LES RETOMBÉES
 
(1979)
 

Encore une nouvelle qui prend comme base de départ (assez lointaine) un rêve : rêve de fuite en camion dans un paysage de cataclysme, une lumière uniformément jaune, et une explosion atomique dans les lointains… J’ai ici fait coïncider le rêve avec une approche idéologique, ou alors on peut dire que mon rêve (qui devait dater de dix ans avant la rédaction du texte : mais je note tous mes rêves qui portent en eux une histoire développable…) était déjà idéologique au départ. Des lecteurs m’ont parfois reproché de ne pas expliciter ce qui est vraiment arrivé, ni ce qui va arriver au personnage principal : ce n’est pas là une lâcheté ni une impuissance thématique ; je crois au contraire qu’en cas de catastrophe grave, on ne sait jamais ce qui vous arrive, on est des jouets impuissants de forces qui restent invisibles (cf. les juifs qui ne comprenaient toujours pas en entrant dans les chambres à gaz…).

 

 

Par la suite, leur appréciation sur la force, la durée, la distance de l’éclair, varia considérablement : le souvenir qu’ils en gardaient, l’impression qui restait attachée à leur physique et à leur mental ne concordaient pas.

Pour François, l’éclair n’avait duré qu’une fraction de seconde ; mais il faut dire qu’il s’était immédiatement couvert les yeux de ses mains, puis jeté à plat ventre sur le sol après avoir tourné le dos à la direction de la déflagration, inspiré peut-être par la lecture de vieilles brochures de la Protection civile. Le couple pensait que l’éclair avait au contraire flamboyé pas loin d’une minute ; trente secondes au moins, précisait la femme ; en fait, pour lui et pour elle, ce n’avait pas été véritablement un éclair, mais plutôt une énorme flamme à la base renflée et au sommet pointu qui avait illuminé l’horizon, comme si un titan avait craqué une allumette au ras de la vallée. Le vieillard n’avait pas vu l’éclair lui-même, à qui il tournait le dos ; il parlait seulement de son ombre, étirée brusquement en avant de ses pieds, alors que le soleil avait disparu du ciel depuis le milieu de la matinée. Quant à la jeune fille, il était difficile de se faire une opinion sur ce qu’elle avait vu, car elle ne pouvait clairement l’exprimer elle-même ; dès qu’elle essayait d’en parler sa voix se mouillait, et elle ne pouvait manifestement plus assembler ses idées ; puis elle se mettait à sangloter nerveusement. La femme tentait alors de la consoler, appuyant une main compatissante sur son épaule. François aurait bien fait de même, mais il n’osa la toucher. Il avait peur que la vue de la jeune fille n’ait été lésée définitivement, car elle avait semble-t-il fixé l’éclair trop longtemps ; elle se plaignait de maux de tête, et aussi que son champ de vision était envahi par des ombres et des flous.

La distance de l’explosion par rapport aux témoins n’était guère mieux mesurable. François estimait que l’éclair avait jailli droit au-dessus de la ville (en partie cachée par l’arceau des collines proches), ou alors juste derrière, du côté nord – et il pensait à un endroit bien précis en disant cela. Le couple préférait croire que l’éclair était tombé bien plus loin que la ville, à l’extrémité de la vallée, entre les deux bords du bec que forment le mont Vachais et l’aplomb des Grandes-Rasses ; mais François se disait que cette affirmation fonctionnait pour eux à la manière d’un exorcisme. L’homme et la femme ne voulaient sans doute pas se laisser aller à imaginer que la ville ait pu être détruite, avec leur fils, qui y était peut-être demeuré. Le vieillard n’avait aucune idée précise sur la question, il paraissait d’ailleurs, pour tout, passif et hébété. La jeune fille n’en savait pas plus, mais avait l’impression que ça s’était passé « terriblement près ».

Après l’éclair, il y avait eu le grondement sourd de l’explosion, et, après le bruit, le souffle. À ce moment-là, les cinq témoins (qui n’avaient pas vécu l’événement ensemble mais dispersés sur un kilomètre carré peut-être, et qui n’avaient été réunis que plus tard, au hasard de leur fuite) avaient tous adopté d’instinct la même position – allongés dans un repli de terrain ou derrière une butte, le nez dans l’herbe ou dans la terre, les yeux fermés, les bras repliés derrière la nuque. La tourmente leur était passée dessus sans qu’ils cherchent à en mesurer l’importance. Ils ne l’auraient d’ailleurs pas pu ! Ils se souvenaient seulement de cet ébranlement profond de leurs tympans quand la vague sonore avait déferlé (« comme un train dans un tunnel », avait proposé François ; « comme une montagne qui se serait écroulée sur moi », disait le vieillard ; « comme un de ces coups de tonnerre qui roulent longuement dans une vallée encaissée », avait dit l’épouse ; et son mari avait approuvé d’un hochement de tête las ; la jeune fille n’avait rien dit, elle passait et repassait seulement ses mains devant ses yeux éprouvés).

Pour ce qui était de l’effet du souffle, ils en avaient eu une approximation grâce à ce qui leur était tombé sur le dos, les recouvrant d’une fine couche de matériaux divers brisés, fragmentés, réduits parfois en pulpe : des mottes de terre, de l’herbe, des branchettes éclatées, des feuilles arrachées, du gravier, des parcelles de tuiles et d’ardoises envolées des toits.

Ensuite seulement étaient venus le sable et la cendre.

Assourdis, les tempes battantes, ils s’étaient relevés dans une tourmente presque immobile à force de lourdeur. Ils avaient encore dans les yeux, à l’exception du vieillard, la flamme crue de l’éclair, et dans leurs oreilles le roulement grondant de l’explosion ; leurs mains étaient parcourues de crampes pour s’être refermées trop longtemps sur leur nuque, elles étaient douloureuses de s’être aussi crispées dans la terre, les ongles grattant convulsivement la terre, les phalanges broyant les herbes coupantes. Mais surtout, ils sentaient encore courir en eux, le long de leurs membres tremblants, dans l’axe de leur corps, au creux de leur diaphragme, dans l’assèchement de leur gorge, le fluide amer de la peur – une peur trop énorme pour être nommée, trop totale pour être chassée, une peur qu’ils n’avaient jamais ressentie et qui faisait désormais partie d’eux, bouleversant leur chimie intime. L’un d’eux, peu importe qui, avait même uriné sous lui.

Ils s’étaient donc relevés, chassant machinalement du plat de la main les brindilles, les scories tièdes qui les couvraient ; du ciel tombaient lentement, si lentement que toute cette matière semblait flotter dans un milieu sans pesanteur (comme des particules organiques infinitésimales qui tournoient dans l’eau d’un aquarium), la cendre chaude et le sable. La cendre en gros flocons noirs sans poids, le sable en pluie crépitante qui harcelait la peau.

Respirer dans cette atmosphère compacte déclenchait des quintes de toux. Ils se couvrirent le nez et la bouche avec des mouchoirs, et chacun avança ainsi, presque en aveugle, dans la direction opposée au lieu de l’explosion. On était au milieu de l’après-midi (en se mettant en marche François avait pensé à regarder l’heure à son poignet : 5 heures moins 10) et c’était le printemps – la fin juin ; pourtant la luminosité ambiante était celle d’un crépuscule d’hiver. Un crépuscule aussi de temps de brouillard, où à la pénombre s’ajoutait l’opacité propre à la matière pulvérulente en suspension, qui flottait comme une brume grasse, réduisant l’horizon à une perspective de vingt à trente mètres, les volumes à des surfaces brouillées et floues, de vagues découpures qui naissaient dans le néant et s’y dissolvaient presque aussitôt. C’était un univers à deux dimensions, mais aussi à deux tonalités : gris sombre, presque noir vers le haut, où tourbillonnaient les cendres, beige jaunâtre vers le bas (selon une ligne horizontale qui ondulait à quelques mètres au-dessus du sol), à cause de la chute plus rapide du sable et de la terre pulvérisée.

C’est en nageant dans ce décor absurde qu’ils prirent contact les uns avec les autres, fantômes toussotants, poissons des profondeurs…

François, alors qu’il arpentait une prairie légèrement montante qui lui semblait n’avoir ni commencement ni fin (et se confondait avec le monde – ou ce qu’il en restait), avait vu le premier une ombre double se matérialiser devant lui, vers sa gauche. « Hello… quelqu’un ? » avait-il crié sans avoir peur du cliché. Un peu de poussière avait pénétré dans sa gorge, dans ses narines, s’était infiltrée jusque dans ses bronches. Il avait toussé encore, une double quinte lui avait répondu. Mais enfin, il n’était plus seul dans le cauchemar gris et jaune : l’ombre double avait pris consistance, individualité. Il se trouvait en présence d’un homme et d’une femme de son âge, ou un peu plus vieux (dans les trente-cinq, quarante ans ?), vêtus comme lui en dimanche, en campagne – des promeneurs, comme lui précipités dans l’incroyable.

L’homme et la femme se tenaient par les épaules, par la taille, par les mains, il semblait que des appendices supplémentaires leur étaient poussés pour pouvoir mieux s’agripper, se retenir au seuil de l’horreur. Leurs visages présentaient la même altération des couleurs que le décor mouvant, un côté gris, un côté jaune, des Janus encroûtés, des statues symbolisant les éléments, un côté terre, un côté feu. Le reste de leur corps était strié de traces charbonneuses, argileuses, boueuses, ils étaient des épouvantails sur champ d’apocalypse, les spectres issus d’un enfer trompeusement calme. François avait pensé en les voyant qu’il offrait le même aspect, et cette idée l’avait fait sourire une seconde, à l’intérieur de sa tête. « On continue ? » avait-il grogné à travers son mouchoir. Ou peut-être avait-il dit : « Vous venez ? » ou n’importe quoi d’autre du même genre. Les masques de cendre avaient hoché la tête, et ils avaient continué.

Ils avaient trouvé la jeune fille un peu plus loin (mais ni la distance parcourue ni la direction suivie n’avaient de valeur précise dans la brume bicolore), elle marchait lentement, comme une somnambule, un bras replié devant ses yeux, l’autre tendu en avant, ses doigts griffant l’air. Des larmes avaient tracé deux sillons plus clairs sur ses joues brouillées, et les mèches de ses longs cheveux (probablement blonds et châtain clair) étaient emmêlées et souillées. La femme s’était détachée de son mari pour la réconforter, avec quelques mots murmurés, et surtout des gestes tendres, comme essuyer le tour de ses yeux avec le foulard dont elle se couvrait la bouche.

Et ils avaient repris leur marche. Leur groupe s’augmenta du vieillard, ramassé alors qu’ils coupaient une petite route goudronnée. Le vieillard n’avait pas ouvert la bouche mais les avait suivis docilement, par attraction semblait-il, tiré par cette pesanteur mentale qui poussait les égarés à se rassembler, à faire bloc, à faire corps. « Nous avions une voiture… avait dit le mari, mais elle est plus loin… là-bas. » Et il désignait, de son pouce renversé derrière son épaule, la direction approximative de l’explosion. « Moi aussi, j’ai laissé la mienne plus bas dans la vallée, avait répondu François. Mais il vaut mieux continuer à pied. »

Ils marchaient en aveugles dans le décor de poussière, franchissant ici une haie, grimpant une pente, se frayant un chemin à travers un champ de graminées, pataugeant là dans un ruisseau. Continuer, continuer, surtout ne pas retourner sur ses pas, surtout s’éloigner en droite ligne, vite, vite, du lieu de l’éclair.

Il faisait chaud, la sueur traçait sur les épidermes des rigoles boueuses. Ce n’était pas la chaleur normale d’une fin d’après-midi de printemps orageuse, c’était une chaleur de terre sèche, de réverbération intense sur la coque noire d’un plafond cendreux, une chaleur d’incendie aussi, celui qu’avait peut-être allumé, là-bas, l’éclair maléfique…

Ils se dépêchaient, autant que faire se pouvait. Car ils savaient (François et le couple au moins) que ce qui était à redouter vraiment dans cet étouffoir de sable et de cendre, ce n’était pas un danger visible ; c’était une mort invisible au contraire, impalpable, dont ils ne parlaient pas ; c’était une mort qui rôdait dans l’air qu’ils respiraient, une mort horrible qui à cet instant même, à chaque seconde, pouvait se déposer sur leur peau, leur traverser le corps, s’infiltrer dans leurs alvéoles pulmonaires, dans leur moelle épinière, dans les tissus de leurs viscères, dans leur sang.

La hideuse mort des retombées…

 

— Par ici…

— Par là…

Ils criaient parfois dans la brume, brassant l’air de leurs bras. Des flocons de cendre, planétoïdes sans poids, étoiles de neige en négatif, valsaient autour d’eux. Le sable crépitait toujours sur leurs vêtements, sur leur tête, sans s’arrêter jamais, comme si quelque géant, là-haut, continuait à en verser des pelletées innombrables sur la terre obscurcie.

— Attention, ça a l’air d’être à pic, ici…

— Donnez-moi votre main, c’est raide, là…

Des masses d’ombre vastes se formaient inopinément devant eux, ou sur leur droite, ou sur leur gauche, hésitaient à se solidifier dans l’averse minérale, retournaient comme à regret dans le néant. Bosquets, cornes de forêts, maisons isolées, villages. Ils ne s’arrêtaient pas, malgré les plaintes de la jeune fille, qui trébuchait de plus en plus souvent sur ses talons trop hauts.

— Laissez-moi me reposer un moment… rien qu’un petit moment… Je n’en peux vraiment plus…

— Il vaut mieux continuer encore un peu. Faites un effort. Il vaut mieux mettre la plus grande distance possible entre nous et…

La femme mettait doucement mais fermement la main sur la frêle épaule, et le groupe continuait, dans le silence. Car de même que les suites de l’explosion avaient annihilé les formes et les couleurs, de même les sons étaient-ils étouffés, bus ou mangés par la brume. Ils étaient à l’intérieur d’une coque opaque dont les parois ne laissaient rien filtrer, ni dans un sens ni dans l’autre : le bruit de leurs pas dans l’herbe ou sur le goudron se dissolvait dans le fourmillement jaune, leurs rares paroles s’éteignaient dans l’atmosphère ouatée sitôt passé leur bouche. Et des lointains fondus dans l’air épais, rien ne venait. Comme si le reste du monde, se disait François, était mort, mort à tout jamais sous l’amoncellement des poussières célestes.

Pourtant, une fois au moins, ils avaient cru voir une forme, ou plusieurs formes humaines, cheminer parallèlement à eux dans la brume. Ils avaient appelé, mais leurs voix restaient prisonnières d’une petite bulle de silence où les toux partaient entre les mots, ponctuations d’asphyxie. Les silhouettes avaient disparu dans les hauts-fonds, s’étaient confondues avec d’autres matérialisations furtives de l’atmosphère ; peut-être n’y avait-il jamais rien eu ?

— Continuons…

— Il faudrait peut-être…

— Oui ?

— Trouver un endroit pour la nuit. La gosse n’en peut vraiment plus. Et moi non plus, je…

C’est vrai que la nuit venait. C’était une transformation lente, à peine perceptible, de l’environnement mou ; mais la grisaille perdait sa relative translucidité, tournait au noir compact, tandis que le crépitement jaune devenait une tourbe marron à travers laquelle on ne voyait même plus ses pieds. François avait regardé l’heure avec ponctualité, essayant en même temps de mesurer, en se fiant au temps qui passait, les kilomètres parcourus. Il avait été six heures, sept heures, et maintenant huit heures étaient passées. La jeune fille ne tenait plus debout, le mari et la femme la supportaient, lui ayant creusé une place entre eux deux ; elle avait fini par abandonner ses chaussures malcommodes, mais sa marche n’était plus que l’avance cahotique d’un pantin désarticulé. C’est vrai, il fallait s’arrêter. Il fallait aussi trouver de quoi boire… La poussière qui encrassait les gosiers avait commencé à leur faire éprouver les tourments de la soif beaucoup plus tôt dans la soirée ; à cette heure, les tourments devenaient tortures, et la jeune fille était en cela aussi la victime la plus atteinte. Un peu plus tôt, alors qu’ils traversaient un ruisseau, elle avait voulu boire dans l’eau courante ; François et le couple avaient dû la retenir avec une certaine brutalité. « Il vaut mieux pas… croyez-moi, il vaut mieux pas », avait bredouillé l’homme. La jeune fille ne comprenait pas pourquoi il valait mieux pas, mais personne ne s’était hasardé à le lui expliquer.

