LE DERNIER DINOSAURE
(1976)
Cette nouvelle fut écrite en 1976 à la demande de Michel Jeury, qui composait une anthologie pour la collection dirigée par Bernard Blanc chez Kesselring. Elle parut fin 77 seulement, sous le titre Planète socialiste. Il fallait imaginer un avenir crédible et… socialiste. Mais il m’a paru plus amusant de créer un avenir tout à fait incertain, où l’écologie ne serait pas la panacée ; surtout, il m’amusait de faire vivre les événements par un jeune fasciste dans la peau duquel je me suis glissé. Une des questions fondamentales que je me suis toujours posée est celle-ci : si j’avais eu quinze ou vingt ans en 1940, qu’est-ce que j’aurais fait ? Bien heureux ceux qui répondent : « De la Résistance, bien entendu ! » Comme c’est une question à laquelle je ne pourrai jamais répondre, j’ai voulu opter pour le point de vue du milicien de hasard (le film de Louis Malle, Lacombe Lucien, m’avait beaucoup impressionné, mais pour ce texte, je dois dire que mon modèle explicite, excusez du peu, était l’Enfance d’un chef, de Sartre).
LE SOCIALISME, C’EST LA JUSTICE POUR TOUS, DU TRAVAIL POUR TOUS, UN LOGEMENT POUR TOUS, DES LOISIRS POUR TOUS, LE BONHEUR POUR TOUS.
Elle me dit : Je les entends creuser, Dino. Je lui dis de pas s’en faire, il y a des jours qu’on les entend, ça ne veut pas dire qu’ils approchent, dans les terrils le son se propage de manière bizarre, comme au fond des grottes. On ne peut jamais savoir d’où ça vient, si c’est près ou si c’est loin. Elle s’obstine pourtant : Quand même, ils approchent, je le sens. Elle tient à son idée, la conne, et elle vient se plaquer contre moi, son ventre contre mon cul et le menton sur mon épaule. Je la repousse, pas méchamment, mais j’aime pas qu’on soit tout le temps après moi, en train de me frôler, de me palper, de me tripoter ; elle le sait bien, mais ça ne l’empêche pas de. La bouillave, ça a du bon, mais pas tout le temps, chaque chose à son heure. Je la repousse, je lui dis de me foutre la paix, de me laisser bosser. Elle se recule lentement, elle va s’asseoir dans son coin, sur le canapé en caoutchouc rembourré que j’ai fabriqué avec des vieux pneus de bagnoles. Je sens dans mon dos ses gros yeux bleu pâle qui me fixent, une sensation gluante, mais je fais mine de rien, je continue de mélanger le compost à la terre et je le déverse à mesure dans les sillons du jardin. Déjà il donne bien : les tomates sont encore vertes mais elles sont dures et pleines, les salades ont un peu monté mais elles ont bon goût, les radis enflent à vue d’œil, les patates sont petiotes mais pas sableuses. Il n’y a que les asperges qui ont crevé, je ne sais pas pourquoi. Le jardin donne bien. Je n’aurais jamais cru que je me mettrais au jardinage. Mais nécessité fait loi, comme on dit. Et quand je m’y suis mis, j’aurais pas cru non plus que ça réussisse. Mais tout m’a toujours réussi, alors pourquoi pas ça ? Je suis plutôt fortiche, je réussis tout ce que je touche, j’ai de la magie dans les pattes, on me l’a toujours dit, ma mère, ma mère quand j’étais petit, avant que les amibes la bouffent. Je vais aller chier, me dit Clore. Te gêne pas pour moi, je lui dis, mais fais pas à côté du recycleur. C’est que la merde, c’est précieux pour le compost : c’est plein d’azote. Tout est précieux, d’ailleurs. Faut rien perdre. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, comme disait je sais plus qui. J’ai fini le répartissage du compost et je ratisse un peu, et puis je vais me rincer les mains au robinet de la citerne. L’eau est récupérée par les canalisations et se répand dans le jardin. Faut rien perdre. Je suis content de ce jardin : 10 mètres carrés maxi, et il tient la surface de la moitié de ma crèche, mais je lui fais rendre tout ce qu’il peut. J’entends un bruit de pas dans le boyau sud et je dégaine mon soufflant. Clore, toujours à cheval au-dessus du recycleur, pousse un petit cri ; mais c’est seulement Luka qui vient me proposer un peu de bidoche contre des patates. Je rengaine le soufflant, de toute façon il y a longtemps que je n’ai plus de charges. Je lui demande ce qu’il a, il me déballe quelques filets rouge sombre. Tu vois, c’est du rat, mais du bon, ceux de l’élevage à Tin. J’en prends quatre et le laisse arracher un petit kilo de patates. À ce moment le soleil apparaît au sommet de la cheminée d’éclairage et toute la crèche s’illumine, le jardin surtout, dont le vert pète et scintille. La cheminée, creusée jusqu’au sommet du terril, fait bien 20 mètres de long et elle n’a guère plus de 50 centimètres de diamètre, mais avec mon système de miroirs – des rétros de bagnoles – la lumière est démultipliée et toute la crèche est arrosée. Même les parois se colorent, bleu, rose, orange, à cause des reflets dans le vinyle, le plastique, la tôle laquée, la ferraille, le verre broyé qui la composent. Elle est chouette, ma crèche, même si le soleil n’y brille que dix minutes par jour. Je l’ai aménagée tout seul, moi tout seul. Mais tout ce que je touche… Ouais fils ! Clore est revenue musarder autour de nous, il me semble qu’elle zyeute un peu trop Luka, alors je la tire contre moi, je soulève sa tunique et je carre mes doigts dans sa raie merdeuse pour bien montrer à l’autre con qu’elle est à moi. Il a ramassé ses patates et avant de s’enfiler dans le boyau il me dit : Tu les entends ? Chiasse ! Qu’est-ce qu’ils ont tous, aujourd’hui ? Bien sûr que je les entends ! Et alors ? Et alors ils en mettent un coup, les nécros des Brigades Vertes, dit Luka en se tirant. Mais oui ils en mettent un coup ! Eh ben mettez-en deux si vous voulez, fossoyeurs ! Creusez, aplanissez, assainissez, brûlez si ça vous chante. Moi, je m’en tamponne. Les terrils, il y en a sur des kilomètres. C’est pas demain la veille que vous nous débusquerez. Brigades Vertes mon derche ! Socialos-communos ma botte ! Mais vous pouvez pas nous foutre la paix, non ? Vous pouvez pas nous foutre la paix ?
LE SOCIALISME, C’EST DÉCIDER ENSEMBLE, RÉALISER ENSEMBLE, VIVRE ENSEMBLE.
