NEUF DÉCHIRURES DANS LA TRAME DE LA DÉSESPÉRANCE QUOTIDIENNE
 
(1961-67)
 

Ces neuf textes (réunis plus ou moins thématiquement pour les besoins d’une publication groupée dans Fiction) sont tirés d’un épais lot de short shorts écrits en gros entre 1961 (mon entrée au service militaire) et 1967… Beaucoup d’entre eux viennent de rêves. Dès 1965, plusieurs recueils successifs les ont regroupés (il doit y en avoir au total soixante ou quatre-vingts), mais aucune mouture n’a jamais été acceptée par aucun éditeur. J’ai abandonné au début des années soixante-dix l’ambition de les voir publiés tous ensemble, et les ai dispersés dans Fiction, dans quelques recueils Denoël, dans une plaquette parue en 1977 à l’Atelier du Gué – la Mémoire transparente – et enfin dans un recueil (plus court) paru en novembre 82 chez Léon Faure : Des îles dans la tête. Ainsi, malgré tout, la plupart de ces textes ont pu voir le jour, certains d’ailleurs réécrits. Ils restent, comme Le Château du dragon, parmi mes enfants préférés.

 


LA TÉLÉVISION
 

Quand vous regardez la télévision, il peut vous arriver de reconnaître sur l’écran un visage qui vous semble familier. Vous vous penchez alors sur le récepteur, le visage se penche d’un même mouvement, et c’est à ce moment que vous le reconnaissez pour le vôtre. C’est l’Œil-Témoin qui vous capte, qui vous a choisi pour son émission quotidienne Le bonheur chez soi, retransmise partout, dans des millions de foyers où vous vous mettez à vivre en double, en triple, et plus, pour une demi-heure. Spectaviseur comme les autres, vous vous regardez donc vivre une demi-heure, c’est-à-dire que vous vous regardez regarder la télévision pendant une demi-heure. Il faut avouer que cela n’est pas très passionnant, mais il peut arriver aussi que l’Œil-Témoin vous surprenne à un moment imprévu de votre existence, par exemple, en prenant le cas extrême, au moment où vous tuez votre femme. L’acte en soi n’a rien de répréhensible puisque les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes, mais si le crime est perpétré avec suffisamment d’ingéniosité, ou avec assez de sadisme, si le sang gicle assez fort jusque sur l’émetteur, donc jusque dans les récepteurs, et si les spectaviseurs sont contents, s’ils écrivent en masse des félicitations à la Maison de la Tévé, il peut se faire que votre Bonheur chez soi soit primé comme la meilleure émission de l’année, auquel cas vous aurez droit à un nouveau poste, à sens unique celui-là, où vous ne craindrez plus de rencontrer votre propre visage, et devant lequel vous pourrez passer le reste de votre vie à regarder les autres bouffer, roter, faire l’amour, travailler aux usines ou mourir à la guerre.

 


LE COMBATTANT
 

On te tirera de ta boîte. On te fera une piqûre, tu te lèveras, on te collera un flingue dans les mains, un casque sur le ciboulot, et on te poussera en avant sur le champ, comme les autres. Tu verras d’immenses canons d’acier gris dressés vers le ciel tirer des salves ininterrompues en direction de l’est, tu verras dans le ciel des nuées d’avions volant d’est en ouest, tu les verras lâcher des tapis de bombes sur des villes d’acier et de béton toujours brûlantes et toujours reconstruites. Mais le vacarme de cet holocauste quotidien ne te parviendra que comme un bourdonnement léger, à peine perceptible. Ton flingue serré dans les mains, tu marcheras en avant, tu courras, tu tomberas, tu te relèveras ; tes mains fumantes crispées sur ton arme rougie, tu canarderas rafales après rafales ces silhouettes grises que tu verras surnager derrière des vagues de fumée. Tu ne mangeras rien ; tu ne boiras pas : tu n’auras pas faim, ni soif, jamais. Tu marcheras, tu courras, mais tu ne te coucheras jamais. Tu n’auras pas sommeil, jamais. Un jour, peut-être, un des gars d’en face sera plus malin que toi : on te flinguera de derrière un talus, de derrière une porte, tu seras poussé en arrière par le choc des balles rentrant dans ta chair, et tu verras avec incrédulité ton ventre et ta poitrine s’étoiler de grosses déchirures sales. Mais ça ne te fera pas mal, tu repartiras en avant. Tu auras peut-être un bout de seconde l’impression vague d’avoir déjà connu un événement à la fois similaire et différent : une colonie de méduses rouges éclatant sur ton estomac, ton corps scié par la douleur basculant en arrière dans le néant. Mais ce ne sera qu’une réminiscence très fugitive, tu repartiras en avant, au milieu des canons géants dressés vers le ciel, sous le ciel lourd clouté d’avions d’argent, tu repartiras en avant, ton fusil couché dans ta main, courant, tombant, tirant, jusqu’au bout, toujours…