Enfin, le sort leur fut favorable : de la bouillasse obscure où gonflait la nuit, émergea une muraille massive qu’ils longèrent pendant quelques mètres avant de trouver une porte, heureusement ouverte. Ils s’engouffrèrent dans une pièce, tâtonnèrent ; la pièce était une cuisine, ils trouvèrent un évier, un robinet, burent, burent, burent, s’aspergèrent le visage et les mains. Sans doute valait-il mieux pas ? Dans la pénombre où la tourbe flottante du dehors envoyait une vague pâleur ocrée, les yeux de François rencontrèrent ceux du mari : quatre billes de charbon, deux à deux jumelées, qui se renvoyaient des questions silencieuses. Et puis un haussement d’épaules…

Ils avaient appelé, bien sûr, mais rien ne leur avait répondu, rien ni personne. Cette ferme isolée au bout d’un chemin raboteux avait été abandonnée par ses occupants, qu’une fuite plus lointaine avait jetés dans la nuit. Ils essayèrent des interrupteurs, mais les lampes ne fonctionnaient pas, sans qu’ils pussent dire si la cause en était une panne générale, ou si les occupants de la maison avaient simplement fermé le compteur avant de partir.

Ils se retrouvèrent assis autour de la table massive qui occupait le centre de la pièce. François était en face de la jeune fille, dont il ne voyait que l’ombre à contre-jour, ou plutôt à contre-nuit, dans l’encadrement d’une fenêtre. La jeune fille, d’une main nerveuse, tripotait la chaîne qu’elle portait autour du cou, retenant un petit cœur doré ; elle imprimait à son index un vif mouvement rotatif, et la chaînette s’enroulait autour du doigt tendu ; puis elle refaisait le mouvement en sens inverse et le collier se déroulait. François trouvait touchante cette manie. À cause du masque de terre jaune, il n’avait pu déterminer si la fille était ou non jolie ; maintenant qu’elle s’était lavée, l’obscurité lui voilait encore la réponse. Mais c’était une jeune fille, et ses cheveux étaient longs et clairs. Cela seul, pour lui, méritait intérêt. Le cœur de François était en berne depuis que Catherine l’avait quitté, à la fin de l’hiver, et la solitude affective lui pesait ; une remplaçante aurait été la bienvenue, n’importe quel jupon de passage, ou presque. Mais pouvait-il encore penser à ça, maintenant ?

— On pourrait peut-être manger quelque chose…

C’était l’homme de quarante ans qui avait fait cette supposition.

— Pourquoi pas, répondit François. Ce n’est pas qu’il avait faim, mais… Au fait, oui, il avait bien un peu faim. Et puis n’était-ce pas l’heure de manger ?

L’homme et la femme palpèrent les recoins de la cuisine. Ils rapportèrent d’un placard du saucisson, un carton de sucre en morceaux, un bocal de cornichons. Dans le frigo, qui tiédissait, ils trouvèrent du fromage blanc et un litre de vin entamé. Il n’y avait malheureusement pas de pain, tout au moins dans les endroits accessibles. Les habitants avaient peut-être pensé à prendre quelques provisions de bouche.

— Je me demande quand même, dit François…

Il laissa sa phrase en suspens. La femme se pencha vers lui. Elle était assise à sa gauche, ses seins plutôt forts gonflaient agréablement sa robe bleue ou violette.

— Oh ! rien… Je pensais qu’il aurait mieux valu ne rien toucher d’exposé à l’air. Prendre de la nourriture en boîte. Mais de toute façon, l’eau…

On ne lui répondit rien. Ils mâchonnèrent. Le vin était fade, les cornichons agréablement acides, le fromage blanc un peu aigre, le saucisson dur mais bon. Quelque chose bondit sur la table, tout le monde sursauta. Il y eut un ho ! perçant – la jeune fille à la chaîne. Puis des rires, les premiers depuis l’éclair. Le visiteur bondissant était un chat, attiré par le bruit, ou peut-être l’odeur du saucisson. Abandonné, il retrouvait avec plaisir un peu de compagnie humaine. C’était un gros félin au poil long, il mangea les peaux du saucisson, puis toute une extrémité qu’on lui abandonna, sa queue raidie dressée vers le haut. Sa présence amena du réconfort ; la jeune fille ne le toucha pas (non plus que le vieux), ce qui chagrina François qui aimait les chats. Mais l’épouse le prit sur ses genoux et le caressa. Il ronronna, mais s’échappa peu après et disparut dans l’ombre, ses pattes de velours volant sans bruit sur le carrelage.

Après ce repas improvisé, les langues se délièrent un peu. Tous se racontèrent leurs réactions à l’éclair. Puis ils parlèrent d’eux.

François dit ses trente et un ans, son métier d’ingénieur dans une boîte d’alimentation en poudre. « Et pourtant je me considère comme un écologiste », ajouta-t-il. L’homme et la femme rirent. Ils étaient enseignants tous les deux, avaient dépassé la quarantaine, ce qui ne paraissait pas. L’homme fut désormais Jacques, la femme Marie-Françoise. On les sentait extrêmement liés, avec ces câbles invisibles que certains couples, trop rares, tressent au long d’une vie posée. Mais c’était peut-être aussi un effet secondaire du cataclysme. Ils avaient un fils unique, Patrick, quinze ans, qui était resté… ils ne savaient où, au juste : peut-être en ville, mais il se pouvait aussi qu’il fût parti loin avec des copains, à vélomoteur.

La jeune fille s’appelait Catherine, ou Cathy. François fut surpris par la coïncidence, et l’image d’une robuste fille rousse aux cheveux bouclés lui traversa l’esprit, y laissant la petite brûlure familière. Cathy était ouvrière, son langage était hésitant. Autrefois, on l’eût appelée une « fille du peuple » ; aujourd’hui, c’était plutôt une « oubliée de la culture ».

Tous, ils étaient venus se promener en ce dimanche du 25 juin dans les collines encore verdoyantes qui ceinturent la ville vers le sud et l’est. « Tu parles ! Foutu dimanche… », grogna Jacques. Le seul autochtone était Ernest Magnin, paysan. Lui, tellement silencieux pendant toute la marche, s’était un peu animé. Il était veuf, mais vivait à la ferme avec deux de ses fils, et leurs petits-enfants. Ils se reprochait maintenant d’avoir foutu le camp, sans s’être préoccupé de leur sort. Mais quand on a le diable à son train…

Ernest Magnin portait un chapeau noir à bord plat vissé sur son crâne. Il était le seul à ne s’être pas lavé la figure ; dans l’obscurité de la salle commune, il n’était qu’une silhouette de charbon que le blanc de ses yeux trouait parfois fugitivement.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? lança François.

— Maintenant ?

— Ben oui… je veux dire, pour cette nuit.

— Il vaudrait mieux aller se coucher, dit Marie-Françoise avec un rire léger. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Demain matin…

Elle laissa sa phrase en suspens, un ange passa. François fut le premier à se lever.

— Au fait, j’ai des allumettes, dit Jacques. Cette foutue histoire aura au moins eu un résultat appréciable : j’ai complètement oublié d’avoir envie de fumer.

Il fouilla ses poches de pantalon, craqua une allumette. Les visages sortirent de l’obscurité, orange et tremblotants. Ils se sourirent. Cathy avait un long nez et un visage pointu ; elle n’était pas belle, même pas jolie. François en fut désappointé. L’allumette charbonna, les figures réintégrèrent l’ombre.

— Vous croyez que… dans les chambres ? hasarda François.

— Ça ne me plaît pas tellement, dit Marie-Françoise après un petit silence. Et si les propriétaires revenaient ? Il doit y avoir une grange, dans le coin. Je me contenterais bien d’un coin de paille. Qu’est-ce tu en penses, Jacques ?

— Oh ! moi… Je ne crois pas qu’on dormira beaucoup, de toute façon.

Ils sortirent donc. Dehors, l’atmosphère était toujours aussi brouillée, et ils durent se plaquer encore les mouchoirs sur le nez et la bouche. Les alentours étaient sans horizon, et le ciel entièrement noir ; l’impression était de se trouver dans un vaste hangar sans aération. Il faisait toujours aussi chaud, comme si chaque flocon de cendre en suspension rayonnait sa propre température, qui par multiplication produisait cette moiteur de chaudière. Les pieds raclaient des cailloux, sur le terre-plein devant la ferme. François tendit devant lui son bras, avec la paume de sa main tournée à l’horizontale vers le haut. Sur sa peau sensible, il ne tarda pas à sentir les dizaines de coups de bec d’oiseaux minuscules qui le picoraient : le sable, qui continuait de tomber. Mais ce n’était pas ce genre de chute qu’il redoutait, et la décision de dormir dans une hypothétique grange ne lui souriait guère ; il se serait senti plus à l’aise entre quatre murs, portes et fenêtres soigneusement colmatées, comme il était de règle dans cette situation inacceptable et pourtant survenue – encore que l’efficacité de ces mesures eût été très aléatoire. Mais maintenant il ne voulait pas se désolidariser du consensus, et lorsque, quelque part devant, la voix de Marie-Françoise cria « ici ! », il porta ses pas vers le son.

Une allumette craquée révéla une carcasse de bois au rez-de-chaussée souillé, mais dont l’entresol, où l’on accédait par une échelle, était confortablement garni de paille sèche. Ils se dispersèrent tous quelques minutes dans l’obscurité hygiénique, puis grimpèrent l’échelle, le temps de deux autres allumettes.

La paille de l’an dernier était piquante, son odeur était forte et François, qui avait une légère allergie au foin, éternua plusieurs fois. Comme il ne portait qu’une chemise, il n’avait rien pour se faire un oreiller, et les sections aiguës de la paille lui rentraient désagréablement dans la nuque. Il se dit que le romantisme et les clichés littéraires avaient fortement exagéré la saveur des nuits dans le foin. Le couple s’était mis à l’écart, entraînant dans son orbe la jeune ouvrière. Ernest s’était couché pas très loin de lui.

— Pendant la guerre, c’était en 42, ou début 42, je ne me souviens plus, les terroristes avaient fait sauter le gazomètre… Ces flammes que ça faisait ! Des arbres avaient été déracinés. Il y avait eu trois morts, dont ce pauvre Fernand Lajonc, que je connaissais bien, et plus de vingt blessés. La fumée avait obscurci tout le ciel pendant vingt-quatre heures. Les pompiers et les boches n’avaient pas fait grand-chose, on ne peut pas dire. C’était pendant la guerre. Je n’aurais pas cru revoir ça de mon vivant. Sûr que non…

Le paysan se tut, et François l’entendit remuer dans la paille. Il se demanda ce qu’était exactement un gazomètre, puis imagina le vieillard couché derrière lui, son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux. Comment Ernest Magnin ressentait-il l’événement du jour ? En mesurait-il la gravité, les prolongements ? Et Cathy ? – elle qui faisait partie de la génération des « Hitler, connais pas », et Hiroshima non plus…

François ne parvenait pas à trouver une position commode dans le foin ; il se tourna, se retourna, essaya la méthode du chien de fusil ; mais toujours des brindilles pointues l’agressaient. Il se demanda s’il parviendrait à dormir. Des bruits de paille remuée, des toussotements, des raclements de gorge, l’informaient que ses compagnons partageaient le même problème.

Mais dormir… alors que nous sommes peut-être déjà en train de mourir. François jugea saugrenu que le seul commentaire sur l’événement eût été une évocation d’un cataclysme mineur de la dernière guerre. Ils étaient dans la même situation qu’une famille dont l’un des membres souffre d’un cancer, et où l’on prend surtout bien garde à ne pas prononcer le mot. Guerre atomique, conflit nucléaire ? Connais pas. On fait comme si, on fait semblant. Ça écartera peut-être, pour un temps, les maléfices…

Mais ce n’est peut-être pas si grave, après tout. Ce n’est peut-être que la centrale qui a explosé. Mais une centrale ne peut pas exploser comme une bombe, tout le monde sait ça… Ou tout le monde le prétend – jusqu’à ce que ça explose ? Et puis même ça, c’est grave. Tout un département contaminé pour des dizaines d’années. Des dizaines de milliers de morts par irradiation. Était-ce le paysage qui les attendait ? Demain, on saurait… Demain… Il s’endormit sur des cauchemars, se réveilla, se rendormit. La nuit avançait en soubresauts convulsifs, en bouffées de chaleur, en attaques de sueur. Au creux d’un de ses réveils, François entendit chuchoter, renifler, sangloter. Il perçut quelques paroles : « … sûrement avec ses copains… en montagne… pas de raison que… », et comprit que Jacques et Marie-Françoise parlaient de leur fils, dans l’anonymat complice du sommeil des autres.

À son réveil suivant, la grange baignait dans une luminosité pâle, grise, froide. C’était le matin, enfin. Il se redressa au-dessus du trou que son corps avait imprimé à la paille, il avait les membres raides et la gorge sèche. L’air était toujours aussi épais, la température aussi étouffante. Le père Ernest n’était plus là. Cathy, lovée, dormait encore, mais le couple était réveillé. À quelques mètres de distance, ils se sourirent. Jacques avait un visage lourd mais sympathique, des cheveux très noirs poinçonnés d’une large soucoupe au sommet de l’occiput ; Marie-Françoise était auburn ; il la trouva soudain très belle et cela le surprit.

— On descend ? proposa-t-il.

Dehors, le paysage avait changé. Le ciel était toujours colmaté de cendre, mais les nuages avaient dû se dissiper car ce plafond bas laissait filtrer une luminosité diffuse, argentée, qui témoignait de la présence du soleil par-delà la couche des scories ; chaque parcelle flottante, illuminée par en dessus, se trouvait nimbée d’une pâle auréole ; et tous ces planétoïdes miniatures dansaient dans les trois dimensions de l’atmosphère, comme derrière un voile tendu d’ocelles mouvants. Mais, si les cendres tenaient encore l’air, le sable en revanche avait fini de choir pendant la nuit ; et toute portion de décor visible, la prairie en pente, les champs labourés sur la gauche, l’amorce d’un bois de conifères sur la droite, semblait avoir été repeinte d’une même nuance jaune que la lumière cendrée laquait. François pensa à un filtre géant, qui aurait transformé sa vision de la campagne en une diapositive monochrome. Le panorama était empreint d’une sorte de tristesse grandiose mais sereine, et François lui trouva la beauté suspecte mais réelle des cataclysmes de grande envergure.

Ernest sortit de la ferme, distante d’une vingtaine de mètres, avec deux bouteilles à la main. François pensa d’abord que le vieux voulait leur offrir du vin en guise de petit déjeuner, mais les bouteilles contenaient du lait.

— Il y a des vaches, dans le pré derrière. Je suis allé en traire une. Faudrait le faire pour toutes, sinon elles vont pas tarder à gueuler… Vous en voulez ?

Hésitant, François porta à sa bouche le goulot d’une bouteille. Le lait était fort et sentait l’animal. Il dut se forcer pour avaler une gorgée entière. L’écologiste en lui se morigéna : à force de boire du lait pasteurisé et trafiqué, on a perdu l’habitude des saveurs naturelles… Mais n’empêche, il ne trouvait pas ça bon ; il passa la bouteille à Jacques, qui venait à son tour d’émerger de la grange, suivi de Marie-Françoise, puis ce fut le tour de Cathy. La jeune fille avait des cernes sous les yeux et son visage pâle était fripé ; sans doute n’avait-elle pas mieux dormi que les autres. Elle leva les yeux vers le ciel de cendre tournoyante ; ils étaient très bleus ; un pli apparut entre ses sourcils en partie épilés.

— Comment vous sentez-vous, Catherine ? interrogea gauchement François.

Prononcer ce prénom lui fit une drôle d’impression dans la gorge. La fille le fixa une seconde ou deux d’un air vide et maussade, puis détourna la tête. Jacques et Marie-Françoise buvaient le lait sans paraître incommodés, assis dans l’herbe jaune sur le seuil de la grange. De quelque part derrière la maison parvint le beuglement d’une vache, bruit étrange et solitaire dans le matin givré. François les considéra avec envie, ou dégoût, il ne savait pas au juste. Il passa sur son front une main qu’il retira luisante de sueur. Il faisait toujours chaud, trop chaud, le vernissé froid des couleurs et de la lumière allant à contre-courant de la température. Un temps déraisonnable. Comment était ce poème, déjà ? Il fait un temps déraisonnable/On avait mis des morts à table… Quelque chose comme ça. C’était d’Aragon, croyait-il se souvenir. Eh bien, la réalité avait rejoint l’art, en ce matin de juin où le temps déraisonnait par suite de la déraison des hommes.

— Bon, qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? dit-il un peu agressivement.

Mais ils n’eurent pas à décider. Un bruit de moteur naquit à ce moment précis du décor caillé, enfla rapidement, changea de tonalité vers l’arrière des bâtiments. Le, ou les véhicules, s’étaient arrêtés. Ils coururent. Trois camions trapus, vert sombre, stationnaient le long de la petite route qui passait derrière la ferme. Et, descendu du véhicule de tête, engoncé dans un scaphandre informe, son groin de métal dressé en avant et les considérant d’un regard froid d’insecte à travers les hublots de verre teinté qui couvraient ses yeux, un Martien venait vers eux.

 

Le camion ferraillait sur des routes tortueuses. Ses passagers entendaient grincer les vitesses sous la main sans souplesse du conducteur, des virages subits les poussaient en avant ou en arrière sur les bancs ; ils sentaient le véhicule ahaner, poussif, en montant des côtes, puis devenir dangereusement léger lors de descentes trop virtuoses.

