux aussi doucement vers le sud, vers la chaleur, pour crever la tête au soleil et les pieds près de la mer. Comme lui, comme lui. Le mouton était fameux, avec plein d’herbes qui lui donnaient du goût en plus. Le voyageur aurait aimé imbiber des morceaux de mie de bon pain de Pierre-Fournier avec le jus qui dégoulinait, mais il ne lui en restait plus beaucoup et il aurait été fini tout de suite s’il avait dû le partager avec les trois hommes. Alors tant pis. Il dormit ce soir-là dans le musée Calvet, en bas, sur un lit tout ce qu’il y avait de confortable. Le lendemain il rôda en ville, mais il était surtout attiré par la place de l’Horloge, la place du Palais, le Palais, et par la promenade du rocher des Doms maintenant rendu à la broussaille proliférante mais au sommet duquel il pouvait parcourir, derrière l’écran flou de son mauvais œil, l’étendue bien plate de la plaine du Rhône, ocre et bleu avec le pointillé vert sombre des arbres et, sur sa gauche, les collines surplombant Villeneuve-lès-Avignon et le fort Saint-André et, au premier plan, le tronçon du pont Saint-Bénezet jeté de biais en travers du fleuve impassible. Il ne pénétra dans le Palais que le troisième jour, retenu peut-être par une timidité, une pudeur, ou la peur inconsciente de réveiller de vieux fantômes qui auraient eu le visage de sa jeunesse. Longtemps après que le festival officiel fut mort et enterré, la ville était restée un carrefour de fête, de vraie fête populaire enfin, une fête qui durait tout l’été, de la nuit de la Saint-Jean aux premières rousseurs d’octobre. Les troupes de baladins, de théâtre, les danseurs, les groupes musicaux, les cirques, tout ce qui avait quelque chose à montrer, à proposer, venait le faire à Avignon, dont le cœur battant était jusqu’au bout resté la grande cour du Palais. Dans le temps d’avant, dans l’âge mûr du cavalier, 45, 50 ans, alors qu’il habitait encore Alès, il faisait presque chaque année le voyage de la fête. Son départ pour Nantua, et puis l’âge, oui, l’âge, et la lente extinction des feux du spectacle sous les pas des baladins arthritiques, avaient mis un point final au pèlerinage. Maintenant, retrouver la ville morte, et les hauts murs du Palais retournés à leur solitaire garde de pierre, le remplissait à la fois de nostalgie, de chagrin, et d’un plaisir diffus – tous sentiments réconciliés dans la rencontre temporelle du passé et du présent. Lorsqu’il eut franchi le corridor voûté et qu’il se fut arrêté au seuil de la cour, les images qui louvoyaient dans sa tête se disloquèrent. La cour, puits carré d’ombres lourdes, avait été envahie par la végétation. Plus de scène, plus de gradins. Le patient travail du vent, apportant jour après jour des graines et des spores que les pluies de l’automne enfonçaient dans l’humus, avait fini par transformer la surface carrée du fond de la cour en une forêt luxuriante, inextricable, où toutes les essences se mêlaient dans un fouillis vert piqueté des taches multicolores des fleurs, une orgie végétale qui n’avait épargné le reste de la ville que pour mieux se concentrer dans cet espace clos, à l’abri des regards. Le voyageur s’enfonça sous les ramures, à petits pas précautionneux, comme s’il avait craint de déranger les habitudes de la forêt miniature par des bruits intempestifs ou des gestes trop brutaux. Il circulait sur un doux tapis de mousse et d’herbe d’où jaillissait la dentelle des fougères, il effleurait parfois du bout des doigts un bosquet d’azalées ou de prunus, s’écartait des touffes piquantes des genévriers, admirait la silhouette élancée des frênes et des ifs, respirait la houle du romarin, faisait crisser entre le pouce et l’index le fruit dur et rouge du sorbier. Des oiseaux piaillaient autour de lui, un lézard s’enfuyait parfois sous son pied. Fragmentée par l’entrelacs des feuilles, la lumière se brisait en paillettes, en baguettes tronçonnées, en pastilles qui couraient sur ses bras, ses jambes, sa tunique, et pénétraient dans les crevasses de son chapeau. Il avait pénétré dans le jardin magique un peu avant midi. Il en explora le moindre détour jusqu’au soir. Il avait négligé de manger et seul l’assombrissement du ciel le sortit de la torpeur heureuse où il se trouvait plongé, retrouvant des conduites et des émotions d’enfant. Sa décision était prise : il ferait du