SCANT
 
(1974)
 

Cette nouvelle a dû être écrite en 1974. J’avais depuis mes débuts littéraires une optique bien précise quant à la composition de mes recueils, qui devaient toujours être thématiques : après Cela se produira bientôt, qui traite la S.-F. au présent, je m’étais résolu de livrer un recueil portant sur le futur lointain et stellaire – en somme un recueil de nouvelles de space opera. Scant est un des textes inédits que j’ai écrits spécialement pour ce recueil, paru en 1975 et titré Repères dans l’infini. Il m’a été inspiré par un film d’animation que j’avais vu quelques années avant au festival d’Annecy : Laokoon, du Tchèque Mercl, où l’on voit une ville vivante remuer ses monstres de pierre (il y a une parenté entre ce film et certaines créations de Piotr Kamler).

 

 

L’œuf s’est matérialisé sur la frange nord de Scant, là où la muraille d’enceinte fait une frontière bien nette avec le désert. Vu d’en haut, de ma distance de plafonnement, soit, comme l’indique mon altimètre, 176 mètres, Scant se présente comme un labyrinthe géométrique ciselé dans une roche partout brun verdâtre, mais dont la couleur s’adoucit vers les lointains en un gris-roux qui se confond avec la tonalité douce du désert. La plupart des toits ou des plates-formes ayant été soufflés par l’Explosion – à moins qu’il ne faille ici accuser le temps seul, et son œuvre pesante –, chaque maison ou presque, chaque fabrique, chaque temple, chaque hangar, chaque théâtre (mais comment définir véritablement les lieux composant Scant ?) est à ciel ouvert, et les bâtiments se confondent avec les venelles, les places, les ruelles et les avenues qui les enserrent. L’entrelacs est à première vue indescriptible et évoque le chaos, le hasard, le désordre. Mais une observation plus attentive, plus posée, plus patiente, permet de retrouver à travers les lignes brisées de Scant les structures qui furent celles de la cité vivante (mais Scant est, d’une certaine façon, encore terriblement vivante aujourd’hui), cet énigmatique mais rigoureux visage de pierre dont le dessein secret est enfoui à tout jamais dans la mémoire inaccessible des Constructeurs.

Scant est probablement une des très rares cités dans tout l’univers connu qui ait été construite de bout en bout selon un plan précis, et durant une période limitée dans le temps ; d’où cette harmonie diffuse mais sereine qui baigne ces catafalques de pierre éclatée, ces jetées minéralisées, ces forums, ces alignements mystérieux, ces gradins aux marches rongées, ces ziggourats à demi écroulées… Mais Scant n’est pas de ce qu’on peut décrire ; c’est un de ces paysages qu’on ressent, qui nous imprègnent, sans qu’on puisse préciser au juste si le sentiment qui nous étreint à leur vue est l’émotion dense et mouillée que procure la pure beauté, ou la puissante fascination non exempte de morbidité que peut nous communiquer la métaphore physique du pourrissement et de la mort. Les structures de la cité s’imposent doucement à l’observateur méthodique et haut placé – tel que je jouai à l’être pendant plus d’un cadran – mais elles ne sont pas de celles qui peuvent s’organiser clairement dans la conscience. Elles s’y dissolvent au contraire à mesure qu’elles s’y déposent, qu’on les absorbe et qu’elles se refondent dans l’ensemble. Si on me le demandait (mais pourquoi le ferait-on puisque Scant a été, par moi et par d’autres, hologrammée verticalement depuis plusieurs hauteurs et avec différents degrés de pénétration tant géologiques que moléculaires ?), si on me le demandait, ou si je cherchais à le faire, je serais incapable de dessiner un plan même sommaire de la cité. Ses lignes de force sont si évanescentes, si subtiles, si poreuses qu’elles se dissipent à mesure qu’on croit les deviner à travers l’amoncellement de pierres superficiellement bouleversé, et rien ne nous reste, qu’une impression d’ensemble indéfinissable. Scant est bien à l’image d’un labyrinthe, mais ses architectes, qui nous sont inconnus et dont le nom même est oublié, ont voulu ce labyrinthe non pour que les habitants s’y perdent, mais pour que s’ajoute simplement au plaisir de vivre dans une ville parfaite le grain de sable de l’imperfection voulue et contrôlée, invisible mais présent partout, qui peut tenir aux angles incongrus que fait une ruelle, aux différences de niveaux d’une place, aux élancées tortueuses d’escaliers qui ne mènent nulle part, aux ruptures de perspective qu’impliquent certaines forêts de colonnades ou certains assemblages de murettes – sans compter les pièges aujourd’hui disparus entretenus dans la trame de l’espace par des machines distorseuses… (mais ce dernier point n’est bien entendu qu’une hypothèse).

Le fait que Scant, au lieu d’être, comme nos cités modernes (mais peut-on valablement opposer Scant à quelque modernité que ce soit ? Scant n’est-elle pas, ou n’a-t-elle pas été, la transcendance, le dépassement de toute ville existante ou rêvée ?), construite avec différents matériaux de synthèse, ait été bâtie avec une seule matière de base – ce granitoïde compact en provenance des monts Terniciens – rend plus difficile encore une vision analytique. De bout en bout, ce n’est que cette même roche brune tendrement veinulée de vert sombre, et les étalements minéraux sur lesquels ont passé le souffle de l’Explosion et celui, plus subtil mais non moins dévastateur, des siècles bruinant, perdent toute identité, toute signification. On peut retrouver ici le tracé sinueux d’une avenue serpentine (mais où s’arrête-t-elle, quand son cours est brisé par tant d’affluents ?), là le sage (mais moins qu’il n’y paraît) quadrilatère d’une place ou d’un forum, là encore la colline tronquée, criblée de fenêtres aveuglées, d’un bâtiment de réunions ou de fêtes ; mais dès qu’on veut assembler ces îlots épars en une synthèse satisfaisante, l’esprit bute sur la muraille résistante d’une logique impénétrable ; moins que jamais, alors qu’on a cru en pénétrer les secrets, Scant est accessible.

La ville est pourtant de dimensions modestes comparée à certaines grandes cités de l’Amas et, de l’altitude où l’œuf s’est matérialisé, il est possible de l’englober du regard pratiquement en entier. Au nord, la façade regardant autrefois la mer peu profonde volatilisée lors de l’Explosion (depuis, le climat s’est notablement humidifié, bien que le désert soit resté stérile) est rigoureusement rectiligne. On ignore à quoi répond cette sévère rectitude, de même qu’il n’est pas aisé de définir la fonction du mur d’enceinte à multiples niveaux et entablements qui court au long de cette façade, et ne pouvait évidemment avoir pour but de protéger les habitants de Scant contre quiconque ou quelque danger que ce fût. Mais sans doute son existence ne tient-elle qu’à de pures raisons esthétiques, comme un rappel des très anciennes fortifications de l’âge barbare de Terre-I, que l’on retrouve d’ailleurs sur certains mondes néo-médiévaux de l’Amas ; en tout cas, la proximité de l’ancienne mer n’avait aucunement entraîné la construction d’un port, d’une jetée, ni même d’installations balnéaires : de toute évidence les habitants de Scant n’en avaient pas besoin, et ignoraient les flots qui, les relevés géologiques en font foi, venaient pratiquement battre la haute muraille dont la présence énigmatique peut être aussi considérée – mais cette fois d’un point de vue entièrement subjectif – comme un défi ironique à une matérialité spatiale dédaignée.