Car il faut que tu saches : la guerre dure depuis si longtemps, il reste si peu de survivants, et la science de la réanimation a fait de tels progrès, que même les morts, ici, sont appelés de nouveau à combattre.

 


LE TROU
 

Sa vie coule dans un trou, dans le froid, sous la pluie, dans la boue. L’univers est comprimé entre un ciel bas et un champ plat qui fuit devant le trou, vers un horizon limité. Il ne bouge pas du trou. La nourriture et la boisson lui arrivent une fois par jour, par un conduit en plastique qui débouche à la base du trou. Il a un beau fusil d’acier bleu, avec lequel il tire sur les silhouettes qu’il aperçoit parfois à l’autre bout du champ, contre l’horizon. Chaque fois qu’il en abat une, il a droit à quelques jours de permission. Théoriquement. Théoriquement, car s’il parvient à en tuer cinq, il a droit à un réfrigérateur, s’il parvient à dix, il a droit à une télévision, à vingt, à une voiture. Et une voiture, ou même une télévision, c’est quelque chose. Alors il préfère attendre car, au fond, malgré la pluie et le froid, il n’est pas si mal que ça dans son trou. Quand il tue un ennemi, un chiffre rouge s’allume sur un compteur qui est à côté de lui, dans le trou. Il en est déjà à sept depuis qu’il est dans le trou : pour quinze jours (ou un mois peut-être), ce n’est pas mal du tout. Il est content. À cent, quand le compteur atteint son plafond, il paraît qu’on gagne un grade plus élevé. Peut-être ira-t-il jusque-là. Mais pour l’instant il attend, jusqu’à ce que son compteur fasse TILT, ou qu’une balle venue de l’autre bout du stand le cueille et le couche à son tour, raide mort dans son trou.

 


DERNIÈRES CLASSES
 

Nous prendrons les meilleurs élèves, les premiers en sections terminales et quelques étudiants en licence parmi les plus doués. Trente en tout, la contenance d’un car moyen, auxquels on joindra une dizaine de filles, choisies également d’après leurs résultats aux examens, et qui occuperont les strapontins.

En ce qui concerne l’armement, ils seront dotés en principe de fusils et de carabines des surplus américains. Mais nous leur donnerons aussi quelques grenades offensives, et deux ou trois revolvers pour ceux qui tiendront le rôle d’officiers. Une mitrailleuse – ou un fusil-mitrailleur – ne serait pas superflue, si toutefois il est possible d’en faire débloquer une.

Le voyage vers Paris doit se dérouler en une seule étape, soit dix heures environ. Ils auront des sandwiches, pour se restaurer en cours de route, mais de toute façon il vaut mieux aborder un combat le ventre vide, à cause des blessures à l’estomac. L’embuscade se produira un peu en deçà de la Porte d’Italie, à l’endroit des anciennes fortifications. Le car s’arrêtera immédiatement. Les assaillants, des soldats allemands mode 44, ont ordre de ne pas utiliser immédiatement toute leur puissance de feu, afin de laisser à nos élèves le temps de se ressaisir. Le combat doit durer un quart d’heure environ (ce qui est subjectivement très long pour un accrochage rapproché en rase campagne), après quoi les Allemands (ou les figurants habillés comme tels) se retireront avec des pertes nécessairement sévères, emmenant deux prisonniers qui seront fusillés une heure plus tard dans une grange assez pittoresque, un vieux décor de cinéma, à moins qu’ils ne réussissent à s’échapper entre-temps, auquel cas ils obtiendront un poste élevé dans le commerce ou l’industrie.