jardin, pour un temps, son domicile, son havre, sa prison. Dès lors il n’en sortit plus guère, préférant à la fréquentation de ses semblables la solitude du puisard. Les hauts murs ocrés du Palais rythmaient le défilement des heures en reflétant diversement la lumière solaire qui passait de l’or pâle de l’aube à la sienne brûlée des fins d’après-midi, où la montée gris-violet de l’ombre finissait par en chasser le vernis. Le voyageur mangeait et dormait dans la jungle de théâtre, regardant entre les murs la découpe carrée du ciel étincelant morcelée par les taches brumeuses des feuilles. Quand il pleuvait, car cela arrivait, il se réfugiait dans les vestibules à claire-voie bordant la cour et admirait sa forêt qui luisait magnifiquement sous l’ondée. Le reste du temps il rêvassait, il dormait, il ne faisait rien, il vivait. Parfois une brusque attaque de lassitude le clouait sur le dos au milieu de la cour, les tempes emperlées de sueur, mais il ne s’en inquiétait pas, il laissait passer. Les jours de marché (et le marché se tenait précisément sur la place du Palais), il allait échanger contre sa maigre force de travail des fruits, quelques légumes, un bout de viande. En conséquence, il participa plusieurs matins aux travaux d’agriculture et d’entretien des communes en miettes qui approvisionnaient les citadins. À cela se limitaient ses seules sorties, ses seuls rapports humains, et encore les réduisait-il au minimum. Ainsi les jours défilaient, défilaient, dans la douceur, dans l’indifférence, dans la torpeur de l’automne rougissant. Le voyageur n’avait pas oublié pourtant son but ultime : la mer. Mais il reportait chaque jour son départ, qui faisait maintenant plus figure de mythe que de nécessité charnellement ressentie. Et puis il n’allait pas très bien, la fatigue emplissait son vieux corps, il avait le bras gauche lourd et gourd et la petite étincelle de son cœur palpitant ne s’apaisait que pour renaître plus brûlante, et les tisanes d’aubépine et l’élixir d’ail n’y changeaient rien. Insensiblement, les jours raccourcissaient, les périodes de beau temps rétrécissaient, les nuages apportés par le vent du nord stagnaient de plus en plus souvent au-dessus de la Cité des Papes. Le voyageur arrêté voyait son jardin secret perdre ses plumes et le doux parterre de mousse cédait la place à un marais de feuilles crissantes, puis moites de l’eau de pluie qui n’avait plus le temps de sécher entre deux averses et servait de repère spongieux à de longues larves blanches et à leur postérité cuirassée. Il se réfugiait de plus en plus souvent sous les arches de la paroi est et, drapé dans une couverture, regardait de son œil fripé la pluie s’engouffrer à longs traits brillants dans l’ouverture carrée du puisard. La douceur faisait place à l’aigreur, il sut qu’il était temps, enfin, de partir.
L’homme était fatigué et le cheval était de mauvaise humeur. L’homme respirait avec peine, son bras gauche était durci par une étreinte de plomb et l’étincelle qui charbonnait sous sa clavicule gauche devenait par à-coups une véritable fournaise. L’homme faisait un geste, s’arrêtait, respirait à fond, essuyait de sa manche la sueur grasse qui coulait sans discontinuer de son front, refaisait un geste, s’arrêtait de nouveau. Il y avait les deux couvertures brunes à disposer sur le dos du cheval, et puis la nacelle d’osier à fixer sous le ventre avec la courroie de cuir, et puis la muserolle à placer correctement sur le haut de la tête, et puis les autres couvertures à attacher derrière la selle, et les fontes en peau de porc pleines de choses à manger à hisser sur la croupe. Fatigué, fatigué, fatigué. Le cheval bougeait sans arrêt, il dansait d’une patte sur l’autre et faisait des écarts continuels, ses yeux reflétaient plus de stupidité que jamais. Tiens-toi tranquille, vieux con ! grommelait parfois l’homme. Mais le cheval restait nerveux et irritable, le temps peut-être, trop doux ce jour-là, et bleu, une de ces fadeurs maladives d’arrière-saison. Enfin le cheval fut harnaché. Mais pour le monter, c’était une autre histoire : l’homme ne parvenait plus à se hisser en selle, ses bras n’avaient aucune force, le droit raide et arthritique, les vieux plombs reçus, le gauche avec cette sale lourdeur. Il dut aller chercher un vieux cageot pour s’élever suffisamment. Comme ça, il