À l’est, les marges de la cité sont beaucoup plus capricieuses et se présentent un peu à la manière des dents d’une scie, impression naturellement renforcée par la perspective obtenue d’un point d’observation situé au-dessus du rempart nord. Mais comme toute impression celle-ci est trompeuse et, pour peu que j’eusse survolé cette frontière (comme en d’autres occasions je l’ai fait), l’asymétrie des « dents » ainsi que l’impropriété même de cette appellation me seraient à nouveau apparues avec précision. À l’ouest, la frontière de la ville est, comme au nord, rectiligne en partie, mais en partie seulement car deux vastes demi-cercles, l’un convexe, l’autre concave, viennent interrompre l’alignement des blocs vers le centre de l’arête. Chose curieuse, la raison d’être de ces deux hémisphères nous a été plus facile à découvrir que la majorité des autres bizarreries de Scant : l’hémisphère rentrant abritait tout simplement un jardin découvert, aujourd’hui retourné au désert qui a ainsi pu enfoncer un coude arrondi dans la cité tandis que l’hémisphère débordant (qui communiquait d’ailleurs avec le précédent par tout un ensemble maintenant bouché ou effondré de passerelles et de tunnels) était l’envers de ce jardin, c’est-à-dire un bloc fermé réservé aux rêves immobiles, aux souvenirs figés, et qu’on pourrait nommer musée psychique. Au sud enfin, Scant se ramifie et se subdivise à l’infini en une multitude de petits bâtiments (faut-il croire qu’il s’agissait de logements individuels peu à peu abandonnés bien avant l’époque de l’Explosion ?), qui, le temps ayant ici fait son œuvre avec plus de facilité qu’ailleurs, sont retournés au désert avec lequel ils font corps, ensablés, scarifiés, coulés dans les grandes vagues givrées. Mais, du point où l’œuf s’est stabilisé, je n’ai pu avoir de ces lointaines frontières qu’une vision imparfaite, floue, trouble, noyée dans la distance et dans l’écran fluide de la brume humide en suspension. Les pans éloignés du désert sont ainsi continuellement brouillés, sur ce continent froid dont le ciel n’est qu’une immense dalle d’étain scintillant qui ne varie jamais dans sa brillance ou sa tonalité. Bien sûr, grâce à certains des appareils compliqués et savants dont l’œuf est hérissé, j’aurais pu percer ce brouillard jusqu’aux limites de l’horizon planétaire ; mais pour quoi faire ? Il n’y a nulle vie sur ce continent ensablé et rocheux pelotonné dans son froid mouillé, nulle vie nulle part sur cette planète solitaire des confins de l’Amas, qu’une orbite remarquablement régulière autour de son petit soleil du sous-groupe du Cerceau fait bénéficier d’une température égale tout au long d’une brève année sans saisons, et que les Constructeurs, jadis, baptisèrent Svetom, ce qui est sans doute une contraction de l’expression sweet home en interlangue morte. La seule vie qui s’est développée sur Svetom a été importée, c’est Scant et ses habitants aujourd’hui disparus, Scant qui a gardé quand même dans ses entrailles de pierre à ciel ouvert des traces sibyllines et déroutantes d’une autre vie, cette vie que je suis aujourd’hui venu chercher – une dernière fois…

J’ai fait descendre l’œuf, qui s’est immobilisé sur le sable roidi juste au pied de la muraille nord. L’œuf s’est ouvert, j’en suis sorti, j’ai posé le pied sur le sable. Les murailles m’écrasaient de leur masse mais les surplombs érodés, en maints endroits rognés, témoignaient plus que jamais de l’âge de la cité ; d’en haut, c’est encore une ville ; d’en bas, ne peut plus s’imposer que le concept de ruines. Cependant, la muraille qui m’apparaissait l’instant d’avant si rigide et si compacte montrait maintenant son infinie subtilité, ces trous, ces bosses, ces passages, ces décrochements, ces angles, ces porches, tout cet ensemble de structures architecturales faites semble-t-il pour dérouter l’esprit, voire l’enchanter, mais nullement pour dresser un obstacle matériel entre Scant et l’extérieur. Au sommet d’un promontoire vaguement parallélépipédique creusé à sa base de grandes niches ovales, quelque chose rampait, se confondant presque, par sa couleur brun-vert, avec le granit environnant. Machinalement, j’ai décroché le capteur de ma ceinture, l’ai braqué sur la chose rampante, et j’ai senti, à l’infime vibration qui se dégageait de la crosse, que le mécanisme silencieux de l’engin se déclenchait en seule réponse à ce mouvement lent et lointain qui avait impressionné ses cellules reproductrices. Lorsque le ver, ou la chenille, ou le tentacule, ou la racine, lorsque enfin cette chose sans nom eut disparu derrière un créneau, le travail du capteur s’interrompit de lui-même et je le replaçai contre la plaque magnétique de ma ceinture ; du même mouvement, j’ai effleuré deux touches sensibles sur mon boîtier de contrôle et je n’ai pas eu besoin de me retourner pour savoir que l’œuf s’était refermé et avait réintégré l’Espace Moins, d’où il ne resurgirait qu’à mon seul appel : le vent léger de la dématérialisation avait en effet passé sur mon dos et mes membres, et j’ai senti sur ma peau la piqûre minuscule des aspérités froides du sable soulevé. Ensuite j’ai marché droit sur le porche le plus voisin, et Scant est venue à ma rencontre.

 

Je suis resté trois jours dans Scant. C’est-à-dire que j’y ai dormi trois nuits, une fois dans l’ombre frileuse d’une ruelle encastrée entre deux murs penchés, les deux autres fois dans la matrice douce encore d’une ancienne tiédeur d’un de ces curieux passages cylindriques qui relient parfois, juste au-dessous du niveau de la chaussée, deux bâtiments d’apparence antithétique. Décomposer le temps selon le rythme des périodes cycliques du sommeil que nous devons à l’organisme est une commodité souvent employée, car c’est encore le meilleur moyen de définir une journée, lorsqu’on a abandonné à jamais la stabilité bien rythmée d’un socle planétaire. Les jours de Scant sont d’une durée différente de ceux d’Amareillor, de Parsiplace, de Bétune. Les découper en heures serait d’une maniaquerie bien étrange, et surtout l’indice d’un équilibre mental incertain parce que trop attaché à des repères dogmatiques : il se trouve que les Marcheurs échappent à ces menus travers psychiques et c’est même la raison ou plutôt une des raisons pour lesquelles ils sont les Marcheurs ; et le dire, pour moi qui en suis un, n’est en rien une preuve d’égocentrisme ou d’orgueil ; les Marcheurs n’ont pas non plus ces défauts-là. D’ailleurs, vivre avec la marée de la lumière, selon la volonté de son flux et de son reflux réguliers, est, en même temps qu’une règle à respecter pour être en accord avec son environnement, une joie pure et sereine, une respiration bien oubliée par les hommes de ce temps. Nous autres, les Marcheurs (que certains nomment aussi les Marche-Debout, expression un peu trop tautologique à mon goût), savons encore goûter ce genre de joie.

