UN PETIT SAUT DANS LE PASSÉ
 
(1969)
 

Je pense avoir écrit cette histoire dans l’été 69. J’ai toujours été fasciné par la thématique du voyage dans le temps et du paradoxe temporel, sans parvenir vraiment à en faire quelque chose de très original (mes romans, les Hommes-Machines et surtout le Dieu de lumière, font état d’un paradoxe du temps). À l’époque de sa publication dans l’anthologie d’Alain Dorémieux Voyages dans l’ailleurs (Casterman, 1971), ce texte avait été sévèrement critiqué par des fans qui lui reprochaient sa similitude avec la Mère célibataire d’Heinlein, en même temps que l’appauvrissement thématique par rapport à la nouvelle « copiée ». Ces reproches sont bien évidemment valables, à ceci près qu’à l’époque de l’écriture de ce texte, je ne me souviens pas avoir eu connaissance de la nouvelle en question, que j’ai lue plus tard (mais je l’avais peut-être déjà lue, puis oubliée ; je n’affirme rien). Par contre un ami, George Barlow, m’a dit que cette histoire pouvait se lire comme une autobiographie : je n’ai en effet jamais connu mon père, et pour reprendre les paroles de Barlow, je suis un autodidacte qui « s’est fait tout seul »… De là à être son propre père…

 

 

Nous manipulons des forces qui dépassent de plus en plus notre capacité d’adaptation. La bombe atomique, par exemple… On connaît parfaitement les résultats de son emploi sur une ville (devrais-je dire « sur un objectif civil » ?). On a vu des films sur Hiroshima, sur Nagasaki. Mais cela nous empêche-t-il de continuer à fabriquer des bombes de plus en plus grosses, de plus en plus meurtrières, qui vont de plus en plus loin, de plus en plus vite ? Quand je dis nous, je veux dire nous et les autres, évidemment… seulement il est difficile d’oublier que c’est bien nous qui avons commencé. De toute façon, l’histoire que j’ai à raconter n’a rien à voir avec la bombe atomique. Il s’agit d’une expérience faite dans le cadre d’une recherche ab-so-lu-ment pacifique. Oh ! je sais bien que la conquête de l’espace… Mais en l’occurrence il serait difficile de trouver une utilisation militaire au translateur temporel de l’équipe du professeur Bowman. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit : un translateur temporel. La machine à voyager dans le temps. Wells. La science-fiction… En réalité, la machine de Bowman n’a rien à voir avec ce qu’on a pu lire à ce sujet dans les romans d’imagination. D’abord c’est un prototype, et rien n’indique encore qu’elle ne restera pas à l’état de prototype, avant d’être mise définitivement sous le boisseau. Et dans un certain sens, à cause de ce qui m’est arrivé, il se pourrait bien que la relation de mon aventure, si je me décide à parler, soit pour quelque chose dans la décision d’arrêter les recherches. Mais j’anticipe… Je disais donc que le translateur n’avait pas grand-chose à voir avec ce que les auteurs de science-fiction ont l’habitude de décrire. Ce n’est pas du tout une machine, dans le sens où l’on désigne par ce terme une locomotive, par exemple. C’est une usine de dix étages, qui couvre une superficie de 60 000 mètres carrés. Quelque part au centre de l’usine (au ras du sol, vous verrez que c’est important), il y a évidemment une espèce de chambre protégée d’où le « voyageur » prend le départ. Avec cet humour ésotérique que j’ai remarqué dans tout groupe d’individus vivant en vase clos, les techniciens du Centre l’ont appelée la « glacière », ce qui est une dénomination commode pour désigner ce qui n’est rien d’autre qu’un siphon ou un sas de décompression, étant bien entendu que la chambre n’est absolument pas froide (il y fait même plutôt chaud) et qu’elle ne ressemble pas à une glacière. Mais il est évident que dans tous les esprits (fût-ce même inconsciemment), c’est l’endroit magique du Centre, puisque c’est ici que se fait l’aller et retour temporel. Cependant, il est non moins évident que la machine, si machine il y a, c’est le Centre tout entier.

Lorsque le professeur Bowman lit un récit de science-fiction qui roule sur un voyage dans le temps (il en est friand, comme presque tout le monde au Centre), sa réflexion favorite est : « Mais, Seigneur, où prennent-ils donc l’énergie ! » Rien ne le met plus en colère que les descriptions de ces espèces de soucoupes volantes qui tournoient un moment et… hop !… disparaissent dans le temps. Car pour envoyer un objet (ou un homme) dans le temps (et pas bien loin ! et pas pour longtemps !), je vous assure qu’il faut un peu plus d’énergie que ce qu’on trouve dans la pile d’une lampe de poche… Il en faut tellement qu’on a besoin d’une usine de dix étages et de deux réacteurs thermonucléaires du type Cinderella : vous savez, les gros, comme à Point Jackson. Jusqu’à présent, toute cette énergie n’a réussi qu’à envoyer un homme (c’est de moi qu’il s’agit) trente ans en arrière pendant cinq heures.

Quand je repense à ce voyage (il n’y a pas encore d’autre mot que « voyage » pour cela), je me dis que j’aurais mieux fait de me casser une jambe ce jour-là… Oui, mais si je n’étais pas parti ! Et c’est là que je bute à nouveau sur l’énigme que représente ma performance. Elle pose tant de questions physiques, morales, biologiques, philosophiques, juridiques même, que je ne peux m’empêcher de penser que nous avons mis en branle des forces qui… Oh ! rassurez-vous… Je ne vais pas pousser le petit couplet sur les recherches interdites, sur le « domaine-réservé-au-Créateur ». Premièrement, je ne suis pas croyant (et je vous assure que ce n’est pas une position aussi facile à tenir que cela) ; deuxièmement, je suis fermement pour le progrès, dans tous les domaines, dans toutes les directions. Mais le voyage dans le temps…

Vous avez entendu parler des paradoxes temporels, n’est-ce pas ? Dans un roman de science-fiction, on n’aborde pas le voyage dans le temps sans mijoter un bon petit paradoxe. Eh bien, moi qui ai fait un saut en arrière de trente ans, j’ai causé par ce simple petit déplacement un paradoxe temporel. Les conséquences n’en sont pas cosmiques, évidemment ; rien n’a changé sur la planète. Ou si quelque chose a changé, cela n’affecte que l’existence d’un seul individu… et d’ailleurs est-ce si sûr ? Puisque cela est arrivé, si un changement a eu lieu, c’est par rapport à quoi ? À quel état antérieur dont l’existence ne peut plus être perçue ? Vous voyez : on ne s’en sort pas. Il n’y a pas moyen de s’en sortir. Un paradoxe est un paradoxe, voilà tout.