Les survivants du groupe – que nous évaluons à 40 ou 50 % de l’effectif – gagneront immédiatement le centre, où ils pourront voir la Tour Eiffel ou visiter les musées, à leur convenance, à moins qu’ils ne choisissent de faire l’amour aux filles, derrière les fortifications. Suivant leur option, ils seront par la suite envoyés aux colonies, récupérés par l’armée ou nommés à l’Administration des Beaux-Arts pour un temps qui reste à déterminer, jusqu’aux nouvelles épreuves.

 


CRIME DE JEUNESSE
 

La vie commence ou s’arrête souvent sur un coup de sonnette. J’ai trente ans. Bel âge pour un coup de sonnette. Bel âge pour le coup d’arrêt. Ils sont venus « m’arrêter » ce matin, pas même à l’aube, à neuf heures, je venais de me coucher. J’ai eu le temps d’enfiler mon blouson et mes bottes, ils m’ont dit que ce n’était pas la peine de prendre des bouquins et ma brosse à dents, que je serais de retour le soir même. Ils m’ont fait monter dans une petite voiture carrée, noir et blanc, très pop. Peu après, j’étais au tribunal. Introduisez le témoin, a dit l’huissier. M’en serais-je douté ? Peut-être, si l’heure avait été à la réflexion : c’était ma femme. Je grattai une cigarette, on me laissa faire, je l’entendais qui récitait d’une voix monocorde : Il a trente ans ; il ne travaille pas ; il écrit des livres ; il traîne la nuit dans les bistrots ; il se dit étudiant ; il fréquente des gens de dix ans plus jeunes que lui ; il a peut-être des maîtresses – ou voudrait en avoir ; il connaît à peine ses deux enfants ; il ne veut pas aller à l’usine, il dort toute la journée ; sa vie n’est pas une vie, c’est du cinéma. Et quel âge a-t-il ? demanda le juge par pure forme. Trente ans, dit ma femme. Trente ans, dit le juge. Puis, s’adressant à moi : Et vous menez l’existence d’un jeune homme de vingt ans ! En somme, VOUS VIVEZ EN DEHORS DE VOTRE ÂGE ; vous ignorez sans doute le code civil, le code moral, les dix commandements et tutti quanti ; vous ne savez pas que vous avez des devoirs, des obligations ; votre mode de vie est un outrage à l’époque, à la société, à la République, à Dieu, à la trentaine ! Ce qu’il vous faut, c’est dix ans de plus. Vous en avez trente, vous vous en croyez vingt, j’additionne, je soustrais, et vous condamne à vingt ans ! On me poussa hors du tribunal, du palais, on me fit monter dans une petite voiture ovale, toute blanche celle-là, très pop, qui m’emmène à l’hôpital de recyclage où on va me faire une piqûre dans le cerveau pour me mettre un peu de plomb dans la tête, m’injecter vingt ans de vie, me faire mûrir d’un coup, me donner un coup de vieux. Après, ce soir, dès ce soir, je rentrerai chez moi à six heures, j’embrasserai ma femme, je foutrai le feu à mes manuscrits, je prendrai mes deux fils un sur chaque genou et je m’installerai devant la télévision, je mangerai à huit heures la bonne soupe familiale, je me coucherai à neuf heures, et le lendemain matin à sept heures j’irai travailler à l’usine, jusqu’à la fin de l’après-midi, et comme ça tous les jours, et comme ça toute la vie, et je sortirai seulement le samedi soir, avec ma femme, pour aller au cinéma, et le dimanche après-midi, pour aller à la campagne, avec ma femme, et un ami parfois, un ami par mois, et je ne mettrai plus jamais les pieds au bistrot, et je ne regarderai plus jamais les filles, comme ça toute la vie, et j’en serai heureux : j’aurai quitté à tout jamais ma jeunesse, je serai devenu un Homme.