Souvent, le camion s’arrêtait. « Ne bougez pas », leur disait alors un des deux soldats en tendant vers eux sa main gantée. Les arrêts duraient quelques minutes, parfois plus. Ils entendaient des bruits de pas, quelques commandements inaudibles. Puis le véhicule repartait, pour un nouveau parcours, en attendant une nouvelle halte. Il n’était pas tout à fait sept heures du matin quand ils avaient été embarqués, et il y avait maintenant plus de deux heures que les trois véhicules patrouillaient les collines ; que ce soit au hasard, ou au contraire suivant un plan strictement défini à l’avance sur des cartes d’état-major, les soldats visitaient chaque maison, chaque hameau ou village rencontré, pour y débusquer les gens pouvant s’y terrer.

— Veuillez nous suivre, leur avait dit un militaire masqué portant à l’épaule les galons de lieutenant. La région a été placée sous contrôle de l’autorité militaire. Nous avons ordre de nous assurer de toutes les personnes rencontrées, pour les conduire dans un des centres de dépistage et de décontamination mis en place pendant la nuit…

À travers les verres marron de son masque protecteur, le regard de l’officier était invisible ; les mains sur les hanches, il figurait une statue ambiguë et redoutable de l’autorité sans visage. À quelques pas derrière lui, le soldat qui était descendu du camion en premier tenait maladroitement un fusil d’assaut, canon dirigé vers le haut.

— Nous ne savons rien…, avait déclaré avec assurance Marie-Françoise. Nous ne savons pas du tout ce qui s’est passé. Est-ce que c’est si grave ? Est-ce que la ville a été touchée ? Y a-t-il des morts ? Beaucoup ?…

— Je suis désolé, madame. Je ne peux pas vous répondre. Tout ce qui touche de près ou de loin à… ce qui s’est passé hier est soumis au secret militaire. Les informations seront délivrées plus tard, à l’ensemble de la population, quand la situation sera redevenue normale.

— Mais enfin, était intervenu François, vous pouvez bien nous dire au moins si c’est la guerre ou s’il y a eu… un accident à la centrale !

Le lieutenant avait écarté les bras ; son visage, sous le masque, avait peut-être revêtu une expression désolée.

— Je m’excuse, monsieur. Je ne peux vraiment rien vous dire. C’est le secret militaire. Croyez bien que seules des raisons de sécurité sont en cause. Il ne faut en aucun cas vous affoler. Nous avons la situation bien en main. Tout danger est écarté dans l’immédiat. Maintenant je dois vous demander instamment de monter dans le camion. Nous ne pouvons pas perdre davantage de temps…

Le militaire avait lâché ses phrases comme une leçon bien apprise, et sans doute déjà récitée des dizaines de fois ; il montrait de son index ganté l’arrière du camion de queue. Était-ce une impression, ou le canon du fusil tenu par le soldat s’était-il abaissé de quelques degrés ? François, Jacques et Marie-Françoise se consultèrent du regard. Cathy, boudeuse, maintenait ses yeux obstinément fixés à terre et tortillait sa chaînette. Magnin observait les militaires, un vague sourire flottant dans son visage raviné ; il pensait peut-être avec nostalgie à 39-40, sa jeunesse.

— Bon, eh bien, allons-y…, soupira Marie-Françoise.

Elle donna le signal du départ et ils grimpèrent à l’arrière du camion, aidés par deux autres soldats. Le camion était pour l’instant vide d’autres occupants. On les fit asseoir sur les bancs. Le camion était bâché, et à l’arrière les deux pans du grossier tissu kaki étaient retombés, ne laissant qu’un mince angle de vision sur quelques mètres de route. Les deux soldats s’étaient réinstallés en bout de banc, de part et d’autre de la travée centrale, comme s’ils avaient été là pour empêcher toute fuite ; ils étaient également armés d’un fusil d’assaut d’un modèle récent, redoutable d’aspect, avec un gros chargeur d’acier bleu engagé sous le fût ; ils tenaient leur arme entre leurs genoux et se faisaient face, grotesques dans leur tenue hermétique, comme deux gargouilles ou deux cariatides de bronze verdi. Les passagers avaient essayé d’interroger les deux hommes.

— On n’en sait pas plus que vous… avait grogné l’un d’eux. Sa voix étouffée par le masque paraissait tremblante.

— Tais-toi, avait lancé son vis-à-vis. Tu sais bien qu’on ne doit pas parler avec les civils…

L’essai de communication s’était interrompu là, le camion avait démarré, et depuis il suivait des routes serpentines dont on ne pouvait voir, dans l’angle aigu de la bâche, qu’un poudroiement jaune soulevé par la vitesse.

— Quelle foutue histoire…, avait grommelé Jacques. Ses yeux sombres avaient rencontré ceux de François, mais pas grand-chose n’était passé dans cet échange : toujours cette retenue de nature obsessionnelle – ce dont on ne parle pas existe moins, on fait en tout cas semblant de le croire.

La présence de ces militaires revêtus de leur uniforme protecteur emplissait François d’une angoisse rampante. Que pouvait bien signifier cet accoutrement, sinon que la région était contaminée par les retombées ? Que l’un d’eux au moins quittât son masque, ne serait-ce que quelques secondes, et il se serait senti rassuré. Aussi guettait-il les deux hommes, dont le profil d’insecte cuirassé devenait à ses yeux une représentation symbolique de l’âge de la peur, dans lequel il avait été poussé brutalement à partir d’une certaine heure d’un certain dimanche de printemps. Mais les soldats ne bougeaient pas, et leur respiration lourde, filtrée par les groins de métal, était une preuve supplémentaire de leur appartenance à un autre monde, où seuls seraient sauvés ceux pouvant arborer l’uniforme emblématique des temps nouveaux : la peau de pachyderme, le casque de coléoptère.

François essayait de se souvenir des symptômes d’une exposition aux radiations, ou d’une absorption de particules ionisées : fatigues, vertiges, vomissements, perte des cheveux et des poils. Mais au bout de combien de temps ? Vingt-quatre, quarante-huit heures, plus encore ? Tout dépendait sans doute de calculs compliqués où intervenaient la durée de l’exposition, la dose de Rems reçus, d’autres facteurs sans doute, qu’il ne parvenait plus à préciser. Et là, dans la lumière verdâtre réverbérée par la bâche, François sentait se mêler en lui deux hantises portées par deux vecteurs temporels divergents : les souvenirs chargés de ressentiments de son service militaire, dont il rêvait encore périodiquement, et l’appréhension de la terreur nucléaire, qu’il avait évoquée souvent, et dont il croyait maintenant sentir la gangrène à même la peau.

Vers dix heures, deux nouveaux passagers embarquèrent dans le camion : un couple d’une cinquantaine d’années, des paysans probablement, qui se blottirent vers l’avant du véhicule sans dire un mot. Ni François ni aucun de ses compagnons n’essaya de les tirer de leur torpeur. Jacques et Marie-Françoise avaient réintégré leur position de couple uni devant l’adversité : le bras de Jacques était passé autour du cou de sa femme, elle avait agrippé des deux mains les genoux de son mari. Cathy était assise à plus d’un mètre d’elle, très droite ; François eut l’impression qu’ayant évacué une partie du choc, la jeune fille se refusait maintenant à la position de dépendance affective qu’elle avait vécue la veille auprès de cette étrangère, de cette bourgeoise. Mais peut-être fantasmait-il sur une attitude simplement figée dans l’absence. Cathy jouait machinalement avec son collier, dans la luminosité verte du camion qui moisissait son teint pâle, elle paraissait presque laide, avec son long nez et son menton fuyant. Rêvait-elle sur des parents, des copines, un petit ami, que l’explosion aurait projetés hors de son horizon ? François retourna à Catherine, à l’autre Catherine, dont il connaissait par cœur le corps rond et blanc, les seins un peu trop lourds, les hanches larges, les cuisses pleines ; où avait-elle été projetée, elle ? Atomes tournoyants mêlés à la cendre, particules errantes moins perceptibles que les grains de sable ?

— C’est long, hein…

Il s’aperçut qu’il fixait sans le vouloir Marie-Françoise, depuis longtemps peut-être. Le va-et-vient involontaire de ses yeux entre cette femme et cette fille si différentes lui sembla témoigner de préoccupations bien subalternes en ces circonstances. Un peu confus, il se força à sourire et répondit quelques mots sans importance.

Les passagers suivants étaient un autre couple, des citadins ceux-là, que le funeste dimanche avait surpris en pleine campagne ; l’homme et la femme étaient accompagnés de trois enfants, un garçon de sept ou huit ans, et deux petites filles plus jeunes de deux ou trois années. Eux se racontèrent abondamment, mais le bout à bout de leur expérience était si semblable à ce qu’avaient traversé François et ses compagnons qu’il ne leur apprit rien de plus.

— Le pire, c’est que celle-là n’est pas à nous, répéta plusieurs fois la femme, une grande blonde, en désignant une des deux fillettes.

Puis les nouveaux embarqués se réfugièrent à leur tour dans le silence, encore que, parfois, les enfants qui jouaient eussent droit à une réprimande. Et, au hasard des arrêts, le camion peu à peu se meubla. Au départ isolés ou en groupe, les individus ramassés devinrent vite des silhouettes indiscernables fondues dans la masse. François était maintenant serré contre le père Ernest, et avait à sa gauche une grosse femme en noir qui sentait l’oignon et l’urine. Des mots parfois franchissaient l’espace comble, mais c’étaient des mots pour rien, ou presque rien, qui disaient une soif, une demande de mouchoir, un « on ne s’est pas rencontrés à… ».

À un arrêt, François demanda aux soldats s’ils pouvaient descendre pour pisser.

— Tout à l’heure…, répondit le masque. À midi, il y aura une halte. Vous aurez aussi à boire et à manger.

François soupira. Cathy, que l’afflux de passagers avait ramenée tout contre Marie-Françoise, lui glissa quelques mots à l’oreille.

— Je n’ai rien sur moi, répondit la femme. Vous êtes sûre que c’est pour tout de suite ? On en réclamera au camp…

La halte annoncée fut un soulagement pour tout le monde. Il était alors midi et quart, les deux pans de la bâche furent de nouveau largement écartés, et tous purent descendre. François, qui s’attendait à découvrir un panorama significatif, fut déçu : les véhicules s’étaient immobilisés dans le fond d’une gorge, entre deux murs rocheux abrupts. Il ne reconnut pas l’endroit. Son urine traça dans le sol un petit cercle de boue jaune dans le sable déposé. Ensuite, il fit la queue pour toucher sa ration. Le contenu des trois camions se montait à vue de nez à une cinquantaine de personnes. Et dans la file, les conversations reprenaient, anodines. Derrière François, des paysans parlaient prix de gros et saison pluvieuse. Quelque part, un enfant pleurait.

Ce fut le tour de François, deux soldats aux yeux de verre donnaient à chacun un petit paquet rectangulaire enveloppé dans du papier argent ; dans un grand tonnelet métallique, un troisième homme puisait un liquide dont il versait une louchée dans un gobelet en plastique. Le lieutenant surveillait la manœuvre. Aucun des militaires visibles n’avait quitté son masque protecteur, ni dégrafé d’aussi peu que ce soit son scaphandre antirad.

— Tu as vu les flingues qu’ils se payent ? dit un jeune homme rougeaud à côté de François. Putain ! Ils m’en donneraient un, je dirais pas non…

— C’est les nouveaux MAS 76, je crois, répondit un autre type du même âge, à la chemise bariolée. Ça peut te tirer…

Dégoûté, François chercha des yeux le visage familier d’un de ses compagnons d’errance ; au milieu de cette foule hétéroclite, il se sentait mal à l’aise ; un noyau avait commencé à se former la veille, il ne voulait pas en perdre la chaleur discrète, la pesanteur déjà inscrite dans les habitudes de ces temps de catastrophe.

Il trouva Jacques, assis à l’écart, derrière un camion, sur une pierre plate. Un peu en contrebas, un torrent glissait le long de la paroi rocheuse, ses eaux jaunes bouillonnant entre des récifs ocre.

— Marie-Françoise n’est pas là ? interrogea François.

— La petite avait des problèmes de femme, dit Jacques, la bouche pleine. Mon épouse est allée voir avec elle si…

Il haussa les épaules, ajouta quelques secondes après : « Tiens ! les voilà. »

Une nouvelle fois, François fut surpris par la différence physique existant entre ces deux femmes ; la beauté sombre, épanouie, sûre d’elle de l’enseignante éclipsant totalement l’apparence mal formée de la jeune ouvrière aux seins trop menus et aux trop grosses cuisses. Douze ou quinze ans plus âgée, Catherine, pensa-t-il, ressemblerait à Marie-Françoise.

Il s’assit près de Jacques, déchira l’emballage de son paquet. Il contenait une boîte de pâté et une boîte de sardines, quatre biscottes sous cellophane, un petit fromage mou, une orange. « C’est arrangé », déclarait Marie-Françoise. Il commença à grignoter, sans faim véritable. Le gobelet contenait de l’eau avec un goût citronné, médical ; il se demanda s’il s’agissait d’un simple parfum ou si, déjà, on ne leur faisait pas absorber un antidote quelconque. Il se força à manger, craignant qu’un manque d’appétit fît partie des symptômes de l’irradiation ; plus tard, il guetterait des signes de maux d’estomac avec la même sollicitude inquiète pour son corps devenu un ennemi aux réactions génératrices des pires craintes.

On les fit vite remonter dans les camions. Jacques, qui fumait, dut éteindre sa cigarette. Le convoi s’ébranla, il y eut encore quelques arrêts, quelques embarquements. Il était seize heures quand ils parvinrent au camp.

 

Le trajet à pied entre les camions et les baraquements fut court. Deux cents mètres peut-être, durant lesquels les réfugiés n’eurent pas le loisir de flâner : en flanc-garde, des soldats armés les faisaient se presser, « par là… par là », en montrant de leur doigt ganté des structures parallélépipédiques préfabriquées, vert sombre. Dans l’esprit de François, passèrent des images fugitives : les nazis, les camps de concentration, les files de juifs obligés de courir vers les chambres à gaz. Un vertige le prit, il trébucha, dut se raccrocher à l’homme qui le précédait. « Ça ne va pas ? » interrogea Marie-Françoise, qui marchait près de lui. Il la rassura. Devant le préfabriqué où les passagers des trois camions avaient été dirigés, un homme se tenait assis devant une table pliante, juste à côté de la porte. C’était un militaire, mais il portait un simple treillis et était nu-tête. Les réfugiés devaient stationner un court moment devant lui avant de pouvoir pénétrer dans la baraque. Quand son tour fut venu, François vit qu’il transcrivait sur un gros cahier, d’une écriture appliquée, les renseignements que lui fournissaient ceux qui passaient devant lui. Le soldat portait à la manche l’accent circonflexe doré de sergent. François dut énoncer son nom, son prénom, sexe, âge, adresse principale pour l’année en cours. Le sergent lui tendit un carton portant un numéro, qu’il devait garder sur lui ; mais il ne possédait pas de système d’agrafage ; François le mit dans la poche-poitrine de sa chemise, heureux d’échapper à une identification aussi voyante. Son numéro était le 2024 M. Il se demanda combien de réfugiés le camp avait déjà engloutis. Jacques et Marie-Françoise répondaient à leur tour aux questions et, en écoutant, il se rendit compte que les deux professeurs et lui habitaient le même îlot, dans un quartier neuf. Ils ne s’étaient pourtant jamais rencontrés. « Nous sommes voisins », fit-il en souriant. Jacques eut droit au carton 2025 M, et Marie-Françoise au 2103 F.

L’intérieur du baraquement était nu, hormis, en son centre, deux grandes tables entourées de quelques chaises, déjà toutes prises. Le climat général était à l’abattement, à la torpeur ; la chaleur qui régnait à l’intérieur de la construction y était sans doute pour beaucoup.

— Eh bien, c’est charmant ! lança François.

— Mais ça ne peut être que provisoire, dit Jacques.

— Dans l’armée, il y a des provisoires qui durent…, fit un gros homme au crâne dégarni qui était entré derrière eux. Il tendit une main large et rouge à Jacques et à François, en se présentant : « Dupreux. » Puis il se détourna et se mêla à un autre groupe.

— On pourrait peut-être ouvrir les fenêtres, proposa Marie-Françoise.

Mais ce n’étaient que de simples découpures dans les parois, masquées par une plaque de plastique transparente. La seule aération restait la porte, par où voletait parfois un nuage de sable jaune ou quelques flocons de cendre. François et le couple allèrent s’asseoir par terre, adossés au mur. Cathy vint les rejoindre puis, à leur surprise, Ernest Magnin, qui s’était séparé du groupe dans le camion ; qu’il le rejoignît maintenant prouvait sans doute qu’il n’avait trouvé personne de connaissance parmi les réfugiés. « Pendant la guerre, dit-il, j’ai des collègues qui ont fait quatre ans et demi de camp… Quatre ans et demi ! » Sous les bords du chapeau, les yeux très bleus du vieil homme brasillaient, et son visage de pomme avait creusé davantage ses plissures vers le haut, comme si l’évocation de cette situation l’emplissait d’une satisfaction secrète dont l’humour n’était perceptible qu’à lui seul.