Seulement, si tout déplacement dans le temps crée un paradoxe, que finira-t-il par arriver ? Si on tue Napoléon au siège de Toulon, hein ? (Mais on ne peut pas tuer Napoléon, puisqu’il n’a pas été tué, etc.) C’est curieux que ni Bowman ni les autres n’aient jamais vraiment soulevé ce problème – malgré la science-fiction. Mais je suppose que, dans leur esprit, il y a un domaine réservé à l’imaginaire, un domaine réservé à la science. Cependant, si je leur apprenais… mais je n’ai rien dit. Pas encore. Et il est probable que je ne dirai rien. J’ai été expédié dans le temps il y a un mois – vingt-neuf jours exactement. Mais je ne sais que depuis avant-hier : un pur hasard, d’ailleurs… Alors je pèse le pour et le contre, je me tâte. Si je parle, Bowman peut décider de faire arrêter toutes les recherches. Si je ne dis rien, tout va continuer (l’arrêt actuel n’est que provisoire). Et alors, il y aura d’autres paradoxes. Mais si je parle, qui sait si les recherches ne vont pas être axées sur la création de paradoxes « bénéfiques » – comme dans les romans ? Vous voyez, je tombe là dans une autre sorte de paradoxe…

Mais je suppose que vous vous demandez pourquoi vous n’avez jamais entendu parler des voyages dans le temps ? Ou plutôt, vous vous dites que c’est un secret pieusement gardé ? Vous n’avez pas tout à fait tort, mais pas raison non plus. C’est un secret, d’accord, mais jusqu’à un certain point seulement. Le Centre fait partie d’une unité de recherche sur la physique nucléaire. Nous en sommes un département, et nous nous occupons très officiellement des recherches sur les particules chronotiques. Nous touchons des subsides de l’État, avec des bordereaux tout ce qu’il y a de plus officiels, et les impôts que vous payez nous reviennent à raison de quelques millièmes. L’unité de recherche a été construite en 1957, quelque part dans le sud-ouest des États-Unis (je garde pour moi le nom de l’État), pas loin d’une petite ville de deux cent mille habitants à peu près, que je ne nommerai pas non plus, et où, entre parenthèses, je suis né voici un peu plus de vingt-neuf ans.

De temps en temps, on peut lire dans des journaux spécialisés des articles sur les travaux du professeur Bowman. Simplement, les expériences pratiques de translation temporelle n’ont pas encore été rendues publiques. Si le mot génie peut encore s’appliquer à quelqu’un, de nos jours, c’est bien au professeur Alfred Bowman. Je sais que toute découverte scientifique d’importance est le fait d’une équipe, mais qui dit équipe dit aussi quelqu’un pour la diriger. Et, incontestablement, Bowman est « quelqu’un ». Je sais aussi que je vais paraître partial en disant cela, car sans le professeur Bowman je ne sais pas ce que je ferais aujourd’hui ; sans doute laverais-je des voitures dans un garage en bordure de la ville. (Et, alors même que cette idée me vient, je sais que ce n’est pas possible : si je n’avais pas rencontré le professeur Bowman… Mais pourquoi vouloir s’acharner à exprimer l’inexprimable ?) Bref, lorsque le professeur fut nommé à la direction du Centre de recherche sur les particules chronotiques, ouvert en 1958, il loua une petite maison à la périphérie de la ville… que j’appellerai pour plus de commodité Xville. Pour faire son ménage et tenir sa maison, il engagea une femme de charge qui s’appelait Martha Obsonn. Cette femme avait un petit garçon, âgé à l’époque de treize ans, et qui s’appelait, qui s’appelle, Perry Langdon. Car ce n’était pas son fils à elle, mais l’enfant d’une certaine demoiselle Langdon, une étrangère à la ville, qui avait accouché là sans être mariée. Elle était morte deux ans plus tard et Martha Obsonn, qui la connaissait un peu, recueillit le petit orphelin dont personne ne paraissait soucieux de s’occuper. (Les mœurs ont un peu changé depuis, mais en ce temps-là les filles-mères n’étaient pas considérées comme des citoyennes à part entière, et elles et leurs enfants pouvaient bien aller au diable.) Perry Langdon fut élevé avec amour par Martha Obsonn, dont le mari avait été tué dans le Pacifique avant qu’ils aient pu avoir un enfant. Lorsqu’elle entra au service du professeur Bowman, elle était déjà âgée et il était bien certain qu’elle ne se remarierait pas. Jusqu’à l’âge de treize ans, Perry eut une vie à la fois assez libre et dénuée de tout intérêt comme, je suppose, la plupart des enfants américains de condition modeste : l’école et le terrain vague furent le décor monotone de ses jours. Tout changea lorsque le professeur Bowman entra dans sa vie. Il y a des gens qui rayonnent d’intelligence et de bonté (et je pense que, quoi qu’on prétende, l’une ne peut aller sans l’autre). Son influence fut prépondérante sur le jeune Perry qui, peu à peu, à son insu, et sans doute à l’insu du professeur et de Martha, se l’appropria en tant que père sur lequel se modeler. Le professeur, qui avait alors dépassé la cinquantaine, avait deux grands fils qui s’étaient engagés sur une autre voie que celle de la physique nucléaire, et qu’il ne voyait presque jamais. Sa femme, Claude, était douce et effacée et, bien que d’une extrême gentillesse, je ne peux pas dire qu’elle se soit jamais vraiment intéressée à moi. (Car, vous l’avez deviné, je suis Perry Langdon.)

Jusqu’à un âge assez avancé, onze ou douze ans, le petit Langdon crut innocemment être le fils de Martha ; celle-ci ne fit rien pour le détromper, comme toute mère adoptive qui a conscience de sa charge d’amour. En réalité, Perry n’avait fait l’objet d’aucune mesure officielle d’adoption ; c’est pour cela qu’il avait gardé le nom de sa vraie mère. Mais ce ne sont pas des choses qui frappent l’attention d’un petit garçon : c’est à l’occasion d’une question administrative pour l’école que la vérité lui fut révélée et, comme de juste, cela ne lui fit ni chaud ni froid. Sa véritable mère était Martha, c’était elle qui l’avait élevé, qu’il avait toujours connue. L’autre n’avait qu’une existence fictive, abstraite : Perry n’en gardait évidemment aucun souvenir, et il n’existait même pas une photo qui eût pu témoigner de son existence éphémère (elle avait été écrasée par une auto en sortant d’un bar où elle travaillait). Martha avait simplement dit à Perry qu’elle avait été très jolie, et que je lui ressemblais. Quant à mon père, nul n’en avait jamais entendu parler.

Il m’est facile de traiter à la troisième personne de toute cette première partie de ma vie. Car, dans mon esprit, c’est comme s’il s’agissait d’un autre, un petit garçon pauvre qui aurait été mon voisin, mon camarade d’école, et que j’aurais peu à peu perdu de vue entre ma treizième et ma quinzième année. L’influence du professeur Bowman fit en effet de ce petit garçon turbulent un être plus posé, plus sérieux, qui prit goût et intérêt pour des choses qu’il avait jusqu’alors complètement ignorées, la lecture par exemple, et se montra raisonnablement doué pour les études.