 


LA NUIT DE LA TENDRESSE
 

Billy le Kid a été tué d’un coup de fusil dans le dos, une carabine au canon tronçonné, chargée de gros plomb. Il a dû faire un bond énorme en avant, quand la décharge lui est rentrée dans le dos, et il est tombé dans la rue, la tête dans la boue, le corps presque scié en deux, la bouche ouverte dans la boue avec ses dents qui mordaient la boue. On l’a tué comme il sortait du bureau de tabac, ou de la teinturerie, quelque part là-bas, dans une petite ville du Far West, il y a longtemps.

Il plaisait bien aux enfants.

Le soir, qu’il pleuve des petits coups de dents froides ou qu’il fasse tiède comme dans une cheminée d’usine, je sors avec ma voiture-moteur et je vais rouler lentement tout le long des boulevards circulaires extérieurs d’Alphaville, le long de l’eau de la rivière sombre, contre les façades sombres des immeubles endormis d’Alphaville, je cherche une occasion facile et pas chère, quand je l’ai trouvée j’arrête ma voiture-moteur dans un coin plus sombre que l’ombre, entre deux arbres, entre deux murs, une voiture c’est une petite maison qui roule, et je serre contre moi ma passagère, mon occasion de nuit, et je prends sa tête entre mes mains, je presse sa bouche contre ma bouche, j’enfonce ma langue dans sa bouche à la recherche de sa langue, je heurte mes dents contre ses dents, ça fait un petit bruit sec et acide qui fait du bien, et je fouille de mes mains ses vêtements de grosse toile ou de broderie fine à la recherche d’une chair douce et tendre et accueillante et parfumée, avec des rondeurs d’amphore et des courbes de guitare, et je plonge, je me roule en boule dans son odeur de chair, dans nos odeurs mélangées, notre odeur moite d’amour furtif, et je m’endors presque, je pleure la tête dans son cou une enfance, une aventure, un souvenir, un amour, je ne sais, quelque chose de lointain, d’inaccessible, de perdu, et puis je lui donne quelques billets pour sa peine, pour la mienne, et je la laisse partir dans l’obscurité, je la regarde fondre dans l’obscurité, parfois elle a été très tendre et je reste content, apaisé, parfois elle n’a fait que subir, mais comme c’est son métier je ne lui en veux pas, d’ailleurs c’est l’heure qui précède de peu l’heure du jour, il me faut remettre en marche le moteur de ma voiture, il faut me préparer à une nouvelle course de tout le jour dans toutes les boutiques à livres d’Alphaville pour chercher vainement de merveilleuses histoires introuvables, les aventures de Flash Gordon, de Mandrake, de Guy l’Éclair, de Barbarella, des Deux Orphelines, de Lucky Luke, de Saül Steinberg, je mets en marche le moteur de ma voiture-moteur, je roule à nouveau sur le boulevard extérieur circulaire : à l’est, la nuit ouvre lentement ses deux larges ailes.

 


LE QUARTIER DES ÉTOILES
 

Les enfants du quartier, pour leurs jeux, se réunissent en bandes ou se retrouvent, sans exclusive, à la sortie des classes, les plus jeunes et les plus grands, les filles et les garçons, les rejetons des foyers pauvres comme ceux des foyers riches.

Il a pourtant semblé naturel aux enfants d’écarter de ces groupes, dès leur formation, les nègres et les Arabes, nombreux dans les maisons les plus misérables du quartier. Au départ, cette mesure n’avait rien d’injuste ni de vexatoire : il est bien facile de se rendre compte que les nègres et les Arabes sont moins intelligents, et plus sales, que les autres enfants ; consultés, les maîtres ne purent d’ailleurs qu’approuver ces décisions : en classe, les nègres et les Arabes sont derniers en tout, ils puent, et ils sont relégués en permanence sur les bancs du fond…

Bien entendu, il est hors de question, pour des raisons évidentes, que les nègres ou les Arabes mâles fréquentent les filles des bandes ; quelques-uns, qui s’y sont essayés, ont été rossés d’importance. Les autres, depuis, ne s’y hasardent plus.