y arriva. Mais une fois à cheval, il transpirait comme jamais. Il respira encore bien à fond, mais tout compte fait ça ne lui procurait aucun soulagement, au contraire, c’était comme si une grosse main lui saisissait le milieu de la poitrine et serrait, serrait, le laissant chaque fois qu’elle se retirait un peu plus essoufflé. Il lança un faible Hue ! Le cheval démarra, descendit la rampe de pierre qui joignait la place à la porte principale du Palais. Ensuite les petites rues, jusqu’aux remparts. Le cavalier ne s’était pas retourné une seule fois sur le Palais, et il ne se retourna pas davantage sur Avignon une fois sur le pont, une fois sur la route vers Nîmes, qu’il reprenait comme à son arrivée. Le ciel était toujours d’un bleu trop bleu, mouillé vers le nord-est par des bandes baveuses de nuages blancs. Le cavalier transpirait toujours. Il avait trop chaud, ayant passé par-dessus son tricot de peau en coton à manches longues le gros pull bleu marine tricoté par Marie-Anne. Mais il était trop tard pour le quitter, trop fatigué, pas le courage de faire le moindre effort, se laisser voguer au rythme du pas nonchalant du cheval, léger tangage. Vers le milieu de la journée le vent se leva, le mistral, qui emportait sur sa lancée des tonnes de poussière et de feuilles mortes. Le cavalier subissait ce bombardement frontal sans broncher et, à travers la mince fente de ses paupières presque closes, son œil valide effleurait l’horizon sans s’y poser. Son éternel chapeau avait été emporté par l’avant-garde de la bourrasque, il n’avait pas songé une seule seconde à essayer de le rattraper, tant pis, quelle importance ? Maintenant, le crâne nu, il touchait de temps à autre avec son index la longue cicatrice qui traversait son front jusqu’à son sourcil gauche. Son crâne était bronzé, la cicatrice par contraste paraissait livide, presque blanche. Il vogua ainsi à contrevent jusqu’au soir, il n’avait pas trouvé le courage de descendre de cheval, il avait juste grignoté quelques pommes prises dans ses fontes et bu un peu d’eau à sa gourde. Toujours perché sur sa selle, il avait aussi pissé maladroitement en sortant de biais son machin et en avait mis plein ses jeans. Le soir enfin, c’était un peu avant Nîmes, il s’arrêta dans la cour d’une ferme. Il s’était laissé glisser de cheval le long du mur d’enceinte et dormit là, d’un sommeil exceptionnellement lourd, le nez dans le chiendent, sans avoir eu le courage de dérouler son matelas et ses couvertures, sans manger, sans rien. Au-dessus de lui le vent sifflait toujours, brassant les oiseaux de nuit, les chauves-souris, les papillons, les feuilles et les fantômes. Il repartit à l’aube, le mistral n’avait toujours pas cessé. Se remettre en selle avait été un effort gigantesque, il avait dû s’y reprendre au moins dix fois, se hisser sur un petit tas de cailloux branlant, tirer comme un diable sur ses bras qui ne voulaient rien savoir. Fatigué, fatigué. Le cheval marchait maintenant au hasard, poussant droit devant lui vers l’horizon de brume balayé par le mistral. Le cavalier nageait dans la sueur froide qui poissait ses aisselles et ses reins, il nageait dans la chaude douleur de sa poitrine, dans la légèreté aérienne de sa tête qui ne pouvait plus se fixer sur une pensée précise. La route à suivre, le but à atteindre, la gifle du vent, les cahots du cheval, le défilement monotone du paysage gris aux arbres agités : autant de lueurs fugitives que rien ne reliait. Il faut que je… Il faut que je… marmonnait parfois le cavalier. Le vent le frappait en pleine figure et sa vision avait dû brutalement baisser car il lui semblait maintenant avancer dans l’eau sombre d’un crépuscule traversé d’éclairs blêmes. Il faisait sans cesse circuler l’ongle de son pouce gauche de haut en bas le long du bourrelet dur de sa cicatrice frontale, et les rênes, que sa main droite avait laissé échapper, reposaient sur l’encolure du cheval qui allait toujours de son même pas imperturbable. Il faut que je… Le cavalier vacillait d’avant en arrière, la barrière brune de l’horizon s’élevait et s’effondrait devant lui comme une mer houleuse dans une atmosphère d’embruns. Son corps entier le brûlait, mais ses aisselles restaient comme deux zones glacées qui le clouaient dans l’air sur les ailes métalliques du vent. Il vit le ciel chavirer