Je sortis du collège à dix-huit ans, entrai à l’Université pour quatre ans, en ressortis avec un diplôme de technicien supérieur dans une branche de la physique nucléaire. Ce n’était pas merveilleux, bien sûr… J’avais été transformé, mais pas au point de devenir un génie moi-même, ni même ce qu’on appelle chez nous un « brillant sujet ». Mais j’étais un garçon qui n’avait pas à rougir de lui, qui allait pouvoir pratiquer un métier à peu près intéressant et à peu près bien payé – et qui, accessoirement, plaisait aux filles. Je dois lire que je suis grand, bien bâti, sportif, résistant, équilibré. Il n’y a rien de complaisant dans ce que j’avance : c’est en partie grâce à ces qualités que j’ai été choisi pour la première expérience humaine de saut dans le temps. Car, grâce au professeur Bowman, j’avais trouvé un emploi au Centre. Pas dans les sections de recherche, bien sûr… Non : tout au bas de l’échelle, comme un technicien que j’étais. Mais ça me suffisait. Je vérifiais des circuits, contrôlais des flux d’énergie et, dans la mesure où je les comprenais, je pouvais suivre tout de même les travaux du professeur Bowman. C’était suffisamment passionnant pour me faire accepter la monotonie de mon travail personnel, et il arrivait que certains soirs, chez lui où je n’avais cessé d’habiter, le professeur m’entretînt de la poursuite de ses recherches, plus sans doute pour avoir la satisfaction d’en parler à des proches (Claude était évidemment l’autre auditeur privilégié) que dans l’espoir d’être véritablement compris. L’idée de faire de moi le premier cobaye humain avait dû le tenter depuis longtemps, mais il ne m’en parla que lorsque l’expérience se fut suffisamment précisée mathématiquement pour avoir quelque chance d’être réalisée dans un laps de temps prévisible. Il peut paraître surprenant que le professeur Bowman ait pensé à choisir pour une expérience critique un garçon auquel il était attaché. Mais ce serait bien mal le connaître que de supposer qu’il ait pu entrer la moindre ingratitude, le moindre calcul dans ce projet. Dans l’esprit du professeur, il s’agissait évidemment d’un grand honneur qu’il me faisait – je le prenais tout naturellement ainsi – et je dois ajouter aussi que Bowman avait une telle confiance dans ses travaux qu’il ne lui serait pas venu à l’idée une seconde qu’une expérience à la préparation de laquelle il avait passé quinze ans de sa vie pût présenter un quelconque danger.

Entre cette période récente et ma sortie de l’Université, se place un trou que je préfère ne pas combler : il concerne mon séjour au Viet-nam sous l’uniforme, et vous comprendrez je pense que, même aujourd’hui, alors que cette guerre s’est enfin terminée, je n’aie aucun désir d’en parler. C’est pendant mon séjour là-bas que Martha mourut. Elle avait un cancer et était déjà malade lorsque je partis. Je suppose que l’éloignement et les circonstances atténuèrent quelque peu le chagrin que me causa cette perte. Mais je dois en venir à cette fameuse expérience : si je trouve modestement de l’intérêt à me raconter, c’est d’évidence parce que j’ai été le sujet du premier voyage humain dans le temps, et vous comprendrez plus tard que j’en ai été aussi, si je puis dire, l’objet.

C’est au début de 1973 que le professeur Bowman conçut véritablement le projet d’envoyer un homme en arrière dans le temps (je précise en arrière, car le voyage dans le futur n’est pas envisageable et ne le sera sans doute jamais), mais l’expérience n’eut lieu que le 21 juillet 1974. Il y eut donc un creux d’un an et demi, pendant lequel l’équipe fit et refit ses calculs et procéda à divers essais, d’abord avec des objets inanimés (des pierres, un livre, une bouteille d’éther, une montre-bracelet), puis avec des animaux (des souris, un chat, trois chiens, dont l’un ne revint jamais). Ne pensez pas que je subissais pendant ce temps un entraînement quelconque : le voyage dans le temps ne nécessite aucune préparation pour le voyageur, et je ne voudrais pas que vous vous imaginiez que ma situation pouvait présenter le moindre rapport avec celle des cosmonautes (puisque les journaux sont remplis ces jours-ci du second voyage vers Mars). Je me bornais, en plus de mon travail habituel, à assister aux expériences préliminaires. Le soir, Maggie, Liz, Maria et d’autres filles emplissaient suffisamment ma vie pour que je ne me laisse pas submerger par le moindre sentiment d’anxiété.

Quant à ces expériences, si elles étaient chaque fois le témoignage d’un indéniable succès pour l’équipe de Bowman, elles ne présentaient en elles-mêmes pas le moindre élément spectaculaire. En réalité, pour l’observateur extérieur, il ne semblait même pas se passer quoi que ce soit, car tous les objets ou animaux projetés dans le temps par l’intermédiaire de la « glacière » revenaient à l’instant même où ils étaient partis : ils semblaient donc ne pas bouger de la chambre. (Mathématiquement parlant, il y avait tout de même un très léger décalage, mais il était de l’ordre de quelques millièmes de seconde.) Au début, le véritable problème était donc de savoir à quelle distance temporelle les objets étaient projetés, et combien de temps durait leur stabilisation dans le passé avant que l’« effet boomerang » les renvoyât à l’instant du départ. Mais on se rendit vite compte que tout était fonction de l’énergie utilisée : un faible courant (de quelques dizaines de milliers de kilowatts tout de même) projetait l’objet-test à des distances de l’ordre de la minute. On le voyait apparaître dans la chambre avant qu’on l’y ait mis, ce qui faisait tout de même une certaine impression. Quant au temps que le test était retenu dans le passé avant de rebondir, on calcula qu’il correspondait à une fraction de la distance temporelle parcourue : plus il allait loin, plus longtemps il demeurait à l’époque-cible. Une simple règle de trois suffisait à en déterminer le rapport, et la confirmation expérimentale en fut donnée le jour où quelqu’un eut l’idée toute simple d’envoyer une montre-bracelet.

Je dois préciser que ce n’est pas seulement le test qui est projeté, mais la chambre elle-même (puisque c’est elle qui « emmagasine » l’énergie sous forme de particules chronotiques). Étant donné que le transfert s’opère dans la dimension temps, mais non dans la dimension espace, la chambre ne subit pas d’altération tant que la projection n’excède pas son existence antérieure – soit quatre ans. Par contre, elle se dédouble si elle est suffisamment « gonflée » d’énergie chronotique pour pouvoir dépasser la date de sa construction. Maintenant, imaginez que la chambre soit projetée en 1965 : elle se matérialiserait dans les bâtiments du Centre, peut-être dans un mur, ou au milieu d’une pièce de mobilier quelconque, et il en résulterait une explosion fantastique. C’est pour cela que les expériences ne peuvent porter que sur la période des quatre années antérieures, ou alors viser un point situé en deçà de 1955, c’est-à-dire une époque où le Centre n’existait pas encore, pour que le point d’émergence tombe en plein désert. (L’air n’est pas un obstacle conséquent, il est soufflé juste avant la matérialisation par l’onde temporelle qui précède.) C’est donc autour des années cinquante que la plupart des animaux furent envoyés. C’est à ce stade qu’un des chiens se perdit, un fox-terrier en principe dressé, qui s’appelait irrespectueusement Nixy ; il avait été décidé que la porte de la chambre s’ouvrirait automatiquement pour permettre à Nixy d’aller faire un tour à l’extérieur (il y avait aussi une caméra à l’intérieur de la chambre, qui filmait par l’ouverture de la porte), et ce qui s’est passé était à mon avis prévisible : le chien n’était pas rentré quand la « glacière » a rebondi. J’espère pour lui qu’il s’est trouvé un nouveau maître, là-bas.