Naturellement, rien n’empêche les Arabes ou les nègres de se grouper, eux aussi, en bandes. Mais à condition qu’ils restent chez eux, entre eux, autour des maisons de leurs parents. Chaque groupe – chaque section – doit avoir Sa rue, Son square, Son terrain de jeux : pour conserver à tous un espace vital adéquat, il n’est pas bon que deux bandes s’ébattent au même endroit. Plusieurs fois, déjà, des nègres ou des Arabes ont été refoulés avec vigueur des terrains réservés, et cela n’est pas allé sans éclopés de part et d’autre. Pour éviter au maximum ce genre de rencontres inamicales, les enfants ont d’ailleurs interdit formellement aux Arabes et aux nègres leurs terrains de jeux, leurs rues, leurs jardins. Conscients de cet état de fait, les gens commencent même, dans les cafés et les cinémas, à réserver une place à part aux petits nègres et aux petits Arabes… et également aux petits juifs.

Parce que, oui, les enfants ont finalement trouvé préférable d’écarter également de leurs sections les petits juifs. Ceux-là, on ne s’en aperçoit pas tout de suite, mais ils ont en commun les défauts des Arabes et ceux des nègres ; et comme en plus ils possèdent une sorte d’intelligence diabolique, mieux vaut ne pas trop commercer avec eux. Mais, physiquement, il est parfois difficile de les différencier des enfants normaux ; alors il a été décidé – ça, c’est le professeur de dessin qui en a eu l’idée – de leur coller dans le dos une étoile verte qu’ils sont priés de ne jamais enlever.

Ainsi, il ne peut plus y avoir de méprise sur l’individu : chacun chez soi, et les vaches seront bien gardées…

Il est nécessaire enfin, pour terminer cette chronique des jeux des enfants de notre quartier, de signaler que leurs bandes, qu’ils nomment maintenant « sections d’assaut », vont parfois effectuer ce qu’ils appellent drôlement des « descentes », ou des « rafles », dans les endroits où sont consignés les autres enfants. Généralement cela ne va pas plus loin que des horions échangés – ou donnés. Hier, cependant, il est permis de penser que les enfants sont allés un peu loin dans leur ardeur puisque, parmi les prisonniers qu’ils avaient emmenés pour être « torturés » au cours des fêtes qu’ils ont l’habitude de célébrer après les combats, quatre sont morts ; deux nègres, qui avaient été pendus, un Arabe, dont on avait seulement brûlé les pieds (sont-ils fragiles !), et une petite juive, qui est morte après… enfin, ce sont les plus grands qui… mais à leur âge, n’est-ce pas ?

La police est venue faire son enquête ce matin et nous, les parents, étions tout de même un peu inquiets pour nos enfants, à cause des suites qu’on pouvait donner à ce qui serait peut-être considéré comme des excès. Mais le commissaire a été très bien : il a dit que les enfants étaient libres de se divertir comme ils l’entendaient, que les nôtres étaient remarquablement structurés dans leurs jeux, et qu’il serait peut-être bon, à l’avenir, de pousser les enfants des autres quartiers à suivre leur exemple.

 


PLANIFICATION
 

La voiture du Service International de Planification me déposa devant la porte principale du Camp VII à midi quarante-six, heure ostafricaine. Les baraques du Camp me semblèrent à première vue propres et coquettes, plutôt spacieuses, mieux en somme que ce que je m’étais attendu à trouver ; mais sans doute avais-je été défavorablement influencé par le panache de fumée noire, vomi par la cheminée des crématoires, que j’avais aperçue du haut de la colline un bon quart d’heure avant d’arriver, et qui se voyait, disait-on, à plus de quarante kilomètres à la ronde.

Le directeur du Camp m’aborda avec un sourire satisfait ; il devait par la suite ne se montrer avare ni d’explications ni de visites : le brassard à étoile verte du Service International de Planification, que je portais aux bras droit, était probablement pour quelque chose dans cette excessive amabilité, mais il est juste aussi de dire que ce personnage prenait un plaisir indéniable à faire état de la bonne marche du Camp qui lui avait été confié. C’était à la fois un fonctionnaire scrupuleux et un homme conscient de son devoir. Je ne sus s’il fallait l’en louer ou s’en effrayer.

