PRÉFACE
LA MORT, LE RÉVEIL
par Patrice Duvic
Beaucoup d’auteurs de science-fiction sortent du champ de l’écriture et cherchent à élargir leurs activités à d’autres domaines artistiques. Certains en restent au stade du violon d’Ingres, mais d’autres se hissent à un niveau véritablement professionnel.
On peut certes trouver dans la littérature générale des exemples d’une telle démarche : Hugo, Loti, Henry Miller, Buzzati, Michel Tournier, etc. Il reste qu’on la rencontre si fréquemment en science-fiction qu’elle en devient « statistiquement significative », plus encore en France que dans les pays anglo-saxons : Andrevon, Bonnefoy, Bruss, Cousin, Curval, Demuth, Frémion, Goy, Mondoloni, Pelot, Y. et A. Rémy sont aussi dessinateurs, peintres, photographes, compositeurs, réalisateurs de films. Un tel tir tous azimuts doit vouloir dire quelque chose…
On est en droit de ne rien trouver là de très surprenant, juste la preuve d’une certaine curiosité sans laquelle, de toutes façon, ils ne se seraient pas intéressés au genre. Les écrivains de science-fiction étant par nature des gens un peu bizarres, il est logique qu’ils fassent des choses bizarres.
Mais si l’on veut cerner mieux leur personnalité pour mieux saisir leur œuvre, on peut se demander où est la cause et où est l’effet ; n’existe-t-il pas un phénomène de feedback (pardon : « rétroaction ») ? Faut-il dire que les personnalités « multiples » sont attirées par la S.-F. et le fantastique, ou que la science-fiction sécrète, encourage ce goût pour l’omni-directionnel ?
Tentative d’échapper au « ghetto » des auteurs méconnus sans renier la spécificité du genre ? Reconnaissance du fait que la science-fiction n’est pas exclusivement un genre littéraire, mais qu’elle est tout aussi présente au cinéma, dans les bandes dessinées, dans la publicité, qu’elle est une source d’inspiration pour les musiciens, et qu’un auteur, qu’il se retrouve en Moebius, Mézières, Druillet, Montellier, Spielberg, Lucas ou Godard, a toujours sous les yeux, ou à portée de main, l’expression, à travers d’autres médias, d’univers parallèles au sien ? Refus primordial de la spécialisation, de ces petites boîtes soigneusement étiquetées où certains ne sont que trop prompts à vouloir nous enfermer ?
Et si nous concluons à l’« ouverture d’esprit », faut-il s’en féliciter, y voir un enrichissement de notre domaine, un signe de vitalité, ou au contraire y déceler une tendance à la dispersion, un recul face au choix, une attitude qui reste un peu enfantine ? Le débat est ouvert.
Écrivain, critique, anthologiste, mais aussi peintre, auteur-compositeur-interprète, bédéiste, acteur et réalisateur de courts métrages, Andrevon est sans doute le cas le plus grave de cette frénésie multimédia. Gageons que son syndrome exemplaire servira de référence aux cliniciens futurs. Les quelques pages qui suivent leur sont tout particulièrement destinées.
Jean-Pierre Andrevon est né le 19 septembre 1937 à Jallieu dans l’Isère et les premières années de sa vie furent très marquées par la guerre. Vers l’âge de deux ans et demi, trois ans, il fut le premier à voir arriver dans le village où il se trouvait un side-car allemand : « Personnellement je ne m’en souviens plus, mais il paraît que j’ai dit : Maman, les boches ! C’est ma mère qui m’a raconté ça… » Par contre, il se rappelle très bien avoir vu des gens poursuivis et abattus dans la rue. Détail absurde qui l’amuse rétrospectivement, la famille Andrevon avait fui l’Occupation très présente à Grenoble pour se réfugier dans une petite villa à la campagne ; or cette villa se trouvait être le PC d’un groupe de résistants : « … visite de maquisards, surpris au milieu de la nuit, échangeant des coups de mitraillette dans la pièce où je me trouvais : obligés de fuir dans la nuit alors qu’il y avait le couvre-feu ! Quand nous sommes revenus le lendemain matin, la villa avait sauté, tous mes jouets étaient cassés… »
Enfance donc passée à Sonay, en plein Vercors – « un paysage de mort » –, sous le double signe de la guerre et de la campagne. Il ne découvrira la ville qu’au retour de sa famille à Grenoble, après la Libération. À en croire Andrevon, cette préface pourrait même s’arrêter là. Il ne faut pas chercher plus loin les clefs de son œuvre : la guerre, la campagne, tout est clair. D’ailleurs, l’œuvre d’un écrivain ne s’explique-t-elle pas tout entière par son enfance ?
Solitaire, pas très bavard déjà, il collectionne les insectes : « j’en ai un peu honte aujourd’hui, mais je les trempais dans le formol et je les épinglais sur des planches ». Passion qui l’avait fait surnommer « coléoptère » par ses camarades de colonie de vacances mais qui explique peut-être ce sens de l’observation et la quantité de notations relatives à la nature, notamment entomologiques, que l’on retrouvera dans des nouvelles comme « Le Monde, enfin ».
Huit ans au moment d’Hiroshima.