Non, ils ne nous foutront jamais la paix, maintenant. Jamais. Ça a commencé le jour de leur merde de Révolution, et ça continuera jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’ils nous aient faits tous crever. Avant, j’étais gladiateur. Un bon boulot. Le meilleur que j’aie jamais fait. Et il m’avait fallu du temps pour y arriver, pour m’imposer dans l’arène, je veux dire, être un nom et pas seulement un figurant. Dino ! Le meilleur… ou un des meilleurs, comme toujours, comme partout ! J’ai d’abord combattu dans les cirques itinérants, et puis à Paris, aux fêtes de la Nation. C’était dur, mais sans danger, pratiquement : on truquait tout le temps, bien sûr. Un gladiateur, c’est long à former, et on a beau fourguer aux centres d’entraînement tout un ramassis de minus extraits des camps et des prisons, le seul bon gladiateur est le gladiateur volontaire, celui qui fait ça parce qu’il aime ça, et que c’est un bon moyen d’avoir du pognon, des femmes, la gloire, et une certaine liberté. Moi, c’est sur le sable que je suis devenu quelqu’un. Au début, je me battais avec à peu près toutes les armes, mais ma spécialité, ça n’a pas tardé à devenir le fouet : la rose, comme on dit. À cause des épines ! Une arme efficace et spectaculaire, que les gogos aiment à cause du sifflement de la lanière dans l’air et des déchirures bien pissantes que les épines font sur la peau de celui qui est en face. D’un coup de rose, si on sait y faire, on peut arracher les yeux de son partenaire. Mais c’est pas recommandé, et celui qui s’y serait risqué aurait eu droit à une sérieuse amende ; pour satisfaire les gogos, il suffit d’une bonne rasade de sang et d’un peu de cirque. Moi, c’est la rose qui m’a valu d’être remarqué par Le Bren. C’était pendant les Jeux du 14 juillet, le troisième jour. Je me rappellerai toujours : j’étais déjà passé cinq fois sur le sable, en général j’affrontais un adversaire armé de bolas ; les bolas, ça sonne bien contre le bouclier, et lanière de cuir contre chaînes de fer, c’est un beau numéro. En fin d’après-midi, Battestini m’a fait demander. Il m’a dit : Tu sais pas qui voudrait te voir, Dino ? Comme je pipais pas, il a ajouté un seul nom : Le Bren. Le Bren ?…, j’ai fait. Le vrai Le Bren ? Ça a fait marrer Battestini. Comme s’il y avait eu deux Le Bren ! Le soir même je quittais l’amphi de la Nation et je m’intégrais à l’écurie de Bren. Après coup, je me suis senti naïf, mais je ne savais pas du tout que les pontes pouvaient avoir leur équipe de gladiateurs à eux, et organiser des jeux privés, pour leurs fêtes et leurs réunions intimes. Mai j’ai su que tous les patrons des grands monopoles et tous les hommes politiques importants en avaient. Et pourquoi pas, hein ? Ils ont bien des vigiles, des hôtesses et des domestiques, traduisez tueurs, putes et lèche-cul… Ils ont bien… Ils avaient, je veux dire. Parce que maintenant, tout ça… Et pourtant, rad ! c’était la belle vie. Le meilleur de ma vie. Rad : le meilleur…
LE SOCIALISME, C’EST DONNER À TOUS, AUJOURD’HUI, LES PRIVILÈGES QUI ÉTAIENT, HIER, L’APANAGE D’UNE MINORITÉ.
Le Bren avait une propriété de plusieurs centaines d’hectares quelque part dans la cambrousse, en Sologne je crois, un endroit où il n’y a ni jungle en friche ni cultures extensives, mais seulement des terrains résidentiels privés. Au milieu du périmètre clos par la barrière à haute tension, posée dans une clairière de la forêt, la maison de Le Bren. Une maison – presque un village à elle seule, un village composé d’un tas de boules brillantes de six à dix mètres de diamètre posées les unes à côté des autres et les unes sur les autres, et recouvertes d’un dôme, un vrai dôme antipollution comme on en voit au-dessus de certaines zones gouvernementales à Paris ou dans d’autres grandes villes. C’était beau – plus beau que tout ce que j’avais vu avant : cette coupe transparente, bleutée, et les boules chromées par-dessous, et la forêt bien verte tout autour… Qu’est-ce que ça a dû devenir, maintenant, avec les nationalisations ? Une colonie de vacances pour les merdeux socialos-communos ? Une maison de retraite pour les vieux militants socialos-communos ? Un centre à pouilleux, oui ! Un bordel ! J’ai vécu là quatre mois, comme gladiateur de l’écurie du ministre de l’Intérieur… Le Bren, dans le privé, n’était pas du tout comme on le voyait à la trivé : pète-sec et fort en gueule. C’était un consom comme tout le monde, qui aimait bien la bouteille, la fumette et la bouillave. Il était marié, il avait deux filles mignonnes, elles avaient neuf et treize ans quand j’étais là-bas, et si elles venaient parfois nous regarder à l’entraînement, elles ne nous adressaient jamais la parole et n’avaient pas le droit d’assister aux combats. Le Bren avait fini par m’avoir à la bonne, peut-être grâce à la manière dont je me servais de la rose, peut-être parce que j’ai une bonne gueule, ou alors parce que je suis une tête brûlée qui dit toujours ce que je pense, et qu’il aimait bien ça. Ces étudiants, je lui disais, au lieu de les foutre dans les camps, il fallait en faire fusiller publiquement quelques centaines, et vous auriez vu l’exemple que ça aurait fait. Il souriait, secouait la tête, et me disait en manière de plaisanterie : Dino, c’est pas gladiateur que tu aurais dû être, c’est ministre à ma place… Il venait aux Rumeurs (c’est le nom de la propriété) chaque week-end. Il ne manquait pas, le soir, de venir bavarder avec nous, tirer quelques bouffées de haschette, et quand il était en forme il prenait un glaive, une rose ou des bolas, et demandait à l’un d’entre nous de faire quelques passes avec lui. Mais il s’essoufflait vite, et avec son gros bide et son crâne chauve, il avait l’air plutôt minable. Ça fait rien, tous les gladiateurs l’aimaient bien. Le plus souvent d’ailleurs, il restait simplement assis au milieu de nous, sans rien dire, les yeux vides, le corps tassé, fatigué. La politique, ça vous use jusqu’à l’os, disait Ronco. Oui, tout le monde l’aimait bien, même ceux – presque tous, en fait – qui avaient gueulé contre lui dans le temps avec les gauchos et les écolos, quand on se mêlait aux manifs pour profiter de la casse et de la chourave, ou pour le simple plaisir de cogner sur ses flics. On l’aimait tous bien maintenant, même ceux qui avaient tâté de la tétagène ou qui avaient goûté le ciment de ses gnoufs pourris. Lui aussi, il nous aimait bien, et moi je l’aimais bien, même s’il avait sauté une ou deux fois Marité, normal. Quand il a reçu la rafale qui a crevé son gros bide, ça m’a fait quelque chose. À tous, ça nous a fait quelque chose. Sur le moment, bien sûr, parce que après… Après la vie continue, comme dit l’autre. Il n’est pas mort tout de suite, il n’est pas tombé tout de suite, il est resté assis dans son fauteuil, tout con, l’œil étonné, fixant le lieutenant qui venait de le tuer, les mains fouillant dans sa panse éclatée, essayant de retenir ses tripes qui foutaient le camp dans une mare merdeuse. Eh ben, le vieux, il en a pris pour son compte ! a fait Ronco à côté de moi. Dans le brouhaha, les cris, les rafales, Marité est venue se jeter sur moi, elle a crié : Ils l’ont crevé, cette salope ! Mais je n’ai rien répondu, ni à Marité ni à Ronco, j’ai seulement repoussé Marité à bout de bras loin de moi, sans la regarder, avec ma main gantée de cuir jusqu’au coude, qui tenait la rose dont la longue queue épineuse a frôlé ses jambes nues. J’ai continué à regarder Le Bren qui se tassait dans son fauteuil juste au bord du sable, jusqu’à ce qu’il finisse par basculer sur le côté et rouler par terre, sur le sable, où il a tout de suite été piétiné par les soldats, comme s’il avait été rien. Et à partir de ce moment, c’est ce qu’il était : rien. Alors je n’ai plus pensé à lui, j’ai seulement pensé à ma haine pour Smitty, et dans ma rage d’avoir raté ce combat et d’avoir été frustré de ma vengeance, j’ai tellement serré les dents qu’un bout d’émail a claqué dans ma bouche, que j’ai craché en jurant. C’était raté, c’était fini, c’était le commencement de la merde, c’était la Révolution. La Révolution ! Les socialos-communos avaient gagné, finalement – et ils avaient gagné grâce à l’armée. Des soldats vociférants m’ont soulevé, m’ont hissé sur les épaules de deux d’entre eux. Ils criaient : « Les gladiateurs avec nous ! », en déchargeant leurs armes dans le plafond fragile de la bulle. J’ai vu que Smitty était lui aussi porté en triomphe par un autre groupe. Il riait aux éclats et faisait tournoyer ses bolas au-dessus de sa tête. J’ai serré la poignée de cuir de ma rose, la haine a giclé encore une fois dans mon cœur, mais je ne pouvais plus rien faire. Les soldats seraient arrivés un quart d’heure plus tard, Smitty serait mort sur le sable – ou alors c’est moi qui y serais resté. Maintenant c’était trop tard : je me suis laissé entraîner, j’ai même fait claquer ma rose au-dessus de la foule, pour avoir l’air d’être dans le bain. Marité avait disparu hors de ma vue. Vous êtes libres ! Tu es libre ! Finie la boucherie, finis les combats ! a hurlé un soldat barbu en m’empoignant la cuisse. Comme les autres, il portait le brassard blanc avec le poing noir tenant la rose rouge au cœur écussonné par une faucille et un marteau d’or entrecroisés. J’ai eu envie de lui cingler la gueule avec ma rose à moi, mais je me suis retenu. Je lui ai peut-être souri. On était libres, oui. Ils avaient gagné. Maintenant ils creusent. Creusez, creusez, salopards, vous avez gagné !