Paradoxalement, ce n’est qu’en des lieux en dehors du temps, dans l’œuf, dans la caverne d’acier de la poule qui est son prolongement cosmique, ou bien encore sur l’obscur Polyphar, tous endroits où l’on se trouve coupé du rythme solaire, qu’il faut revenir au décompte absurde et mécanique des heures ; lorsqu’on vit dans un réduit ainsi humanisé à l’extrême parce que entièrement régi et fabriqué par l’homme, il ne reste en effet d’autre solution que le retour à un des plus anciens règnes installés par la civilisation technicienne : celui de l’horloge. Mais à ciel libre, en plein air, lorsque les Marcheurs, méritant enfin leur nom, marchent véritablement sur une terre dont ils peuvent reconnaître la perméabilité géologique avec le heurt de leurs talons nus sur le sol, c’est pour eux la réinsertion intérieure d’un sentiment océanique, c’est à nouveau les retrouvailles avec le singe nu que, par-delà tous les artifices, nous n’avons jamais cessé d’être, heureusement. Heureusement, car alors nous cesserions à tout jamais d’être hommes.

Mais mon but n’est pas ici de tracer un panorama subjectif de la condition des Marcheurs, non plus que de l’humanité stellaire dans son entier, bien qu’en vérité, ma mission à Scant soit liée de manière organique, disons structurelle, à ces conditions, et que ce qui a suivi cette mission soit le résultat, un des résultats de l’évolution humaine… Lorsque, passé le premier porche, qui était si vaste que l’impression n’était pas encore de pénétrer dans un lieu clos mais seulement de franchir un espace voûté comme un arc triomphal, j’ai foulé le vrai sol de Scant, j’ai tout de suite éprouvé la sensation très vive d’être non pas épié, mais le point de convergence de tout un réseau de regards dont, pourtant, la caractéristique n’était pas l’attention mais l’indifférence. C’était une impression familière, puisque déjà éprouvée lors de mes précédentes escales à Scant, mais elle n’a jamais manqué de me surprendre, et cette fois autant que les autres. Cependant je savais que la plupart de ces regards étaient des regards sans yeux, et qu’aucun n’était hostile. C’est pour cela que l’impression ressentie n’est pas le malaise, comme celui qui peut vous étreindre au sein d’une nuit de jungle aux yeux de bêtes, ou lors de la travée d’un quartier libre de certains ports stellaires, mais plutôt le frisson de dépit de se sentir ignoré aussitôt que vu, de savoir que, perçu, reniflé ou sondé, on n’en est pas moins inconsistant, anamorphe, transparent dans l’esprit de qui ou quoi vous regarde, vous perçoit, vous renifle ou vous sonde.

Si Scant paraît tellement étrangère, c’est à cause de cette indifférence fondamentale qui l’anime dans le secret de ses fissures, de ses lucarnes, de ses fenêtres aux sombres pupilles. Si Scant est tellement mystérieuse, c’est qu’elle garde ses secrets grouillants pour elle-même, pour ses antres et ses caveaux, pour ses cavernes et ses cachots, ses catacombes et ses tombeaux. Si Scant reste une entité dont le message est en deçà ou au-delà de la communication, c’est que toute communication est impossible avant elle : soit elle est incapable de communiquer, ce qui, pour elle, serait signe d’échec ; soit elle n’en a pas besoin, ce qui signifierait la réussite, pour nous plus implacable que l’échec.

Ce n’est qu’après le troisième porche – une entrée dodécaédrique comme une incrustation en négatif dans le cœur d’une muraille renflée – que j’ai pu observer de près la première chose. Le capteur s’est trouvé instantanément dans mon poing, et son murmure vibrant s’est communiqué en douceur à mon poignet. La chose se tenait sur le sol dallé (sortait du sol dallé ?) d’une cour intérieure cernée par une haie de tourelles à pignons imbriquées comme les tuyaux d’un orgue minéralisé (et comme eux béantes vers le haut). Cela ressemblait à une fleur dont les gros pétales caoutchoutés auraient été animés d’un lent mouvement phototropique ; de leur cœur surgissaient, dressées vers le ciel, deux étamines terminées par un ensemble de cils vibratiles qui dansaient avec une grâce tortueuse. Il n’existe pas à Scant – c’est du moins ma conviction absolue – deux formes semblables, bien qu’il soit possible de grouper les choses en grandes familles. Les espèces néo-florales de ce genre sont nombreuses et peu passionnantes, en ce sens que justement elles évoquent des formes connues, en l’occurrence des fleurs, vaguement carnivores. J’ai assez vite replacé le capteur sur ma plaque de ceinture : il se lasse plus vite que moi. La néo-fleur poursuivait le cycle de ses mouvements vides de sens – vides de sens pour moi, pour nous les hommes… Mais pour elle ? Nous ne saurons jamais, personne ne saura jamais à quoi correspondent, à quels mobiles, à quelles pulsions conscientes ou inconscientes, à quelles nécessités, à quelles expériences sensitives ou créatives peut-être, les mouvements mécaniques, répétitifs, des créatures (des créations ?) qui peuplent Scant endormie. Scant est comme une boîte magique dont chaque tiroir secret peut cacher un automate grotesque à l’activité fébrile ou pesante qui ne vit, ou ne paraît vivre, que grâce aux ressorts qui se tendent et se détendent dans ses entrailles protoplasmiques. Scant est un palais fantôme. Scant rêve perpétuellement et ses rêves sont mécaniques. Mais la mécanique est bien huilée, Scant est une ville silencieuse.