Et la peur de la guerre atomique : « quand j’avais dix, douze ans, chaque fois que je voyais un avion dans le ciel, je me disais : Ça va me tomber dessus ! ». Une crainte que l’on retrouve chez ses personnages, ainsi le narrateur de « Vue sur l’apocalypse » :
« Vous est-il arrivé de rentrer instinctivement la tête dans vos épaules, quand un avion surgit au ras des toits, déchirant l’air du miaulement de ses tuyères ? C’est une réaction que j’ai observée chez beaucoup d’hommes. Syndrome de peur qui surnage de la dernière guerre, alors que tout grondement qui venait du ciel était le signal d’une descente éperdue au fond des caves ? Ou méfiance irréfléchie envers tout ce qui vole, tout ce qui rugit dans le ciel, envers toutes ces machines d’acier qui traversent les nues en portant peut-être la mort dans leurs flancs ? Les hommes sentent parfois monter en eux d’obscurs pressentiments… Moi, en tout cas, je ne peux plus entendre le ciel vibrer au passage d’une de ces flèches d’acier sans être agité tout entier d’un grand frisson de terreur. »
Lorsque sa mère se remarie, Jean-Pierre, qui n’a pas connu son père, a onze ans. Il vivra désormais avec sa grand-mère, jusqu’à la mort de celle-ci, puis encore quelques années dans le même appartement jusqu’à ce qu’il se marie à son tour.
À quinze ans, il quitte l’école et commence à travailler. Ce n’est pas vraiment une décision personnelle. En fait, il aurait préféré poursuivre ses études, mais son oncle lui fait comprendre qu’il serait peut-être temps qu’il se mette à gagner sa vie et rapporte un peu d’argent à la maison. Doué pour le dessin, il est engagé comme dessinateur aux Ponts et Chaussées. Là, son travail, qui consiste à recopier des plans, ne le passionne guère. Il y restera quatre ans.
Avec ses premiers salaires, il s’achète une guitare et se met à écrire ses premières chansons. Il participe même à des « crochets », mais le triomphe n’est pas immédiat. Autre achat, autre moyen d’évasion : une moto avec laquelle il partira en vacances jusqu’en Scandinavie. C’est aussi l’époque où il lit les tout premiers Fleuve Noir et les premiers Rayon Fantastique.
Puis il reprend ses études et fait les Arts Déco à Grenoble, section Décoration-Peinture. Le futur « gauchiste » commence son éducation idéologique et fait connaissance avec le syndicalisme étudiant. L’U.N.E.F. d’alors était encore assez corporatiste, mais la guerre d’Algérie qui battait son plein était au centre des préoccupations. Quoi qu’il en soit, Andrevon, particulièrement actif, fonde la section Arts Déco dans l’U.N.E.F.
Mais il faut aussi gagner sa vie et Andrevon commence à enseigner le dessin en 60-61, comme auxiliaire, à des sixièmes. Parallèlement, il écrit ses premières nouvelles de science-fiction, notamment « Transfert », une rencontre du troisième type en forme de lavage de cerveau, qu’il envoie à Fiction mais qui, refusée, devra attendre encore dix ans avant de paraître dans Aujourd’hui, demain et après.
Cette première expérience de l’enseignement ne durera qu’un an. En novembre 61, il doit partir effectuer son service militaire. Après quatre mois en France, il arrive en Algérie en février 62. La guerre s’arrête en juin, mais les accords entre gouvernements français et algérien prévoient un maintien des troupes françaises, et il restera à Alger et dans les Aurès jusqu’en 63. « C’était une situation un peu bizarre : il y avait encore quelques accrochages, mais pas vraiment de problèmes avec la population, d’autant que les chasseurs alpins étaient plutôt moins racistes que d’autres unités. »
Retrouvant la vie civile, il continue à enseigner le dessin, toujours comme auxiliaire, mais à des enfants de quatorze à dix-sept ans, au lycée de Grenoble. Il a beau passer son diplôme de peinture en 65-67, il ne parvient pas à se faire titulariser et se retrouvera victime de compression de postes en 69. Travaillant également comme pigiste au Progrès de Lyon, il est là aussi quand survient la fusion avec le Dauphiné libéré, victime d’une compression du personnel. Viré, d’autant qu’il avait, paraît-il, assez mauvais esprit.
Sa peinture ne se vend pas. Pris en quelque sorte à la gorge, Andrevon désormais va surtout exercer son mauvais esprit dans le domaine de la science-fiction, ce qui, d’ailleurs, suscitera quelques réactions des lecteurs de Fiction. Mais n’anticipons pas.
De retour d’Algérie, outre ses activités d’enseignant et bientôt de journaliste, Andrevon s’était remis à écrire. Pendant l’hiver 63-64, après avoir lu L’Écume des jours et L’Automne à Pékin, il se fait les dents sur « Traitement définitif d’une histoire d’amour à la manière de Boris Vian », pastiche tout à fait remarquable qui sera publié dans le numéro de Fiction de décembre 82 (jeunes auteurs, sachez être patients !). Pourtant l’année-clef, si l’on veut trouver des repères, semble bien être 1965. C’est en 65 que son ami George W. Barlow, bien connu des lecteurs du Livre d’Or, lui fait découvrir le fanzine Lunatique, « produit, tapé, broché, et distribué par la seule Jacqueline Osterrath ». Plusieurs de ses articles et nouvelles y paraîtront, celles-ci pour être reprises plus tard dans ses différents recueils, parfois retravaillées, parfois aussi telles quelles, comme par exemple « Jerold et le chat ». Grâce à Lunatique, Andrevon (avec quelques autres !) trouve enfin cette chose somme toute essentielle pour un écrivain : des lecteurs, même s’ils ne sont encore qu’une centaine. C’est cette même année qu’il trouvera aussi le courage d’écrire à René Barjavel, lequel, dira-t-il, « m’a introduit dans la science-fiction adulte, comme auteur (puisque des livres comme Ravage, Le Diable l’emporte ou Colomb de la lune me permirent d’apprécier autre chose que le space opera, et qu’ils restent et resteront toujours dans ma bibliothèque idéale), et comme homme, que je devais par la suite rencontrer deux ou trois fois encore jusqu’à la fin des années soixante ». Rencontre importante, qu’Andrevon évoque en ces termes dans la préface à la nouvelle édition d’Aujourd’hui, demain et après : « Je me souviendrai toujours de la manière spontanée et chaleureuse avec laquelle il accueillit le jeune auteur que j’étais, qui avait eu le front de lui envoyer son premier manuscrit, qu’il avait lu, avait critiqué et avait transmis à Denoël : c’est là une attitude que bien peu d’écrivains arrivés ont, ont eue, ou auront (moi le premier). »
En 65 encore (décidément une année-clef), Andrevon entreprend une grande bande dessinée, Les Hommes-machines contre Gandahar, destinée au Terrain Vague qui venait de publier le Lone Sloane de Philippe Druillet. Mais le moment est mal choisi : Éric Losfeld, justement, cesse de publier de la B.D. Andrevon abandonne donc le pauvre Sylvin Lanvère et se remet à écrire des nouvelles qu’il propose fin 67 à Fiction, en même temps qu’un recueil à Denoël.