au-dessus de sa tête, sa bouche était en train de former les mots : Il faut qu… Le chavirement devint tourbillon qui affecta la totalité de l’univers. Sa bouche resta à demi ouverte, figée entre consonne et syllabe par la tétanisation de ses muscles faciaux. Il ne sentit qu’à ce moment-là l’explosion fantastique de la douleur qui déchira sa poitrine en deux, l’ouvrant comme un fruit mûr. Mais la douleur était trop intense pour que le cavalier la perçoive comme une douleur localisable : elle était partie intégrante de l’univers obscur et tourbillonnant, elle était particules lumineuses, et grondements de l’enfer, et d’éclairs et flamboiements. Trois secondes. Et puis elle se referma comme elle s’était ouverte, elle partit comme elle était venue : il n’y avait plus personne pour la ressentir. Le cavalier continua de basculer en arrière, quitta la selle les jambes en l’air, se reçut au sol par l’épaule droite, s’étala dans l’herbe haute et rousse comme un vieux pantin de son à moitié vidé, resta couché sur le dos, bras en croix, jambes en V, la bouche à demi ouverte, ses yeux ouverts, l’un brun, l’autre blême, plantés dans le ciel parcheminé. Le cheval fit encore quelques pas puis, intrigué par l’insolite sensation provoquée par son échine vide, s’arrêta. Il remua les oreilles, tourna le cou vers la droite et vers la gauche, ne capta rien dans son étroit champ visuel qui fût de nature à le renseigner sur ce qu’il était advenu de son cavalier. Puis il oublia. Il se mit à brouter sans enthousiasme, choisissant avec soin les touffes d’herbes les moins desséchées. Son errance en zigzag l’éloigna peu à peu de l’endroit où l’homme était tombé. Vers le soir, le mistral s’apaisa, tomba tout à fait. Une dizaine de chevaux libres passèrent au petit trot près de lui. Il voulut se joindre à leur troupe mais, méfiants et sentant encore sur lui l’odeur de l’homme dans tout le barda qu’il avait accroché sur le dos, les chevaux accélérèrent l’allure. Piqué au vif, il les suivit de loin, frémissant du désir de folâtrer avec eux dans la plaine sans limites du monde. La nuit s’étala avec promptitude, les étoiles scintillèrent à travers les longues déchirures des nuages. Trois chiens sortirent de l’obscurité, un mâle couturé de vieilles cicatrices et à la queue tronquée, et deux femelles. Ils s’approchèrent du corps à pas prudents, tournèrent autour, le reniflèrent, humèrent la nuit. Le vieux mâle s’aplatit contre le sol perpendiculairement au corps, son museau touchant presque la main droite de l’homme dont la paume était ouverte face au ciel. Les deux femelles commencèrent à lécher la figure et le cou du mort, s’enhardirent, mordirent. Un fragment de joue se détacha sous la dent de la plus téméraire. Elle le mâchouilla un moment, recracha les poils de barbe qui y adhéraient. L’autre se décida à goûter au cou, cisaillant avec ses canines les cordes dures des tendons. Les tendons résistaient, la chienne arqua l’échine, prenant appui sur la poitrine avec une de ses pattes de devant. Quelque chose craqua, la chienne put enfin fouiller dans le réseau de muscles, de veines et de cartilage. C’est à ce moment que le mâle choisit de faire usage de son autorité. Il se leva en grognant, bouscula les deux chiennes qui s’écartèrent, le laissant ronger le cou jusqu’à ce que la tête soit pratiquement séparée du tronc. Puis il attaqua l’épaule droite, déchiquetant maladroitement le pull-over. La vieille chair dure fut bientôt à nu, et le chien se mit en devoir de détacher le bras du torse. Une des chiennes, profitant de ce que le maître ne faisait plus attention à elle, vint mordre le ventre juste au-dessus de la ceinture. L’autre la rejoignit, et elles fouillèrent ensemble dans les entrailles. Le foie forma l’essentiel de leur repas, elles l’avaient délogé après avoir fait craquer quelques côtes. Puis le mâle les appela. Il avait dévoré le gras de l’épaule et fini de détacher le bras. Il partit en trottant, le membre dans la gueule, qui traînait sur le sol. Les chiennes suivirent, ils disparurent dans la nuit. Peu avant l’aube, un renard en chasse infléchit sa course pour venir renifler le corps, mais il n’y toucha pas. La journée suivante fut belle, le mistral ne s’était pas relevé, le soleil brilla. Un couple de vautours arrians qui tournoyait depuis une heure au-dessus du corps