LE SOCIALISME, C’EST CHACUN AU SERVICE DE TOUS ET TOUS AU SERVICE DE CHACUN.
L’ombre envahit doucement la crèche. La nuit va venir, elle sera froide. Je vais faire un feu avec le bois ramassé ce matin sur les pentes du terril, des débris de meuble, des planches, n’importe quoi. On trouve de tout dans les terrils : il suffit de chercher, d’avoir l’œil, le flair. J’ai toujours eu le flair : pour les bonnes combines, les bons trucs, pour pas me faire piquer, pour tout. À l’école, quand j’allais à l’école, c’est toujours moi qui avais les meilleures gâches pour la fumette et l’acide. Mais les filières, faut dire, c’est pas ce qui manquait, et puis les profs et les flics devenaient de plus en plus cool, et ça a été la législation de 84. Moi, je suis né en 1969. L’année d’avant, il y avait eu déjà une sorte de Révolution, il paraît. Ma mère m’en parlait souvent. Elle en avait été ! Elle avait été sur les « barricades », elle me disait, elle avait cogné les flics – ou elle s’était fait cogner. Ma mère ! Je peux difficilement imaginer ça. Si petiote, si fluette… Mais je la vois pas comme elle pouvait être dans sa jeunesse ; je la vois seulement sur sa fin, squelettique, avec son gros ventre, rongée de l’intérieur par les amibes. Putasserie de pollution pourrie de vérole de saloperie de merde. Si elle me parlait tant des barricades, d’ailleurs, c’est sûrement parce que c’est à ce moment-là qu’elle s’est fait engrosser de celui qui devait devenir le Grand Dino. Dino l’Arnaque, Dino des Chats Hurlants, Dino-la-Belle-Gueule. Sergent Dino. Premier Vigile Dino. Pluto-Dino. Et Dino ! Dino ! Dino ! à la rose. Rad… une vie où j’ai pris des coups plus souvent qu’à mon tour, mais où j’ai rien à regretter. Enfin : presque rien. J’ai toujours été libre de choisir, et s’il m’est arrivé de mal choisir c’était seulement ma faute. Pas celle de la « société », comme ils disent, les socialos-communos. Cette vie, c’était la liberté. Oui : la liberté ! Alors qu’ils cessent de nous les casser avec leurs théories, leurs slogans, leurs… Qu’ils cessent de nous les casser : ils me font marrer. Même ma mère, elle me faisait marrer. Il y aura des jours meilleurs, Dino, qu’elle me disait. Les fascistes ne seront pas toujours là, le capitalisme est en train de pourrir, il est rongé de l’intérieur par les luttes populaires et la désagrégation de la vie quotidienne qu’il a lui-même suscitées. Et des tas d’autres salades. Ma mère c’est pas ses discours qui l’ont empêchée de pourrir sur pied. Ses discours, ses discours… Plein la tête, elle en avait. Marx, Reich, Marcuse, Illich et je ne sais plus qui. Si tu pouvais réfléchir un peu, mon grand, qu’elle me disait. Si tu m’écoutais. Si tu écoutais Nico ou Monsieur Verdon. Mais non, toujours à courir avec tes bandes et t’abrutir dans tes trips. Tu as quelque chose contre les bandes ? je répondais. Elle se troublait, elle me disait mais non, mais non, vous êtes le produit inévitable de la décomposition de la société. En réalité, vous êtes des purs et vous ne le savez pas. Vous êtes une grande force, et vous ne le comprenez pas. Vous ne contestez pas, vous êtes la contestation. Et d’autres conneries. Et d’autres conneries. Je n’ai jamais fait de politique, moi, jamais. La politique, c’est magouilles blues et compagnie, c’est la manière qu’ont les lavettes pour arriver au pouvoir, c’est le refuge des incapables, de ceux qui peuvent pas s’en sortir par eux-mêmes. Ma mère : de la politique, du syndicalisme, de la contestation toute sa vie. Résultat : des tracasseries toute sa vie et pas un avantage. Renvoyée de toutes les boîtes où elle a bossé (enseignement, animatrice, bibliothécaire…), chômeuse à 35 piges, assistance publique, des petits boulots minables au noir. Et pour finir, les amibes. Nico, son pote à la fin de sa vie (la fin, c’était pas bien loin, elle est morte à quarante-trois ans) : fiché, branché, manœuvre, grouillot. « Monsieur » Verdon, prof de fac licencié, écrivain publié en petites brochures ronéotées, le penseur vérolé, et ses petites réunions clandestines qui étaient pour lui le dernier recours pour pouvoir peloter des filles qu’il aurait jamais eues autrement. M’ont toujours fait marrer, me font marrer encore aujourd’hui quand j’y pense. Dino, c’était quand même autre chose. Mais ça, man, t’as jamais voulu en convenir, hein ?
LE SOCIALISME, C’EST LE RÊVE D’HIER, L’ESPOIR D’AUJOURD’HUI, LA RÉALITÉ DE DEMAIN.
Dino l’Arnaque ! À treize ans, j’étais déjà un super-big pour fourguer aux compars du Lycée et aux profs (surtout au profs) toutes sortes de cames que je piquais en douce aux réseaux pour lesquels je faisais le contact. Moi, quoique ait pu penser ma mère, j’y allais mou mou. La fumette, oui, pas de problème. Mais l’acide et les débraineurs, presque jamais. J’ai toujours aimé avoir les idées nettes. Pour pas tomber, c’était préférable. Pourtant, entre 82 et 84, j’ai tâté de la tôle, et pas qu’une fois. Mais toujours pour des bricoles. Et j’ai même failli me faire souffler par les tueurs de Ben Larbi. Mais finalement, je me suis toujours tiré des pattes de la meilleure façon possible. L’étoile ! La baraka ! Après la légalisation – un coup dur – je me suis recyclé dans d’autres filières. Jamais en peine, le Dino. Tout ce qu’il touche… Le matériel électronique indien ou zaïrois, les armes, la viande. La viande, surtout, la Rouge. Ça, c’était l’époque des Chats Hurlants. J’avais quitté le Lycée, on s’était barrés de Lyon, ma mère et moi, en décembre 85, quand le surrégénérateur de Malville avait eu son gros bobo. Le nuage de plutonium en balade et tout le merdier. 280 000 morts homologués dans les six mois. Sans compter ceux à qui il avait fallu cinq ans, ou dix ans pour crever. La belle grosse merde, avec tout ce qui s’ensuit : troubles sociaux comme on en avait jamais vus, contestation générale antitechnologique, donc crise de l’énergie, crise de la production, crise de l’emploi. Aux anges, la mère : le Grand Soir, elle s’y voyait déjà. Et ma merde, c’est le Grand Soir de mon cul ? En juin 86, l’U.F.P. l’emportait aux élections anticipées (« les forces armées garantiront le bon déroulement des… ») et les excités s’étouffaient. C’est pas l’U.F.P. qui a gagné, disait ma mère, c’est la peur. C’est la dégonfle. Possible. En tout cas, les crises, les troubles, c’est bon pour la démerde individuelle – la seule manière de s’en sortir dans ce monde de cons. Avec la pénurie, la destruction d’un tas de batteries d’élevage par les écolos forcenés, la viande manquait plus que jamais en cette belle année 1986. La Rouge ! Ça, c’était un filon ! Et les acheteurs étaient pas regardants sur la provenance, si vous voyez ce que je veux dire. Fallait simplement pas que ça soit trop voyant et que le client trouve pas une dent en or dans son bifteck… Avec ma mère, on était remontés de Lyon vers Paris, où elle avait des compars. On avait trouvé une crèche dans la banlieue, une petite piaule cradingue dans une ancienne caserne squatterisée et autogérée par ceux qui y vivaient : paumés, camés, loubars, clochards, petits trafiquants, écolos-gauchos encore dehors. Le souk ! C’était ça, le cadre des exploits de la bande des Chats Hurlants, la grande époque de la chasse à la Rouge. Les Chats Hurlants du Grand Dino, les Dragos de Bug Georg Barlow, les Fourcheteux de Mama la Jouasse ! Le guet dans les ruelles, la traque dans les vieilles usines désaffectées, la chasse aux clodos et aux envapés, la récupère dans les favellas des Méricanos. Le grand panard ! Un de mes meilleurs souvenirs – même si j’aime pas trop repenser à certains détails, une lame qui dérape sur un os, le dépiautage dans l’odeur de merde et de sang, et surtout des regards, ces derniers regards dans l’ombre quand le gibier alpagué… Mais faut bien vivre, non ? Parce qu’on aurait bouffé comment, la mère et moi, si j’avais pas été démerdard, si j’avais pas été le Grand Dino ? Bouffer ou être bouffé, recta, c’était la devise de l’époque. Les dernières années, la mère, elle touchait plus un radis, et c’est pas les gauchos, les écolos, les socialos ou les communos qui lui ont rempli son assiette. C’est moi, et rien que moi. Seulement la mère, elle avait ses amibes, ses amibes ou je ne sais pas quoi. À la fin, elle changeait de jour en jour, chaque jour je la voyais un peu plus maigre, un peu plus grise, les joues plus creusées, les mains plus tremblantes. Les amibes. Y’a que son ventre qui grossissait pendant que le reste se vidait, son ventre qui enflait, comme s’il s’était