C’est en effet une des données essentielles de Scant que le silence, celui de la ville rêveuse correspondant à celui de la planète aux rocs dormants. Même les choses les plus impressionnantes, les plus grandes de taille et les plus rugueuses ou les plus métalliques d’aspect (mais ce n’est qu’une apparence qui ne correspond en rien à la vérité de la matière) se meuvent sans bruit, sans souffle, sans le moindre raclement. Peu après avoir capté la néo-fleur, j’ai eu l’occasion, en bordure d’une autre place, ronde celle-ci, et pavée de façon qu’un dessin méticuleux naisse du seul assemblage divergent des stries du granitoïde, de capter une seconde chose, appartenant justement à la famille des métalloïdes : d’un puits creusé dans le sol sortait à intervalles réguliers une sorte de monstre vaguement cubique dont l’épiderme (la carapace ?) évoquait une cuirasse de bronze aux plaques damasquinées capricieusement imbriquées les unes dans les autres et soulignées par des excroissances hémisphériques qui se voulaient être des boulons. La chose émergeait du puits, grimpait du même mouvement le long d’une colonne de section carrée dont l’une des faces était à demi évidée, parcourait ainsi verticalement une vingtaine de mètres puis, sans heurt, sans arrêt, redescendait pour disparaître dans le puits, avant d’en émerger de nouveau et ainsi de suite à l’infini. Un aller et retour, autant que j’aie pu en juger en l’absence de tout compte-temps, pouvait durer un peu moins d’une minute standard. Et le plus surprenant, à voir manœuvrer cette énorme masse qui pouvait bien faire 4 mètres d’arête, c’était qu’elle glissait sur son axe dans le plus complet silence. Mais cette surprise évoquée ne provenait que de mauvais réflexes mentaux, condamnables sur Scant, où il était vain de vouloir recourir à des analogies. En réalité, cette absence de bruit prouvait simplement que la chose était si parfaitement accordée à son environnement qu’elle avait éliminé tout frottement superflu, et par là tout vieillissement par usure. C’est le propre de tout ce qui vit à Scant ; mais peut-on en conclure que les choses avaient atteint ou approchaient l’immortalité ?… C’est une question à laquelle on ne pourra désormais plus répondre.

Ensuite, et me dirigeant toujours vers le cœur de Scant – je veux dire par là son centre géométrique, car je crois avoir bien fait comprendre que la cité ne possède rien qui puisse faire figure de ce qu’on nommait « centre-ville » dans les agglomérations de Terre-I ou des mondes évolués de l’Amas –, j’ai enfilé une allée majestueuse bordée de statues, qui se prolonge par un passage triangulaire découpé dans un vaste cône tronqué par l’Explosion. Les statues sont d’une beauté incomparable et ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois abstraites et figuratives selon l’angle sous lequel on les regarde ; elles sont pareillement juchées sur des monolithes trapus qui font corps avec elles, ou qui sont tout simplement les corps des figures qu’ils supportent, à la manière des statues de l’île de Pâques édifiées pendant la protohistoire de Terre-I par nos ancêtres bérils ; mais la physionomie d’un visage s’altère et se transforme en autre chose à mesure qu’on fait le tour d’un socle, ou alors c’est une rugueuse symphonie de pierre qui devient visage : telle somme d’angles imbriqués aux arêtes arrondies devient sous nos yeux dos corné de reptile antique puis crâne massif de mastodonte, avant d’acquérir les courbes souples d’un hiératique visage féminin ; tel magma rocheux se décante après un quart de tour, se fond dans une gerbe florale qui se transcende enfin en oiseau-lyre au plumage exubérant où l’on peut deviner la chevelure drue d’un Amérindien. On a voulu voir, dans l’agencement de ces statues, de ces sculptures plutôt, diverses représentations de l’évolution, du minéral à l’homme, l’homme se désagrégeant à nouveau dans une phase finale pour s’intégrer en retour au minéral qui a été au départ de son ascension. C’est une hypothèse séduisante, mais la prudence oblige à ne la considérer, comme toute chose touchant à Scant, que comme une hypothèse, justement. Néanmoins, ce retour de l’humanité à une minéralisation brutale (et visible seulement si le promeneur, quittant l’allée radieuse, observe la face postérieure des sculptures) pourrait fort bien passer pour une métaphore hardie de ce qu’a été le sort des habitants de Scant. Cela ne manque pas d’être troublant, puisque les statues ont été conçues et taillées lors de l’édification globale de Scant, à une époque donc où l’Explosion et ses suites n’étaient ni prévues ni concevables…

J’ai flâné longuement au long de l’allée aux statues – à vrai dire jusqu’au moment où le jour a sombré derrière le crénelage ouest des structures de la ville. C’était un peu pour moi comme un adieu à ce que je considère – et je ne suis pas le seul – comme la plus belle réussite de la cité, un ensemble dont j’ai considéré alors la prochaine disparition comme une injustice profonde envers l’harmonie universelle, comme une insulte grave envers la beauté. Mais je n’avais pas à intervenir contre les décisions de Conseil et ces pensées anarchiques – dont l’écho ne s’est pas encore éteint aujourd’hui alors que je grave ces souvenirs dans mon transco personnel à bord de la poule – sont restées à l’intérieur de moi, tout au fond de ma conscience, là où ne cessent de rôder les secrets, les regrets et les remords. Être un Marcheur est un rôle difficile, ingrat, qui demande de la froideur et de la dureté ; mais ce n’est qu’un aspect de nos qualités, de nos qualifications plutôt : jadis, au cours des âges farouches de Terre-I, tous les hommes possédaient les traits de caractère qui définissent aujourd’hui les seuls Marcheurs et en font – je le dis une fois de plus sans affectation car le fait est en réalité d’une dérisoire tristesse – des êtres d’exception. C’est vrai, en nous – et par on ne sait quel caprice génétique – ont survécu les caractéristiques structurales des ancêtres, qu’une lente mutation évolutive a travaillées, faisant de l’espèce humaine dans la majorité des cas cette race nouvelle qu’on appelle les Dormeurs. Jadis, tous les hommes étaient des Marcheurs ; c’est un concept étrange, sur lequel il vaut mieux ne pas s’appesantir. Scant représente pourtant une protubérance divergente de l’évolution et, dans l’allée aux statues mieux que partout ailleurs, on peut se rendre compte que cette épine dans la durée contredit une évidence : évolution, cela évoque une transformation qui n’a jamais de cesse ; au contraire, les créatures de Scant sont un achèvement, et par là ne peuvent qu’être promises à l’effacement. L’effacement a eu lieu, il fut aveugle : il fut déchirement. Les choses, soit, mais le minéral façonné selon mille artefacts parfaits ?

Si le capteur avait été capable de saisir et de reproduire la matière inerte, je crois que pour moi seul, et en dépit de ma conscience de Marcheur (qui est une conscience libre et non pas le produit d’un quelconque conditionnement), j’aurais enregistré le volume périssable des statues ; mais la technique parfois nous impose des limitations qui viennent seconder le droit et la loi : le capteur n’est conçu que pour enregistrer les vibrations de la matière vivante, les sculptures ne sont pour cet appareil prodigieux que des ombres insaisissables. Elles sont donc restées pour moi également des ombres insaisissables qui voguent aujourd’hui et vogueront jusqu’à la fin de mon existence dans mon seul souvenir. L’Explosion qui avait tronqué tant de bâtiments les avait épargnés, et je ne peux pas croire que seul le hasard puisse être crédité de cette clémence. Les statues témoignaient pour Scant tout entière. Aujourd’hui… mais qu’importe aujourd’hui ? Je préfère évoquer le crépuscule vert qui m’a surpris dans l’allée aux statues ; j’ai dit une fois que le ciel diurne de Scant présentait toujours la même tonalité uniforme ; ce n’est pas tout à fait vrai : lorsque le soleil disparaît derrière l’horizon, sa lumière rasante illumine un bref instant, et de façon particulière, le phyloplancton resté en suspension dans l’atmosphère gorgée d’humidité depuis la désintégration de l’Océan ; alors, pour un instant, un instant très court, le ciel morne et pesant d’étain poli se transforme en une draperie émeraude dont la transparence est infinie. Mais, presque aussitôt, les étoiles nues crèvent cette transparence et le ciel s’épaissit en une lourde obscurité scintillante semblable à celle de toutes les planètes à atmosphère oxygénée de l’Amas. Alors c’est la nuit sur Scant.