se décida à se poser à une dizaine de mètres de lui. Les deux rapaces, avec des mines de conspirateurs et le tressaillement de peurs fausses ou vraies, progressèrent en sautillant vers le corps, l’attaquèrent en son milieu, là où le travail avait déjà été commencé par les chiens. Bientôt deux, trois, cinq autres vautours furent de la fête, entourés par un cercle de corbeaux circonspects qui regardaient ces agapes d’un œil impassible. Vers le milieu de l’après-midi la terre frémit sous un roulement de sabots nombreux, c’était un grand troupeau de bovidés qui passait. Les vautours s’égaillèrent en piaillant de fureur, un long cordon d’intestin se déroula, accroché à un bec ébréché. Un des corbeaux profita de ce répit pour se pencher sur le crâne du gisant. Il pencha la tête sur le côté, pour mieux examiner l’étendue de viande dont il occupait la boule stratégique et, d’un mouvement à la fois vif et posé, plongea son fort bec noir dans l’œil vitrifié. La corne du bec fit plecplecplecplec alors que le corbeau mâchait les fragments gélatineux de la membrane sclérotique. Puis il s’envola car les vautours revenaient. Le ballet dura jusqu’à la tombée de la nuit, où les chiens réapparurent, y mettant provisoirement fin. Cette fois, le gros mâle s’appropria une jambe. L’autre suivit une nuit plus tard, et une nuit plus tard encore, le second bras. Pendant le jour vautours et corbeaux nettoyaient le buste et la tête, qu’un perncoptère isolé finit par faire rouler de telle façon qu’il put atteindre le cerveau par en dessous et s’en délecter. Bientôt, très exactement le cinquième matin, il ne resta presque plus rien du voyageur, que des morceaux de chair noircie adhérant encore au reste du squelette et qui s’étaient enfouis dans les replis lacérés des vêtements. Affairés et cliquetants, les brillants nécrophores à la carapace orange et noir jouaient de la mandibule à travers ces reliefs, dont ils enterraient de menues parcelles sous la terre. Mais rapidement les fourmis furent si nombreuses et si agressives que les nécrophores abandonnèrent la partie. Les fourmis avaient pour elles le nombre et l’organisation. Elles nettoyèrent les os de fond en comble mais, au lieu d’enterrer leur butin, elles l’emportaient avec discipline et patience vers leur lointain dôme d’aiguilles de pin. C’étaient des fourmis rousses, qui durent livrer une guerre brève mais mouvementée à une colonie moins importante de fourmis noires qui avaient voulu profiter elles aussi de la source de nourriture. Au bout d’un mois, le crâne et le tronc étaient nets de toute trace de viande. Le squelette était encore très blanc, il était encore trop neuf pour avoir pu jaunir au vent, à la pluie, au soleil, au temps. Le crâne avait roulé à quelques mètres du tronc, la mâchoire désarticulée mordait la terre et des herbes avaient poussé en travers des orbites. Au printemps suivant la végétation recouvrait complètement le squelette qui s’imprimait peu à peu dans la terre, comme une signature.
Quelques-unes des 523 espèces animales supérieures éteintes au XXe siècle pour cause de chasse, de modification des biotopes par suite d’activités humaines, d’effets secondaires des pollutions chimiques, de la concurrence ou prédation non naturelle d’autres animaux.
LE BISON EUROPÉEN
LE LYNX EUROPÉEN
LE CASTOR EUROPÉEN
L’OURS ALPIN
LE LOUP MARSUPIAL
LE SOLENODON DE CUBA
L’AYE-AYE DE MADAGASCAR
LE CERCOCÈBE AGILE DU KENYA
LE LAPIN D’ASSAM
LE RORQUAL BLEU
LE LOUP NOIR AMÉRICAIN
LE LOUP D’ABYSSINIE
LE GRIZZLI
LE PUTOIS À PIEDS NOIRS
LE SERVAL D’AFRIQUE DU NORD
LA PANTHÈRE DU SINAÏ
LE TIGRE DE SIBÉRIE
LE TIGRE DE BALI
LE TIGRE DE LA CASPIENNE
LE PHOQUE NOIR DE MÉDITERRANÉE
L’ÂNE SAUVAGE DE NUBIE
LE RHINOCÉROS BLANC
LE RHINOCÉROS DE SUMATRA
LE KOUPREY DU CAMBODGE
LE BOUQUETIN DES PYRÉNÉES
LE BUBALE DE SWAYNE
LE CERF DU CACHEMIRE
LA GAZELLE DAMA DU MAROC
L’ORYX D’AUSTRALIE
L’AUTRUCHE SYRIAQUE
L’IBIS CHAUVE
LE VAUTOUR FAUVE DES PYRÉNÉES
LE GRAND TÉTRAS
LE GYPAÈTE BARBU
LE FAUCON PÈLERIN
LE PÉTREL CAHOW
L’IBIS BLANC DU JAPON
LE CONDOR DE CALIFORNIE
LA GRUE BLANCHE D’AMÉRIQUE
LE COURLIS ESQUIMAU
LE PIGEON RAMIER DES AÇORES
LE SCOPS DES SEYCHELLES
LA CHOUETTE EFFRAIE DE MADAGASCAR
LE MALURE DU LAC EYRE
LA FAUVETTE DE BACHMAN
LE GRACLE À BEC FIN
LA PYGARGUE À QUEUE BLANCHE…
Espèce animale supérieure éteinte au XXIe siècle.