François fut une nouvelle fois frappé par les liens inéluctables qui se tissaient à travers le temps et l’Histoire entre des épisodes de la dernière guerre et la situation dans laquelle lui et les autres avaient été jetés ; ce n’était pour le moment qu’affaire d’appréhension, de similitude, le résultat du fonctionnement de la mémoire éidétique par rapport au culturel ou au vécu. Mais, si l’explosion dont il avait été le témoin prenait de plus en plus difficilement place dans son esprit en tant que réalité répertoriable (conflit nucléaire, chute de satellite atomique, accident à la centrale), ce flou dont elle bénéficiait l’apparentait toujours davantage aux références voilées, à demi effacées, auxquelles certains de ses compagnons d’infortune et lui faisaient appel. Et c’était cette accumulation de données intangibles qui, paradoxalement, donnait à l’événement son poids, son épaisseur, ses dimensions. Si la Seconde Guerre mondiale avait figuré le dernier acte de barbarie étendu à la dimension planétaire, la catastrophe présente, qu’elle soit de nature militaire ou accidentelle, pouvait bien être le premier acte cataclysmique de l’ère industrielle…

Pendant le court instant où François, en file indienne parmi les autres réfugiés, avait serpenté à travers le camp, ou plutôt à travers une toute petite partie de ce camp qui lui semblait immense, il avait été saisi par l’osmose esthétique au travail dans ses structures entre les images du passé et les archétypes du présent, entre le militaire et le civil, le fantasmatique et le quotidien.

Avec ses alignements de baraquements verdâtres et de tentes sahariennes beiges, avec son quadrillage de barbelés hâtivement installé sur son périmètre, et là un alignement de camions bâchés, ici une jeep prenant un virage à angle droit en soulevant un nuage de poussière jaune, et partout des soldats, en groupes ou isolés, vêtus du scaphandre antirad ou du simple treillis de combat, le camp était indéniablement une prolifération militaire. Mais les bulldozers jaune vif grondant sur sa périphérie, soulevant avec leur museau denté des monticules de terre pour aller les déverser ailleurs, dressant des remblais, creusant des fossés, appartenaient, par ces activités aveugles et mécaniques d’insectes cuirassés, à une phase industrielle du cataclysme, même si les ouvriers en survêtement orange et casqués de plastique qui les conduisaient avaient une apparence quelque peu militaire. Par là, le camp devenait chantier, où l’on érigeait il ne savait quel lotissement réservé aux victimes de ce choc entre deux vagues temporelles. Quelques estafettes de gendarmerie, bleu marine, et des gendarmes en treillis sombres, masque protecteur en sautoir, complétaient le tableau, donnant une touche supplémentaire à cette interpénétration du civil et du militaire.

Et sur cet ensemble de trajectoires humaines, en apparence désordonnées mais cachant en réalité un ordre souterrain, planait la nuée grise, mouvante, des particules de cendre qui tourbillonnaient toujours à quelques dizaines ou quelques centaines de mètres au-dessus du sol – un voile céleste qui illustrait une autre rencontre, une autre synthèse : la fumée des champs de bataille et les nappes de brouillard industriel couvrant les cités sans soleil.

À cause de ce colmatage des cieux et de l’horizon, où nulle montagne, nulle colline ne perçait, François n’avait pu établir à quel endroit le camp avait été dressé.

— Je me demande où nous pouvons bien être…, soupira-t-il.

La chaleur avait fait resurgir la soif, une goutte de sueur roula sous sa chemise, qu’il écrasa du plat de la main, comme un insecte.

— Dans la vallée, sûrement, dit Jacques.

Marie-Françoise s’était affalée contre lui, sa tête bouclée aux mèches auburn encastrée contre le cou de ce mari solide et placide. L’angle de son corps penché dévoilait plus que de coutume ses seins, qui bombaient le devant de sa robe, soulignés dans l’échancrure du tissu par le liséré blanc d’un léger soutien-gorge.

— Personne n’a un chewing-gum ? demanda Cathy.

Un homme à côté d’elle lui tendit un paquet de cigarettes, qu’elle refusa. Le temps s’éternisait, mais ce n’était qu’une donnée subjective car il n’était que cinq heures et demie, il n’y avait guère plus d’une heure que les réfugiés avaient été confinés dans le préfabriqué. Mais cette perte de temps, qui prenait des dimensions démesurées à cause de l’attente et du désœuvrement, était pour François une autre de ces portes temporelles qui le ramenaient à l’époque pas si lointaine de son service militaire.

Enfin un brouhaha se produisit du côté de l’entrée ; des gens se levèrent. Plusieurs militaires venaient de pénétrer dans la baraque, entourant un civil en blouse blanche, qui leva les mains au ciel pour réclamer le silence.

— Mesdames… Messieurs… cria le civil en se raclant la gorge. Je vous demande quelques minutes d’attention… Merci. Je dois d’abord m’excuser, au nom des organismes intéressés, pour les conditions d’inconfort dans lesquelles vous avez été accueillis ici. Mais vous devez comprendre que nos tâches sont lourdes, diverses, urgentes, et que nous avons à faire face à d’innombrables problèmes pour lesquels nous devons souvent improviser. De toute façon, votre séjour ici sera le plus bref possible…

Aussitôt des exclamations fusèrent, interrompant le discours de l’homme.

— Combien de temps ? Combien de jours ? Qu’est-ce que ça veut dire, le plus bref possible ?…

— Messieurs, mesdames… Je vous en prie ! Laissez-moi parler… Je disais que votre séjour ici serait bref. Je ne peux encore préciser. Disons, quelques jours… Après quoi, et suivant les cas, vous pourrez soit regagner votre domicile, soit être relogés provisoirement ailleurs, aux frais de l’État, bien entendu. De toute façon, croyez bien que vous serez informés à mesure de toutes les décisions… et, heu… de toutes les possibilités. Pour l’instant, des sacs de couchage vous seront livrés incessamment pour les prochaines nuits. À deux baraquements de distance, droit derrière, il y a des W.-C. chimiques, en nombre encore réduit, mais nous tâcherons d’améliorer cela demain. Enfin, une conduite d’eau sera tirée dès ce soir – de l’eau potable, je précise – et vous pourrez bénéficier pour ce secteur d’une batterie de robinets et de lavabos. Pour des raisons de sécurité, mais surtout pour ne pas vous égarer ni gêner les troupes et les travailleurs qui circulent dans le camp et ont beaucoup à faire, comme vous vous en doutez, je vous demanderai de bien vouloir ne pas vous écarter de votre secteur. Heu… les limitations en sont faciles à reconnaître, il y a des marques jaunes un peu partout.

» Dans l’immédiat, on va vous demander de bien vouloir vous rendre aux douches. C’est une première mesure de décontamination externe, heu… valable pour tout le monde. Cela ne veut naturellement pas dire que vous soyez contaminés. Il est même très probable que la plupart d’entre vous ne présentiez pas le moindre degré d’irradiation, les retombées ayant été très… quasiment inexistantes. Mais enfin, une bonne douche ne fera de mal à personne ! Eh bien, j’ai ai terminé et je vous remercie de votre attention…

Les dernières phrases balbutiées par le personnage avaient été progressivement couvertes par des exclamations et un flot grossissant de questions. Mais l’homme n’était déjà plus là pour répondre alors que plusieurs personnes se précipitaient vers la porte pour le retenir. « S’il vous plaît… s’il vous plaît, personne ne doit sortir maintenant, il va bientôt y avoir rassemblement pour les douches… » C’était le sergent, flanqué de deux soldats armés de fusils. Un petit noyau de réfugiés bloquaient la porte, essayant de parlementer. « C’est incohérent ! C’est incohérent ! » ne cessait de répéter un homme d’une voix autoritaire et perçante. François et Jacques, qui s’étaient levés, se rassirent après un échange de regards désabusés.

— En somme, il n’a rien dit ! fit Marie-Françoise en tordant dans une moue dépitée sa jolie bouche aux lèvres pleines.

— Qu’est-ce que tu veux… secret militaire ! lança Jacques en lui serrant l’épaule.

François admira une fois de plus – ou envia – cette complicité de gestes qui passait entre eux avec tant de naturel. Un peu plus tard, on vint appeler les femmes pour les douches. « Seulement les femmes ? » demandèrent plusieurs personnes. Le militaire qui était venu pour cette mission confirma : seulement les femmes, il y avait beaucoup de réfugiés et peu de surfaces de douches, les groupes devaient être séparés pour éviter la mixité.

— Alors à tout à l’heure…, dit Jacques. Il serra un bref instant Marie-Françoise contre lui, et François vit leurs lèvres se toucher. Lui-même avança une main pour toucher l’épaule de Cathy, mais la jeune fille s’éloignait déjà, ses grosses fesses et ses grosses cuisses moulées dans son jean trop serré. La baraque se retrouva vide de plus de la moitié de ses occupants, les enfants ayant été emmenés avec leur mère.

Pendant longtemps, le malaise fut palpable : les noyaux existants, qu’ils fussent familiaux ou simple fait de rencontres de hasard, formaient des refuges contre l’anormal, contre l’adversité. Brisés, ils laissaient ceux qui restaient seuls avec eux-mêmes, en mal de leur complément. Les cigarettes furent plus nombreuses à se consumer, et lorsque plusieurs militaires se présentèrent dans le préfabriqué, portant des piles de sacs de couchage vert olive, le sergent qui commandait la corvée dut prier une fois de plus les fumeurs d’éteindre leurs brandons, qui alourdissaient un peu plus l’atmosphère chauffée à blanc où flottaient des bourrons cendrés. Jacques, François et le père Ernest étendirent côte à côte leur sac de couchage, plus deux pour Marie-Françoise et Cathy. Après la courte animation de l’installation, l’attente reprit.

— Vous aviez des parents, des connaissances, en ville ? interrogea Jacques sans regarder François en face.

— Des parents ? Non, dit François en se rongeant l’ongle du pouce (puis il songea aux possibles poussières radioactives embusquées sous la corne). Je n’ai plus mon père, et ma mère habite dans le Midi. Je ne suis ici que depuis trois ans. J’ai des collègues de travail, oui, mais pas de véritable ami. Et puis je connais… une fille. On ne peut pas dire que nous sommes fiancés mais… enfin, vous comprenez.

François baissa la tête, il avait eu l’impression que son mensonge lui avait enflammé la peau du visage ; mais ce n’était sans doute qu’une illusion ; s’il avait chaud quelque part, c’était plutôt dans la région du diaphragme – il n’osait pas dire du cœur : c’est un organe bien dévalué, aujourd’hui.

— Vous êtes inquiet ? fit Jacques. Vous savez… Tant qu’on n’aura aucune information, on pourra tout supposer, le meilleur comme le pire. Nous…

François attendit de possibles confidences sur ce jeune fils – était-ce Patrick ? – mais Jacques avait laissé sa phrase en suspens et se fermait dans un silence gros de pensées secrètes. Ils ne prononcèrent pas un mot de plus avant qu’un sous-officier vînt à leur tour les appeler pour la douche.

— Et les femmes ? demanda un homme chauve à moustaches.

— Je ne sais pas…, répondit l’adjudant.

Sous son commandement, la trentaine d’hommes contourna le bâtiment, longeant la clôture en barbelés. De l’autre côté de la barrière, la ronde cahotique des engins de terrassement se poursuivait. Le vacarme était impressionnant, comme si les sons, prisonniers de la cage de résonance formée par la plaine jaune et le voile compact des cendres, se répandaient en vagues latérales qui hachaient les tympans. Un bulldozer stoppa et rétrograda juste devant la clôture ; une masse de terre déboula du remblai ; des mottes, tronçonnées par les mailles, vinrent rouler mollement sous les pieds des hommes. Les travaux étaient effectués conjointement par les ouvriers mécanisés et par des groupes de militaires à pied, revêtus du scaphandre kaki mais sans masque protecteur, et maniant simplement la pelle.

— C’est toujours à nous d’arranger leurs conneries…, entendit distinctement François en longeant une section de terrassiers en uniforme.

Il avait fini par comprendre à quelle activité étaient en train de se livrer tous ces bataillons de travailleurs ; le sol entier était systématiquement retourné, et les couches superficielles jaunes provenant de la pluie de sable de la veille étaient enfouies et recouvertes par de la terre prise à un mètre ou plus de profondeur. Ainsi le panorama au ras du sol se transformait : les étendues ocre et soufre cédaient peu à peu la place à de luisants rectangles marron à la sécurisante conformité. François pensa à une récente catastrophe pétrolière, et aux travaux de remise en état des côtes souillées qui avaient suivi ; là aussi, et la télévision l’avait abondamment montré, les soldats enterraient le sable mazouté sous de la terre fraîche. Mais ici, il ne s’agissait pas de mazout : avant que la colonne ne prît un virage à angle droit qui l’éloignait de la barrière, François avait observé le manège d’un soldat qui promenait au-dessus du sol une sorte de boîte ronde et plate fixée à un long manche. Il ne connaissait que le surnom de l’appareil, « poêle à frire », mais savait qu’il s’agissait d’un détecteur de radioactivité. Il aurait donné beaucoup pour connaître ce que le soldat lisait sur le cadran de son engin. Ensuite le groupe parvint à un carrefour entre les monotones alignements de baraques, où les robinets promis, dressés comme de noirs serpents naturalisés, furent l’occasion d’une halte et d’une certaine bousculade. Il but, comme les autres, une eau tiédasse à goût de métal. Lorsque la colonne parvint devant le bâtiment des douches, elle s’était gonflée du contenu masculin de deux autres baraquements. Les réfugiés s’immobilisèrent un instant devant la structure toilée. Un groupe d’hommes, comprenant des gendarmes, des civils en blouse blanche et bien entendu des militaires, observaient de loin les arrivants, comme s’ils jaugeaient une cohorte suspecte avant de se prononcer pour une acceptation ou un rejet. Un des civils se détacha de la masse, vint se planter devant les hommes qui dansaient d’un pied sur l’autre. Le civil leur tint un petit discours, d’où il ressortait que les réfugiés devraient abandonner leurs vêtements personnels et tout objet qu’ils auraient en leur possession, y compris les montres, aux fins de décontamination. Ils devraient bien se conformer, etc.

— Les douches, la confiscation des objets personnels, eh ben ! ça ne vous rappelle rien ? dit François avec humeur.

Jacques tourna vers lui son visage massif ; mais le professeur était manifestement ailleurs et ne répondit rien. Peut-être attendait-il que Marie-Françoise surgît brusquement des douches. Mais personne ne sortit et les hommes pénétrèrent les uns derrière les autres dans la grande tente dont l’intérieur était cloisonné par des pans tendus de toile verte imperméable. Il régnait là une chaleur d’étuve. François dut se déshabiller devant un factionnaire militaire et un civil en blouse. « Gardez votre carton d’identification, s’il vous plaît », dit le militaire. François resta un moment debout, son carton à la main, empli de l’indéfinissable sentiment de gêne et d’infériorité qu’éprouve toujours quelqu’un qui est nu face à des gens qui ne le sont pas ; le civil, dont il n’avait remarqué les mains gantées que lorsqu’il s’activa sur ses effets, avait soigneusement remisé les quelques objets qu’il portait sur lui dans un sac plastique transparent : son portefeuille, son trousseau de clés, un mouchoir, un stylomine, sa montre ; et le petit sac avait été enfourné dans un sac plus grand, qui contenait déjà ses vêtements. Puis l’homme inscrivit sur une étiquette le numéro d’identification porté sur le carton.

— Pas mon nom ? s’étonna-t-il.

— Le numéro suffit, répliqua le fonctionnaire. Puis il lui précisa que des vêtements lui seraient délivrés à la sortie, après la douche.

François alla se placer sous la pomme restée libre dans un compartiment où cinq autres hommes attendaient déjà, la tête en l’air. Comment s’appelait ce gaz, déjà ? Le Cyclon B ? Mais, après une annonce en forme de gargouillis coliqueux dans les tuyaux, ce fut simplement de l’eau qui vint, tiède d’abord, puis chaude, presque trop chaude. François passait mollement les mains sur son corps tandis que le liquide ruisselait. Au-dessus du quadrillage des tuyaux, la toile tendue réverbérait sur les corps nus une forte lumière verte, une lumière de jungle moite où la respiration des fondrières se serait condensée en volutes blanches et grasses. Sur les repose-pieds en planches, la pluie chaude tapotait en averse sixtine. À côté de François, Jacques parcourait méthodiquement toutes les courbes de son corps épais avec la paume raidie de ses mains. Le tronc de son compagnon, velu du pubis aux épaules, s’accordait bien avec son large visage à la laideur sympathique ; de la chair dense, mais pas un poil de graisse : il a treize ans de plus que moi et ce n’est pas lui qui a de la brioche… Il voulut l’imaginer faisant l’amour à Marie-Françoise, mais il sentit qu’il commençait à avoir une érection et s’efforça de détourner le cours de ses pensées.