Les coupables de crime contre la Planification sont conduites ici vers le cinquième ou le sixième mois, me dit-il – c’est-à-dire lorsqu’il leur devient difficile de cacher leur faute et qu’elles sont découvertes par un Contrôle Itinérant ou dénoncées par quelqu’un de leurs proches. (Oui, la délation a une part importante dans le succès de la Police de Planification.) Elles ne reçoivent ni brimade ni endoctrinement d’aucune sorte, poursuivit cet homme aimable et rigide. Jusqu’au jour de l’accouchement, elles mènent une existence… heu… normale dans le compartiment du Camp qui leur est imparti suivant leur spécialité. Dès qu’elles sont rétablies de leur délivrance… mais venez constater par vous-même, cher monsieur.

Mon temps est très limité, cher directeur ; si vous voulez bien vous contenter de me décrire le processus ?

Mais certainement ; quoique… Eh bien voilà : les coupables doivent porter elles-mêmes leur nouveau-né au crématoire. Elles doivent elles-mêmes ouvrir la porte des fours et y jeter leur progéniture. Et elles sont forcées d’observer jusqu’au bout la crémation, par un hublot spécialement aménagé pour la circonstance. Ensuite, cher monsieur, vous pouvez me croire, elles n’essayent plus JAMAIS d’avoir un enfant…

Après avoir pris congé du directeur du Camp, je me surpris à mettre en doute le bien-fondé des méthodes de Planification en Ostafrique. N’était-ce pas inutilement cruel ? Mais que dire alors de l’Eurasie, où quatre-vingt-dix-huit mâles sur cent sont tout bonnement châtrés comme de vulgaires animaux domestiques ? J’enviai un court moment les habitants de Nordamérique et de Suédavia qui sombraient d’eux-mêmes dans la stérilité, puis je me livrai une fois de plus à de profondes réflexions sur les problèmes que pose un monde surpeuplé.

Confortablement installé dans la voiture du Service Internationnal de Planification, je quittai le Camp VII ; il était dix-huit heures vingt, heure ostafricaine.

 


LE DÉSIR
 

Vous avez pénétré dans les douches ; elle y était déjà, nue. Cela n’a rien encore que de très normal, puisque les douches sont mixtes et les cabines individuelles non fermées, quoique par délicatesse, ou respect pour sa pudeur, vous eussiez pu vous retirer pour attendre dehors la fin de sa toilette. Mais non : la vue de ses seins épanouis et lourds, de son ventre nacré prenant racine sur la noire promesse du pubis, vous avait déjà chevillé au corps un désir normal peut-être, mais coupable en ce qui nous concerne. Elle s’en aperçut, n’y fut pas insensible. Cependant, rien que d’anodin n’eut lieu entre vous ce jour-là. Paradoxalement, cette retenue, nous le verrons tout à l’heure, fit votre tort. Car ensuite, où aller, pour satisfaire ce feu de l’âme – disons : ce feu du sexe ? Les chambres ? Évidemment non, puisque l’afflux de réfugiés nous contraint à cette cohabitation par groupes, si désagréable mais – les temps nous en sont témoins – nécessaire… Les cuisines ? Les corridors ? Il n’y fallait pas songer. Où alors, dans l’hôtel, où, hormis les douches ? Mais voilà : la chaleur apocalyptique qui ne cesse de monter au-dehors y précipite les habitants, de plus en plus nombreux, de plus en plus souvent. À chaque tentative, vous ne rencontrâtes que bedaines dévêtues cherchant dans la fraîcheur de l’eau une éphémère conciliation avec les éléments. Vous y retournâtes tous deux, jour après jour, la faim de la chair au ventre, pour ne trouver qu’une cohue de plus en plus dense là où vous eussiez voulu commettre l’acte libérateur. Alors, un jour, vous avez volé ce couteau dans les cuisines, et dans les douches où vous pénétrâtes le brandissant… vous fîtes parmi les baigneurs huit morts et cinq blessés. Pour ce crime, je demande aujourd’hui que l’on vous rejette à l’Extérieur. Et pourquoi ce forfait, pourquoi ? Pour une femme pas même belle, pas même jeune, qui ne provoqua votre désir que parce que vous l’aviez rencontrée pour la première fois – nue.