L’HOMO SAPIENS
Mitsubishi. L’abeille Xylocope vrombit à la verticale du calice de la pivoine arborescente. Eastman Kodak. Le lièvre sort la tête de l’orifice de son terrier, ses oreilles indiquent neuf heures quinze mais il se trompe sûrement. I.T.T. Le courlis cendré pointe son long bec vers le sol, saisit avec dignité, presque avec affectation, un vermisseau qui arpentait la terre entre ses pattes. Royal Dutch. La musaraigne hume les odeurs de l’herbe, ses cinq petits trottinent derrière elle, le premier accroché à sa queue avec ses dents, les suivants à la queue de celui qui précède. L’abeille plonge la tête la première dans l’enivrante douceur carminée de la pivoine. Le monde est à elle. Le lièvre pousse son corps gris-brun hors du terrier, il s’est assuré qu’aucun rapace ne rôdait dans l’azur du ciel. Le monde est à lui. Le courlis mâche avec application le vermisseau qui, tronçonné, se tortille encore en travers du bec mince comme un sabre de l’oiseau. Le monde est à lui. La musaraigne s’arrête, ses petits se bousculent derrière elle, elle vient d’apercevoir au bout de son museau une sauterelle verte bien grasse. Le monde est à elle. Le monde est à eux tous. Mitsubishi Eastman Kodak I.T.T. Royal Dutch General Motors Péchiney-Ugine-Kuhlmann Standard Oil Nestlé Ford Bendix-Lockeed General Electric Narodny IBM Michelin Chrysler Saint-Gobain Mobil Oil Rhône-Poulenc Unilever Rockefeller Texaco Rothschild Gulf Oil Wozchod Western Electric U.S. Steel Ling-Temco-Vought Du Pont Philips Shell Volkswagenwerk Westinghouse P.B. General Telegraph and Electronics I.C.I. Goodyear Tyre and Rubber Swift McDonnel Douglas Hitachi Boeing Kraftco General Dynamics Montecatini-Edison Siemens Toyota Farbwerk Hoechst Firestone. Et les États-Unis impérialistes, et le Japon cancéreux, et la République Fédérale d’Allemagne obèse, et la France satisfaite, et la Grande-Bretagne isolationniste, et la Chine bouillonnante, et la Russie bureaucratique, et l’Inde affamée, et Israël militariste, la Suisse cousue d’or, et le Chili fasciste, et le Canada déchiré, et le Koweit assis sur ses pétrodollars. Il n’en reste rien. Il n’en reste rien. IL RESTE : L’effraie inscrit ses volutes sur le fond cendré des nuages. Le monde est à elle. Elle resserre son vol car elle a vu, en bas, tout en bas entre les herbes hautes, une boule de fourrure vivante qui court et sautille. La boule de fourrure vivante est un lérot. Le monde est à lui. Le lérot est un petit rongeur au dos roux et au ventre blanc, un insatiable vorace qui passe de prune tombée en prune tombée et grignote un coup ici, un coup là, un coup de dent ici et là dans la dure pulpe des fruits sauvages. Un mouvement dans l’air, un souffle froid. Les serres de l’effraie se referment sur le lérot. Le rongeur roule sur le dos, son cœur s’emballe, il est trop tard. Un coup de bec, deux coups de bec. Le crâne du lérot s’ouvre sur une bouillie de petite cervelle aussitôt avalée. L’effraie a le même dos brun-roux et le même ventre blanc que sa proie. Elle déchire en deux le ventre blanc duveteux du lérot, se repaît de la masse fumante du foie, des reins et des viscères. Après, ses ailes se déploient à nouveau, poussent sous elle l’air chaud de l’été, et elle est à nouveau à cent mètres, à deux cents mètres dans le ciel, scrutant la plaine de son regard aigu. Le lézard vert se chauffe au soleil, aplati sur une pierre grise qui sort de l’herbe en biais, comme un soc de charrue brisé. Le monde est à lui. C’est un mâle de bonne taille, il fait 40 centimètres de la tête à la queue. Sa peau grêlée de petites taches écailleuses noires, vertes et jaunes étincelle au soleil. Sa gorge, qui se gonfle périodiquement au rythme lent de son cœur, est d’un bleu céruléen surprenant. Sa patte avant droite est amputée de trois doigts, un souvenir des farouches combats contre les autres mâles, à la saison des amours. À part le battement de sa gorge, le lézard ne bouge pas, il dort, ses yeux jaune orangé sans paupières restent pourtant ouverts sur le bruissement du monde. Au bord de la pierre pointue, un museau ovale apparaît, beige jaunâtre, une tête lisse aux ocelles frontaux bien dessinés, un œil rond et jaune percé d’une ronde pupille noire, une langue bifide qui darde, vivace. C’est une jeune couleuvre à collier. Le monde est à elle. Elle a faim. L’œil fixe et rond évalue le lézard qui dort sur sa pierre, ou fait semblant de dormir. L’évaluation est négative : le lézard est trop gros, le combat ne serait peut-être pas à l’avantage de la couleuvre. La tête ovale