Le recueil sera refusé (« nous préférerions un roman »), ce qui ne l’empêchera pas de paraître pratiquement identique quelques années plus tard, dans la même collection Présence du Futur. Un roman ? Pourquoi pas ? Andrevon ne se décourage pas, reprend le scénario des Hommes-machines, en fait un roman et l’envoie à Robert Kanters qui l’accepte…
Pourtant sa publication sera précédée par celle d’une des nouvelles envoyées à Fiction, « La Réserve » (incluse dans le présent Livre d’Or), qui sera au sommaire du numéro de mai 68, ce en quoi d’aucuns s’accordent à reconnaître un signe.
« La Réserve », bientôt Les Hommes-machines contre Gandahar : deux étapes essentielles, pour leur auteur bien sûr, mais aussi pour l’évolution de la science-fiction française. Il n’est peut-être pas inutile de se replacer dans le contexte de l’époque. Après les années cinquante qui avaient vu toute une floraison de nouveaux auteurs dont Arcadius, Barbet, Carsac, Cheinisse, Curval, Demuth, Dorémieux, Drode, Higon, Henneberg, Klein, Osterrath, Renard, Ruellan, Sternberg, Veillot, Verlanger, Versins, Vandel, Wul, tout se passe comme si, vers le milieu des années soixante, la science-fiction française dans son ensemble s’était mise à souffrir d’un véritable blocage de l’écrivain.
À cela, d’abord, des causes « économiques » : les marchés se raréfient. Après la disparition de la collection Métal, celle de la revue Satellite, qui avait accueilli les premiers textes de nombre de débutants, est suivie par le sabordage du Rayon Fantastique. L’émergence de nouveaux talents anglais et américains, qui, eux, ont eu un large marché pour se roder et trouver leur style, n’arrange pas les choses. Même la popularité croissante du genre pousse ceux des auteurs qui connaissent la langue anglaise à se diriger soit vers des fonctions éditoriales soit vers celles de traducteur, où la rémunération est moins aléatoire. Phénomène complémentaire dû à ce surcroît de travail (problème de temps, coût des lectures), l’attitude d’un rédacteur en chef, d’un directeur de collection ou d’un lecteur spécialisé ne saurait être la même vis-à-vis d’un ouvrage français ou anglo-saxon.
En fait, même si l’on s’en défendait, on aurait souhaité que l’auteur français, dès son premier texte, puisse concurrencer les plus grands. Or, comme le notait Gérard Klein, en 67, dans un article intitulé « Pourquoi y a-t-il une crise de la science-fiction française ? » : « … le fait d’écrire et en particulier d’écrire de la science-fiction constitue un métier. Ce métier ne s’improvise pas. Il s’apprend. Si la qualité moyenne des auteurs anglo-saxons est plus élevée que celle des auteurs français et si les célébrités américaines ou anglaises produisent des œuvres d’une grande qualité, c’est parce que ces auteurs bénéficient d’une expérience considérable. Les œuvres de jeunesse d’écrivains aussi réputés que Jack Williamson, Robert Heinlein, Clifford Simak, pour ne rien dire de Bradbury, ne trouveraient que difficilement place chez le moins difficile des éditeurs français. Mais ces écrivains vivent de leur plume. Ils ont beaucoup écrit. Ils ont beaucoup appris. (…)
« La plupart des auteurs français se trouvent donc pris dans un cercle vicieux. Les éditeurs leur reprochent, et dans l’ensemble à juste titre, de n’atteindre pas le niveau des grands anglo-saxons, et par là même leur interdisent d’y tendre en publiant régulièrement et souvent, et en vivant de leur plume. »
Cette oraison funèbre de la génération précédente est particulièrement déprimante pour les auteurs potentiels des années soixante. Si tous ces écrivains qu’on admire ne peuvent ou ne veulent plus placer leurs manuscrits, comment les jeunes y arriveraient-ils ? Les nouveaux venus, Daniel Walther et Guy Scovel, ne franchissent pas non plus la barrière fatidique : la publication d’un livre. Bref, la situation fournit d’excellentes excuses pour ne pas se jeter à l’eau, que l’on imagine glacée. On s’installe dans un attentisme un peu maso. Sauf Andrevon. Peut-être parce qu’à Grenoble on est moins intoxiqué par le pessimisme du bouche-à-oreille qui sape les velléités parisiennes (à noter que Walther et Fontana vivent eux aussi en province). Quoi qu’il en soit, Andrevon ose et réussit. La preuve est faite : il est possible de se faire publier ! C’est la première brèche où d’autres vont pouvoir s’engouffrer à sa suite. Les forteresses, qu’on me pardonne mon lyrisme, vont s’écrouler tour à tour, rongées par le soleil levant, dynamitées par la rosée aux reflets de diamants. La percée d’Andrevon est d’autant plus importante qu’il ne correspond pas aux critères de perfection « littéraire » et que son écriture est un peu trop flamboyante. Un écrivain manifestement, mais pas encore un grand écrivain. L’exemple même de ce que Gérard Klein appelait de ses vœux : quelqu’un qui a quelque chose à dire et qui est résolu à apprendre son métier.