nourri de tout le reste. Son ventre qu’elle tenait, qu’elle encerclait de ses bras, comme si elle avait eu peur qu’il se barre. Je lui disais : Eh ben, la vieille, tu t’es fait foutre le ballon ? T’as pas honte, à ton âge ? Elle me disait : Tu peux rigoler, c’est pas toi qui as les intestins qui se débinent. Je lui disais : Allez la mère, t’en fais pas, au printemps tu galoperas et tu t’enverras encore des jules. Elle me disait : Le printemps, je me demande si je le verrai. Je lui disais : À ce qu’il paraît, tes compars tiennent le bon bout, c’est demain matin le Grand Soir (et je gueulais : C’est la luuuutteu finaaaaleu !). Mais elle me répondait : Tais-toi, petit, tu me fais mal aux oreilles, et pas qu’aux oreilles. Je lui disais : Allez, rad, remets-toi, c’est pas le moment de te barrer, quand même ! Elle disait : Mais si, mais si, je m’en vais. Et elle s’en est allée le 14 avril 87, je venais tout juste d’avoir mes dix-huit ans. Je l’ai retrouvée froide un petit matin, en rentrant d’une traque à la Rouge. Son ventre s’était dégonflé d’un seul coup, elle était sèche comme un vieux bâton, elle nageait dans une mare de liquides dégueulasses que son ventre avait dégorgés. Elle avait pas quarante-trois ans, elle en paraissait soixante-dix. Déjà, à ce moment-là, c’était la reprise en main, les flics et l’armée commençaient à se montrer partout et ils devenaient méchants, la crise, ça avait pas dû toucher les munitions. La traque à la Rouge, ça devenait duraille, je n’avais plus rien à foutre à Pantin. En mai, il y a eu l’expédition de la Mer Rouge. J’ai signé pour trois ans.
LE SOCIALISME, C’EST CONSOMMER AUTANT ET GASPILLER MOINS, C’EST CROÎTRE AUTANT ET SACCAGER MOINS, C’EST BÂTIR AUTANT ET NE PLUS DÉFIGURER, C’EST PRODUIRE PLUS ET NE PLUS POLLUER.
La guerre, j’aime pas en parler. Pas en parler, et pas y penser. C’est pas que ça ait été plus dur que les bandes ou le sable, pas que ça ait à certains moments manqué d’agrément. Mais… comment dire ? C’était plutôt l’impression d’être embarqué dans un tunnel dont on connaissait ni les tenants ni les aboutissants, un panier de crabes où à force de grouiller on savait jamais de quel côté il fallait aller. Le Yemen, Oman, les Émirats, Israël, l’Arabie, l’Iraq, l’Iran. Tout ça, ce sont des noms sur la carte, c’est la chaleur brûlante, c’est de la terre rouge, du sable brun, des rochers bleus et noirs et la chaleur, la chaleur, la chaleur. Mais rien de tangible, rien qu’on puisse saisir, sauf quelques mémorables tripotées qu’on a foutues aux crouilles, et aussi d’autres trucs moins glorieux mais qui font du bien sur le moment, qui défoulent, quand c’est à soi d’avoir reçu la tripotée, ou alors quand on se fait vraiment trop braire. J’ai lu des bouquins, après. Enfin : j’ai essayé, parce que la lecture, ça n’a jamais été mon fort. Dans les bouquins, ils expliquaient ça très bien. Pendant que les Ricains et les Ruskofs menaient leur guerre larvée (« testaient leurs nouveaux matériels ») en Alaska et le long des Aléoutiennes, la vieille Europe crevait de manque d’énergie : le nucléaire avait du plomb dans l’aile et les Arabes voulaient plus lâcher leur pétrole. Ils s’industrialisaient, les biques ! Alors les Français, les Anglais et les Allemands se sont lancés dans l’expédition de la Mer Rouge, désavouée, désapprouvée, blâmée par tout le monde, mais que tout le monde a laissé faire, y compris les Ricains qui étaient bien contents et les Ruskofs qui l’étaient à peine moins. Après, j’ai pas compris grand-chose. Mais c’est ça, la politique : le trou noir plein de merde. En tout cas, pour moi, l’expédition de la Mer Rouge, ça a surtout été deux ans et demi de chaleur et quelques bons compars dessoudés, éparpillés par les mines sautantes, grillés au napalm, grignotés par les émanations des poubelles ou hachés menu par les frags. Deux ans et demi pour rien, pour une paix sale (c’est ce qu’ils ont écrit dans les journaux : la « paix sale »), une paix pisseuse, où tout le monde a eu l’impression d’être baisé, surtout les trouffions, sans savoir exactement ni par qui ni pourquoi. La guerre, ouais, j’aime pas en parler.
LE SOCIALISME, C’EST LA SCIENCE PLUS LA CONSCIENCE.
On a été rapatriés pour Noël 89. On a traîné un peu, de quartier en quartier, Perpignan, Larzac, Vannes, Wissembourg. L’attente et l’ennui, les petites emmerdes quotidiennes, de loin en loin une opé pour remplacer des cons de grévistes ou pour aider les C.R.S. dans un ratissage contre les raclures des soi-disant armées de libération basque occitane ou bretonne. Mais dans l’ensemble, le calme. La France de l’an 90 était morne, embrigadée, quadrillée, endormie. Après les grosses merdes de 86-87, le gouvernement U.F.P. s’était consolidé, il était devenu U.F.N., et Vérillon avait été remplacé par De Santi (qui avait déjà Le Bren dans son équipe). C’était un gouvernement à poigne, avec une demi-douzaine de généraux au Conseil des ministres. Dans les feuilles clandestines de l’opposition, on appelait la France l’Étouffoir. Mais pour ce que j’en avais à branler ! J’ai été démobilisé le 30 mai. Pas voulu signer pour un nouveau bail. « Mais alors, Dino, qu’est-ce que tu vas foutre, maintenant ? m’a demandé le capitaine Marocchini. T’as de la famille ? Des relations ? T’as une spécialité ? » J’étais bien forcé de reconnaître que j’avais rien de tout ça. Alors, comme c’était un bon bougre et qu’il m’avait à la bonne (tout le monde m’a à la bonne, quand on se donne la peine de connaître Dino), il m’a fait une recommandation pour entrer dans le service de Sécurité Nucléaire de Françatome. Pourquoi pas ? Et c’est comme ça que je suis devenu vigile atomique. Une espèce de flic, quoi : bidonnant, quand on y pense ! Mais il y avait de l’embauche, là au moins : le nucléaire, on s’en méfiait comme la peste, on le couvait, on le bichonnait. Comme je suis fortiche et que j’ai de l’allonge, j’ai rapido monté en grade. Après les escortes routières, un poste fixe au surrégé des Martigues, où j’étais Premier Vigile au bout de deux ans. Premier Vigile ! Et premier fourgueur de camelote aux réseaux Koubatchef et N’Gola. Sous la vareuse du Premier Vigile Dino, y’avait Pluto-Dino. Ça avait commencé tout à fait par hasard : un soir de ronde solitaire, je m’étais attrapé par le colbac un type qui était en train de cisailler une clôture vite fait bien fait. Je lui fous la gueule sous la lumière de ma lampe et qui c’est que je reconnais ? Le petit Ahmed des Chats Hurlants, notre bique, Ahmed dit Le Figuier ! T’as du bol de tomber sur moi ! je lui fais en me marrant. Comme il n’a pas l’air de piger, je tourne la lampe vers ma fiole. Ce qu’on s’est bidonnés, tous les deux ! Après je lui ai demandé ce qu’il foutait là, alors il a craché le morceau et c’est comme ça que je suis devenu fourgueur de plutonium. La paye d’un Premier Vigile, c’est pas le Pérou et j’avais des petits besoins côté femelles et bagnoles. Depuis que les gisements naturels d’uranium s’épuisent sérieux, le plutonium 239 produit par un surrégé, ça vaut cher sur le marché. Y’a pas mal de républiques africaines qui payent bien pour en avoir, et même les Ruskofs crachent pas dessus. Il paraît qu’il y a un trafic monstre à travers la planète (pas de raison que ça ait changé aujourd’hui). Tout le monde arnaque tout le monde, comme ça, ça fait une moyenne. Et évidemment, il faut compter avec les règlements de compte et les accidents d’irradiation. C’est pour ça que dans la combine, il faut des types avec des couilles au cul. Autant dire que moi, j’étais à l’aise. Déjà au temps de la Rouge, j’avais été le meilleur. Pour le pluto, pareil – au moins pendant deux autres années. Et puis la tuile. Le jour où j’ai été convoqué par Gouënon, le chef du service de Sécurité, je me suis dis tout de suite qu’un pet avait dû filer de travers. Alors, Premier Vigile Molinaro, vous êtes satisfait de votre emploi, oui ? qu’il a fait avec son air de faux jeton. J’ai rien répondu. C’était pas la peine : j’avais été filmé en action par les nouveaux yeux à longue portée qu’un autre service avait installés autour de la centrale sans que j’en sache rien. Mais qui ne fait rien ne risque rien, pas vrai ? Là, quand même, j’ai senti que j’étais mal barré : l’arnaque au pluto, ça coûte gros. Et quand les portes de Fleury se sont, comme on dit, refermées sur moi, pas avec un grand bang ! mais dans le silence électronique, je marchais à côté de mes pompes parce que je savais que j’en avais pour vingt ans : autant dire pour la vie.