disparaît du bord de la pierre, la couleuvre se coule à nouveau entre les hauts fûts des herbes et des fleurs, son corps mince et souple sinue en prenant appui sur les aspérités du sol, un caillou, un tesson de pierre, une motte qui affleure. Loin devant la couleuvre, cinq mètres, six mètres, un monticule de terre s’élève entre un plan de ciguë et une graminée. La terre frémit, s’éboule, laisse apparaître un groin fureteur hérissé de poils vibratiles. Encore un peu de terre qui roule et, à la suite du museau, se pousse hors du sol une tête fuselée, gris anthracite, un corps ramassé, propulsé par des pattes munies de longues griffes fortes et pointues. C’est une taupe. Le monde est à elle. Sa chambre ronde est sous la terre, à 50 centimètres de profondeur. Elle a parcouru 28 mètres sous le sol, depuis la chambre, pour émerger à cet endroit précis de son territoire de chasse, là où elle a calculé que passerait la couleuvre dont son ouïe ultra-sensible suit la reptation depuis longtemps. Elle ne bouge plus, ses yeux minuscules cachés sous les poils ne lui sont d’aucun secours pour son guet. Mais son odorat, aussi puissant que son ouïe, la renseigne sur l’approche furtive du reptile. Et au moment où la couleuvre passe à sa portée, strac ! Elle ne fait qu’un bond, saisit le corps fuyant entre ses griffes, broie le cou fragile dans l’étau puissant de ses 44 dents terribles. Le corps beige de la couleuvre s’arque, se tord, se convulse, balaie le sol et les herbes. Mais elle est déjà morte encore que toujours vive, et la taupe la dévore tranquillement dans un grand bruit mouillé de mâchoires. Dans une des galeries de la taupe, une rainette est tapie. Le monde est à elle. Au frais, elle attend que la chaleur du jour cède à la fraîcheur de la nuit. Alors seulement elle sortira pour chanter à la lune. Pour l’instant elle est bien. Dans le sillage de ses déjections, plusieurs petits scarabées noirs, de l’espèce carabus cancellatus, vont et viennent, s’en nourrissant. Le monde est à eux. La rainette se retourne soudain. Un des scarabées, le plus près d’elle, le plus malchanceux, disparaît dans la bouche humide de la rainette. Le batracien mâche un moment la petite bête trop dure en clignant des paupières, puis l’avale d’un coup. Le scarabée descend avec difficulté dans l’œsophage de la grenouille, ses grandes pattes remuent inutilement dans ce milieu obscur et visqueux. Accroché à l’envers au plafond de la galerie, un grillon solitaire attend. Le monde est à lui, il se nourrit des micro-champignons qui se développent dans la fraîcheur de la galerie, lui aussi ne sortira qu’au soir, pour le concert nocturne, si la rainette ne le mange pas. Perchées sur les ombrelles vert tendre d’un haut fenouil, deux punaises graphosoma se délectent. Le monde est à elles. L’huile du fenouil, qui contient de l’anéthole à la senteur anisée, est leur friandise préférée. Les deux punaises piquent de la tête dans le corps des tiges du plant, aspirent avec leur trompe buccale le suc qui irrigue le sillon rostral. Les hémiptères ont une belle livrée rouge vif, avec des sillons noirs sur le dos et des points noirs, huit exactement, sur leur corselet céphalothoracique. Les deux punaises sont réunies par l’extrémité du dos, liées par leurs armatures génitales. Quand l’une avance l’autre recule et, tout en arpentant les artères verticales du fenouil, tout en se nourrissant, elles copulent. Un chien beige avec des taches noires sur les pattes et les flancs court pesamment à travers les taillis. Le monde est à lui. Ses pattes sont marbrées de déchirures sèches. Sa langue rose pend entre ses canines ébréchées, il a le souffle court et rauque, bruyant, ses yeux jaunes mobiles et inquiets roulent constamment dans ses orbites. Il chasse, à travers les ronces, les fourrés épais et cinglants, il suit une piste qu’il est le seul à pouvoir reconnaître. Et s’il la perd souvent, c’est toujours pour la retrouver quelques mètres plus loin. À mesure qu’il se rapproche de sa proie, ses mouvements se font plus sûrs, plus silencieux, sa respiration plus étouffée. Enfin il tombe en arrêt, son museau teigneux passe entre deux colonnes florales, il se confond avec l’environnement végétal qui l’ombre de stries irrégulières. Un bond presque gracieux. Il atterrit pattes antérieures les premières sur une taupe repue qui digérait au soleil. Ses mâchoires se referment sur la toison raide de l’échine, ses canines percent l’épiderme graisseux, tranchent dans la viande, font craquer les os. La taupe passe tout entière dans