Effectivement notre héros ne s’en tient pas là et annonce bientôt, contraint par les circonstances, qu’il a l’intention de vivre de sa plume. L’ayant rencontré à l’époque, je me souviens que cela m’avait beaucoup impressionné. Plus encore : qu’il y parvienne, et ce, en écrivant simultanément pour Denoël et, sous le pseudonyme d’Alphonse Brutsche, pour la collection Anticipation, sans oublier, bien sûr, les nouvelles et, à partir de 70, les articles de fond et les critiques tous azimuts dans Fiction et Horizons du Fantastique.
Une fois lancé, il ne faudra pas longtemps pour qu’Andrevon devienne le personnage central et même, n’ayons pas peur de le dire, le « pape » de la science-fiction française. Une distinction qu’il ne recherche pas, qu’il rejetterait même plutôt, mais qui, inéluctablement, va s’attacher à son image.
Il faut dire que le rôle lui va comme un gant. Le personnage suscite le respect. Sa sincérité ne saurait être mise en doute : il écrit ce qu’il a envie d’écrire, en professionnel, et sans compromissions. Honnêteté, intransigeance, il est le contraire d’un intrigant, d’un manipulateur avide d’une notoriété factice. Pas de projets aussi mirifiques qu’irréalistes pour révolutionner le genre, mais une ambition tranquille, l’écriture année après année de textes marquants et un travail d’anthologiste qui ouvre de nouveaux débouchés aux auteurs, leur permet de faire leurs armes.
Pour la nouvelle génération qui se méfie des maîtres à penser, le fait même qu’il ne se pose pas en leader le désigne tout naturellement pour jouer ce rôle. Sans se transformer en pensums engagés, ses nouvelles et ses romans expriment des préoccupations très actuelles, traduisent les inquiétudes et les espoirs des années soixante-dix : refus d’une société policière, premières prises de conscience des problèmes écologiques.
Enfin, il propose une réflexion critique sur le genre qui vient à point nommé pour permettre aux jeunes écrivains de couper le cordon ombilical et à la science-fiction française de prendre du recul par rapport aux modèles américains, bref de trouver un début d’identité. Mais si beaucoup se reconnaissent dans ses analyses ou y trouvent matière à alimenter leur propre réflexion, ce qu’Andrevon a à dire ne plaît pas à tout le monde. Déjà, le lecteur avide d’évasion avait dû subir les nouvelles d’Ellison, de Disch, le scandaleux « Flinguez-moi tout ça ! » de Daniel Walther, mais voilà que la politique s’insinue aussi dans les présentations de nouvelles, dans les articles de fond et même jusque dans les notices critiques. C’en est trop !
Principaux objets du délit, un article de Chambon et Fontana sur Jack Vance et un article récapitulatif d’Andrevon sur les livres parus chez Marabout et où ce suppôt de Marx et Satan réunis salue l’engagement politique de Van Vogt à propos des « Assassins de la Terre » et fait l’éloge de « Vague montante » de Marion Zimmer Bradley, une de ses nouvelles préférées, écologiste avant la lettre, et à laquelle il empruntera l’idée de base de ses anthologies Retour à la Terre.
Un extrait de cette critique s’impose : « Ce récit, qui remonte à une quinzaine d’années, est remarquable en ceci qu’il nous accroche d’emblée par des préoccupations très actuelles. Le concept de conquête de l’espace, par exemple, est sévèrement critiqué par les Terriens pastoraux. (…) Loin d’être réactionnaires, ces vérités, au contraire, devraient être soufflées à tous ces prophètes illuminés qu’on vit, lors de l’alunissage de juillet 1969, déclamer à longueur de colonnes et d’émissions que l’humanité entrait dans une ère nouvelle et que la vie de chacun allait en être changée. » Et de vanter la société pastorale décrite par l’auteur, résultat d’une évolution « qui n’était régression qu’en apparence, car les possibilités de la technique et de la science ne sont en rien abandonnées, mais seulement mises en sommeil pour ne pas aliéner l’homme à la machine et à la consommation. On aura reconnu là un profil social cher à Marcuse – que les Américains, et Mrs. Bradley en particulier – ont lu bien avant nous. »
De cette déclaration, écologiste avant que la chose ne soit à la mode et qui sera suivie de beaucoup d’autres, notamment sur l’utilisation du nucléaire, aussi bien dans Fiction que dans la Gueule ouverte, on retient dans l’immédiat l’allusion à Marcuse. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Deux lecteurs excédés écrivent, auxquels répondent d’autres lecteurs qui prennent partie pour les critiques incriminés. La polémique est lancée. Dans une tribune libre, Jacques Goimard essaie de faire le point et, notant que Mrs. Bradley a signé une pétition soutenant l’intervention américaine au Vietnam, incite sournoisement Andrevon à s’expliquer. Ce que fait l’accusé dans le numéro suivant : « … Avec la politique, la S.-F. entre dans l’âge adulte, perd cette “innocence” fallacieuse qu’on a trop voulu voir en elle. Car en science-fiction, comme en toute littérature, comme en tout exercice d’un art quelconque, l’innocence n’existe pas. La science-fiction est création, et un innocent ne crée pas ; et l’exercice de la littérature ne place pas, comme par magie, son auteur au-delà ou en deçà du champ des activités humaines, donc de la pensée humaine. Fût-ce inconsciemment, un écrivain se place dans le champ d’une idéologie, quel que soit le genre de littérature qu’il aborde. » Et, plus loin : « On ne “fait” plus de la politique comme on ferait, le dimanche, un rôti pour ses invités. On “vit” politique, on “est” politique : ce n’est pas là un choix librement consenti, c’est une des conséquences de l’existence dans un monde si complexe qu’il ne nous laisse pas le choix ne pas choisir. » Enfin, pour bien préciser les choses, il ajoute : « Je me refuse personnellement à considérer qu’on puisse écrire un “bon” livre avec de “mauvais” sentiments. » On ne saurait être plus clair.