Tous ces détails peuvent paraître longs, fastidieux et inutiles ; il me semblait cependant nécessaire de donner une idée des multiples problèmes matériels que pose le voyage dans le temps. Quant à la théorie scientifique, n’attendez pas de moi que j’en soulève ne serait-ce qu’un coin du voile. Car il y faudrait plus de pages de calculs que ce récit ne comporte de mots, et je serais bien incapable d’en transcrire le millième. D’autre part, tenter de réduire la théorie à quelques explications verbeuses serait aller à l’encontre d’une des formules sacrées du professeur Bowman : « vulgariser, c’est transformer ; transformer, c’est trahir ».

D’ailleurs, quand la porte de la « glacière » se referma sur moi, ce 21 juillet à trois heures de l’après-midi, j’avais moins l’impression de participer à un important pas en avant dans l’exploration du génie humain que d’être entraîné dans une de ces aventures que j’avais lues sous la plume d’Asimov, d’Anderson ou de Dick. Jackson m’avait dit : « N’oublie pas de saluer ton arrière-grand-père de ma part », et Trent m’avait bien recommandé de ne pas manquer l’ascenseur au retour ; le professeur Bowman n’avait rien dit d’aussi remarquable, mais je l’avais vu essuyer ses lunettes et je regrettai sincèrement, à cet instant précis, qu’il n’eût pas également une barbiche à gratter. Tout était donc dans la norme.

Je collai mes yeux contre l’oculaire de la lunette – car la « glacière » est une pièce entièrement close qui ne comporte pas de fenêtre mais une espèce de périscope – et je commençai par voir la salle de commande sous un angle de légère plongée… Puis, sans transition, la pièce pleine de monde et brillamment éclairée céda la place à une semi-obscurité où tournoyaient des volutes cendrées. Je me rendis compte immédiatement qu’il s’agissait du sable soulevé par l’expulsion de l’air au moment où la chambre se matérialisait dans le passé. Il semblait que je fusse arrivé… J’ai ouvert la porte de la chambre et je suis sorti. Le sable du désert a crissé sous mes pieds. Il faisait sombre ; c’était le soir. J’ai fait quelques pas en avant et je me suis retourné pour regarder la chambre ; c’est un parallélépipède de quatre mètres de côté, un peu moins haut que large, et vue ainsi de l’extérieur, en plein désert, elle avait un air vraiment bizarre. J’ai ensuite entrepris une inspection un peu plus approfondie des alentours pour savoir si mon arrivée n’avait pas eu de témoins ; mais, apparemment, il n’y avait personne. Simplement le désert pierreux, avec de maigres buissons desséchés ici et là et, à un ou deux kilomètres, comme une masse sombre piquée de quelques points lumineux, Xville, vers laquelle je me suis mis en marche.

Je regrette de ne pas apporter plus de lyrisme au récit de ces premiers instants, mais je dois avouer que je n’étais pas le moins du monde ému ni exalté : simplement un peu amusé. C’est dans cet état d’esprit que s’effectuèrent les premiers pas de l’Homme dans le passé.

 

J’ai dit déjà que ce saut m’avait transporté de trente ans en arrière. C’est une distance que, pour des raisons de puissance et d’inertie, il est pour l’instant impossible de dépasser. On aurait pu, certes, me faire faire un bond de trente ans et trois mois, ou trente ans et six mois, mais le professeur Bowman avait opté pour un nombre rond : parti le 21 juillet 1974, je devais me retrouver au 21 juillet 1944, ce qui était facile à calculer et s’est révélé parfaitement exact. Il n’y avait qu’une différence de quelques heures car, l’expérience ayant eu lieu au début de l’après-midi, je m’étais matérialisé à la nuit tombante, ce qui, étant donné l’époque de l’année, devait correspondre à huit heures et demie ou neuf heures moins le quart. J’ai expliqué aussi que le temps de stabilisation dans le passé était lié à la distance parcourue : pour un saut de trente ans, je pouvais compter sur un séjour de cinq heures (exactement 5 h 03 mn 27 s) avant que l’énergie chronotique potentielle de la chambre s’épuise et que celle-ci soit rappelée à son point de départ ; c’était largement suffisant pour que j’aille faire un tour en ville, que j’y reste deux ou trois heures et que je revienne.

En 1944, Xville n’était pas l’agglomération importante qu’elle est devenue, en grande partie d’ailleurs, grâce à l’unité de recherche de physique nucléaire qui s’y est implantée ; c’était une bourgade de soixante mille âmes, qui ressemblait à ses innombrables sœurs dispersées un peu partout dans l’ouest, le sud et le centre des États-Unis. J’avais feuilleté la collection du journal local datant de juillet 1944 sans trouver quoi que ce soit de remarquable à son sujet : il y avait soixante mille habitants, mais y en aurait-il eu soixante que la ville n’eût pas paru moins animée… Il est vrai qu’en ce temps-là la guerre avait opéré une lourde ponction d’hommes jeunes, et que de nombreux civils travaillaient dans les industries d’armements, dont aucune ne s’était fixée dans la région.

C’est dans cette ville engourdie que je pénétrai, un peu après neuf heures du soir, ce 21 juillet d’il y a trente ans. Aujourd’hui, des banlieues anarchiques ont poussé sur toutes ses faces, rendant imprécises ses frontières avec le désert. Mais, en cette soirée resurgie du passé proche, Xville avait encore à peu près gardé le tracé de sa fondation au début du siècle, et les premières maisons formaient une muraille nette qui s’élevait directement sur la rocaille du désert. Les premiers souvenirs suffisamment nets que je gardais de la ville au passé – de l’âge de quatre ou cinq ans, je suppose – ne parvenaient pas à se superposer avec ce que je voyais. Mais il est vrai que les images de l’enfance sont des images déformées, grandies, à la mesure de notre petite taille et de l’émerveillement que l’on éprouve alors à découvrir le monde.