l’estomac du chien, sauf quelques os trop durs et une partie de la fourrure. Ces restes sont assez vite repérés par une colonne de fourmis rousses en expédition. Le monde est à elles. Les éclaireurs de tête ont aperçu les premiers cette réserve de nourriture, ils se réunissent, palabrent un instant, en cercle, avec leurs antennes, puis se dépêchent de rejoindre le gros de la colonne pour communiquer le renseignement aux soldats des flancs. Les soldats poussent les ouvrières dans la bonne direction, la colonne brise son axe, arrive sur les restes de la taupe qui sont réduits en menues parcelles transportables. Sur la branche flexible d’un genévrier une chenille avance lourdement, à l’envers, progressant dans le tâtonnement poussif de ses pseudopodes abdominaux. Le monde est à elle. Son corps annelé est d’un beau vert tendre agrémenté de rayures noires et de taches roses ; deux nuages jaunes, comme du pollen égaré, décorent son masque facial. C’est une chenille de machaon, un papillon aux ailes jaune pâle nervurées de noir et ornées d’un feston bleu, ocre et vert olive. La chenille parvient au bout de la branche qui plie sous son poids, pend vers le sol. Derrière elle, un soldat des flancs-gardes de la colonne de fourmis s’est, lui aussi, aventuré sur la branche du genévrier. Il a aperçu la chenille, c’est une proie magnifique. Le soldat fait volte-face, projette par l’extrémité de son abdomen une giclée d’acide dans le corps mou de la chenille, puis il l’agrippe avec ses fortes mandibules. La chenille se débat, mais un autre soldat arrive à la rescousse. Une autre injection de poison. La chenille use alors de la seule défense dont elle dispose : elle se détache de la branche, se laisse tomber sur le sol. Mais les deux soldats tombent avec elle et, à terre, l’attendent deux, cinq, dix, vingt autres soldats, et le filet montant des ouvrières qui réduisent méthodiquement en pulpe son corps paralysé mais toujours vivant. Un renardeau de quelques mois coupe perpendiculairement la colonne de fourmis. Le monde est à lui. Il court de toute la vitesse de ses pattes nerveuses, il poursuit un lapin qui file 50 mètres devant lui, disparaît brusquement dans l’orifice d’un terrier. Le renardeau s’arrête pile devant le trou qui lui a dérobé sa proie, il infiltre son fin museau dans le boyau, renifle, gratte le sol avec fureur. Mais plus il gratte, plus la terre s’éboule. L’odeur du lapin est toujours là, tenace, mais le renardeau comprend qu’il est inutile d’insister. Il se redresse, fait claquer ses mâchoires avec défi, lève une patte, yeux et oreilles en éveil, à la recherche de quelque chose d’autre à se mettre sous la dent. Une mante religieuse frôle sa tête de son vol hésitant. Le monde est à elle. Elle descend lentement vers la surface mouvante de la prairie, se heurte soudain à un obstacle mal définissable, presque invisible, impalpable, gluant, mortel : la toile d’une épeire diadème, embusquée contre la fleur d’un chardon. La mante bat désespérément l’air de ses faucheuses, mais chaque mouvement l’englue davantage dans la toile. Bientôt elle cesse tout effort, et seules les deux minuscules pupilles noires qui circulent dans ses immenses yeux verts communiquent un indice de vie affolée à sa tête triangulaire. Alors l’épeire approche. Le monde est à elle. Son abdomen roux parsemé de molles lunules blanches la fait ressembler à un bizarre champignon sur pattes. Elle s’approche, injecte à la mante son venin paralysant, l’enrobe ensuite dans un vaste métrage de toile qu’elle sécrète à mesure et qui enferme l’insecte dans un véritable cocon translucide où il sera à l’abri. Le repas, ce sera pour tout à l’heure. Mais, au-dessus de l’araignée, bourdonne une mince guêpe, l’anoplius viaticus. Le monde est à elle. Elle attaque, fond sur l’araignée du haut des airs, la chevauche, enfonce son dard dans ses centres moteurs. Paralysée à son tour en quelques minutes, l’épeire glisse au sol où la guêpe s’acharne pendant plusieurs heures à creuser un entonnoir où elle finit par faire basculer sa victime. Ensuite elle pond un œuf dans l’abdomen de l’araignée. De l’œuf sortira une larve, qui se nourrira du corps vivant de l’épeire. Un jour, la larve émergera du sol et un pinson mâle la cueillera pour la donner à l’appétit insatiable de ses oisillons. Un jour, un serpent arboricole mangera le pinson, et un hérisson mangera le serpent, et un renard mangera le hérisson, et un sanglier éventrera le renard. Ils mourront tous. Ils vivent tous. Le monde est à eux. Ils ont pour eux le monde.
ENFIN