Et Andrevon de poursuivre, critique après critique, son entreprise de décorticage idéologique, sans hésiter à s’attaquer aux plus grands, fussent-ils réputés « de gauche ». Mais il y a pire : la publication dans Fiction (septembre 71) du « Temps du grand sommeil » qu’Alain Dorémieux présentait en ces termes : « Jean-Pierre Andrevon, pris à partie dans notre courrier des lecteurs de ce mois, risque de se faire encore de nouveaux ennemis avec ce récit. Il s’agit en effet d’une politique-fiction, située dans notre pays et dans un avenir proche qui est aussi la projection de notre présent ; il s’agit aussi de ce qu’on pourrait appeler “un fragment d’autobiographie future” ». Et concluait : « Dans une revue qu’on accusait naguère encore d’être une chapelle littéraire, un Andrevon n’a-t-il pas un rôle salubre ? » Salubre, certainement, car « Le Temps du grand sommeil » réveille les passions. Racontant l’assassinat de divers intellectuels de gauche par le pouvoir en place, c’est une nouvelle plus ambiguë qu’il n’y paraît, un exorcisme, dont le personnage principal, un certain J.-P. A., finit par accepter la censure et surtout par pratiquer l’autocensure, et qui se termine par ces lignes :
« En passant dans le hall, avant de sortir, il se regarda un instant dans le miroir ovale. Mais il ne vit rien de spécial sur ses traits ni sur son expression.
« On s’habitue très bien à sa tête. »
Mais cette réflexion sur le rôle de l’écrivain, cette manière très « andrevonnienne » d’explorer des comportements qui l’intriguent ou l’obsèdent en essayant de les vivre de l’intérieur de ses personnages et en prêtant à ceux-ci, pour renforcer l’illusion, son nom et ses traits, n’est pas ce qui frappera le plus les lecteurs de Fiction. Comme l’on pouvait s’y attendre, la polémique, qui menaçait de s’éteindre, est relancée, d’autant que le diable est prolifique et envahit sans vergogne la partie critique de la revue. Les « pour » et les « contre » s’affrontent. Un lecteur croit avoir trouvé la solution en proposant généreusement au coupable de rester engagé dans ses nouvelles à condition de faire taire ses idées dans les critiques. Andrevon, on s’en doute, refuse le compromis et, promu porte-parole d’une science-fiction « politique », écrit une seconde « tribune libre » pour mettre définitivement (espère-t-il) les choses au point :
« L’idéologie n’est pas une denrée superfétatoire que les jeunes auteurs injecteraient dans leurs récits et que les vieilles barbes auraient superbement ignorée. L’idéologie, quoi qu’on fasse et qu’on pense, fait partie d’un texte, quel qu’il soit, dès l’instant où l’acte d’écrire en est à sa première majuscule. Il n’y a pas de récits politiques et de récits non politiques, de textes engagés et de textes d’évasion. Écrire une histoire d’évasion, c’est dès l’abord faire un choix idéologique, si cette prétendue évasion a pour but de masquer le réel. »
Après avoir marqué ses distances vis-à-vis de la New Thing, regrettant que « bien des jeunes auteurs oublient un peu trop facilement l’homme et son angoissant devenir pour se lancer dans d’abstraites constructions formelles qui ne sont peut-être que les aveux touchants d’un désarroi et d’une impuissance trop implacables pour être couchés tout cru sur le papier », il termine sur une véritable déclaration d’intention :
« … mon travail d’écrivain ne porte pas et ne portera pas sur l’édification maniaque d’une suite de récits “politiques” (et je crois avoir fait comprendre que cela ne veut rien dire) mais (…) sur des récits de tous genres où je m’efforcerai de mettre en lumière les implications politiques et idéologiques, avec le moins de systématisation et de schématisation possible. »
Des récits de tous genres… C’est Andrevon qui souligne et c’est important : pas question pour lui de se laisser enfermer dans un seul type d’histoire ou d’approche. Et il n’est peut-être pas inutile de revenir aux textes dans toute leur diversité.