J’ai parcouru trois ou quatre ruelles avant de déboucher sur l’artère principale d’Xville, la rue de la Nation, qui partage la ville d’est en ouest sur plus d’un kilomètre. Géographiquement, la rue n’a pas changé. Mais, à la découvrir ainsi rajeunie de trente ans, elle ne cadrait pas plus avec ma vision contemporaine qu’avec la mémoire de mon enfance. L’heure tardive et l’époque en étaient la cause, mais cette rue plus jeune me parut vieillie et baignée d’une tristesse infinie. Cela tenait à l’obscurité, la plupart des magasins étant fermés et l’éclairage public n’étant assuré que par de rares réverbères à la lueur jaunâtre et mourante, ainsi qu’au manque absolu d’animation : Il y avait un nombre raisonnable de voitures garées le long des trottoirs, mais je n’aperçus comme être vivants qu’un couple pressé qui disparut dans une rue transversale. Je commençais à penser qu’Xville 1944 manquait singulièrement de charme, quand je trouvai tout de même une façade éclairée à la hauteur du numéro 224. C’était celle d’un snack-bar, qui a aujourd’hui disparu. En m’approchant, je cherchai à me rappeler si c’était un drugstore ou une laverie automatique qui en occupait maintenant la place, mais je ne parvins pas à préciser mes souvenirs. (C’est effectivement une laverie). Sur la vitre du snack, une vieille inscription à la peinture annonçait : Spécialité de steak haché. Je poussai la porte. La salle était plongée dans la même lumière jaune chétif que celle qui filtrait des réverbères. Je m’accoudai au comptoir et saluai le barman d’un bonsoir cordial. Il me répondit par un vague « Salut ! » et me demanda ce que je désirais. Je commandai un café, non que j’en eusse particulièrement envie, mais cela me semblait correspondre avec l’heure et l’ambiance. Je me raclai la gorge pour engager la conversation lorsque le barman posa la tasse fumante devant moi, mais il se détourna si vite que je n’eus pas le loisir de dire un mot. La ville, le lieu, l’homme, tout était pareillement maussade.

Assis à une table au fond de la salle, il y avait quatre types qui avaient l’air de jouer aux cartes et parlaient bas entre eux. À l’autre extrémité du comptoir se tenait une femme entre deux âges, coiffée d’un béret dont dépassaient des touffes de cheveux gris. Elle me regardait avec une insistance avinée, et je me hâtai de détourner les yeux.

C’était toute la population de l’endroit. En buvant mon café à petites gorgées, j’avisai derrière le comptoir un calendrier qui me confirma la date du jour, ainsi qu’un réveil qui indiquait 9 h 22. Je réglai ma montre, tout en me donnant jusqu’à minuit maximum avant de regagner la chambre.

À gauche du comptoir, contre la vitrine, il y avait un petit présentoir à journaux. En dessous des bandes dessinées, à côté de Turf, je trouvai un exemplaire du quotidien local, The Xville Chronicle. Je le dépliai : c’était un numéro que j’avais eu entre les mains quelques jours auparavant (je veux dire trente ans plus tard), mais alors le papier en était jauni et craquant. Cet exemplaire-là était blanc et souple. Les gros titres de la première page concernaient la guerre du Pacifique et les succès de la bataille de France. Je commençais à être pris d’un léger sentiment d’irréalité. Je repliai le journal, le glissai dans ma poche arrière, payai, et sortis.

La nuit d’Xville était morne, douce, paisible. Debout sur le trottoir, j’hésitai sur la direction à prendre. Que doit faire un voyageur temporel ? Assister à l’assassinat de Lincoln ou au siège d’Alamo, c’est une chose. Mais déambuler dans une ville complètement morte à neuf heures et demie du soir ?… C’est au moment où je me livrais à ces réflexions désabusées que j’entendis des talons claquer avec force et assurance sur le trottoir de bois. Dans la semi-obscurité, une jeune fille, ou une jeune femme, venait vers moi, marchant à grands pas pressés. Quand elle passa à ma hauteur, je lui lançai un machinal « Bonsoir »… Elle tourna la tête, ralentit le temps d’une enjambée puis se détourna et reprit sa marche rapide – ce que n’importe quelle fille aurait fait. Mais j’avais eu le temps de la dévisager, et ce que j’avais vu me poussa à courir derrière elle. Je crois vous l’avoir dit, je suis un homme qui a l’habitude de profiter au maximum de ce que le sexe opposé est disposé à mettre à sa disposition, et ma situation peu orthodoxe ne changeait rien à ce que je suis bien obligé de considérer comme étant un instinct profondément enraciné en moi.

Je la rejoignis quelques mètres plus loin et réglai mon pas sur le sien. « Excusez-moi, mademoiselle, je ne voudrais pas que vous pensiez que j’ai l’intention de vous importuner, lui dis-je d’une traite, mais je suis de passage dans cette ville pour quelques heures et je trouve le coin désespérément sinistre… Est-ce qu’il n’y aurait pas un endroit où il serait possible de prendre un verre dans une ambiance un peu plus gaie ? » Je donnai un vague coup de pouce dans mon dos. La fille me regarda plus franchement. Elle ne paraissait pas effarouchée, mais je fus frappé à cet instant par son air sérieux et triste. « Vous êtes étranger ? » me demanda-t-elle, et je lui dis que oui. « Si vous voulez vous amuser, fit-elle, il y a le Paris-Bar ; c’est par là, vers la sortie de la ville… » Je lui demandai ce qu’était ce Paris-Bar. « Une boîte », répondit-elle sans plus de précision. Pour la mettre à son aise, je fis entendre un rire du genre franc-et-assuré, et je lui dis que j’ignorais ce qu’elle entendait exactement par s’amuser, mais si c’était ce que je croyais, alors non, je n’avais pas envie de « m’amuser », seulement de boire un verre. Elle sourit du coin des lèvres et me dit qu’elle n’en savait rien… Son air absent, vide, m’impressionna davantage encore que la première fois je l’avais vraiment regardée. C’était une très belle fille, grande, avec un visage de coupe classique et des cheveux blond roux qu’elle portait longs, tout ondulés, à la mode de l’époque, comme Rita Hayworth ou Eleanor Parker dans les vieux films. Mais cette touche, qui était pour moi anachronique – de même que ses jupes sombres qui descendaient jusqu’à mi-mollet –, ne la rendait que plus attirante. Je l’avais abordée par une sorte d’automatisme, et certainement autant pour parler avec quelqu’un de 1944 que parce que c’était une jolie fille ; mais à présent il me semblait extrêmement important d’en connaître plus sur elle, de savoir ce qui se cachait derrière ses yeux tristes.