 

La nuit sur Scant n’est pas propice à la recherche des choses : elles ne font pas de bruit et peu sont lumineuses, encore que certaines soient vaguement phosphorescentes, ces flaques spongieuses qui rappellent des agglomérats cellulaires et qu’on peut voir ramper, se mêler, se diviser et se refondre sur des surfaces toujours verticales… Au bout de l’allée aux statues, et évitant le passage triangulaire couvert, j’ai obliqué vers la droite et me suis arrêté dans une venelle en pente ascendante dont l’extrémité se perdait parmi les éboulis. À l’abri d’un surplomb ciselé dans le granit, je me suis installé comme dans une niche, ou comme dans un nid, dans une anfractuosité de la paroi inclinée qui ne répondait sans doute qu’à une fonction décorative : créer une brève zone d’ombre, ou une rupture dans la continuité de la paroi nue. Les nuits sont fraîches à Scant et un peu de l’humidité contenue dans l’air descend sur ce miracle de pierre : le matin, la cité étincelle d’une rosée évanescente qui ne tarde pas à disparaître dans la tiédeur du soleil voilé par la mince mais dense couche de l’atmosphère. Un Marcheur va tête et pieds nus, et ma combinaison, de fine métasoil, ne contenait aucun dispositif de chauffage ou de régulation thermique ; je ne nie pas avoir, au cours de cette première nuit passée comme on dit « à la belle étoile », frissonné souvent, sursauté de froid dans mon sommeil coupé de fréquents et brumeux réveils. Mais ces retrouvailles avec le coupant mouillé de l’air valaient bien, après les mois passés dans le confinement de la poule, de menus désagréments dont le revers positif était la sensation d’être à nouveau, et complètement, vivant.

Avant de plonger dans ce sommeil grelottant, j’ai mangé un peu. Invisible mais immatériellement présent, l’œuf, sur un simple effleurement de mon index sur une touche de mon boîtier de ceinture, a envoyé depuis l’Espace Moins un container de nourriture qui est apparu dans l’air à un mètre de mon visage giflé en douceur par le vent de la matérialisation, avant de flotter avec nonchalance jusqu’au sol, où il s’est immobilisé, luisant encore furtivement de la rémanence lente des particules gamma-moins ; puis il a retrouvé la matité nue du métal. C’était une boîte oblongue aux bouts arrondis, elle s’est ouverte en deux lorsque j’ai approché la main ; elle contenait, sagement rangées dans des petits casiers transparents, vingt-sept espèces de nourritures salées ou sucrées et onze sortes de boissons, glacées, froides, tièdes ou chaudes, contenues dans des flacons munis d’un embout suceur. Sans choisir spécialement j’ai tiré deux boîtes de leur logement, et un flacon de boisson. Je ne sais pas ce que j’ai mangé et bu ce soir-là, cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance : l’œuf est toujours là, qui veille sur moi, qui me nourrit, et peut éventuellement être prêt à me chauffer, m’abriter, me protéger, me défendre si je l’appelle et si je le lui demande, ou sans que je l’appelle si, de l’Espace Moins où il patiente, il sent à une infime modification des ondes bioniques qui nous relient que je cours un danger quelconque. L’œuf possède un potentiel de défense, d’attaque ou d’intervention considérable (même si c’est peu en regard du matériel de la poule). Mais je n’ai jamais eu à m’en servir. C’est une précaution, rien de plus, ou même moins qu’une précaution : une routine technique qui survit aux siècles et aux millénaires passés, alors que l’Amas était un secteur cubique énorme d’étoiles à conquérir, à reconnaître, à coloniser, alors que l’espace était – ou semblait être – couturé de dangers pour la plupart imaginaires ou fantasmatiques… jusqu’à ce que survienne l’Âge Rouge. Aujourd’hui, l’Amas est une caverne où ne s’agitent que des ombres, celles des Dormeurs, celles de mes frères humains ou humanoïdes, et pour une Scant il y a dix mille Luthèce, cent mille jardins, un million de villes-dômes…

Je ne veux pas raconter dans le détail mes déambulations dans Scant, ni le nombre et l’apparence des choses dont mon capteur a enregistré la subtile essence. Scant est gravée dans ma mémoire et cela suffit, Scant est passée par mes prunelles, il ne me reste d’elle que cela, que ce processus physico-chimique des photons heurtant la chambre noire de la membrane choroïdique, un message transmis par le nerf optique vers le centre optique du lobe occipital, des phosphènes imprégnant un ensemble de neurones par l’action des molécules d’acide ribonucléique… Aujourd’hui, à mesure que je parle, à mesure que mon message s’enregistre dans la mémoire mécanique du transco, ma mémoire à moi se réveille, des associations se forment, des images reviennent : c’est Scant qui renaît ainsi perpétuellement en moi par un processus que je sais être en réalité aussi mécanique que celui qui préside au fonctionnement d’un ordinateur et qui, comme lui, est périssable dans le temps. De même qu’un disque magnétique finit pas s’effacer et qu’une bouteille mémo peut se vider, mon cerveau finira par s’engourdir, deviendra une masse pâteuse où les échanges seront plus lents à se faire, au milieu d’une eau plus lourde et plus trouble dans laquelle les images se terniront, perdront de leur précision. Mais jusqu’à l’instant de la mort, qui sera nécessairement paisible et douce, je sais que Scant me hantera.

Images :

Ce petit matin avec la barre étroite du ciel au-dessus de mon front, ce ciel d’étain brillant, sans chaleur ni profondeur, qui écartèle deux parois massives inclinées l’une vers l’autre et dont les ramifications s’étendent dans les fissures entrelacées des ruelles.

Images :

L’escalier monumental qui grimpe à l’assaut du ciel, ne bute que sur le ciel, ne rencontre en fin d’envolée, en fin de volée de marches, que l’infini du ciel ouvert que grignotent les dents ébréchées d’un pan de mur.

Images :

Un puits conique comme le piège d’un fourmilion creusé au milieu d’un forum dont les différences de niveaux peuvent être lues d’en haut comme un message crypté, indéchiffrable, en langage ilgon.

Images :

Ces intestins transparents tordus à l’infini dans l’hémisphère creux d’un tumulus poudré de sable cristallisé, et dans lesquels circule encore, pâteux, un liquide moiré, ni vert ni rouge, à la densité fabuleuse.