Quand on relit ses premières œuvres, on a presque l’impression qu’il essaie en quelque sorte sa panoplie d’auteur de science-fiction, qu’il s’installe dans des situations qui ont fait leurs preuves. Comme Van Gogh recopiant à sa manière Doré ou Hokusai, il ne tente pas vraiment d’innover, plutôt de se mettre dans la peau d’un auteur de space opera ou de post-atomique, d’Orwell, de Vian ou de Lovecraft, de voir ce que donnent certains sujets « classiques » une fois traités par lui. Il s’essaie, plus qu’il ne se cherche, il se coule dans différents moules pour apprendre son métier de métamorphe. Et, comme le notait Demètre Ioakimidis dans sa critique du recueil Aujourd’hui, demain et après, « si les thèmes sont rebattus, les variations le sont moins ».
Les Hommes-machines contre Gandahar aurait pu être un space opera assez classique et l’on y trouve nombre d’éléments traditionnels : ancienne colonie terrienne revenue à une civilisation pastorale, insectes géants domestiqués, guerriers robots et paradoxes temporels. Pourtant Andrevon a su tirer son roman du côté du merveilleux et de l’humour, chose suffisamment rare dans le domaine du space opera et de l’heroic fantasy pour être notée. Bourré de trouvailles poétiques – le suprême ordinateur biologique devenant sénile est une superbe idée –, Les Hommes-machines contre Gandahar donne l’impression, très certainement fausse, mais toujours agréable pour le lecteur, que l’auteur s’est amusé en l’écrivant. Il y a là une veine qu’Andrevon, même s’il garde une tendresse particulière pour Sylvin Lanvère dont il nous promet toujours de nouvelles aventures, n’a peut-être pas, à mon goût du moins, suffisamment exploitée. Mais, courrier des lecteurs aidant, d’autres thèmes, d’autres approches avaient plus d’urgence. Et il est vrai que sa démarche, comme sa thématique, appelle un certain réalisme.
Dès son premier recueil s’attache à lui l’image d’un auteur pessimiste : attente de la fin du monde dans « Vue sur l’apocalypse », enfant qu’une société hyperfonctionnelle transforme en jeune sadique dans « Jerold et le Chat », peinture d’une société totalitaire dans « Bandes interdites » et « Un combattant modèle » ou conséquences de la guerre atomique dans « la Réserve ». Même si l’on y trouve une certaine tendresse, l’univers de Jean-Pierre Andrevon n’est pas rose. En même temps qu’un approfondissement de ces thèmes, les œuvres suivantes vont en apporter la confirmation : il y a plus dans ses textes que ce qu’on aurait pu prendre pour de la provocation. De Cela se produira bientôt à Il faudra bien se résoudre à mourir seul se succèdent des visions très dures où un sens aigu de l’absurde, de la « désespérance quotidienne », le dispute à la description sans complaisance de l’holocauste nucléaire ou de l’agonie de l’environnement. Certes la fin du monde et les lendemains d’apocalypse sont des sujets classiques de la science-fiction, mais la manière dont Andrevon les aborde leur donne une nouvelle dimension. Nous ne sommes pas dans un futur aux ruines proprettes, tapissées de lianes où l’horreur de la guerre atomique s’est assez éloignée pour devenir objet de légendes, prétexte aux aventures de gentils barbares affrontant des mutants en guise de dragons. Non, nous sommes au cœur même de l’événement, dans la confusion de l’instant critique, ignorant même ce qui se passe vraiment, comme les personnages des « Retombées ».
Et lorsqu’il semble sacrifier au space opera, c’est encore pour s’interroger sur l’envers du décor. Sous les sables de Mars, il y a les mines et la répression. Les pilotes de l’espace deviendront peut-être immortels, mais perdront ce qui faisait d’eux des êtres humains. Dans « Le Visage », c’est le rêve de la découverte sur Vénus d’une antique civilisation, d’une race sœur, qui s’effondre. L’univers se moque de nos espoirs, et l’espace, lorsqu’il n’est pas vide de toute vie, apporte la mort, la désagrégation.
Mise en garde, exorcisme. Est-ce cela que vous voulez ? demande Andrevon en montrant en gros plan, avec un réalisme parfois presque insoutenable, les territoires d’apocalypse qui se cachent derrière les cartes d’état-major. Mais le piège est peut-être aussi dans le refus d’espérer, ainsi qu’en témoigne « Il faut bien y penser » (dans Neutron), développement et approfondissement du sujet de son film où, obsédés par la guerre atomique, les personnages se suicident pour échapper à leur hantise. Réflexion de l’auteur sur ses propres textes, mais aussi condamnation de la paix nucléaire maintenue par la terreur. Même si la guerre atomique n’éclate pas, elle est quand même un mal qui ronge notre société, qui désagrège notre conscience. Elle tue psychologiquement, nous enferme dans des blockhaus, comme les femmes de « Durer, c’est s’économiser » ou le rescapé de « La Fenêtre » qui regarde le passé sur un écran du Cinérama.
Démarche politique, certes, mais ses nouvelles et ses romans sont plus, sont autre chose, que la simple illustration d’un discours gauchiste ou écologiste. Andrevon écrit avec ses tripes.
Si vous l’interrogez, il vous dira que sa thématique est simple, évidente, et qu’il n’y a pas à chercher plus loin. Et c’est vrai que la mort, la fin du monde, la mort et encore la mort, cela a un petit côté définitif. Un petit côté aussi « Faites pas chier ! » qui ressemble assez au bonhomme Andrevon, sec, pas bavard, tourmenté, agressif à force de timidité, avec son sourire triste et des formules à l’emporte-pièce du genre : « De toute façon, la mort c’est le but de la vie. »
Seulement, une fois qu’on a dit que la Mort est Le grand thème de son œuvre, ou qu’il est hanté par le temps qui passe, la vieillesse et la mort, on n’a pas dit grand-chose : comme il le souligne si bien lui-même, la mort est le thème de toute la littérature fantastique. Il est plus intéressant de tenter de voir comment Andrevon l’aborde et pourquoi il le traite par le biais de la science-fiction, même dans les Revenants de l’Ombre, où l’on aurait pu s’attendre à une approche purement fantastique.