LE SOCIALISME, C’EST AIMER SANS BARRIÈRES, JOUIR SANS ENTRAVES, VIVRE SANS CONTRAINTES.
La première femme que j’ai eue, j’avais douze ans et demi. Elle devait en avoir dans les quarante, c’était ma prof de français au Lycée, quand j’étais en sixième. Elle avait été mariée, elle était divorcée ou lâchée, elle devait avoir besoin de vingt bons centimètres de viande fraîche chaque soir. Ça a duré plus d’un an, elle se faisait appeler Flora, elle était grosse comme un cochon, avec des fesses et des seins énormes, elle avait les cheveux blonds et la moumoute noire. Elle se faisait enfiler par d’autres élèves en dehors de moi, bien sûr, et moi j’ai pas tardé à me payer d’autres nanuches en dehors d’elle. Parfois on se réunissait à huit ou dix dans sa crèche, après les cours, et ça durait toute la nuit. Il venait aussi bien d’autres profs que des ados, on buvait sec, on fumait des haschettes, et tout le monde s’enfilait et se suçait à qui mieux mieux. Mais je crois que c’est moi qu’elle préférait, à cause de mes boucles noires, de mes yeux noirs, de ma belle gueule d’Italien. D’ailleurs, c’est d’elle que je tiens mon surnom de Dino-la-Belle-Gueule. Mais pour moi elle était rien d’autre qu’une pute, un trou avec du poil autour. La vie est bizarre, quand même. Flora, je l’ai retrouvée il y a deux ans, au centre Salvador-Allende. Toujours pareille, mais en plus énorme, en plus avachie, et sans doute toujours aussi amateur de viande dure. Mais à son âge, et avec la trombine qu’elle se payait, ça devait commencer à être duraille pour se dégotter de la bonne botte à se carrer dans la moule, à moins que les camarades socialos-communos du centre se soient dévoués à tour de rôle pour lui faire guiliguili. Qui sait ? Peut-être bien que dans les nouvelles lois égalitaires, c’est écrit que les jeunes doivent baiser les vioques jusque sur leur lit de mort… En tout cas, elle m’a pas reconnu, et j’ai pas cherché à me faire reconnaître. Mais je me suis dit qu’elle au moins avait fait sa carrière dans la continuité : prof gaucho-libéro-baiso-fumo du temps du capitalisme, éducatrice dans un centre spécialisé pour retardés mentaux de mon espèce au temps du socialisme. Bon vent ! Je suis allé à ses cours deux ou trois fois. Vous savez pas ce qu’elle enseignait ? Je vous le donne en mille : la nouvelle morale libertaire ! De la merde en pastilles, oui… Si je devais compter toutes les femmes que j’ai eues, ça dépassait sûrement le chiffre cent. Ou le chiffre deux cents, allez savoir. Des putes, des grognasses, des paillasses, des pétasses, des cugnasses. Des trous, des trous, des trous. Mais pas beaucoup de visages. Léa, oui, du temps des Chats Hurlants : quinze ans, toute petite, toute menue, un casque de cheveux noirs tout courts, une petite figure creusée par deux grands yeux sombres, et avec ça vive comme la foudre. Au même âge, ma mère devait lui ressembler. Avec elle, c’était bien. Et puis un sale accrochage avec les flics, une balle de Python en plein buffet, une belle cabriole en l’air juste devant moi, elle était morte avant de toucher terre, un trou gros comme une assiette dans la poitrine. Pfuit, on n’est pas grand-chose. Mistouille, c’était une négresse. Je l’avais trouvée dans un bordel de Djibouti, au temps de cette bonne vieille expédition de la Mer Rouge. Elle m’a suivi quelque temps, elle savait faire des tas de trucs marrants. Après, quelques poules de luxe et les femmes de mes compars Vigiles. Et pour finir, Clore. Clore, elle a enfilé les rats au-dessus du feu que j’ai préparé et allumé, et dont un mince fil de fumée monte droit dans le boyau du terril. Elle s’est accroupie devant le feu, elle me tourne le dos, son gros cul remue en cadence pendant qu’elle fait tourner la broche pour que la chair des rats soit cuite bien également partout. Elle sait que j’aime pas le brûlé. Elle fait tout ce qu’elle peut pour me faire plaisir, elle a une trouille bleue que je la largue. Elle est touchante ! Si elle était un peu moins conne, si elle avait les jambes un peu plus fines, si… Allez Dino, crache ton bout de mou, vas-y, déballe-toi !… Si elle ressemblait à Marité. Si elle était Marité. Mais elle est pas Marité. Il n’y a qu’une Marité. Il n’y avait. Et il n’y a plus. Morte, Marité. Séchée, froide et rongée. Je le sais : c’est moi qui l’ai tuée.
LE SOCIALISME, C’EST L’ARMÉE DU PEUPLE AU SERVICE DU PEUPLE, C’EST LA POLICE DU PEUPLE AU SERVICE DU PEUPLE.