L’eau cessa de couler, un militaire vint apporter des linges et des brosses. « Séchez-vous soigneusement. Ensuite vous prendrez une autre douche pendant laquelle vous insisterez particulièrement sur vos cheveux, vos aisselles, vos poils pubiens. Vous nettoierez aussi vos ongles des mains et des pieds avec la brosse… » Ils le firent, François éprouvait une telle impression d’irréalité que ses craintes d’avoir subi une irradiation s’étaient enfouies quelque part, loin dans ce magma purulent qui formait les couches diversifiées de sa conscience. Après un nouveau séchage, on leur donna des habits ; ils consistaient en une veste et un pantalon de treillis, un tricot de corps et un caleçon blancs genre « Petit Bateau », des savates beiges à semelle de corde. François délaissa le tricot, mais enfila avec plaisir le treillis au tissu rêche et léger, qui sentait bon le propre. Habillés, les réfugiés avaient acquis une uniformité rassurante ; devenus semblables aux soldats qui les encadraient, ils se sentaient moins déplacés, moins aux ordres ; des corps étrangers, ils passaient maintenant à l’échelon supérieur de particules appartenant à un grand tout.

— La quille, bordel ! cria classiquement un grand gars dégingandé en brandissant son poing vers le ciel de cendre. Mais ce n’était qu’une exclamation rigolarde, un clin d’œil à un passé sans doute très proche.

La longue file des douchés reprit le chemin de la chambrée, mais le cri du jeune homme avait dégrisé François.

— La quille, oui, mais pour quand ? murmura-t-il.

— Vous dites ? fit Jacques, mais il éluda la question d’un geste vague.

Au-delà des clôtures, les engins de terrassement menaient toujours grand tapage. Le ciel peluchait, des toussotements égrenaient la marche. La luminosité avait baissé, le soir tombait derrière le voile des scories. En longeant un groupe de soldats au repos, François crut reconnaître un terme qui le fit sursauter : « Communiste ! » Il se retourna pour essayer de repérer qui avait lancé le mot, mais les soldats n’étaient plus qu’un groupe indifférencié occupé à des conciliabules sans importance.

De retour au baraquement primitif, les hommes s’aperçurent que les femmes n’étaient toujours pas de retour. Il y eut un instant de flottement, surtout qu’à l’intérieur du préfabriqué d’autres réfugiés du sexe masculin s’étaient installés, certains assis ou étendus sur les sacs de couchage défaits.

— Dites, je m’excuse, fit un homme à côté de François, mais cette place est celle de ma femme…

— Moi je ne sais pas, répondit l’homme interpellé ; on nous a dit d’emménager ici pour une nuit ou deux.

Il était vêtu de treillis, preuve que la nouvelle fournée revenait elle aussi des douches. Il y eut des éclats de voix, et même quelques injures.

— Allons, allons, calmez-vous ! intervint Jacques auprès des deux hommes qui semblaient être prêts à en venir aux mains. Moi aussi j’ai une femme. Je vais demander des explications…

Il ressortit de la baraque, François sur ses talons ; la majorité des réfugiés du groupe primitif suivit. Le groupe se heurta sur le seuil de la construction à un jeune aspirant à cheveux ras, portant des petites lunettes rondes cerclées de métal. L’officier était visiblement énervé ; ses mains volaient autour de lui, effleuraient les boutons de sa vareuse, plusieurs fois les doigts de sa main droite se posèrent sur l’étui à revolver qu’il portait au côté.

— Vous êtes ici sous juridiction militaire ! hurlait l’aspirant. Vous devez observer un minimum de discipline… Qu’est-ce que c’est que ces histoires de femmes ? Elles ont été dirigées vers une autre partie du camp après les douches… On vous l’avait bien dit, non ? Vous vous rendez bien compte qu’on ne peut pas conserver des chambrées mixtes pour la nuit ! Vous les retrouverez demain, vos femmes !

Le jeune aspirant continua encore un peu dans le genre, et sur un ton de plus en plus haut perché ; son visage mince était pâle et pincé.

— Ben quoi, des chambrées mixtes pour la nuit… on n’est pas au couvent, ici ! fit le grand type qui avait déjà réclamé la quille.

— C’est vraiment incroyable, protestait le gros homme chauve à moustaches. On ne nous dit rien. Nous sommes du bétail, ici ! J’entends avoir des explications ! J’ai fait la Résistance, moi, et je tiens à vous dire…

Mais personne ne sut ce que l’ancien résistant tenait à dire à l’aspirant, car ce dernier venait brusquement de tourner les talons avec un grand geste du bras. « J’ai fait la Résistance, moi ! » lança quelqu’un, contrefaisant la voix rauque du moustachu. Les hommes restèrent à tourner sur le terre-plein devant les baraques. La chaleur restait lourde mais la luminosité baissait. Quelle heure pouvait-il être ? Sept heures et demie, peut-être huit heures, mais il était impossible de le savoir puisque personne n’avait plus de montre. Invisibles, les bulldozers grondaient toujours et un groupe de soldas s’affairait devant une portion visible de la clôture à dresser une structure de bois et de métal. Une corvée s’approcha, qui apportait le repas du soir : les mêmes rations sous papier argent qu’à midi, mais un quart de mauvais vin avait remplacé l’eau médicamenteuse. Quelques hommes mangèrent à l’intérieur de la baraque, beaucoup d’autres assis ou debout à la croisée des chemins entre les préfabriqués, sur le sol que la chute imperceptible de la cendre grisait et rendait pulpeux, friable. Un geste trop brusque faisait voleter ce tapis impalpable, et alors c’était un concert de toux et d’éternuements. Parfois un véhicule léger de l’armée ou une voiture de gendarmerie passait sans ralentir près des hommes et soufflait vers eux des bouffées pulvérulentes qui se transformaient en tourbillons lents à se déposer. Les treillis passés à l’étuve furent rapidement marbrés de gris. Peu à peu, les dîneurs réintégrèrent l’intérieur de la chambrée, puis ce fut le va-et-vient à destination des W.-C. et du point d’eau.

Ce n’est pas possible que cette cendre soit contaminée, pensait François, sinon ils ne nous laisseraient pas mariner là-dedans sans précautions. Il imaginait la ville crépitant dans la tourmente de feu consécutive à l’intense chaleur provoquée par l’explosion, les immeubles croulant, crachant vers le ciel des tonnes de cendre bouillante… Il avait vu un film reconstituant les effets d’une bombe nucléaire. Mais ce n’était qu’un film. Quelle était la réalité ? Où était-elle ? Pourquoi la leur cachait-on ? Il se trouvait là, dans ce camp militaire, au milieu d’hommes qu’il ne connaissait pas, dans un environnement étranger, hostile. « Tu verras qu’on finira dans un camp ou dans un stade ! » lui avait dit jadis un de ses copains parisiens au beau temps de l’insouciance, de la jeunesse, du gauchisme de bistrot. C’était même une plaisanterie courante, à laquelle, par jeu glorifiant, ils tenaient toujours à mettre une touche de sérieux, en hommage aussi à ces Chiliens inconnus qui avaient alimenté un temps leur romantisme.

Et maintenant il était dans un camp, au centre d’un vortex spatio-temporel où le passé et le futur, les fantasmes et le vécu s’étaient noués en un imbroglio impossible à défaire.

— Si au moins j’avais un bouquin…, soupira-t-il.

Il était à demi allongé sur son sac de couchage ; par l’ouverture de la porte, on voyait palpiter la brume grise dans la lumière sombrante du couchant de cendre. Deux ampoules nues suspendues à leur fil d’alimentation envoyaient un faible éclat jaunâtre à l’intérieur de la baraque.

— J’avais quelques journaux dans la voiture…, dit Jacques qui s’était déjà enfilé dans le sac.

— Bon Dieu, moi je l’avais depuis trois mois – ma voiture, je veux dire, intervint un homme d’une trentaine d’années, à cheveux mi-longs et à fines moustaches, qui s’était installé à la place de Marie-Françoise. Une R 16. Et je partais en vacances ! J’avais deux valises pleines dans la malle, un Sony, un appareil-photo avec un objectif de 220… Qu’est-ce que ça a pu devenir, tout ça ? Vous croyez que je vais les récupérer ?

— Pourquoi pas ? dit Jacques, conciliant. Je pense que le retour à la normal…

Il n’acheva pas sa phrase, fourragea dans sa poitrine velue, au-dessus de l’arc blanc que faisait le maillot de corps.

— Ouais, je vais vous dire une chose : au lieu de me carapater à pied comme un couillon, j’aurais dû sauter dans ma bagnole – elle était pas à cent mètres, quand ça s’est produit – et à cette heure, je serais à mille bornes d’ici. Qui c’est qui aurait pu m’en empêcher, hein ? – Il pointait un doigt accusateur vers Jacques et François, comme pour les mettre au défi de lui apporter la contradiction. – D’ailleurs vous aussi vous auriez dû faire pareil. Tout le monde ! Et on serait pas dans cette merde, c’est moi qui vous le dis.

— Au fait, dit François, nous n’avons pas revu le père Magnin… Où est-ce qu’il a bien pu passer, à votre avis ?

— Tiens, c’est vrai, répondit Jacques, je ne pensais plus à lui. – Et, au bout de quelques secondes : — Il a dû trouver des connaissances et se mettre dans une autre chambrée…

Jacques se retourna sur le côté et dit qu’il allait essayer de dormir. La figure ridée du vieil Ernest flotta encore quelques instants dans l’esprit de François ; cette absence l’inquiétait, et en même temps il ne voulait pas se tourmenter pour ça. Était-il anormal que le vieux paysan n’ait pas rejoint le baraquement ? Il n’y avait plus de repère, plus de système de mesure pour jauger de la normalité d’un fait. Jacques avait pris avec beaucoup d’insouciance la séparation d’avec sa femme. Si Catherine s’était trouvée avec lui et que…

Il se tournait et se retournait sur son sac de couchage, appelant et rejetant des visages, des images, qui visitaient l’écran sensible de son esprit. Où était passé le père Ernest ? Dans quelle partie du camp avaient été emmenées Marie-Françoise et Cathy ? Qu’était devenue Catherine ? Quelle information sa mère avait-elle eue sur les événements ? Et son chef de service, ce vieux con de Manceron. Est-ce que la bombe lui était tombée sur le coin de la gueule ?

Je ne pourrai jamais dormir, pensait-il en fixant le lac ovale et ocré que formait, à la surface légèrement courbe du plafond, la lumière de l’ampoule la plus proche de l’endroit où il était étendu. Dans la chambrée, les conversations s’éteignaient. Il faisait toujours aussi chaud, et parfois une particule de cendre venue de nulle part dérivait dans l’espace avec nonchalance, faisant un bond de puce lorsqu’elle se trouvait prise dans la trajectoire d’une respiration.

À côté de lui, Jacques dormait, ou paraissait dormir. Et aussi l’homme aux cheveux gris à sa gauche, et encore le moustachu à la R 16. Mais François savait qu’il n’y parviendrait jamais. C’est sur cette idée que le sommeil vint le prendre.

L’explosion le réveilla – ou avait-il rêvé à une autre explosion ? Non : dehors, un grondement roulant secouait les racines du monde, faisait vibrer les parois de la baraque, lançait dans l’atmosphère confinée les ondes palpables de la peur.

François s’arracha du sac de couchage, se leva d’un bond, le cœur battant une charge frénétique. Tous se levaient d’un bond, tous la peur au ventre – et ce n’est pas un cliché : la peur, c’est cette main chaude qui vous agrippe les entrailles, qui serre, serre, vous comprime les viscères, remonte en traversant le diaphragme, vous empoigne le palpitant juste à hauteur de vie. Et ça fait mal ! Et ça vous coince le sang dans les artères, et ça le relâche, et ça le recoince, et…

Le grondement espaçait ses cahots, la carriole aux roues de fer rebondissait de plus en plus mollement sur les pavés ronds de la nuit. Dans la chambrée où, à l’image d’un quartier de haute surveillance, les ampoules n’avaient pas cessé de briller, les hommes se précipitaient aux fenêtres. Des voix hachées clamèrent leur angoisse, de véritables cris percèrent le brouhaha lorsque, venant de l’extérieur, un intense éclair bleu fit scintiller les carrés de plastique des fenêtres, plaquant des éclats électriques sur les visages. Projetant les ombres dures des hommes, flashes d’une pantomime de groupe, sur les murs blafards. Un autre roulement creva le silence brouillé, une autre charrette fantôme vint ferrailler dans les ornières du ciel, venue du bout de l’horizon de suie et se précipitant droit sur la baraque au galop de ses chevaux emballés. Mais déjà les exclamations effrayées avaient fait place à des conversations animées, déjà des rires faisaient surface au-dessus du magma des corps soudés devant les fenêtres, déjà la peur n’était plus qu’un souvenir, juste présent encore dans le battement trop précipité des cœurs, dans les épidermes grumeleux de chair de poule. C’était un orage, tout simplement.

— C’est un orage !

— C’est rien que le tonnerre !

— Merde, c’est un éclair, j’avais cru…

C’était un orage, et ce crépitement régulier et insistant sur le toit de la baraque, que personne n’avait enregistré jusqu’à cet instant, c’était la pluie, tout simplement, la bonne et douce et drue pluie de l’orage, qui venait laver les frayeurs, et les angoisses, et les doutes.

— Il pleut !

— C’est la pluie, les gars ! C’est la pluie…

— Il flotte, c’est de la bonne vieille flotte !

François, enkysté entre deux omoplates saillantes, une aisselle aigre, des bras noueux, une bedaine poussive, se désenclava. Le groupe se défaisait, des bourrades volaient, et des claques sur les épaules. La tension avait fait place à une exubérance forcée. Des hommes allèrent vers la porte. Il pleuvait. C’est normal, se disait François. La forte chaleur dégagée par une explosion nucléaire provoque une inversion brutale de température dans les hautes couches de l’atmosphère. Des orages suivaient, et la pluie entraînait vers le sol des particules radioactives en suspension. Avait-il plu sur Hiroshima ? « Sortons ! » criaient les hommes. « Allons prendre une douche ! » criaient-ils. Ne sortez pas ! eut envie de hurler François. Mais les mots restèrent dans son esprit. Il demeura debout à quelques mètres de la fenêtre, fixant le ciel au-dessus du camp, où la féerie géométrique de l’orage dessinait périodiquement des entrelacs de zébrures roses, violettes, bleu lumière, sur fond de volutes roulantes sortant de l’obscurité avec le craquement métallique d’un disjoncteur relevé, y rentrant sur le premier coup de gong frappé par un géant cuivré. Là-bas, un groupe d’hommes cognaient contre la porte.

— Saloperie ! C’est fermé…

— Ouvrez, bordel de Dieu, c’est une prison, ici, ou quoi ?

— J’ai jamais vu ça ! On nous prend vraiment pour des cons, dans cette tôle !

Mais rien n’y faisait, ni les coups ni les cris. La porte, qu’une main totalitaire avait bouclée au verrou de l’extérieur pendant que tous dormaient, refusait de s’ouvrir. Hargneux, frustrés, inquiets de nouveau, les hommes un à un regagnaient leur couche, certains vinrent s’asseoir autour de la table et conversèrent à voix de conspirateurs. « Ça ne se passera pas comme ça ! Ils m’entendront, demain… » faisait le timbre aigrelet d’un des râleurs à l’insistance déjà familière.

François s’était laissé retomber sur son sac de couchage ; il y rentra ses jambes, referma sur sa poitrine les boutons de sa veste. Avec la pluie, la température avait notablement baissé. Tout à l’heure trop chaude, maintenant presque trop froide. Ses yeux rencontrèrent ceux de Jacques, dont l’absence morne de message clairement lisible confirmait le caractère fataliste. Sans Marie-Françoise, Jacques devenait un être végétatif, une carcasse abandonnée par son élément moteur. François ferma les yeux, essaya d’ignorer la lueur intermittente des éclairs et les flaques plafonnières des ampoules, il essaya aussi de se fermer aux conversations chuchotées ponctuées par le tonnerre.

Il finit par y réussir.

 

— Déshabillez-vous !

— Maintenant ?

— Allons, déshabillez-vous, et silence !

Les vieilles mains rugueuses d’Ernest Magnin montent lentement vers le col de sa chemise rayée, ses doigts s’activent maladroitement pour tirer les boutons des boutonnières. Après, il quitte sa veste, la tient un moment à bout de bras : il ne sait pas où la poser.

— Dépêchez-vous ! crie l’infirmière.

Elle est grande, sèche, ses cheveux sont couverts par une coiffe kaki où la croix rouge ressort comme une balafre croisée.