Qu’est-ce pour lui que la science-fiction ? Il s’en expliquait très clairement dans un speech prononcé à la première convention européenne à Trieste, et ce, précisément, à propos de ce qui deviendra un de ses thèmes majeurs, l’écologie :
« Il a fallu attendre que la pollution devienne une donnée publique pour que la science-fiction l’assimile, et en fasse un de ses thèmes préférentiels. Encore faudra-t-il attendre quelques années pour que vienne le grand rush. En France, à part quelques essais isolés, les écrivains n’en sont pas encore là.
« De cette constatation en découle une autre, qui est une évidence : la science-fiction n’invente pas le futur. Elle est, bien au contraire, à la traîne de la réalité, elle est son reflet ou sa métaphore, ou son décryptage parabolique. »
Pendant que nous sommes à Trieste, restons-y encore un moment. Car Andrevon tient une fois de plus à se démarquer de la New Thing et de certaines tendances « underground » :
« Mais les écrivains et les lecteurs de S.-F. sont des naïfs, qui ont toujours l’impression merveilleuse d’inventer ou de découvrir un monde, alors qu’en ce cas précis, ils ne sont guère plus que le reflet d’un reflet. Ainsi beaucoup de fanatiques voient dans l’éclatement des formes et la démolition du langage une expérience révolutionnaire. Pour ma part, l’expression écriture révolutionnaire me fait autant d’effet que le slogan lessive révolutionnaire. »
Pourtant il essaie de comprendre, de s’expliquer cette approche, et – on reconnaîtra là sa démarche – de se mettre dans la peau d’un de ces écrivains qui cherchent à dynamiter le langage :
« Le réel devenant de plus en plus difficile à saisir (à mesure que des idéologies contradictoires se partagent le décryptage de l’univers), mieux vaut alors s’en échapper en faisant en sorte que le monde ne soit plus visible, ne soit plus lisible (ou alors le moins possible…) dans des textes de plus en plus contournés, abstraits, abscons. Ce qui conduit l’écrivain “nouvelle vague” à briser ses récits en mille paillettes qui brillent d’autant plus vivement qu’elles s’éteignent aussitôt, c’est son propre désarroi devant l’univers, c’est son impuissance à l’exprimer (… à le refléter) d’une manière correcte et lisible. Il ne faut pas s’en étonner : l’univers ayant perdu sa simplicité, son uniformité originelles, les reflets que l’on peut en saisir sont de plus en plus difficilement assimilables, répertoriables. »
En d’autres termes, si une histoire de science-fiction est décryptage de la réalité, de l’univers, il y a quelque absurdité et inconséquence à vouloir présenter ce décryptage sous une forme codée. Ce serait éluder le problème et s’abuser soi-même. Car c’est bien là la tenace obsession d’Andrevon : décrypter la réalité, comprendre, ne pas se satisfaire de simulacres, voir au-delà des masques idéologiques, trouver des repères dans l’infini. Que la carte ne soit pas le territoire n’empêche pas d’essayer de faire des cartes aussi précises que possibles. Andrevon étant un écrivain visuel, le premier stade de ce décryptage pour lui est justement d’imaginer ses réalités fictives avec le plus de précision possible.
Et ce thème récurrent de la mort, de la fin du monde qui est aussi l’allégorie de la mort individuelle, tient peut-être aussi à ce que cette donnée pour le moins essentielle de notre réalité, donnée que nous avons tendance à occulter, est aussi la chose la plus difficile à imaginer, à réellement imaginer.
La seule comparaison qui soit à notre disposition est celle de la perte de conscience, de cette frontière de néant entre l’état de veille et le sommeil, entre réalité et illusion. En nous promettant paradis, enfer, ou réincarnation, les religions ne font que supposer des équivalents au rêve. Comment mieux décrypter la mort qu’en confrontant l’effet de réalité et l’effet de cauchemar ? À l’inverse, traiter du passage d’une réalité à une autre, c’est aussi, qu’on le veuille ou non, parler de la mort.
Encore une fois, les choses sont plus ambiguës qu’il n’y paraît, car après ce thème de la mort, de la fin du monde (qu’il complète et prolonge), il y en a un autre que l’on retrouve peut-être avec plus de constance encore : celui du réveil. Combien de nouvelles, de romans, de chapitres s’ouvrent sur le réveil du personnage principal, sur quelqu’un qui émerge du néant, de la nuit, souvent d’ailleurs pour s’apercevoir que son réveil n’est que le début d’un rêve !
En cela aussi, Andrevon est un « beau cas », un auteur exemplaire, particulièrement représentatif des lignes de force de la science-fiction française. Ce qui bien sûr n’est pas un hasard, puisqu’en aidant la nouvelle génération à trouver une spécificité autour d’une démarche politique, il l’entraînait aussi vers l’exploration d’univers truqués visant à nous permettre de décrypter le nôtre. Si l’on veut chercher une unité à cette génération (et pourquoi pas ?), c’est peut-être au niveau de cette interrogation sur la réalité. Cartésiens ? Certes, mais surtout par ce doute sur la réalité de la réalité.