« Et au cinéma, est-ce qu’il y a quelque chose ? » poursuivis-je. « Le Faucon maltais, je crois, me répondit-elle. Mais maintenant c’est trop tard, de toute façon. » Je lui demandai si elle aimait Bogart et elle haussa légèrement les épaules en me disant : « Oui, pas mal. » J’allais lui dire que ç’avait été un bon acteur, mais je me retins à temps. « C’est un bon acteur », rectifiai-je. Nous parcourûmes une vingtaine de mètres en silence, puis je lui demandai où elle allait. « Je rentre », fit-elle simplement. « Eh bien, si vous le permettez, dis-je, il ne me reste plus qu’à vous déposer sur le pas de votre porte. » Elle me répondit que j’étais gentil, ce qui me surprit et me fit plaisir. Nous nous enfonçâmes dans une série de petites rues qui découpaient le sud-est de la ville, dans ces quartiers pauvres qui m’étaient à la fois familiers et étrangers. Quelques années plus tard, le petit Perry Langdon viendrait jouer aux Indiens dans ces ruelles et croiserait peut-être sans la regarder cette belle et grande fille aux yeux pleins de nostalgie. Nous avons échangé encore quelques banalités, je l’ai même fait rire une fois avec une plaisanterie quelconque, puis elle s’est arrêtée devant une porte vitrée aux carreaux masqués par un rideau à petits carrés blancs et rouges. « C’est là », fit-elle. J’écartai les bras dans un geste fataliste. « Bon… » commençai-je en cherchant quelque chose d’intelligent à dire pour la retenir. Mais elle m’interrompit pour me déclarer que sa logeuse n’était pas là et que, si je voulais, je pouvais monter un moment. J’ai pensé que c’était merveilleux mais j’ai tempéré mon enthousiasme pour lui dire que c’était très aimable à elle et que j’acceptais. Pendant qu’elle fouillait dans sa poche pour prendre la clé, j’ai effleuré son épaule de ma main. Elle a ouvert la porte et je l’ai suivie dans un couloir étroit, puis dans un escalier en bois qui menait à un autre couloir minuscule, sur lequel débouchaient trois portes. Elle en a ouvert une, a fait de la lumière, m’a dit d’entrer et a refermé la porte derrière nous. C’était une petite chambre pauvrement meublée et avec le minimum d’objets personnels, la chambre de quelqu’un qui est loin de rouler sur l’or et qui a débarqué là avec un bien maigre bagage. Il y avait un lit bas avec un coussin et une poupée en robe à crinoline, une commode avec quelques livres et un cadre avec une photo, deux chaises et c’était tout.

« Il y a longtemps que vous êtes à Xville ? » lui demandai-je. Elle me dit que ça ne faisait que quelques mois, puis me proposa du café. J’acceptai et, tandis qu’elle s’affairait devant un réchaud à alcool posé sur une petite tablette devant la fenêtre, je m’approchai de la commode et regardai le cadre et la photo qu’il supportait. C’était le portrait d’un jeune homme brun, un beau garçon avec une fine moustache à la Errol Flynn. « Votre fiancé ? » demandai-je en voyant qu’elle me regardait. Elle baissa les yeux sans répondre. « Il est peut-être à la guerre… » ajoutai-je avec une insistance hypocrite. « Ça n’a pas d’importance », dit-elle d’une petite voix sourde qui se voulait indifférente, en se retournant pour surveiller son café. Puis elle me demanda si moi je n’étais pas soldat. Je lui expliquai, en mentant le moins possible, que je n’étais pas exactement soldat mais que j’étais mobilisé dans un centre de recherche qui expérimentait des armes nouvelles, et que ma présence à Xville ce soir faisait précisément partie d’une sorte de mission dont j’avais été chargé. Elle eut un petit hochement de tête et vint m’apporter une tasse de café. Je tendis les bras pour la prendre et, dans ce mouvement, je touchai sa main qui soutenait la soucoupe. Nous sommes restés plusieurs secondes ainsi, mes deux mains enveloppant la sienne. Nous nous regardions et ses yeux ne cillaient pas. Puis j’ai enlevé doucement la tasse de ses doigts et je l’ai posée sur la commode. Une seconde plus tard, elle était dans mes bras et je l’embrassais. Elle fut peut-être réticente un instant mais s’abandonna vite. Ce fut un long et tendre baiser. Puis elle posa la tête sur mon épaule et je l’entendis soupirer. La bouche dans ses cheveux, je lui murmurai qu’il ne fallait pas être triste comme ça. Elle ne répondit pas mais sa main se crispa lentement sur mon bras.

La suite n’a pas besoin d’être décrite. J’ai déjà laissé entendre qu’il ne manque pas de filles à avoir traversé ma vie – certaines à la vitesse d’un météore. Mais, au sortir de l’amour que me donna cette inconnue trouvée au hasard d’une irruption dans le passé, j’étais comblé et heureux comme rarement je l’avais été. Il ne s’agissait pas seulement de ce qu’on appelle l’entente physique ; c’était quelque chose de plus profond, mais aussi de plus inexprimable. Je n’avais pas échangé plus de vingt phrases avec elle, et pourtant… Mais je ne possède pas l’art de l’introspection qui me permettrait de mieux cerner mes sentiments. Je suis d’ailleurs certain que vous me comprenez. Et comme nous étions là, baignant dans ce creux de la vague qui succède aux caresses, couchés dans son petit lit bas d’où la poupée en crinoline avait été expulsée, elle nue, moi qui avait gardé ma chemise et mes chaussettes, je lui dis tout à coup : « Mais tu te rends compte ! Je ne sais même pas ton nom… » – « Je m’appelle Magda », me dit-elle. « Et moi Perry. Alors bonjour, Magda. » – « Bonjour, Perry… » Je l’embrassai sur le haut de la joue et me reculai un peu pour mieux la voir. Elle était belle, étonnamment. J’ai tendu le bras gauche pour caresser ses cheveux, et au cours de ce mouvement, mes yeux sont tombés sur ma montre-bracelet. J’ai laissé mon geste en suspens, le temps que l’horreur s’installe avec sa tranquille assurance, ou, plutôt que l’horreur, une acide dérision.

Il était minuit cinq. Oh ! je n’avais pas raté l’ascenseur… Selon l’heure approximative de mon arrivée, l’effet boomerang ne se produirait pas avant une heure et quart, une heure et demie. Seulement il fallait que je me dépêche. Il fallait que je parte, que je quitte cette chambre tiède, que je quitte l’amour, que je quitte Magda – tout de suite. Et pour toujours. Mais elle n’était pas surprise. Elle avait remarqué mon geste, mon expression, et elle me dit doucement : « Il faut que tu t’en ailles, n’est-ce pas ? » – « Je suis désolé, Magda, fis-je misérablement. Mais je t’ai parlé de cette mission… Oui, il faut que je m’en aille. Je suis déjà en retard. » Je me levai, m’habillai en hâte. Elle était restée à demi allongée sur le lit et me regardait faire avec son petit sourire triste, celui-là même qui m’avait attiré vers elle, qu’elle avait oublié deux heures durant et qui renaissait maintenant sur ses lèvres, tout naturellement, comme s’il ne les avait jamais quittées. « Ça ne fait rien, m’a-t-elle dit encore. Tu ne m’as rien promis… » Je ne pouvais plus rien ajouter. Quelque chose s’était bloqué dans ma gorge. Je me suis penché vers elle et j’ai vu que deux minces filets de larmes avaient perlé de ses yeux et s’arrondissaient sur ses joues avec une parfaite symétrie.