Finalement je n’ai fait que neuf mois de prison. Le bol, encore une fois, et puis mes 80 kilos de muscles. Dans les prisons, c’est pas les occasions de cogner qui manquent, et j’ai pas tardé à me faire remarquer. Tu devrais faire gladiateur, Dino, m’avait dit un jour en manière de plaisanterie un petit type qui était à Fleury parce qu’il avait flanqué je sais pas quelle cochonnerie dans l’arrivée d’eau de son bloc : 30 morts. Je me souviens bien de sa gueule, une gueule de petit père tranquille. Gladiateur ? Je savais même pas ce que c’était. Le petit type m’a expliqué. À l’époque ça commençait juste mais, comme il disait, il fallait donner au peuple du pain et des jeux pour qu’il se tienne tranquille. Et à défaut de pain, les jeux avaient tout de suite eu un succès phénoménal. J’ai flairé le début d’un filon. Comment qu’on devient gladiateur ? j’ai demandé. Il fallait postuler auprès du secrétariat d’État aux loisirs, mais en réalité, comme il y avait peu de volontaires, on ramassait en général les futurs gladiateurs dans les camps de travail ou les prisons. Quinze jours ou trois semaines après cette conversation, un fonctionnaire des loisirs se pointait à Fleury, pour faire de la retape. J’ai fait des pieds et des mains pour le voir, et j’y suis arrivé. En principe, seuls les consoms qui avaient déjà tiré au moins la moitié de leur peine pouvaient être sortis de tôle pour faire gladiateur. Mais une bête qui a les capacités physiques de Dino, ça se refuse pas. Et puis il y avait mon séjour dans l’armée, où j’avais été noté maximum… J’ai été pris. Je les aurais tous bécotés ! Quand même, l’entraînement, c’était dur. Il y avait toutes ces armes bizarres dont il fallait apprendre le maniement, le glaive, le trident, le filet à crampons, les bolas, le fléau, le nunchaku, des armes faites pour le geste, des armes pour faire saigner, mais en principe pas pour tuer. Il y avait aussi la présentation, la parade, tout un cirque. Mais aussi la récompense : la lumière des projecteurs qui vous épingle sur le sable, et les vivats de la foule, et son nom de plus en plus gros sur les journaux, et la trivé, et le fait que les gogos commencent à parier de plus en plus gros sur sa tête. Et la bonne ambiance dans les carrées. Tout ça, c’était quelque chose. Le moment le plus heureux de ma vie, ç’a été les Chats Hurlants, et quoi qu’il puisse m’arriver, ça restera les Chats Hurlants. Mais le moment le plus exaltant, ça a été mon temps dans les gladiateurs. Et puis c’est là que j’ai rencontré Marité. Il y avait aussi Ronco et cette salope de Smitty. Ronco, il était sorti de Fleury en même temps que moi, c’était un braqueur, petit et lourd, le genre intellectuel, froid et calme. Smitty n’avait rejoint l’équipe de Battestini que plus tard, juste avant les jeux du 14 juillet où j’ai fait un malheur. Marité… Marité, je l’ai ramassée après une séance itinérante, au temps du chapiteau Jean Richard. C’était à Châlons, elle faisait la pute dans une boîte à gladiateurs. Elle avait dix-huit ans. Il y avait quelque chose en elle qui a fait que j’ai voulu tout de suite l’avoir. Je suis monté avec elle, et on a passé la nuit ensemble. Je m’attache pas facilement mais là, j’ai pas voulu la quitter. Elle m’a suivi. Paris, les Rumeurs, Salvador-Allende. Qu’elle ait été une pute, ça ne me faisait rien du tout : faut bien gagner son soja comme on peut, avec ce qu’on a. Mais une fois avec moi, je la voulais pour moi, et pas pour d’autres. Les deux ou trois coups avec Le Bren, c’était rien, c’était dans la norme. Au départ, elle était d’accord. J’ai assez roulé, elle disait. Avec toi, je suis bien. Elle ajoutait : Te fais pas trop esquinter, surtout. Je rigolais. Me faire esquinter ? Moi, le Grand Dino ? Pas de risque ! Même aux Rumeurs, où pourtant on pouvait se battre à mort, je me sentais invulnérable. Et je l’étais : aux Rumeurs, j’ai tué six compars sur le sable, et je n’ai jamais rien récolté de plus que des estafilades. C’était pour elle, que je me gardais. J’ai pas l’habitude de gerber mes états d’âme devant les nanuches, mais sans qu’il y ait eu de mots, elle savait qu’elle et moi, c’était du sérieux. C’était pour la vie peut-être bien, à condition qu’elle file droit, qu’elle soit loyale, qu’elle me fasse pas de coups aux jarrets. Et pourtant, c’est chez Le Bren qu’elle a commencé à flancher. Avec cette poubelle de Smitty. Pourquoi lui, précisément, un de mes meilleurs compars ? Allez savoir. Ronco et Smitty. Ronco, silencieux et sentencieux, Smitty l’Angliche, immense en blond, avec des cheveux jusqu’à la taille, toujours en train de blaguer, un artiste (il composait des chansons), et défoncé un jour sur deux quand il ne se battait pas. Mais avec sa dégaine, sans doute aussi fortiche aux bolas que moi avec ma rose. Tous les trois, on faisait une bonne équipe. Jamais on se serait rencontrés sur le sable. Et puis Marité. Mais peut-être qu’elle avait ça dans la peau, qu’elle avait cru pouvoir s’en débarrasser avec moi, qu’elle avait résisté, et qu’elle avait fini par craquer. Allez savoir, monsieur Grégoire. Déjà le troisième mois, aux Rumeurs, elle était moins tendre avec moi. Y’avait de la réticence dans l’air. Quand une nanuche veut plus vous sucer, c’est qu’elle vous aime plus, comme on dit. J’ai fini par la surprendre en train de bouillaver avec Smitty. Je les ai regardés longtemps avant qu’ils s’aperçoivent de ma présence. Ça les a pas empêchés de se finir. Après, Smitty m’a dit : ben tu vois, on s’amuse un peu. Avec son sale accent angliche, avec ses yeux bleus innocents fixés sur moi. Marité, elle a rien dit. Je lui ai rien dit, je l’ai même pas regardée. J’ai seulement dit à Smitty : Demain, on se bat pour le Vieux. Toi et moi, on fera le dernier duo. Il y en aura un des deux qui restera sur le sable. Pour de bon. Et ce sera toi. Mais le lendemain, c’était ce fameux 18 novembre 96.
LE SOCIALISME, C’EST TRAVAILLER ENSEMBLE À LA CONSTRUCTION D’UN MONDE DÉBARRASSÉ DU MYTHE DU TRAVAIL.
La nuit est épaisse et froide au-dehors, mais dans les terrils, sous des mètres et des mètres d’ordures agglomérées, il fait bon. Le feu grésille encore un peu, on va le laisser mourir. Je me suis couché sur le lit que j’ai fabriqué avec de vieux pneus et des morceaux de mousse de polyvinyle, un lit douillet comme j’en ai peu connu. Mais tout ce que je touche… Clore est venue s’étendre contre moi, elle s’est serrée contre moi. Elle met sa figure contre mon cou, ses cheveux broussailleux sont répandus sur ma joue. Tu entends ? elle fait. Son haleine rance passe sur ma figure. J’entends quoi ? je dis. Ils ont cessé de creuser. Je hausse les épaules sans répondre. Elle me fait gerber, avec ses histoires. Creuse, creuse pas, qu’est-ce que ça change ? Dehors, c’est la France socialiste. Mais qu’est-ce que c’est, le socialisme ? J’ai jamais compris. J’ai jamais compris pourquoi c’était l’armée qui s’était révoltée et avait abattu le régime de De Santi, alors qu’elle avait pourtant contribué à le porter au pouvoir. Mais c’est ça la politique : un embrouillamini d’incohérences qui passent toujours au-dessus de la tête du consom moyen. Moi, une armée socialiste, ça m’a toujours fait marrer. Mais peut-être qu’elle avait été complètement manipulée et infiltrée par des provos de l’extérieur, sans doute italiens, comme on l’a dit : les dictatures communistes, ça fout toujours la merde partout autour d’elles. Et puis qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? On est socialistes, maintenant, il paraît. C’est la joie. C’est le grand panard. C’est le Grand Soir pour mille ans. Le pire, c’est que si j’étais resté dans l’armée, j’aurais été révolutionnaire, moi aussi. J’aurais eu leur foutu brassard avec la rose, la faucille et le marteau. Et c’est peut-être moi qui aurais descendu Le Bren. Va savoir, monsieur Édouard. Quel marrage… Être révolutionnaire, c’est rien d’autre qu’une question d’uniforme enfilé au bon moment. Mais moi, les uniformes, j’en avais ma claque à gerber. Pas envie de remettre ça. Pourtant, c’est pas qu’ils aient pas insisté. Tu comprends, camarade, voir une France socialiste et libertaire, ça plaît ni aux Américains ni aux Russes, et on n’est même pas