Images :

Des conques, des socs émoussés, des pyramides à la pointe écornée, des sphères ébréchées, des bouteilles au goulot fendu, des poings dressés aux doigts de tourelles, des cônes plantés de biais dans le sable qui moutonne vers les nuées basses de l’horizon sud.

Images :

Dressé vers le ciel comme s’il voulait crever de sa pointe tailladée la paupière morte refermée sur la prunelle solaire, un pic solitaire tout damasquiné de bas-reliefs sinueux, surgissant d’une invagination qui fend une terrasse mollement vallonnée.

Images…

Le battant illuminé de la nuit qui se referme avec une légèreté de brume ou de tenture moussante sur le labyrinthe compliqué de Scant, Scant qui ne m’apparaît plus, à travers l’œil à miroirs de la coquille spiralée où j’ai trouvé refuge pour une nuit, que comme un entassement de pierres dormantes couchées au hasard dans la sérénité du désert.

Images, images, images… Scant n’est plus que cela désormais : des images mortes dont le relief illusoire ne tient plus qu’aux holéogrammes que l’écran concave de ma mémoire peut assembler ou souffler. Mais nulle odeur, nul son ne peut venir à mon secours pour accentuer un tableau auquel manque trop de caractères pour être à jamais vraiment vivant. Inodore et silencieuse, Scant s’est refermée comme un tombeau de pierre dans la nuit de l’Histoire et c’est à peine si le couvercle, en se rabattant, a lancé à mes oreilles un ultime claquement, celui, sec et répété, du compteur à radiations de l’œuf, qui répondait comme un écho au ricanement de cette pierre qui avait roulé sous mon pied lors d’une escalade et qui, rebondissant d’aspérité en aspérité derrière moi, m’avait surpris par cette musique DE – CRES – CEN – DO.

Quant aux choses, je peux les faire renaître à volonté dans la chambre à résonance ; alors pourquoi les évoquer ? Et pourquoi évoquer sans cesse Scant, si ce n’est qu’en vérité je ne l’évoque pas, c’est elle qui se rappelle à ma mémoire, qui revient avec insistance comme un fantôme léger pour me chatouiller dans ma veille… Au matin bruinant de rosée du quatrième jour, après avoir passé tant d’heures à marcher, à fouiner, à escalader des rampes croulantes, à franchir des porches, à me glisser dans des boyaux à demi colmatés, à arpenter des jetées, à me faufiler dans des ruelles en lacis, à patauger dans le sable pulvérulent, j’ai décidé de rappeler l’œuf. Je sortais d’un sommeil parfait pris dans l’abri d’une niche souterraine où le sable doux et bien sec accumulé depuis des millénaires avait bordé mon corps mieux qu’un édredon moelleux, je savais que je n’avais plus rien à faire à Scant – ou alors il m’aurait fallu trahir. Ma mission était terminée : mon capteur avait recueilli suffisamment de formes, celles qui m’avaient échappé ou que j’avais ignorées n’étaient que les sœurs un peu différentes des dizaines que j’avais enregistrées, et qui constituaient un échantillonnage complet des principales familles. Ma mission était terminée, oui, c’est-à-dire qu’elle était presque terminée. J’ai appelé l’œuf d’où j’étais, de la base de ce bec crochu qui jaillit d’un grand bâtiment carré et aujourd’hui intégralement vide, l’œuf a surgi du néant devant moi, le souffle de la résurgence est passé sur ma joue, a soulevé mes cheveux. Une minute plus tard j’étais dans sa coquille de métal murmurante et crépitante de lumières, trente secondes plus tard l’œuf nageait dans le flot de la gravitation universelle à une telle distance de Svetom que celle-ci n’apparaissait plus sur le regard que comme une balle brune et tachetée, dix secondes plus tard, après que j’eus accompli le geste qu’il fallait sur la touche azurée qu’il fallait, l’œuf était retourné au sein de l’Espace Moins, là où les photons errants, traqués par la loi d’Ozz, implosent si follement que l’univers visible paraît être en entier une coulée bouillonnante d’or en fusion.

Dans la chambre à résonance de la poule qui dévore avec son bec pointu la courbure de l’univers (comme, dit-on, elle le ferait d’un ver si long qu’il ressortirait par son cloaque à mesure qu’elle l’engloutirait), je projette souvent, pour Myrtis et pour Soal, les enregistrements des choses captées dans Scant. Myrtis, avec qui j’ai fait l’amour en contact réel dès que l’œuf s’est encastré dans le ventre de la poule (encore une chose, et non des moindres, que les Marcheurs n’ont pas perdue), Myrtis se serre contre moi en regardant les images en relief meubler de leur présence furtive et silencieuse la chambre de résonance. Je sens sur ma peau la douceur de rêve de sa peau si blanche que les zones d’ombre en sont à la fois roses et bleutées – nous vivons nus à bord de la poule, où la température, clémente, ne varie jamais – et sa main dont les doigts conservent encore la trace de palmes finement nervurées se pose souvent sur le dos de ma main. Myrtis parfois me regarde longuement, sans sourire car son espèce ne connaît pas le sourire ni le rire ; alors je la regarde aussi et je souris pour nous deux. Sur le sommet de son crâne lisse se devine encore un léger renflement nervuré qui s’atténue derrière la nuque et se perd complètement entre les omoplates ; c’est le souvenir de la crête cornée que ses lointains ancêtres reptiliens possédaient, les mâles plus que les femelles, d’ailleurs. Si on regarde Myrtis de très près, on devine que sa peau, dont tout système pileux est absent, est en réalité formée d’écailles minuscules. Mais qu’importe, puisqu’elle est si douce, bien plus douce que la mienne ou que celle de toute autre femme à sang chaud que je connaisse…

J’aime Myrtis. Je l’aime et elle m’aime, et nous resterons ensemble toute notre vie à la fois longue et courte. Bien sûr, nos différences génétiques sont énormes, et il n’est pas question que nous puissions avoir des enfants ensemble : mais nous en aurons avec d’autres cogéniteurs, car il est essentiel, pour des raisons évidentes, que les Marcheurs procréent en nombre. Cette question des enfants la chagrine sans doute plus que moi. Moi lézard, toi gorille, me dit-elle parfois en me considérant gravement avec ses yeux d’or sans paupières. Myrtis est ovipare, et sa poitrine est vierge de tout système mammalien, encore qu’elle possède deux renflements graisseux qui figurent deux seins postiches – des pseudo-organes que toutes les femelles de sa race ont acquis en quelques millénaires par mutation mimétique, depuis que son système natif a été intégré à l’Amas, dont la population est humaine aux neuf dixièmes. L’important cependant est que Myrtis et moi puissions nous donner du plaisir, et c’est une évidence qui éclate à chacun de nos rapports sexuels : les zones érogènes sont sensiblement les mêmes pour nos deux races, et mon pénis s’adapte parfaitement à son vagin ; en outre, elle possède même l’équivalent d’un clitoris, bien que chez elle cette terminaison nerveuse soit plus étendue, placée plus haut, presque en dehors de la vulve.