Nous avons échangé un rapide baiser et je suis allé vers la porte. Au moment où je l’ouvrais, elle m’a dit : « Tu ne reviendras pas », d’une toute petite voix tranquille. Il m’a semblé que je criais presque : « Si je peux, je reviendrai, Magda, je te le jure ! » Et je sais qu’à ce moment-là j’étais presque sincère.

Puis je me suis précipité dans le couloir, j’ai descendu les escaliers, j’ai surgi dehors comme un voleur, comme un voleur j’ai couru à travers les rues obscures de la ville endormie, et j’ai foulé à grandes enjambées la rocaille du désert, comme un voleur, comme un salaud. Je me suis engouffré dans la chambre et j’en ai claqué la porte métallique qui me murait dans le présent.

J’avais fait vite : j’ai attendu trois quarts d’heure avant qu’un très léger vacillement me signale mon transport temporel. Je me suis levé (j’étais assis sur mes talons contre la paroi), j’ai collé mes yeux contre l’oculaire et j’ai ouvert la porte. La lumière blanche et vive de la salle m’a fait cligner des yeux. J’ai entendu Jackson me dire que je n’avais pas traîné ; puis Hattaway s’exclama : « Mais regardez-le donc, on dirait qu’il a vu un fantôme ! » Je compris que je devais faire une sale tête et j’essayai de me composer une expression plus sereine. Alfred Bowman était déjà près de moi, me demandant si tout s’était bien passé. Je lui dis que tout était O.K. « Alors, qu’est-ce que vous avez fait ? » fit une voix. L’instant d’après, j’étais submergé de questions, et je m’efforçai d’y répondre sans bien sûr souffler mot de ma rencontre avec Magda. J’obtins mon plus gros succès lorsque je sortis de ma poche le journal tout neuf en date du 21 juillet 1944. Finalement, le tumulte s’apaisa, et Bowman me donna l’autorisation de disposer du reste de mon après-midi. Car il ne faut pas oublier que, bien qu’ayant vécu cinq heures nocturnes en 1944, je n’en étais pas moins revenu à l’heure exacte de mon départ, soit quinze heures précises. Il était donc environ seize heures quand j’ai quitté le Centre. J’ai pris ma voiture et je suis allé tout droit, savez-vous où ? Vers la petite rue où logeait Magda… Magda que je venais juste de quitter. Je ne prétends pas avoir eu un quelconque espoir de la retrouver, ni même de retrouver sa trace. Elle aurait eu plus de cinquante ans, aujourd’hui, vous comprenez ? Mais j’obéissais à une impulsion physique contre laquelle je ne tenais pas du tout à lutter. Le souvenir de Magda était encore plaqué à ma peau, j’avais encore sur les mains l’odeur de Magda, j’étais encore chaud de l’amour de Magda. Seulement je ne l’avais pas quittée deux heures plus tôt ; je l’avais abandonnée trente ans en arrière. Vous savez comment, dans votre propre ville, les quartiers changent à votre insu, les rues sont retaillées, les maisons poussent, se transforment, au point que plus rien n’est reconnaissable. Or, je n’étais pas venu dans ce quartier depuis peut-être dix ans. La petite rue s’était noyée dans une large artère, les maisons à un ou deux étages avaient disparu pour céder la place à des pâtés d’immeubles tous pareils, en briques rouges, avec un mince ruban de pelouse autour. J’avais arrêté ma voiture le long d’un trottoir, et en regardant sans les voir ces hideux cubes couleur sang de bœuf, je me suis dit que j’étais fou, qu’il était bien inutile de courir après une ombre, même si c’était une ombre chère. Les ombres ne laissent jamais de trace. J’ai pressé le bouton du démarreur et je suis rentré chez moi. J’ai parlé un moment avec Claude, j’ai fouillé dans le réfrigérateur pour y prendre quelques sandwiches et de la bière, parce que j’avais faim, et soif, et puis je suis monté dans ma chambre, j’ai mangé et j’ai dormi.

Ensuite la vie a repris comme avant. Le lendemain, il y avait une conférence pour tout le personnel du Centre, et j’ai dû raconter une fois de plus ma version expurgée de cette reconnaissance dans le passé. Le professeur Bowman a pris la parole après moi pour faire un très long exposé où il était question de l’impasse dans laquelle se trouvait la pratique de l’exploration temporelle. Si les succès initiaux étaient spectaculaires, le fait de ne pouvoir dépasser trente ans, à moins de disposer d’une source d’énergie plus puissante que l’énergie nucléaire, rendait illusoire, à court terme du moins, l’espérance d’autres performances. Les essais expérimentaux seraient en conséquence arrêtés pour l’instant. Si j’avais entretenu de vagues espoirs de retrouver Magda, cela y mettait fin d’une manière concrète. J’ai donc repris le fil de mes travaux techniques, tout en passant plusieurs soirs par semaine – comme encore aujourd’hui – avec une jolie brunette nommée Julie, étant donné qu’il est très possible de penser à une fille et de coucher avec une autre.

Il y a huit jours, comme je terminais ma journée de travail, le gardien m’avertit au passage qu’un homme m’avait demandé et m’attendait devant la porte. Je le remerciai et trouvai effectivement au bas des escaliers un individu d’un certain âge qui me demanda en soulevant son chapeau s’il avait bien affaire à Mr. Perry Langdon. Je lui répondis par l’affirmative et m’enquis de ce que je pouvais faire pour lui. C’était un personnage quelconque, ridé, grisonnant, qui pouvait bien avoir dans les soixante ans. Je ne l’avais jamais vu. « Je m’appelle Arthur McKenzie, me dit-il, et, voyez-vous, j’ai bien connu votre mère, dans le temps… » – « Oh ! répondis-je. Vous êtes un ami de Martha ? » Il eut l’air un instant désorienté. « De Martha ?… Mais je… » Il resta quelques secondes sans voix, puis reprit : « Mais bien sûr, vous voulez parler de la femme qui vous a recueilli… Non, non, je parle de votre véritable mère : Virginia Langdon. » C’était à mon tour d’être surpris. Je lui dis que j’étais très étonné que quelqu’un se souvînt de Virginia Langdon, et surtout eût pu remonter jusqu’à moi. « Mais il n’y a pas de mystère, fit-il. Voyez-vous, au moment de votre naissance, je n’étais pas aux États-Unis. Mais je correspondais un peu avec votre mère et j’ai appris… Et puis Virginia est morte et… Vous savez, la vie. Enfin je n’avais pas mis les pieds à Xville jusqu’à aujourd’hui. Quand j’ai connu Virginia, nous habitions le Nord. Bref, je représente une marque de machines à écrire, et Cet après-midi, en discutant avec un client, de fil en aiguille, j’ai su que le fils de Virginia était toujours ici et qu’il travaillait à l’unité de recherche… Je me suis dit : Pourquoi ne pas faire un saut jusque-là et… Simple curiosité de ma part, voyez-vous… »