À regret, Ernest Magnin se baisse, pose sa veste par terre, sur le sol carrelé où volette la cendre. La chemise rejoint la veste, puis c’est au tour du tricot de corps. Ernest Magnin hésite encore, les mains sur la ceinture de son pantalon. « Dépêchez-vous ! » hurle l’infirmière. Le pantalon glisse le long des jambes curieusement blanches où de grosses veines bleues courent comme des rivières. Après, Ernest Magnin délace ses souliers, les aligne devant le tas de vêtements, pose par-dessus ses chaussettes bleu marine qui présentent chacune au talon des trous de différentes grosseurs. Puis il se redresse, les bras le long du corps, dans un garde-à-vous incertain. « Le chapeau et le slip », dit l’infirmière d’un ton presque indifférent. Et comme il ne bouge pas, elle reprend en hurlant avec stridence : « Le chapeau et le slip ! »

Ernest Magnin lève ses mains vers son chapeau, paraît avoir du mal à le détacher de son crâne ; quand il l’a enlevé, son crâne chauve apparaît aussi blanc que ses jambes, et la frontière nette entre cette peau blême et le teint rouge brique de son visage où les yeux bleus, à demi fermés, étincellent, mouillés. Puis sa main gauche, qui tient le chapeau, descend le long de son buste et s’immobilise devant son bas-ventre tandis que, de la main droite, il enlève son slip, levant une jambe, puis l’autre, vacillant sur place. Enfin le slip est allé rejoindre le tas de vêtements mais le chapeau, rond et noir, reste obstinément à hauteur de son sexe, tenu par les deux mains qui tremblent maintenant imperceptiblement.

L’infirmière s’approche de lui, avec ce genre de pas qu’on dit comptés. Quand elle est à un mètre de lui, plus grande que lui d’au moins quinze centimètres, elle arrache brutalement le chapeau des mains du vieillard et l’envoie voler à travers l’immense pièce blanche marbrée de cendre. « Vous vous imaginez que je n’ai jamais vu le cul d’un homme ? » lance-t-elle avec un certain illogisme.

Ernest Magnin la fixe en clignant des yeux, sa bouche est légèrement ouverte et un filet de bave sinue le long de son menton, entre les poils blancs de sa barbe de deux jours. L’infirmière tend le bras vers un point de la grande pièce, index raidi.

— Dans la baignoire ! crie-t-elle.

Marie-Françoise se penche vers l’homme en blouse blanche assis derrière la table ; ses deux mains, poings serrés, s’appuient sur la moleskine vert sombre, juste devant les feuilles que l’homme a remplies de sa petite écriture pointue. Elle essaie d’attirer vers elle le regard qui nage derrière les grosses lunettes à montures noires, mais l’homme garde obstinément le visage baissé, ne lui présentant que son crâne hérissé d’une brosse de cheveux fins et très éclaircis.

— Je pense que ce n’est pas trop exiger que de connaître le résultat des examens ! Nous ne sommes plus des enfants, quand même ! Nous avons le droit de savoir ! J’ai le droit de savoir…

Elle frappe la table avec l’un de ses poings. L’homme en blouse blanche lève enfin la tête, mais ses yeux, nuageux et insaisissables derrière les verres épais de ses lunettes, ont l’air de passer à travers sa forme corporelle pour aller chercher quelqu’un d’autre, derrière elle, quelqu’un à qui il vient peut-être d’adresser un signe entendu et sournois d’un mouvement des lèvres et du menton.

— Votre conduite est inqualifiable, dit Marie-Françoise avec calme. Votre position de force née des circonstances ne vous donne pas…

Elle s’interrompt en entendant des pas derrière elle, tout proches. Elle se redresse, se retourne, deux infirmiers l’encadrent. Ce sont de véritables colosses ; ils portent des lunettes noires qui cachent leur regard, ils ont les cheveux coupés ras, leurs blouses blanches douteuses sont tendues sur des pectoraux impressionnants, leurs manches retroussées montrent des bras poilus et musclés ; l’un d’eux a même un tatouage bleu et rose représentant un buste de femme sur la face antérieure du poignet.

— Il ne faut pas vous énerver comme ça, ma petite dame, grasseye l’un des infirmiers.

Deux mains brutales saisissent les bras de Marie-Françoise, les lui ramènent sans ménagement derrière le dos. Elle se sent prise dans un étau de fer. « Qu’est-ce qui vous prend ? » suffoque-t-elle. « On va vous calmer, vous en faites pas ! » souffle à son oreille une voix rogue portée par une haleine rance. Elle voit une seringue emplie d’un liquide opalescent tracer dans l’espace une trajectoire lumineuse dont le point d’impact va être son propre corps. Elle ouvre la bouche pour hurler.

Elle hurle lorsqu’elle sent l’aiguille d’acier froid percer la saignée de son coude.

Personne ne s’occupe de Cathy. Elle est reléguée sur son banc depuis des heures, et des gens ne cessent de passer dans le couloir en parlant, en riant, en fumant, mais personne pour tourner les yeux vers elle, personne pour lui adresser la parole, pour lui donner au moins des instructions, n’importe quoi, n’importe quoi pourvu qu’elle reçoive une petite preuve de son existence.

Les pas martèlent le couloir aux murs couverts d’auréoles d’humidité, les voix se croisent au-dessus de sa tête. Elle ne peut que courber le dos, que faire fonctionner ses mâchoires sur sa barre de chewing-gum sans goût depuis longtemps, que faire passer interminablement entre ses doigts la chaînette où pend le petit cœur doré.

Et puis elle tire trop fort, et la chaînette casse. Elle contemple longtemps le petit serpent de métal scintillant lové dans le creux de sa main, finit par le glisser dans la poche de son jean. Maintenant elle ne sait plus quoi faire de ses mains, alors elle commence à se les passer dans ses cheveux, à tirailler les mèches emmêlées de ses cheveux.

A-t-elle encore une fois tiré trop fort ? Elle tient maintenant dans sa main une épaisse mèche de cheveux blonds qui s’est détachée sans douleur de son crâne.

François tendit le bras. Il ne savait plus qui il voulait atteindre, mais il y avait en lui une sensation d’urgence qui flotta quelques secondes avant de se dissoudre dans les brumes montantes dont le flot couvrait les images entrevues.

Mais quelles images ? François passa une main lasse sur son front. Il se sentait fatigué, ses reins étaient douloureux. Il avait rêvé, mais son rêve n’avait déjà plus aucune consistance, aucune attache avec le réel où pourtant il avait dû puiser sa substance. Il se redressa sur sa couche. La chambre remuait confusément, dans le bourdonnement des voix et les pets. À côté de lui, Jacques frottait du poing son menton bleui. Des fenêtres tombait un jour pâle et froid. La pluie avait cessé, c’était un nouveau matin.

 

Quand la porte avait été ouverte par un caporal-chef commandant la corvée du petit déjeuner (du café noir bouillant puisé dans un gros bouteillon de laiton tracté sur une charrette roulante, un morceau de pain et un triangle de fromage), les soldats avaient été assaillis de questions et d’injures. « Pourquoi la porte était-elle bouclée, cette nuit ? Qui avait donné ordre d’enfermer les réfugiés, pourquoi les traitait-on comme des criminels ? » Mais le caporal-chef s’était contenté de hausser les épaules. « Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ? Vous croyez que c’est moi qui commande, ici ? » Il avait fait presser le mouvement, et les soldats s’étaient enfuis comme des voleurs.

En buvant à petites gorgées son café, debout contre la paroi extérieure du baraquement, François frissonnait. Il avait enfilé par-dessous son treillis le maillot de corps en coton qu’il avait remisé la veille dans une des poches cuissardes de son pantalon, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir froid. La température avait baissé de 15 ou 20 degrés depuis la veille, c’était comme si l’hiver avait brutalement succédé aux derniers jours du printemps, un hiver à l’esthétique inversée où la neige aurait viré au charbon. La pluie nocturne avait entraîné vers la terre toute la cendre en suspension ; il avait neigé noir, et le sol, les toits des tentes et des bâtiments étaient maintenant recouverts d’une épaisse couche de boue goudronneuse, luisante, une pâte onctueuse exerçant une fascination certaine pour la main. Le paysage, en vingt-quatre heures, avait subi une dégradation des couleurs qui pouvait aisément être dotée d’une signification symbolique : d’abord jaune, puis marron, et maintenant noir, il était l’objet d’un rétrécissement du spectre témoignant de la précipitation de l’univers dans un bain obscur qui annonçait son retour au néant originel.

Sur la nappe fraîche recouvrant le sol, les traces élégantes des pneus s’étaient déjà imprimées en ellipses crénelées figurant la mise sur orbite de mobiles à la mystérieuse destination ; les empreintes de bottes et de rangers s’entrecroisaient sur ce glacis, erratiques, pattes d’oiseaux engluées dans une marée de pétrole figé. Au-dessus de ce décor de cambouis, les nuages s’étendaient d’un bord à l’autre de l’horizon en une couche uniforme et sombre rongeant les lointains, comme un miroir qui aurait reflété en la pâlissant la marée de boue étalée sur la plaine.

François froissa entre ses doigts le gobelet de carton, le jeta sur le sol où il s’incrusta dans la cendre mouillée, barque piquant du nez dans une ténébreuse Sargasse ; le café lui avait fait un bien momentané, mais il n’avait pas touché au pain ni au fromage ; cependant, et mis à part le raidissement de ses reins causé par une nuit inconfortable, la torpeur de son réveil l’avait abandonné ; il se sentait en assez bonne forme compte tenu des circonstances et la crainte de se voir assailli par les symptômes d’un quelconque mal des radiations avait reculé d’un cran, malgré le dégoût éprouvé pour la portion de baguette humide et le morceau de fromage industriel.

Cependant un autre facteur de malaise était né pendant la nuit, une matérialité à l’aspect redoutable et à la signification en accord avec les rencontres et les germinations notées la veille : à l’endroit des barbelés où il avait vu s’affairer une section de sapeurs, s’élevait maintenant une tour grêle faite de traverses de bois assemblées en X et supportant un court cylindre de métal – une boîte de conserve surplombée d’un toit en tôle ondulée. Ce genre d’artefact portait un nom : c’était un mirador, et celui-ci arborait fièrement les attributs de sa fonction, la sentinelle casquée, le double tronçon d’une mitrailleuse à canons jumelés, l’œil de cyclope aveuglé d’un projecteur. Le tout se détachait en ombre chinoise contre la surface à la matité d’étain du ciel, et cette apparition maléfique fit jouer dans l’esprit de François un nouveau déclic culturel : les tripodes martiens de Wells.

— Vous avez vu ? Ils ont construit un mirador, et quand je dis un, ce n’est sûrement pas le seul…, dit-il à Jacques en réintégrant l’intérieur de la baraque.

Jacques leva vers lui son regard lourd. « Les militaires font leur boulot de militaires », dit-il sentencieusement ; puis il se replongea dans une morne méditation, assis sur son sac, le dos à la paroi. François n’avait pas envie de poursuivre le dialogue. Avec son menton et ses joues noirs de barbe, Jacques ressemblait maintenant à un bouledogue craintif. François se demanda encore si l’abattement qui le figeait, et consécutif à l’absence de sa femme, venait du fait qu’il était véritablement inquiet sur son sort, ou si au contraire il lui manquait la flamme de vie qu’elle lui insufflait heure après heure ; mais la question ne l’intéressait pas vraiment. Il s’éloigna, frottant ses paumes l’une contre l’autre. Autant la chaleur du jour précédent avait poussé à la torpeur, autant le froid de la matinée suscitait un dégagement général d’énergie : la plupart des réfugiés, par groupes de deux ou trois, arpentaient la chambrée à pas vifs, en conversant haut. Mais les phrases éparses qu’enregistrait François n’avaient trait qu’à des questions familiales, professionnelles, ou à des évocations du service militaire et, pour les plus âgés, de la guerre et de l’Occupation. En voulant échapper au réel qui les attendait sur le seuil de la porte, la boue noire, les barbelés, les miradors, certains des hommes y retournaient par les labyrinthes de la mémoire. François n’avait pas la moindre envie de se mêler à ces discours, et l’irruption du petit aspirant aux lunettes rondes fut pour lui une agréable diversion.

L’aspirant apportait enfin des nouvelles positives. Les réfugiés allaient incessamment être appelés, par groupes de quatre, pour une visite de dépistage complète. « Je dois aussi vous informer, continua-t-il, qu’à midi le Président de la République fera un important discours, qui répondra je pense à la plupart des questions que vous vous posez. » Des haut-parleurs étaient en cours d’installation dans tout le camp, afin que tous puissent écouter la parole du chef de l’État.

— Tout ça c’est bien beau, mon lieutenant, dit l’homme grisonnant et à la voix haut perchée qui s’était déjà fait entendre plusieurs fois ; mais ce qu’on voudrait savoir, c’est combien de temps on va mariner dans ce camp…

— Là, mon ami, vous m’en demandez trop, répondit le jeune officier.

Il s’était éclipsé depuis longtemps lorsque les premiers numéros furent appelés. Quand ce fut au tour du 2024 M, François suivit un planton débonnaire dans un long périple à travers le camp, en compagnie de Jacques et de deux jeunes réfugiés.

— Tu fais ton service, toi ? demanda au soldat un des jeunes gens.

— Ben tiens, qu’est-ce que tu crois…, grogna le planton.

— Moi, je l’ai fait y a deux ans, continua le jeune homme. J’étais à Montpellier, dans l’artillerie.

— Ah, ouais ? lança le planton.

François enviait les rangers du soldat ; ses espadrilles à semelle de corde s’enfonçaient désagréablement dans la mare de cendre solidifiée qui tentait à chaque fois de les retenir avec un bruit de succion presque animal ; ses chevilles et le bas de ses pantalons de treillis étaient déjà noirs.

— Dis donc, continuait le jeune homme, tu peux bien nous dire ce qui s’est passé, toi. C’est la guerre ou quoi ? Et puis est-ce qu’on va moisir longtemps, par ici ?

— Bon Dieu, mais oubliez-nous un peu, avec vos questions ! Tu crois que j’en sais plus que toi ?

Le planton se renferma dans un silence boudeur. Sur la lointaine périphérie du camp, François voyait se dresser les silhouettes martiennes des miradors. Aucun des gendarmes ou des soldats qu’il croisa ne portait de masque ou de tenue antirad, comme si la réalité nucléaire avait cédé définitivement sa place à un quotidien militaire. François ne sut pas définir si cette constatation le soulageait ou non.

Ils parvinrent enfin devant le bloc préfabriqué de l’infirmerie, un ensemble de cubes et de parallélépipèdes blancs percé de rares fenêtres et orné de grandes croix rouges. Le planton leur fit parcourir plusieurs couloirs à angle droit avant de les abandonner devant un banc pareil à bien d’autres. Ils s’assirent, un peu de temps passa, du temps blanc et figé. François regardait sur le sol de toile plastifiée brune les traces charbonneuses que ses pieds y laissaient, en surimpression à d’autres qui les avaient précédées. Enfin la porte s’ouvrit, une infirmière appela le numéro 2022 et un des jeunes gens se leva. Il n’avait pas reparu quand ce fut le tour du 2023, sans doute y avait-il une autre sortie, derrière, ce qui laissait en suspens les questions à poser. L’infirmière appela le 2024. François se leva, se tourna vers Jacques avant de passer la porte, mais aucun mot ne franchit ses lèvres ; la porte fut repoussée d’une main ferme, François garda de Jacques l’image d’un homme épais à l’échine courbée et au regard noir et fuyant.

La pièce était grande et blanche, l’infirmière était grande et sèche et portait une coiffe kaki. Elle pria François de se rendre aux lavabos et d’uriner dans un tube, qu’elle lui tendit ; les lavabos consistaient en un classique urinoir de faïence caché du reste de la pièce par un paravent blanc. François regarda son urine couler dans le tube, bien jaune. Il s’en mit un peu sur les doigts, s’essuya à son treillis, alla reporter le tube à l’infirmière.

— Nous allons vous faire une prise de sang, dit-elle. Et tandis qu’elle opérait, François regarda son sang remplir la seringue, bien rouge.

L’infirmière lui appliqua un morceau de coton à la saignée du coude, le priant de garder un moment son bras ainsi replié. Ensuite elle lui demanda de se déshabiller.

— Pardon ? fit-il.

— Déshabillez-vous ! ordonna-t-elle, sans lever les yeux d’une feuille où elle écrivait quelque chose, penchée sur une petite table en bois.

Il se déshabilla, tachant son slip de cendre en le faisant descendre autour de ses pieds, puis traversa toute la salle avec ses vêtements à bout de bras, pour pouvoir les plier sur une chaise. L’autre personne qui se trouvait dans la salle et n’avait jusqu’alors pas participé à la visite, un homme en blouse blanche d’une trentaine d’années, s’approcha de François et le pria de se tourner face au mur. François s’exécuta, il entendit derrière lui quelques petits craquements saccadés, comme si quelqu’un s’était amusé à piétiner des coquilles de noisettes.

— Retournez-vous, dit l’homme.