J’avais pensé que Myrtis, qui n’a jamais mis les pieds dans Scant, aurait pu saisir mieux que moi, par instinct peut-être, le schème évolutif ayant présidé à la formation mutationnelle des choses. Mais quand, dans la chambre de résonance où les entités revivent en apparence par la volontés des lecteurs, j’observe son visage d’ambre et de marbre où moi seul peux saisir les expressions éphémères, je ne peux y lire qu’un étonnement perplexe. Je n’aurais pas dû m’attendre à autre chose ; bien qu’appartenant à une branche différente de vertébrés humanoïdes dont l’ascension culturelle et sociale s’est déroulée de manière divergente de la nôtre, les Scincomorphoïdes font maintenant partie organiquement des peuples de l’Amas, parmi lesquels on trouve aussi les descendants d’oiseaux échassiers comme Soal ; au long des millénaires, les particularismes raciaux, branchiaux, structuraux se sont fondus entre eux, et, aussi différentes eussent-elles été à l’aube de l’Expansion, les ethnies ne forment plus maintenant – faut-il le regretter ou s’en louer ? – qu’une seule nation stellaire, celle de l’Amas, où les vraies différences ne tiennent pas tant au passé planétaire de chacun qu’au système de castes psycho-physiologiques qui s’est instauré et qui fait qu’on est un Dormeur ou un Marcheur, un Membre ou un Psychonaute.

En face des choses de Scant, Myrtis ne réagit pas autrement que moi, et dans le même sens, c’est-à-dire qu’elle cherche des analogies, et ces analogies procèdent des mêmes modèles archétypaux. Devant la masse cubique qui monte et descend, elle dit ascenseur. Devant les taches fongoïdes qui se mêlent et se divisent, elle dit amibes, ou cellules. Devant ces formes globuleuses et presque transparentes qui, semblant posséder leur propre maîtrise de la gravité, rebondissent mollement entre deux cavités de deux parois symétriques, elle dit jeu de balles, ou gravicoptères urbains…

Il m’arrive parfois de me demander, mais ce n’est qu’un jeu de l’esprit, laquelle, de toutes les inventions de l’homme et de ses cousins humanoïdes, est la plus fabuleuse, la plus étonnante. Est-ce la maîtrise de l’antimatière qui permet, bien mieux que ne le fit jadis la fusion nucléaire, de détruire en un clin d’œil une ville, un continent, une planète ? Est-ce la connaissance des champs gravitiques qui a résolu, par le biais de la plus douce des technologies, les problèmes de transport urbain et interurbain ? Est-ce la résolution pratique de la loi d’Ozz qui nous aide à nous déplacer dans l’Amas à travers l’Espace Moins, où nous n’avons plus à compter ni sur Langevin ni sur Einstein ? Est-ce la médecine de synthèse moléculaire qui nous fait bénéficier d’une longue jeunesse dont la limite ne tient qu’au vieillissement inéluctable de l’encéphale ? Est-ce la si ancienne méthode de stockage énergétique de Roaursson grâce à quoi nous continuons de pomper partout l’inépuisable énergie solaire ? Entre toutes ces merveilles, je pense souvent que ce sont le capteur et son complément, la chambre de résonance, qui présentent l’exploit technologique le plus extraordinaire, même si ce processus de reproduction, parent éloigné de l’holographieur, reste d’un emploi restreint et très particularisé. C’est en tout cas ce que je ressens ces jours de voyage immobile, en regardant s’agiter, dans la grande sphère creuse aux parois moirées de la chambre de résonance, les ombres de ces créatures qui ne sont plus et sont encore, que je suis allé pêcher dans Scant, Scant qui n’est plus… mais rôde inlassablement en moi. Le pantomorphe – pour appeler par son nom scientifique l’appareil dans son ensemble – ne se borne pas à saisir et à projeter une image à trois dimensions ; l’analyse au contraire est complète, et la reproduction l’est aussi : même si les formes qui s’agitent dans la chambre sont impalpables pour une main humaine, elles le sont, palpables, et jusque dans leur structure moléculaire et atomique, pour les biotecteurs, dont les analyseurs tapissent la sphère. Mieux que des scalpels-lasers ne pourraient le faire avec un spécimen de chair, les biotecteurs scrutent, transpercent, dissèquent, décapent les fantômes que j’ai ramenés de Scant. Mais pour quoi faire ? Que va-t-on trouver, que croit-on pouvoir y trouver, ou prouver, qu’on ne sache déjà ? La poule emporte vers Polyphar, dans la caverne planétaire de laquelle, tapi et protégé par des mégatonnes de roche, bourdonne Conseil, ces quelques dizaines de choses ravies à Scant, arrachées à la mort de Scant sous la forme mécanique de projections pantomorphiques. Conseil pourra analyser les choses pendant cent ans, mille ans, dix mille ans s’il le veut. Qu’espère-t-il y découvrir ? Les projections pantomorphiques recréent la vie, certes ; mais elles ne sont pas la vie. Conseil connaîtra, grâce au travail méticuleux des biotecteurs, les secrets du métabolisme des choses, les graphiques structuraux rendant compte d’un bouleversement génétique aberrant. Mais après ? Ce qu’il ne pourra pas comprendre, ce que les biotecteurs seront incapables d’aller chercher dans les silhouettes pantomorphiques qui s’agitent dans la sphère miroitante, c’est le mode d’intelligence qui habitait les choses, ce sont les pensées profondes qui pouvaient rouler – ou ne pas rouler – en elles, c’est le pourquoi de leur existence, c’est enfin la question fondamentale qui restera à tout jamais du domaine des hypothèses : est-ce que les choses connaissaient le bonheur, est-ce que ce mot, ce concept signifiait seulement quelque chose pour elles ?…

Et là, qu’est-ce que tu vois ? demandé-je à Myrtis devant la surface parallélépipédique qui pivote sur une arête verticale de part et d’autre d’une ouverture rectangulaire dans un mur.

Une porte qui s’ouvre, se ferme, et claque…

Et là ? (Devant cette longue chenille qui parcourt inlassablement un réseau sinueux à moitié souterrain.)

Un métrobus robot…

Et ça ?

Alors que dans la chambre de résonance revivent facticement des formes aérodynamiques qui se croisent et s’entrecroisent entre d’autres formes immobiles évoquant des branches, elle murmure : Des oiseaux de passage…

Et sans doute elle n’a pas tort. Pour imprécises et schématiques qu’elles soient, ces analogies rendent peut-être mieux compte de la vérité des choses de Scant qu’une dissertation plus détaillée, plus prudente, plus nébuleuse… Et on touche, par ces simples métaphores, le fond de l’horreur, le fond de l’incroyable, le fond des merveilles.