Brebis galeuses de Kurt Steiner, La vie considérée comme une course de chars à voiles de Dominique Douay, Délirium Circus de Pierre Pelot, Jeury et ses colmateurs ; nous sommes hantés par l’idée d’univers factices, par le trucage, par la manipulation du réel, par l’exploration de cette intangible frontière entre le rêve et la réalité, qui est peut-être aussi la frontière entre la vie et la mort.
Il doit y avoir quelque chose dans notre culture, dans notre société, qui nous attire irrésistiblement vers ces thèmes. Qu’on analyse par exemple le cinéma fantastique français (restons visuels !), on y retrouvera le passage d’une réalité à une autre. Qu’ils aient franchi une porte, un seuil, un sas, un miroir, les personnages entrent dans une autre réalité, qui est le rêve, qui est l’enfance, mais qui est aussi la mort. Orphée, la Belle et la Bête, Juliette ou la clef des songes, Marienbad, Alice ou la dernière fugue, les Belles de nuit : là où le héros anglo-saxon se battrait et se débattrait, le personnage central du film français est étrangement fasciné et si l’occasion lui est fournie de revenir à la vie, à la réalité, il choisit le rêve, le retour au sein maternel, l’engloutissement dans la mort.
On peut certes trouver ailleurs qu’en France des scénarios comparables, un même attrait pour ces zones incertaines entre le réel et l’irréel, mais il est assez significatif que certains auteurs, écrivains ou cinéastes, d’Edgar Poe à Philip Dick en passant par Minnelli et Jerry Lewis, aient été plus tôt reconnus et appréciés en France que dans leur pays d’origine, suscitant ici l’intérêt de la critique et des analyses en profondeur. Que nous aimions Poe ou Van Vogt, cela s’explique sans doute par les traductions de Baudelaire et de Vian. Mais que pouvons-nous donc bien voir de si remarquable dans Sherlock Jr, dans Brigadoon, et surtout (horreur) ! dans le Tombeur de ces Dames ou Jerry la grande gueule ? Mais cela, justement : ces rêves et ces cauchemars, ce passage d’une réalité à une autre, ces décors vus en coupe, cette volonté de décrypter le réel.
Et ce qui fait la force de l’œuvre de Jean-Pierre Andrevon, c’est qu’il a su renouveler ces thèmes, se les approprier, trouver une approche qui n’appartient qu’à lui, une manière de faire converger des préoccupations apparemment éloignées mais qui, en fait, sont intimement liées et s’éclairent mutuellement. Pour tout dire, la création d’univers qui sont parmi les plus cohérents.
Un exemple frappant me paraît être son roman Le Désert du monde dont le « héros », nu, amnésique, se réveille dans un décor d’après l’apocalypse qui est aussi, comme il va peu à peu s’en apercevoir, un décor truqué. Si ce roman me semble particulièrement fort, c’est qu’il parvient à réunir rêve, tendresse et une vision des plus réalistes de l’horreur d’une guerre nucléaire, et qu’en outre la quête du personnage principal résume assez bien la démarche d’Andrevon. Cet espoir et cette crainte d’y voir plus nettement et qu’alors les contradictions, le grain de la photo, la trame, des collures soudain apparentes ne trahissent la réalité pour ce qu’elle est : un simulacre, que cet illogisme qu’on ne perçoit que de façon subliminale soit enfin clairement visible, compréhensible.
Andrevon est un peu comme le photographe de Blow up qui cherche à force d’agrandissements à découvrir le détail qui va tout expliquer.
Son évolution est assez naturelle : plutôt que de chercher de nouveaux sujets, il cherche aujourd’hui à approfondir ceux qu’il a déjà traités, il les reprend pour leur donner plus de piqué, il choisit des émulsions plus fines, il s’attache à modifier l’éclairage ou la profondeur de champ. Le passage d’un média à un autre trouve alors tout son sens et peut-être son explication : il s’agit encore une fois de mieux cerner les sujets qui l’obsèdent, d’essayer différentes grilles de décodage. Et ces différentes approches s’interpénètrent, s’enrichissent mutuellement. Plus son écriture devient directe, précise, plus son rythme devient musical (comme en témoignent les chansons citées dans ce recueil) et plus sa démarche est celle d’un peintre, d’un cinéaste dosant ses lumières, déterminant le meilleur cadrage, le meilleur emplacement pour la caméra. Et si les rues sont peuplées de morts-vivants, ou d’hommes-machines avec juste quelques grammes de matière cérébrale dans une petite boîte, le meilleur emplacement n’est-il pas parfois de se mettre dans leur peau, d’utiliser la caméra subjective pour saisir le point de vue du « dernier dinosaure », pour essayer de deviner ce qui peut se passer dans la tête d’un retraité raciste, d’un salaud de carrière, d’un tueur ordinaire ?
Encore une fois, il s’agit de dépasser les apparences, de comprendre au prix d’une sorte de psychodrame, même s’il n’est pas toujours facile d’aller jusqu’au bout de ce jeu de rôles et si l’humour et le sens de la caricature reprennent le dessus.
D’ailleurs, que ressent-on quand on est une caricature ?
Au piège de quelle réalité truquée sont donc pris ces personnages qui n’hésitent pas à tuer, à massacrer, à torturer ? Suicide de l’intelligence, de la sensibilité : la mort, n’est-ce pas aussi cela ?
Et si nous sommes morts, nous en apercevrons-nous en nous regardant dans le miroir ovale ?
Patrice Duvic
N.B. – Jean-Pierre Andrevon a accepté de présenter lui-même les nouvelles de ce recueil, dans la grande tradition d’Ellison et d’Asimov. L’anthologiste lui en exprime sa vive reconnaissance.