François se retrouva face au museau carré d’une grosse boîte sombre que l’infirmier (ou était-ce un docteur ?) promena le long de ses bras, de ses jambes, de son buste, de son ventre. Cra – cracra – cra – cracracra… faisait la boîte sombre. Puis l’homme alla reporter l’engin sur une étagère et inscrivit quelques mots sur une feuille de papier que venait de lui passer l’infirmière.

— Vous ne ressentez aucun malaise spécial ? demanda l’homme en lui faisant face de nouveau. Douleurs lombaires ou dans la région de la vésicule ? Vomissements ? Vertiges ?

François déglutit. La réalité avait-elle reculé d’un bond gigantesque jusqu’au fond de l’univers, ou au contraire s’était-elle amassée en une boule compacte autour de lui, le serrant à l’étouffer ? Il s’entendit répondre qu’il ne ressentait aucun malaise, qu’il allait bien, tout à fait bien.

— Parfait ! répondit l’homme. Vous pouvez vous rhabiller, c’est terminé.

François enfila lentement ses vêtements d’emprunt. Le froid, qu’il n’avait jusque-là pas senti, lui mordait maintenant la peau. Ses dents claquaient, ses mains tremblaient, et en même temps un point chaud palpitait au centre de sa poitrine, et ses tempes étaient en sueur. Il mit un temps infini à s’habiller, ou alors c’est que les secondes avaient ralenti leur course, figées en plein vol par le grand silence blanc de la pièce. Dans ce silence, François entendait les deux infirmiers chuchoter, et il les voyait penchés l’un vers l’autre au-dessus de la table, le profil bronzé de l’homme tout près de la coiffe kaki. Il y eut un rire étouffé.

— Je vous demande pardon… commença François.

Un dossier vert se ferma devant lui, dont la couverture ne portait qu’un numéro : 2024 M.

— Oui ? fit aimablement l’homme.

— Est-ce que… Enfin, est-ce que je pourrais savoir quels sont les résultats de l’examen ?

— Mais il faut attendre les analyses. Vous les aurez dans vingt-quatre heures environ.

— Écoutez, vous m’avez bien passé au compteur Geiger, tout à l’heure ! Vous pouvez tout de même me dire…

— Ah ! oui, le compteur. Ce n’est guère plus qu’une formalité, vous savez. Si vous étiez profondément irradié, nous vous aurions averti, bien sûr…

— Mais… j’ai entendu le compteur cliqueter.

— Ce n’est rien, ça. Tout être vivant est légèrement radioactif ; il ne faut pas vous en faire, voyons…

— La sortie est par là, monsieur, dit l’infirmière en fixant François.

Ses yeux étaient verts, son ton sans réplique. Elle montrait d’un index raidi une porte que François ouvrit. « Ils sont tous les mêmes ! » disait l’infirmière dans son dos. François referma la porte, il ne se trouvait pas dans un couloir, comme il s’y était attendu, mais dans un petit bureau dont l’unique fenêtre ouvrait sur le quadrillage des barbelés. De l’autre côté des barbelés, loin sur la plaine de cendre, François distingua un ensemble brouillé de maisons, un petit village semblait-il. Il avait failli oublier qu’en dehors du camp le monde existait toujours, ou au moins son apparence. Il s’approcha de la fenêtre, fasciné par ces touches cubistes flottant sur une mer étale de suie, à l’aplomb du ciel bouché.

— Veuillez remplir le plus complètement et le plus exactement possible ce formulaire, s’il vous plaît.

Le gros sergent-chef, qu’il n’avait fait qu’effleurer du regard, lui tendait une double feuille polycopiée. Il la prit.

— Asseyez-vous là-bas, dit le sergent-chef, vous serez plus à l’aise.

C’était un gros homme à lunettes, avec une paire de moustaches à la Bronson. François alla s’asseoir derrière la table que lui désignait le sous-officier, et il parcourut des yeux le formulaire, avant de prendre le stylobille qui se trouvait sur la table et de commencer à remplir les espaces vierges. Les premières lignes étaient consacrées aux questions d’identité habituelles ; ensuite venait un questionnaire plus spécifique, où la place consacrée aux réponses pouvait accueillir plusieurs lignes. Assis derrière son bureau à moins de deux mètres de François, le gros sergent-chef le couvait d’un œil insistant, en produisant périodiquement un bruit agaçant avec sa langue et ses dents.

Où étiez-vous (commune, lieu-dit, route, rue) lors de l’événement ?

Qui vous accompagnait (liens de parenté, etc.) ?

Quelle conduite avez-vous suivie entre le moment de l’événement et celui où vous avez été recueilli par une patrouille mobile ?

Quelle est votre interprétation personnelle de l’événement ?

Saisi entre les crocs des barbelés, le village fascinait François. Est-ce qu’il y avait des gens, là-bas, des hommes et des femmes libres, menant une existence normale ? Le village était comme un radeau où pouvaient s’accrocher les derniers survivants du naufrage du monde, un radeau naviguant contre le gris éteint d’un ciel immobile, sur le noir poudroiement d’une mer stationnaire.

Avez-vous été l’objet de condamnations judiciaires (et pour quels motifs) ?

Avez-vous des activités/des responsabilités dans un club, une association, un syndicat, un parti, etc. ?

Schpluic… Schpluic… faisait le sergent-chef avec ses dents. C’était un homme grisonnant, une fin de carrière sur un tout petit grade. Il s’ennuyait.

Désirez-vous participer comme volontaire, avec un statut d’auxiliaire des forces armées, aux opérations de secours et de remise en état, sur la base d’un engagement d’une semaine renouvelable par tacite reconduction ?

Le stylo à bille roula sur la table. François se leva, présenta sa feuille au sous-officier qui la saisit entre ses mains grasses. François voyait les petits yeux foncés de l’homme suivre chaque ligne, de gauche à droite, de gauche à droite. François avait toujours aussi froid ; il toussa, cela produisit un effet d’explosion dans le silence irréel du bureau nu.

Avez-vous des activités/des responsabilités dans un club, une association, un syndicat, un parti, etc. ?

— Heu… vous n’avez rien mis, là ? dit le sergent-chef en promenant un doigt boudiné le long d’une ligne.

— J’estime avoir le droit de ne pas répondre à ce genre de question, fit François sèchement.

Les yeux du gros homme (ils paraissaient un peu larmoyants derrière les verres épais) se fixèrent quelques secondes sur François, puis revinrent au papier.

— Et… vous ne voulez vraiment pas servir comme volontaire ? Vous êtes jeune, vous avez l’air en bonne forme… Moi je vous conseillerais de mettre oui, pour la forme. Je ne crois pas qu’on prendra beaucoup de monde, vous savez.

François ricana.

— « Le travail rend libre », c’est ça ?

— Pardon ? fit le sergent-chef.

— Rien, rien, grommela François. Je voulais simplement savoir s’il était obligatoire d’être volontaire…

— Pas du tout ! protesta le gros homme, vous faites comme vous voulez, naturellement.

Il plaça la feuille sur un paquet de formulaires remplis par les précédents occupants du bureau, puis se leva et alla ouvrir derrière lui une porte à glissières.

— Suivez-moi, je vous prie…

À l’étonnement de François, le sous-officier le conduisit à travers les couloirs à une nouvelle salle d’attente où se trouvaient dix ou douze hommes, assis sur des bancs les uns en face des autres.

— On vous ramènera en groupe à votre baraquement, dit le sergent-chef à François. Mettez-vous là, pour l’instant.

François s’installa à côté d’un garçon maigre et nerveux qui lui demanda s’il n’avait pas de quoi fumer. Après son mouvement d’humeur, François se sentait de nouveau abattu. Il se demandait à quelle autorité seraient soumis les questionnaires. Le chef du camp ? Le général commandant la région militaire ? Un préfet ? Tout ce cérémonial puait. François porta un index à sa bouche, mordilla son ongle. Un peu de corne se détacha, qu’il cracha sur le sol. Le temps coulait sans bruit ; un homme, puis un autre furent amenés par le sergent-chef. Aucun des deux n’était Jacques. « Vous n’avez pas l’heure ? » demanda François à son voisin. L’autre haussa les épaules, comme devant une incongruité. Et c’en était une, en fait. Personne n’avait plus d’heure, d’ailleurs l’heure n’existait plus, et avec elle le temps, et avec elle l’espace. Un civil et un militaire habillé d’une tenue léopard, avec un casque léger sur la tête et trois barrettes à l’épaule, traversèrent la salle d’attente.

— Qui c’est ceux-là ? fit dédaigneusement l’officier en inclinant la tête vers la rangée de bancs.

Le civil murmura quelque chose que François n’entendit pas. Ses yeux croisèrent une brève seconde ceux de l’officier, mais il ne put rien y lire. Pour le guerrier en tenue léopard, il n’existait pas en tant qu’individu, il n’était que la parcelle amorphe d’un tout à sa botte ; pendant son service militaire, il avait déjà connu ce mépris stupéfiant de certains officiers pour les appelés, promus au rang de bétail inutile qu’aucune boucherie prévisible ne réclamerait ; la glissade dans le temps continuait, ou plutôt elle avait tendance à se stabiliser à dix ans dans le passé. C’était toujours préférable à un voyage plus lointain, les années 41-45 à Dachau, Bergen-Belsen, Auschwitz ; mais qui sait si le voyage en arrière ne reprendrait pas bientôt une direction qu’il avait déjà effleurée ?

Plus tard un planton vint chercher ceux qui attendaient, et dont le groupe s’était gonflé à une vingtaine de personnes. Ils parcoururent à nouveau les entrelacs du camp, dont François ne parvenait pas à fixer la topographie dans sa mémoire. Le camp était étrangement silencieux, ce qui contrastait avec l’agitation bruyante de la veille ; en haut des remblais visibles entre les bâtiments, les engins de terrassement stationnaient, immobiles et muets ; de grands bras jaunes aux mains coupantes étaient tendus vers le ciel, gestes figés d’abandon devant un travail à la Sisyphe. Le sol resterait noir, en attente d’autres pluies qui délaieraient la cendre. Le groupe croisa une section en uniforme marchant au pas sous la conduite d’un sous-officier ; les hommes étaient nu-tête, portaient des sacs en plastique noirs et luisants, ils avaient des rangers aux pieds, que François leur envia ; il pensa qu’il voyait là les premiers volontaires en action et se demanda ce qu’avait répondu Jacques ; le fait qu’ils aient été séparés prouvait sans doute que l’enseignant avait répondu OUI à la question, dans l’espoir peut-être que cette docilité faciliterait ses retrouvailles avec sa femme. Les soupçons de François furent confirmés quand le planton désigna au groupe une grande baraque carrée, dans un coin inconnu du camp. « Vous voilà rendus », dit le planton. Plusieurs réfugiés protestèrent : ce n’était pas là leur chambrée. François ne se donna pas la peine de discuter. « Je suppose que tu n’as pas été volontaire ? » demanda-t-il à un jeune homme aux cheveux longs qui était au nombre des protestataires. « Ça t’étonne ? » fit le jeune homme. Il se lança dans une théorie selon laquelle le fascisme nucléaire était entré dans sa phase chaude. François opinait de la tête, il n’avait pas vraiment envie d’écouter son bouillant interlocuteur qui lui renvoyait peut-être une image de lui-même plus jeune de quatre ou cinq ans. Il piétinait sur le sol de cendre liquéfiée. Il avait toujours froid, il commençait à avoir faim. Quelle heure pouvait-il être ? Sûrement plus de midi. « Tu vois, on n’a pas filé droit, on est punis. » Le jeune homme lui désignait du pouce deux soldats qui faisaient les cent pas devant la porte du baraquement. Ils avaient un fusil d’assaut à l’épaule et portaient au bras gauche un brassard blanc frappé des lettres P.M. « Essaye de t’éloigner, dit encore le jeune homme, et tu verras. » François n’avait pas envie d’essayer de s’éloigner. Il rentra dans la baraque, là au moins régnait une certaine chaleur, celle des corps entassés.

La chambrée était aménagée comme l’autre, elle contenait des sacs de couchage, quatre grandes tables, des chaises, et la lumière y était pauvrement dispensée par quelques ampoules de plafonniers. François se laissa tomber sur une chaise libre, promenant un regard morne autour de lui. « Moi, à la première occasion, je me tire ! » lança quelqu’un près de lui. En son for intérieur, il approuva ce programme simple mais sans doute difficile à mettre en pratique. « Personne n’a de sèches ? » demandait à la cantonade un petit rouquin qui ressemblait un peu au Cohn-Bendit de la grande époque. D’autres parlaient de former des noyaux d’agitation. La moyenne d’âge ici était basse. Je suis avec les contestataires, pensait François, amusé. Son estomac gargouilla, il demanda à la ronde si on n’allait pas bientôt bouffer. « Quand c’est plus l’heure, c’est pas l’heure », répondit un Noir assis en face de lui. « Mon vieux, je crois qu’il nous faudra attendre la soupe du soir », grommela un autre réfugié.

— Mais au fait, dit François, il ne devait pas y avoir un discours du Président ?

— Aux chiottes, le Président ! clama le petit rouquin qui repassait derrière lui.

Des rires lui répondirent.

— D’accord, reprit François, mais enfin, est-ce qu’il a parlé, ou non ? Est-ce que quelqu’un a entendu son baratin ? Il devait expliquer…

Il ne sut plus comment achever sa phrase. En face de lui, le Noir souriait largement.

— Mon pote, je ne sais pas s’il a expliqué quoi que ce soit, mais moi en tout cas, j’ai rien entendu, et je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup ici qui aient eu l’occasion de l’écouter, ton Président…

François se leva ; il lui paraissait brusquement urgent de savoir ce que le Président avait dit, et le désintérêt de ses compagnons pour l’hypothétique discours l’étonnait. Il parcourut la chambrée, interrogeant au hasard. Mais personne n’avait entendu le discours, beaucoup ignoraient même qu’il eût dû y en avoir un. Seul un homme de son âge, ou un peu plus vieux, avait pu percevoir quelques bribes d’informations sur un transistor écouté par des soldats ; mais il ne pensait pas qu’il pût s’agir du chef de l’État, et avait juste compris des exhortations au calme, des promesses de retour à l’ordre, et un satisfecit chaleureux accordé à l’action de la gendarmerie et des forces armées. En tout cas, il ne semblait pas que les haut-parleurs promis aient été installés dans le camp.

François finit par aller se blottir dans un sac de couchage qui avait l’air libre. Il avait les pieds gelés, il essaya de leur faire un nid avec plusieurs couches de tissu molletonné. Ses savates étaient noires de cendre et complètement détrempées. L’agitation de la chambrée le perturbait, il ne se sentait pas à l’aise au milieu de tous ces jeunes gens bavards et turbulents. L’hétérogénéité de la baraque précédente lui manquait, avec ses têtes presque déjà familières. Jacques bien sûr, et le gros homme chauve à moustaches, et le type aux cheveux gris et à la voix clairette, et le grand gars facétieux, tout ce microcosme où il pouvait se fondre, se dissoudre, sans faire tache. Là, parmi ces garçons qu’un certain air de famille rassemblait, il éprouvait comme un doublement de son exil.

L’après-midi devait continuer de couler, mais la faible lumière grise qui tombait des fenêtres ne variait pas d’intensité. Le jour était malade, il ne remuait plus. Le matin de la dernière crise, alors qu’il avait sauté du lit de Catherine bouillonnant d’une fureur qui n’était là que pour cacher son désespoir, il faisait un temps semblable ; mais c’était encore l’hiver. Il avait enfilé ses habits à la hâte, était parti sans un mot, refermant doucement derrière lui une porte qu’il ne rouvrirait jamais. Les rues étaient grises, le ciel givré, un froid coupant attaquait ses bronches en même temps que les odeurs mortes d’essence brûlée, de chauffage domestique, des émanations chlorées que le vent du sud allait chercher dans les complexes industriels de la banlieue. Il était allé déjeuner dans un bistrot de hasard, où un juke-box hurlait déjà, alimenté par des lycéennes fardées comme des putes. Il avait rapidement vidé ces lieux, où tout le monde était laid. D’ailleurs les rues n’étaient parcourues que par des gens laids, des gens gris, indifférents, indifférenciés, qui allaient au travail déjà voûtés du travail de la veille. François était allé se réfugier dans le grand parc Vincent-Auriol, ce lac de verdure ceinturé de H.L.M. Il avait erré dans les allées presque désertes, suivant les petits chemins qui contournent les pelouses défendues par des arceaux de fer rouillé, il avait regardé entre les branches déplumées des hauts arbres le ciel se découper en un puzzle énigmatique d’étain mouillé. Il avait fini par s’asseoir sur un banc, les mains dans les poches, le cou rentré dans le capuchon douillet de son anorak. Une femme âgée promenant un chien indéfinissable était passée plusieurs fois devant lui, un cliché visuel en balade, et chaque fois il avait senti qu’elle le soupesait longuement du regard. Il n’était pas allé travailler ce matin-là. Les larmes viendraient plus tard, elles prennent toujours leur temps, les vaches.