sûrs des communistes italiens, sans parler de l’Allemagne néo-fasciste. Alors il faut s’attendre à une grosse merde un jour ou l’autre aux frontières. C’est pour ça qu’on a besoin d’une armée forte. Forte, mais saine et populaire, et soudée à la Nation comme les doigts de ces deux mains. Toi, camarade, tu as été sergent pendant cette foutue expédition de la Mer Rouge, tu as été Premier Vigile et tu as été gladiateur. C’est des hommes comme toi qu’il nous faut. Je leur disais : Écoutez, les compars… J’ai été soldat, Vigile et gladiateur, c’est vrai. Mais je trouve que ça fait déjà pas mal. Je suis fatigué. J’ai pas envie de remettre ça, vous comprenez ? Ils ont fini par comprendre, mais après ils ont voulu que je sois volontaire pour les Brigades Vertes. Rien que ça ! Tu comprends, camarade, il faut maintenant nettoyer les ordures laissées par un siècle de capitalisme sauvage, et refaire de la Terre un jardin… Mais oui : il comprenait, le camarade, il comprenait. Mais il aurait bien aimé qu’on lui foute la paix. Gladiateur, ça lui allait comme un gant, au camarade. Alors si le socialisme c’était la liberté, pourquoi l’avoir pas laissé continuer ? Mais voilà : les combats avaient été déclarés illégaux, et toutes les écuries dissoutes. « Les combats de gladiateurs sont contraires à la dignité humaine. » Tu parles ! Et si ça me plaisait, à moi, d’aller sur le sable pour la frime ? Et si ça plaisait à des centaines de milliers de consoms ? Mais avec les vainqueurs, on n’a jamais raison. Et ils ont pas tardé à se rendre compte que je marchais pas dans leur combine. Que j’avais pas la foi. Que j’étais pas un élément sûr. Alors j’ai fini par atterrir au centre de rééducation Salvador-Allende, en compagnie de Ronco, de Smitty, et de Marité, bien sûr. Plus quelques centaines d’autres tarés. C’était pas une prison, non ! Ni même un camp de travail, bien que ça en ait eu un peu l’air, vu que le centre avait été installé dans une ancienne caserne de C.R.S., près de Bourges. C’était propret, il y avait des fleurs en pots, et les portes étaient toujours ouvertes, sans gardes visibles. Mais on nous avait bien fait comprendre quand même qu’il valait mieux pas nous cavaler. Et puis pourquoi se cavaler, hein, puisqu’on était là pour notre bien ? Il y avait six heures de cours ou de conférence chaque jour, sur les bienfaits du socialisme, son histoire, sa doctrine et tout le merdier, faites par des rigolos genre vieux profs, comme Flora, ou jeunes militants. La crème ! Rien d’obligatoire, bien sûr, mais enfin, puisque c’était pour notre bien, pour nous permettre une meilleure intégration dans la nouvelle société, une adaptation harmonieuse aux… Bourrage de crâne, oui ! Lavage de cerveau en douceur ! Je me suis barré au bout de trois mois de ce régime. Il faut dire que j’avais refroidi Smitty et Marité et que ça aurait pas été très sain pour moi de traîner mon lard dans le coin. Après, ça a été la vadrouille, quelques petits braques ici et là pour croûter, et pour finir, les terrils.
LE SOCIALISME, C’EST ACCEPTER LA DIFFÉRENCE AU LIEU DE LA REJETER.
Clore se serre contre moi, elle s’est tournée sur le côté, elle remue ses grosses fesses molles contre mon ventre, elle attend que je lui plante ma botte dans le cul, que je lui envoie ma giclée, que je me vide, que je me dessèche, que je me crève en elle. Malgré moi, ma botte durcit entre mon ventre et ses fesses, mais je ne ferai rien, je ne ferai pas un geste. Pas envie de bouillaver, ce soir. Envie de rien. Envie qu’on me foute la paix, qu’on me laisse mariner dans le tiède, sans bouger, sans penser, sans rien, jusqu’à ce que le sommeil me noircisse la tronche. Je ne sais pas pourquoi je garde Clore. Elle est moche, elle est conne, elle pue. C’est pas une femme, c’est un boudin, un sac de merde. Marité, c’était une femme. Une vraie. Une femme, ça doit être beau à voir, ça doit être agréable à toucher, ça doit sentir bon, ça doit comprendre instinctivement ce que veut ou ce que veut pas son mâle. Mais surtout, ça doit être beau à voir. Une mocheté, c’est pas une vraie femme. Marité, elle avait tout pour elle : un visage de couverture de magazine de mode, des longs cheveux blond doré, des yeux presque verts, une bouche pulpeuse, un corps svelte, des seins hauts, fermes et parfaitement ronds, des cuisses longues, des jambes merveilleuses. Elle avait tout. Au début, à Salvador-Allende, j’avais cru qu’elle me reviendrait. Mais c’était une illusion que je m’enfonçais loin dans le baba. Elle et Smitty continuaient d’aller ensemble, et elle se payait des tas d’autres compars. En plus, Smitty et elle mordaient à la propagande, ils avaient été complètement entortillés. Un jour, Marité m’a dit qu’ils avaient raison, que le couple c’était fini, que c’était une structure d’aliénation, que tout le monde, femmes ou hommes, devait vivre comme il l’entendait sa liberté sexuelle. C’est quand elle m’a dit ça, je crois, que j’ai vraiment compris que c’était fini, qu’elle ne me reviendrait plus jamais. Et c’était la faute de toutes ces conneries qu’on lui mettait dans la tête ! La faute au socialisme ! Alors j’ai décidé de foutre le camp. Mais avant, je devais tuer Smitty. Smitty, pas elle. Elle, malgré tout ce qu’elle m’avait fait, je n’aurais pas voulu lui toucher un cheveu. Mais Smitty, je me l’étais juré : tout avait commencé avec lui. Je n’ai pas eu de problème pour me procurer un soufflant, avec deux charges. Je l’ai pris là où c’était le plus facile, sur le corps d’un soldat que j’ai égorgé avec un couteau à découper piqué dans les cuisines. C’était une nuit, la nuit du 11 mars 97, tout le monde dormait, il y avait juste ce soldat qui grillait une haschette dans la cour. Il faisait un froid glaçant, le ciel était exceptionnellement dégagé. Après, je suis monté jusqu’à la chambre de Smitty, je suis entré, j’ai allumé. Je le croyais seul, mais il dormait avec Marité. Ça m’a rien fait. J’étais blindé, c’était exactement comme si ç’avait été une autre, une inconnue. C’était une inconnue. La lumière les a réveillés. Ils m’ont fixé sans rien dire, ils avaient l’air étonné. J’ai dit à Marité de se lever et de s’écarter. Elle s’est levée, elle s’est écartée du lit, ses grands yeux verts ne me lâchaient pas. J’ai dit à Smitty : Je t’avais dit que je t’aurais sur le sable. Ça sera pas sur le sable, ça sera ici. Tu es fou, il a dit. Tu déconnes ; lâche ça ! Et puis comme il a vu que je plaisantais pas, il a dit que si c’était vraiment ce que je voulais, qu’on fasse au moins ça à la loyale. À la loyale ? j’ai dit. T’as été loyal avec moi ? Et j’ai appuyé sur la détente. C’était un soufflant du tout dernier modèle, celui que je porte encore à la ceinture aujourd’hui, par habitude, pour me rassurer. Mais ce jour-là, il était plein jusqu’à la gueule de charges incendiaires. La tête et le haut du corps de Smitty ont explosé et grillé en même temps, il n’y a plus eu dans le lit qu’un grand éclaboussement rouge et noir dans l’odeur de viande carbonisée. J’avais tué au temps des Chats Hurlants, j’avais tué à la guerre, j’avais tué comme Vigile, j’avais tué sur le sable. Mais cette fois, c’était… c’était autrement, je ne peux pas dire comment. Marité s’est mise à hurler tout de suite, elle a hurlé, hurlé, elle n’arrêtait pas de hurler. Ferme-la ! j’ai gueulé. Elle hurlait toujours, elle allait réveiller tout le monde. Tais-toi, je t’en supplie. Mais elle n’a pas arrêté, et entre deux hurlements elle m’a jeté un nom : Fasciste ! Alors j’ai tiré une deuxième fois. Non : ce n’est pas moi qui ai tiré, c’est seulement mon index qui a pressé la queue de détente. Je n’avais pas voulu tirer, c’est vrai, je le jure sur ce que j’ai de plus sacré, je le jure sur la tête rongée aux vers de ma mère. Mais quand même, c’était fait : je l’avais tuée. Personne ne s’était réveillé, alors je suis parti, sans bagage, sans rien, juste avec le soufflant. Je n’ai même pas prévenu Ronco, et je ne l’ai jamais revu. Je suis parti. Si quelqu’un était venu, je pense que je me serais laissé arrêter. Mais personne n’est venu, alors je suis parti, dans cette nuit d’hiver gelée, sous les étoiles brillantes et pointues comme des morceaux de verre brisés.