Toutes les archives concernant Scant ont disparu lors de l’Âge Rouge. Qu’un contingent de colons triés sur le volet et hautement spécialisés (urbanistes, artistes, sociologues, biologistes, écologistes, psychologues), venant d’un ou plusieurs systèmes humains, ait débarqué il y a plusieurs millénaires sur ce monde solitaire du Cerceau baptisé Svetom, dans le but précis et unique d’y construire une ville qui serait LA Ville, cela ne fait aucun doute pour personne parmi les Marcheurs. Et que ces colons aient réussi au-delà de toute espérance, cela ne fait pas de doute non plus : il n’y a qu’à voir Scant aujourd’hui – je veux dire : il suffisait de voir Scant avant mon ultime reconnaissance. Mais cette première réussite n’a pas contenté les bâtisseurs. Une fois dans cette ville qui était la transcendance de toute ville, coupés de tout contact avec les autres mondes de l’Amas, les citadins de Scant ont voulu plus. Il ne leur suffisait pas de vivre dans la cité la plus parfaite de l’univers, ils voulurent être cette cité. Alors eut lieu l’Expérience.

Nous ne saurons pas, nous ne saurons jamais quand elle eut lieu, qui l’a réalisée, et surtout comment elle fut menée à terme : l’isolement de Svetom, le passage douloureux de l’Âge Rouge ont effacé toute trace, tout document – si jamais il y en eut, ce dont personnellement je doute. L’Explosion fit partie de l’Expérience. Mais en fut-elle une cause, une conséquence, une erreur, personne ne peut le dire. Certains pensent que l’Explosion, qui, bien qu’ayant vaporisé l’Océan, n’écorna que superficiellement Scant, était un stade nécessaire de l’Expérience. D’autres supposent que quelque chose a mal tourné dans le processus, et que l’Explosion n’a été qu’une sorte de séisme, un spasme qui a contrarié, bouleversé peut-être le déroulement de l’Expérience. D’autres encore, moins nombreux, estiment que l’Explosion n’était qu’un leurre destiné à faire croire à des visiteurs éventuels que Scant était morte et qu’il fallait la laisser en paix. (Si cela est, cela a échoué.) Mais je n’ai pas, à vrai dire, d’avis sur la question. Rien ne peut permettre à quiconque de pencher pour une hypothèse contre une autre : et c’est ce silence compact du passé qui est le plus terrible. En tout cas, après l’Expérience et l’Explosion, les habitants de Scant sont devenus Scant. Ils étaient des humains comme moi, ils sont devenus des choses atroces et dérisoires enracinées dans Scant, ces choses de chair et de sang occupées à des besognes mécaniques, ces choses qui ressemblent à des ascenseurs, à des portes qui claquent, à des fleurs carnivores, à des métrobus aveugles.

Atroces et dérisoires ? Qui peut me permettre de dire cela ?… Les choses nageaient peut-être dans une félicité hors de notre compréhension. Qui sait ? Personne ne sait, personne ne saura jamais, pas même Conseil, personne ne comprendra jamais, pas même lui, le secret de cette incroyable mutation.

Ce n’est pas moi qui ai découvert Scant. Cela s’est passé plusieurs centaines d’années standard avant ma naissance vraie, avec une équipe de Marcheurs occupés à dresser une nouvelle carte de l’Amas au sortir de l’Âge Rouge. Moi, je n’ai été que l’ultime visiteur de Scant, celui qui a scellé son destin : un simple geste sur une touche azurée de l’œuf, et une sombre particule d’antimatière s’est précipitée au contact de la matière positive de Scant. Déflagration, torrent d’énergie crevant la croûte planétaire… Je connais le spectacle par cœur, j’étais à l’abri de l’Espace Moins. Maintenant, Scant n’existe plus. C’est comme si elle n’avait jamais existé, c’est comme si Svetom avait toujours possédé, sur un certain méridien du continent austral, cette grande cicatrice conique, vitrifiée, cautérisée.

La décision a été prise par Conseil. Je n’ai été qu’un exécutant. Je suis un Marcheur, nous avons des devoirs qui peuvent être pénibles mais auxquels il est hors de question que nous puissions nous dérober. Et au fond de moi, par-delà la douleur de surface qui n’est qu’un cri esthétique (Oh… se peut-il vraiment que ce ne soit qu’un cri esthétique ?), je sais bien que la décision de Conseil est juste et sans appel, comme toujours.

Oui, Scant ne pouvait rester ainsi livrée à la curiosité, il n’était pas tolérable que Scant pût être prise, un jour ou l’autre, comme exemple par quiconque, individu, ethnie ou peuple. La population de l’amas est constituée aujourd’hui à plus de soixante-dix pour cent par les Dormeurs, et c’est une tendance qui ne cesse de s’accroître. Notre devoir est de contenir au maximum cette poussée exponentielle vers la démission, la sclérose, la scarification, la stase, le sommeil et les rêves que permet notre civilisation hyper-mécanisée. Cet effort est peut-être vain ; il doit être fait cependant, même si nous savons que la pente sur laquelle nous glissons est le bout du chemin naturel que notre évolution a tracé.

Je crois pourtant – et c’est peut-être une illusion qu’entretient Conseil et que nous tous, les Marcheurs, entretenons – que le devenir de l’homme et de ses cousins humanoïdes n’est pas de s’endormir définitivement dans une quiétude matricielle peuplée de rêves, mais au contraire de retrouver la nécessité vitale de l’effort et de la vie libre à l’air libre, qui nous amènera à continuer l’Expansion au-delà de l’Amas, dans toute la Galaxie, dans les autres galaxies…

À cause de cela – qui est peut-être une autre sorte de rêve (mais ce rêve, toutefois, est éveillé) – Scant devait être détruite. L’homme ne doit pas s’enfermer dans une ville, il ne doit pas devenir ville, il doit s’en échapper au contraire, courir vers le soleil et s’élancer dans l’espace. Je ne sais que trop bien moi-même combien la tentation du sommeil et de la sécurité, de la stabilité et du rêve est forte : à Scant, au milieu de cette ville dormante, rêvant, j’ai eu plus d’une fois le désir de m’allonger sur la pierre veloutée, de ne faire plus qu’un avec la pierre, de devenir pierre, de devenir Scant. Et Scant était à l’image de cette technostructure dévorante qui enferme l’homme, le plie toujours davantage dans un piège d’autant plus redoutable qu’il a les contours de la félicité.

Aujourd’hui Scant est détruite. Mais combien en reste-t-il dans l’espace, et surtout combien en reste-t-il en nous ?

Je serre Myrtis contre moi, je termine d’enregistrer dans mon transco ces réflexions sur une aventure qui s’achève. La poule vogue vers Polyphar, vogue vers Conseil, qui ingurgitera les reflets pantomorphiques des choses et s’amusera s’il le veut à les analyser, inutilement, pendant mille ans ou dix mille ans.

Ensuite Myrtis et moi, et peut-être Soal s’il le désire, irons passer quelques mois standard sur Nouvelle-Cythride. Et puis Conseil nous donnera une nouvelle mission, qui consistera peut-être à aller reconnaître ou détruire un monde où des hommes, cédant à la poussée métamorphique de l’évolution, se sont transformés en arbres, en fleurs, en pollen dans le vent.