Une fois, une sirène ulula, lointaine. Un certain remue-ménage à l’intérieur de la chambrée répondit à ce signe perçant et inquiétant surgi du grand calme de l’extérieur. « Les Russes arrivent ! » lança quelqu’un ; mais la boutade ne déclencha pas le moindre rire. Une autre fois, il sembla à François qu’une série de coups de feu venait d’éclater quelque part dans la lourdeur gelée de l’extérieur ; mais c’étaient plus probablement des explosions produites par un moteur automobile. Catherine était peut-être morte. Elle était peut-être vivante. Morte, il la perdait une deuxième fois, mais il perdait en même temps l’espoir de la retrouver. Vivante, l’espoir continuerait de traînailler dans son esprit et dans son corps – et pour combien de mois, et pour combien d’années ? Il valait mieux qu’elle fût morte, alors ? Quelle sinistre absurdité, quelle affreuse pensée névrotique ! Peut-on souhaiter la mort de qui on aime ? Souhaite-t-on la mort de quiconque, d’ailleurs ? Il courrait chez elle, elle serait là, elle le serrerait contre elle, je t’avais cru mort, je savais que tu ne pouvais pas être morte. Il y aurait des mots tendres, de ces mots mille fois répétés mais qui servent toujours, et qui semblent toujours aussi neufs. Il y aurait l’amour, comme toujours, l’amour toujours, les trois mois écoulés ne compteraient pas, ce n’aurait été qu’un entracte, ils n’auraient jamais existé, ils n’ont jamais existé.

On vint enfin chercher les réfugiés pour le repas du soir : cette fois, il serait pris dans un réfectoire, enfin installé, et tout le monde pourrait manger chaud. Cette amélioration de l’ordinaire ne rasséréna pas François ; le camp se construisait, se meublait, le provisoire tendait à se solidifier dans des structures de permanence. Il y eut encore de nombreux détours à faire pour atteindre le réfectoire ; François se demandait si le camp était véritablement immense ou si certains de ses éléments n’étaient pas subtilement changés ou déplacés au cours des journées, pour que l’impression labyrinthique en fût renforcée. La luminosité louche gouttant du ciel bas n’avait toujours pas varié, et il faisait toujours aussi froid, plus peut-être ; dans les savates raidies par leur gangue de cendre, ses pieds étaient douloureux. Si la ville n’était plus qu’un cratère où bouillonnait la lave radioactive, il n’y aurait plus de maison vers laquelle courir, plus de troisième à grimper sur des marches craquantes, plus de fenêtre ouvrant sur la place à hauteur des dernières branches du marronnier ; Catherine alors serait peut-être là, dans un des baraquements réservés aux femmes ; il pouvait la rencontrer au détour du chemin de cendre, habillée comme lui de kaki ; mais elle portait toujours des pantalons ou des salopettes, des tuniques ou des gros pulls, elle n’en serait pas tellement changée. Il scruta chaque groupe rencontré, mais c’étaient toujours des hommes. Les femmes auraient-elles été déportées massivement vers un autre camp ? Isolée, une détonation retentit. Dans l’esprit de François passa l’image d’un fuyard abattu par une sentinelle, et dont le corps sans vie venait s’empaler sur les barbelés, comme sur les pointes à ciel ouvert d’une vierge de Nuremberg déroulée démocratiquement sur des kilomètres. Et puis pourquoi toujours imaginer la ville détruite ? L’explosion de l’avant-veille avait de plus en plus tendance à perdre de sa réalité ; à passer doucement du vécu au fantasme ; ici, dans ce camp à perte de vue de tentes et de baraques calottées de noir, sur ces esplanades noires parcourues d’uniformes, un nouveau monde se déployait, né du néant, et pourtant doué d’un coefficient de permanence écrasant ; ses jambes remuant en cadence avec d’autres jambes, ses pieds naviguant dans un cloaque de boue cendreuse où d’autres pieds s’acharnaient à imprimer le tracé d’un itinéraire collectif, François sentait ses gestes et ses pensées s’aligner sur un étalon unitaire, et cet étalon était le vide.

Les hommes pénétrèrent enfin dans le réfectoire, une vaste salle déjà aux trois quarts pleine. « Assieds-toi donc à côté de moi ! » dit à François le jeune homme chevelu qui lui avait parlé de la montée du fascisme nucléaire chaud. François posa ses fesses sur une chaise, appuya son dos au dossier d’une chaise. Il n’écoutait pas ce que son interlocuteur lui disait, il cherchait seulement, dans la marée déglutissante d’uniformes, la silhouette de Jacques, ou peut-être celle du père Magnin. Mais la lumière était pauvre, quelques ampoules nues dispersées ; dans cette pénombre, tout le monde se ressemblait. Et en tout cas, le réfectoire, à ce service tout au moins, n’était pas mixte. Le premier plat fut long à arriver, c’était une soupe tamisée, au vague goût de carotte, à peine tiède. La marmite passait, François s’était servi une petite louchée, il avait eu très faim tout à l’heure, et maintenant l’idée même de manger lui soulevait le cœur.

Un chahut éclata à l’autre bout de la salle, deux ou trois policiers militaires qui faisaient les cent pas entre les tables coururent rétablir l’ordre. Un long plat rectangulaire rempli de hachis Parmentier venait d’être déposé par un soldat sortant des cuisines, qui se trouvaient juste derrière le dos de François, sa tablée étant la dernière au bout du réfectoire. Le hachis circulait, ses couches géologiques de viande et de purée tranchées les unes après les autres par un cataclysme répétitif de coups de cuillère. « Ce pinard est vraiment dégueulasse ! » dit le voisin de François. « Je vais chercher de l’eau », murmura-t-il. Il saisit un pot en verre, vide, qui était devant lui, se leva. Il agissait sans intention particulière, peut-être simplement pour échapper quelques secondes à l’assaut des conversations qui résonnaient et se brisaient dans la caverne. Il poussa la porte à double battant des cuisines, se retrouva dans une petite pièce rectangulaire encombrée de fourneaux, de tables, de sacs, de caisses ; quatre ou cinq cuistots tourbillonnaient entre les meubles, aucun ne lui porta la moindre attention. Il y avait une autre porte en face de François. Une dizaine de pas l’en séparaient. Il les fit, tourna la poignée. La porte s’ouvrit. Il hésita encore une seconde ou deux, franchit le seuil, referma la porte derrière lui. Devant le décor gris et noir qui dressait ses promesses à deux dimensions dans une mise en scène brumeuse, une nouvelle hésitation le prit. Peut-être s’attendait-il que la porte se rouvre dans son dos, qu’on le hèle, qu’on le ramène de force dans le réfectoire.

Mais rien ne se produisit.

Il lâcha la carafe, qui s’incrusta dans la boue noire sans se briser, et fit quelques pas en avant. La lumière avait très brutalement baissé, il bruinait, le froid avait encore augmenté, le plafond bas du ciel s’écaillait, il en descendait maintenant des voiles dépenaillés de brume blanche qui s’accrochaient aux arêtes des constructions. Les artères de cendre étaient désertes, il avança de quelques pas encore.

Il était libre.

 

Bientôt il fit nuit, mais pas la nuit habituelle, la nuit qui n’est qu’une masse d’ombre compacte ; de même que la veille il avait neigé noir, la nuit qui s’installait était une autre facette en négatif de ce monde à l’envers, c’était une nuit de brume blafarde, une nuit blanche. Mais les sensations étaient les mêmes, et l’effet produit aussi : François se déplaçait en aveugle, sans y voir à plus de quelques mètres devant lui. Parfois un pan gris sombre émergeait de la brume, c’était une tente, ou un baraquement, qu’il contournait prudemment, non sans avoir jeté un coup d’œil aux fenêtres ou aux ouvertures, quand elles étaient éclairées ; mais à l’intérieur, c’était toujours la même marée d’hommes anonymes où il était incapable de différencier les militaires des civils vêtus de kaki. Parfois aussi un cercle de lumière jaune délimitait dans la brume un cône presque solide qu’il évitait également : c’était un des rares spots accrochés à un mât, éclairant entre les baraquements un carrefour sans doute important.

Une fois, en passant devant un petit préfabriqué, une porte s’ouvrit à deux mètres de lui ; deux officiers sortirent, le frôlèrent presque. Il resta longtemps immobile sous la bruine, le cœur battant follement dans sa poitrine. Mais les deux officiers, qui parlaient d’un certain rapport de forces favorable, n’avaient même pas tourné la tête vers lui. « Pourquoi l’auraient-ils fait ? devait-il penser peu après. Je fais partie du camp au même titre que les tentes, les barbelés, les miradors, je suis une unité dans l’uniformité, je suis invisible. »

Il se sentit dès lors plus assuré, cette invisibilité protectrice le garantissait contre les mauvaises rencontres, il était invulnérable, il pouvait aller où il voulait, faire ce qu’il voulait.

Mais aller où, et faire quoi ? Le camp s’étendait dans toutes les directions de la brume, et François ne faisait peut-être que tourner en rond dans un périmètre restreint qui était la synecdoque géographique d’un univers sans fin d’allées de boue et de quadrilatères vert olive, que la brume enveloppait avec autant d’insistance que s’il s’était agi d’importants châteaux gothiques.

Le silence continuait de planer sur cette ville fantôme, à peine troublé, à la limite de sa perception auditive, par quelques craquements qu’il hésitait encore à identifier à des coups de fusil.

La bruine avait maintenant tendance à se transformer en pluie, une petite pluie aux dents glaciales qui le harcelait. Sa veste de treillis était complètement transpercée, ses cheveux pendaient sur son front en mèches collées. Trempé jusqu’aux os, dit une expression populaire. Là encore la réalité abondait dans le sens du cliché : claquant parfois des dents, toussotant, sa peau roidie par la chair de poule, François avait l’impression que l’eau avait pénétré à l’intérieur de son corps, baignant ses organes d’un fluide à la limite du point de glaciation. Et pourtant on était le… 27 juin ? Le 27 juin, oui. Amateur de science-fiction, il avait lu autrefois une nouvelle de Bradbury titrée L’Été de la fusée. Il y était question de la vague de chaleur fugace repoussant les froidures de l’hiver, produite par les réacteurs d’une astronef prenant son vol vers Mars. Ici, et en vertu de ce facteur d’inversion désormais coutumier, ce n’était pas l’été de la fusée, c’était l’hiver de la bombe…

Mais quelle bombe ? se disait aussi l’homme gelé en patinant dans la tourbe. À l’angle d’un bâtiment, un chat s’enfuit brusquement devant lui – à moins que ce ne fût un gros rat. L’existence d’un animal dans ce désert de froid détrempé l’étonna, lui redonnant du même coup une pointe de courage. Il y avait quand même une créature vivante en ces lieux où plus aucune lumière ne brillait aux fenêtres, dans cette ville-fantôme en attente d’arrivages massifs de réfugiés issus de la boue. L’image du village entrevu dans l’après-midi au bout de la plaine de cendre le traversa. Il contourna un long hangar que trois chiffres et deux lettres peints au pochoir géant – 344 H-M – individualisaient pour un usage futur, suivit une large artère dont la façade opposée au hangar était composée de camions alignés.

Droit devant lui, un crépitement sec et rapide coupa la nuit crayeuse. Il s’immobilisa. Cette fois il en était sûr, il s’agissait bien de coups de fusil. Une salve. Au mur ! cria une voix dans sa tête ; et il imagina un corps scié en deux par les balles basculer en avant, une figure blême à la bouche ouverte sur un cri qui ne sortirait plus se ficher dans la boue.

La brume courait entres ses jambes, poussée par un vent insistant qui rabattait du même souffle les gouttes glacées sur sa figure. Là-bas, une lumière jaune flottait entre ciel et terre, fanal ivre dans une tempête au ralenti. François reprit sa marche, fit quelques pas lents, s’arrêta de nouveau. Juste devant ses pieds boueux, dans la fange, quelque chose brillait. Il se baissa, ses doigts se refermèrent sur un petit serpent doré dont le réverbère pourtant étouffé de brume faisait étinceler chaque maillon.

François se releva, approcha l’objet de ses yeux, faisant en même temps coulisser la chaîne entre ses doigts, la débarrassant à mesure du plus gros de la boue.

Au bout de la chaîne était suspendu un petit cœur doré. Il serra le bijou dans son poing. Cathy. Ses yeux explorèrent le décor en liquéfaction, mais aucune silhouette ne dansait à contre-jour devant les fumerolles de brume que la lanterne nimbait. Devant lui, la fondrière se déversait dans l’ombre blanche. Nul espoir ne s’inscrivait dans ce jeu de lumières fourbes où chaque goutte de pluie rayait la pellicule du néant.

François avançait, le poing emprisonnant la chaînette plaqué sur sa poitrine. Cathy, Catherine, Catherine, Cathy. Il traversa un espace vide, buta presque contre une toile d’araignée solidement tendue en travers de la brume. Il avait atteint les barbelés.

Maladroitement, avec ses doigts gourds, il essaya d’écarter les fils pour pouvoir y glisser son corps. Il ne réussit qu’à se piquer les mains en plusieurs endroits. Son sang qui coulait avait un goût de cendre.

Il se releva, longea les barbelés. Parfois il trébuchait, son poing ne faisait plus qu’un avec la chaînette. Catherine, je t’aime. Un flamboiement de lumière l’enveloppa, il poussa un petit cri, mais déjà le flamboiement s’éloignait, traçant sur le sol un cercle d’étain moiré vite bu par la brume. Irréels dans les pans sans cesse déchirés, les montants d’une gigantesque échelle double se découpaient à la verticale des barbelés. Un mirador.

Il fit demi-tour avant que le projecteur ne l’épingle à nouveau, comme une mouche engluée dans du goudron frais…

Il ne sentait plus ses mains, ses jambes lui faisaient mal, une migraine qu’il n’avait pas entendue venir lui serrait les tempes. Loin dans son dos, une salve mêla son crépitement meurtrier à celui de la pluie.

Des voix trouèrent le fond sonore de l’eau battant le sol, il n’eut que le temps de se rejeter contre le talus où étaient fichés les piquets de la clôture. Ici, il le devinait, son invisibilité ne jouerait plus.

Trois hommes passèrent à quelques mètres de lui. Il retenait son souffle, les hommes s’éloignèrent sans l’avoir vu. Deux étaient casqués et armés, le troisième était nu-tête et marchait les coudes en l’air, doigts croisés derrière sa nuque.

François reprit sa marche en avant, mais il rampait plus qu’il ne marchait, attendant qu’éclate dans son dos une salve qui ne venait pas.

Il enjamba un tumulus de boue, son cerveau ne lui relaya le message correct qu’au bout de deux autres pas. Ce n’était pas un tumulus de boue, c’était un cadavre.

François refit en arrière les deux pas qui le séparaient du gisant. L’homme était couché sur le dos, ses mains s’accrochaient à la boue, sa bouche était grande ouverte et riait à la pluie, ses yeux étaient grands ouverts et fixaient férocement le ciel de nacre.

François s’agenouilla près du corps. L’homme ne semblait pas présenter de blessure. Il était simplement tombé dans la boue, droit comme i, et maintenant la boue peu à peu l’absorbait. François allongea une main, comme pour effleurer le front du mort, mais il n’acheva pas son geste. La pluie continuait de le transpercer, s’écoulant à travers lui sous ses fesses et ses cuisses, comme s’il n’avait pas eu plus de consistance qu’un fantôme de brouillard. Il se rendait compte que lui aussi s’incrustait dans la boue, à genoux, comme un suppliant, mais il ne pouvait faire le moindre geste pour échapper à cette succion.

Le temps avait fini par s’arrêter définitivement, le coinçant dans cette bulle d’univers rongé par la phase ultime de l’entropie.

Il ne pensait plus, son cerveau était une pâte humide, promis à un pourrissement rapide.

Il sursauta à peine quand le cercle de lumière d’une lampe de poche vint lui frapper les yeux.

Des mains l’empoignaient, le tiraient vers le haut.

Ses genoux se décollèrent de la cendre spongieuse, il se releva, oscillant sur les racines moussues de ses jambes.

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? interrogeait une voix hargneuse.

Il ne put que secouer la tête, ses joues ruisselaient, quelques larmes s’étaient peut-être mêlées à la pluie, son corps entier n’était qu’une fontaine.

— Bon, emmenons-le là-bas…, reprit la voix.

La lumière de la lampe de poche abandonna son visage et se mit à zigzaguer sur le sol, amibe affairée à se trouver un chemin dans un protoplasme de boue.

Le temps avait repris son avance de limace. Une main rude s’était refermée sur son biceps, ses jambes se remirent à fonctionner, mais il n’avait aucunement conscience d’être pour quelque chose dans le battement mécanique qui le propulsait en avant au milieu des éclaboussures.

Encadré par les trois hommes de la patrouille qui l’avait cueilli, il s’enfonçait dans la nuit blême qui écartait devant lui ses pans effilochés, son poing droit était toujours crispé sur la chaîne et le médaillon.

Où m’emmenez-vous ? aurait-il eu envie de demander.

Mais sa bouche refusait de s’ouvrir et il ne connut la réponse qu’une fois à destination.