LE SOCIALISME, C’EST LA LIBERTÉ DANS LES FAITS, L’ÉGALITÉ DANS LES TÊTES, LA FRATERNITÉ DANS LES CŒURS.
Un visage pur comme sur les photos des magazines de mode. Des flots de cheveux dorés où j’aimais plonger mes mains. Des yeux verts comme de l’eau endormie. Une bouche charnue et rose. Un corps mince et nerveux, long et souple, des seins ronds comme des pommes, hauts et fermes et doux, des jambes merveilleuses, un visage comme sur un magazine de mode, des…
LE SOCIALISME, CE N’EST PLUS MARCHE OU CRÈVE, C’EST MARX ET RÊVE.
J’ai erré pendant six mois. Avec mon soufflant, j’avais pas de mal à faire des petits coups pour me procurer du fric, pour bouffer, me loger, me déplacer. Mais chaque fois que j’essayais de monter un coup plus sérieux avec des compars de fortune, ça me claquait entre les doigts. Tu comprends, on me disait, c’est pas le moment, les socialos ont l’œil, les consoms marcheront pas… Pour une fois, tout me filait entre les pattes, je n’arrivais plus à saisir quoi que ce soit. Le pays était en crise, pour changer. Il n’y avait pas eu d’agression de l’extérieur, finalement, mais ceux qu’on appelait les « contre-révolutionnaires » dans les feuilles socialos-communos ou à la trivé menaient la vie dure aux milices populaires et à l’armée nouvelle. Il y avait du sabotage de partout, et même de véritables batailles rangées dans certaines régions. J’aurais pu trouver de l’embauche facile dans n’importe quel groupe d’action de l’A.R.S. (Armée Républicaine Secrète, rien que ça !), mais il n’en était pas question. La politique m’avait fait assez cuire le lard comme ça. Je m’étais pas engagé d’un côté, je voulais pas le faire de l’autre. Je suis un solitaire. Mais pour une fois, la vie était dure au solitaire. En plus des troubles intérieurs et de la mobilisation permanente d’une bonne partie de la population, il y avait le blocus des Amerloques, et les frontières avec la Belgique, l’Allemagne et la Suisse étaient fermées. On commençait à manquer sérieusement de tout, et comme les socialos-communos avaient définitivement fait arrêter toutes les centrales nucléaires encore en fonctionnement, la production était tombée de 50 pour cent, c’était la pénurie de tous les côtés. Les consoms foutaient le camp des villes, ils allaient planter leurs choux dans la cambrousse, et les volontaires-mon-cul des Brigades Vertes s’amusaient comme des petits fous à curer les rivières et à reboiser les collines. Enfin : ils faisaient semblant. C’était ça, la France socialiste : un bordel bien pire que tout ce que j’avais connu avant. Et puis pourquoi dire c’était ? C’est ça – seulement je mets plus le nez dehors, et j’ai tendance à l’oublier. N’empêche : cette année 97, la plus sale année de ma foutue vie. Un printemps pourri. Un été étouffant. Un automne moisi. Une sale année. Je ne savais vraiment plus que faire, ni où aller. Restaient les terrils. Un compar de rencontre m’avait tuyauté. Dans les monceaux d’ordures et de déchets solidifiés qui faisaient maintenant de véritables ceintures de merde multicolore autour des grandes villes, la vie s’était peu à peu organisée. Des routards, des marginaux, des paumés, des irrécupérables, des qui voulaient pas se laisser embrigader. Des comme moi, quoi. Je suis remonté vers Paris, je me suis intégré à la communauté des terrileux, j’ai creusé ma crèche dans les couches compressées de bagnoles, de meubles, de téléviseurs, de plastique, de vinyle, de verre, de ferraille, de carton, de papier. J’ai même réussi à me faire pousser un jardin potable, et puis il y a eu Clore, qui s’est collée à moi. L’ensemble des terrils autour de Paris, c’est comme une ville souterraine avec tout un réseau de boyaux et de crèches qui font comme des rues, des places, des appartements enterrés. Tout fonctionne sur le troc, il y a des terrileux qui font du légume, d’autres des élevages de rats, de chats, de chiens et même de porcs, il y a des chasseurs et tous les artisans qu’on veut, ferronniers, armuriers, tisserands, potiers, tout. C’est une vie qui en vaut bien une autre. Maintenant, ça va faire un an que je suis là. Un an. Dans quelques jours, si je compte bien, ce sera le 1er janvier 1999. Dans quelques mois, j’aurai trente ans. Trente ans, bon Dieu ! Et dans un an, ce sera l’an 2000. L’an 2000, oui monsieur. Il paraît qu’au-dehors il y aura des fêtes comme on n’en a jamais vu. Partout dans le monde, d’ailleurs. Sûrement. Mais ici, attention, ça sera la fête socialiste ! La fête du Peuple ! Ha ! On peut dire qu’ils ont la foi, les camarades. La foi, comme ce jeune milicien qui avait essayé de me sermonner une nuit que j’avais fait un petit casse dans une coopé agricole et qu’il m’était tombé sur le râble. Je le tenais au bout du canon de mon soufflant, et lui n’avait pas d’arme parce que, pas vrai, les miliciens populaires ont pas besoin d’arme puisqu’ils sont dans le peuple comme le poisson dans l’eau… C’est l’argent du peuple que tu prends, camarade, qu’il m’avait dit. Avec le sourire, en plus ! Et toi, c’est le plomb du peuple que tu vas prendre dans les tripes si tu te tires pas de mon chemin, je lui avais répondu. Mais il avait continué à avancer vers moi, souriant, confiant, la main tendue. Alors j’ai tiré. La foi. Comme doivent aussi avoir la foi ces nécros des Brigades Vertes qui creusent et qui creusent dans les terrils pour nous en déloger comme des rats puants. Je gueule quand Clore en parle, mais je sais très bien qu’ils finiront par nous faire sortir de là. Je le sais très bien. Ça sera dans une semaine, dans un mois, dans un an, mais ils y arriveront. Alors qu’est-ce que je ferai, moi, à ce moment-là ? Il paraît, c’est ceux qui vont fouiner en dehors qui le disent, il paraît que malgré le bordel le socialisme prend tout doucement. Il paraît que les Russes et les Amerloques sont en train de s’enfoncer dans le merdier de la guerre civile et qu’il se pourrait bien qu’un jour ou l’autre même l’Allemagne fasse sa Révolution. Si ça arrive, ça sera le socialisme partout. Ça sera la planète socialiste. Alors où est-ce qu’ils pourront se tirer des pattes, les compars comme moi ? Clore a fini par s’endormir, elle ronfle, elle gargouille la bouche ouverte. Je n’ai même pas envie de lui foutre un coup dans les côtes pour la réveiller et la faire taire. Et je n’arrive pas à m’endormir. Tout est calme, pourtant. Il n’y a pas un bruit dans les terrils, tout le monde dort, c’est un moment que j’aime bien. Je suis bien dans les terrils. J’ai pas envie de bouger. Je suis comme une bête dans sa tanière, un drôle d’animal qui se cache dans son terrier. Qu’est-ce que je ferai, quand on m’en fera sortir ? Je n’en sais rien. Peut-être que je m’ouvrirai le ventre pour en finir une bonne fois. Peut-être. Mais peut-être aussi que je les accueillerai en disant d’accord, les camarades, d’accord. Vous avez gagné. J’ai plus nulle part où aller. Prenez-moi. Emmenez-moi et apprenez-moi ce que c’est, votre socialisme. Peut-être que je m’y ferai. Peut-être que je pourrai comprendre et accepter. Peut-être que je pourrai m’intégrer. Peut-être. Ou peut-être pas. En attendant, il y a ce slogan qui me tourne dans la tête :
LE SOCIALISME, CE N’EST PAS SURVIVRE, C’EST VIVRE ENFIN.
Il sonne bien non ? Je serais presque prêt à me laisser avoir. Et je me ferai peut-être bien avoir un jour. Qui peut savoir, monsieur Edgar ?