Je fixai McKenzie avec attention. L’homme paraissait troublé et s’adressait à moi avec beaucoup de confusion. Je me suis demandé tout à coup s’il ne s’agissait pas de mon père inconnu, qui tentait un tardif pèlerinage aux sources. Mais je ne pouvais évidemment pas lui poser la question de but en blanc. Il m’avait précisé qu’il n’était pas aux États-Unis à ma naissance, mais cela ne voulait rien dire. J’eus envie subitement de sonder un peu plus le personnage. Je lui dis que c’était très gentil de sa part de s’être donné la peine de venir me trouver et lui proposai de le raccompagner en ville, où nous pourrions aller boire un verre. Il me répondit que c’était impossible : il devait se rendre avant la fin du jour à la bourgade voisine, à cent kilomètres de là ; c’était important, car il s’agissait d’une nouvelle tournée. Je lui dis que je regrettais, et nous nous dirigeâmes en silence vers le parking. En chemin, je lui offris une cigarette qu’il accepta et me décidai à faire le grand saut. « Vous m’arrêterez si je suis indiscret, Mr. McKenzie, mais puisque vous avez bien connu ma mère, peut-être avez-vous également connu mon père ? » McKenzie s’immobilisa, secoua la tête et, dans un geste de brusque familiarité, me prit par le bras avant que nous reprenions notre chemin. « Je suis désolé, me dit-il au bout d’un moment, mais je ne sais rien de votre père. Virginia n’en a jamais fait mention dans les rares lettres que nous échangions. Vous savez, ajouta-t-il enfin, il y a de bien tristes individus… » J’opinai par un grognement, avec un soudain coup au cœur en pensant à Magda. Je dévisageai mon compagnon à la dérobée ; c’était un petit vieillard bien mis de sa personne, avec une figure triste et concentrée. Il ne me racontait pas d’histoires ; je l’imaginai soudain comme un vieil amoureux éconduit. Mais il était peut-être tout simplement ce qu’il prétendait être : un vieil ami de Virginia. Je demeurai un moment avec lui devant sa voiture, et, conscient d’avoir pu paraître trop sec ou trop indifférent, je lui dis : « Vous savez, je suis réellement content de vous avoir rencontré. Je ne peux pas moi-même vous dire quoi que ce soit sur Virginia, car j’étais trop jeune quand elle était morte pour en garder le moindre souvenir… Je ne possède même pas une photo d’elle. » – « Vraiment ? me dit McKenzie qui s’était déjà installé à son volant. Écoutez, je crois en avoir conservé quelques-unes. Est-ce que cela vous ferait plaisir que je vous en envoie une ? » Je lui répondis que c’était une bonne idée et je griffonnai mon adresse sur un morceau de papier que je lui tendis. Nous échangeâmes une cordiale poignée de main et il partit.

J’avais presque oublié cette rencontre quand avant-hier, en pénétrant dans ma chambre, je trouvai au milieu de mon courrier une enveloppe beige de format un peu supérieur à la moyenne. Je l’ouvris, y trouvai une courte lettre de Mckenzie accompagnée de la photo promise. Elle était à l’envers lorsque je la sortis de l’enveloppe et, avant de la retourner, je lus l’inscription qu’elle portait au dos, un nom et une date écrits avec une encre noire un peu passée. Il était indiqué :

 

Virginia-Magdalena Langdon, septembre 1943.

 

Je retournai la photo et restai très longtemps avant de pouvoir en détacher mes yeux. C’était un portrait de photographe, un gros plan très net avec un éclairage studio soigneusement travaillé. C’était ma mère. Et c’était aussi la jeune fille que j’avais aimée, un soir de juillet 1944. Virginia-Magdalena : Magda…

Il n’y a pas de quoi rire. Il n’y a pas non plus de quoi pleurer ni de quoi se cogner la tête contre les murs et d’en devenir fou. Car, je l’ai compris presque immédiatement, c’était ma mère, et j’étais aussi mon propre père. Tout concorde : je suis né le 12 avril 1945. Ce qui représente, à huit jours près, neuf mois après le 21 juillet 1944. Vous pouvez bien sûr penser que si Virginia-Magdalena m’avait accueilli aussi facilement dans son lit, c’est qu’elle n’était sans doute guère avare de ses charmes ; ce qui voudrait dire que je pourrais être le fils de n’importe quel habitant d’Xville. Mais, à cause de cette entente particulière qui avait régné entre nous, à cause de cet élan spontané qui l’avait jetée dans mes bras, j’ai la faiblesse de croire qu’il n’en est rien. D’ailleurs il y a notre ressemblance, à laquelle je n’avais pas pris garde ce soir-là, mais qui maintenant me frappe : Magda était grande et avait les cheveux blond roux ; je suis grand et j’ai la même couleur de cheveux ; et nous avions les mêmes yeux, le même nez, la même bouche… De quels gènes suis-je donc le produit, hein ? Et puis enfin je m’appelle Perry. N’est-il pas normal que Virginia-Magdalena ait donné à son fils le prénom d’un père disparu sans espoir de retour ?…

Voilà toute l’histoire – tout le paradoxe.

Bien sûr, depuis deux jours, j’ai agité dans ma tête des tas de projets farfelus concernant Magda. Je pourrais demander à Bowman de me reprojeter dans le temps ; je pourrais alors soit rester en 1944 et vivre avec Magda, soit la ramener ici… ce qui lui éviterait en outre une fin prématurée. Mais l’enfant qu’elle porterait – et qui serait moi ? Peut-il y avoir deux Perry Langdon ? Peut-on se rencontrer soi-même ? Ou encore je pourrais me translater dans le passé un peu avant le 21 juillet 1944 et m’arranger pour que Magda n’ait pas d’enfant… Mais si je ne suis pas conçu, je n’existerais pas aujourd’hui, donc… Non, vous voyez, il n’y a pas moyen de s’en sortir. Tout ça, ce sont des faux problèmes. Le seul problème, le véritable problème, c’est : change-t-on réellement ce qui est ?

En y réfléchissant, mon propre cas, comme je l’ai déjà dit, est bien dépassé par toutes les implications qu’il sous-tend. Est-ce qu’en voyageant dans le temps on intervient dans le passé, on le change ? On croit le faire mais… la structure du passé ne tient-elle pas d’ores et déjà compte des modifications imprimées dans son cours par d’hypothétiques voyageurs temporels ? Dans l’avenir, quelqu’un répondra peut-être. En ce qui me concerne, je crois que ma décision est prise ; je ne dirai rien à personne. Ni à Bowman, ni à McKenzie, bien sûr. (Au fait, était-ce lui, le jeune homme à la moustache de la photo ? Mais qu’importe, maintenant ?…)

Je m’habituerai très bien à être le pur produit d’un paradoxe. Et, en fait, je me sens bien peu concerné par sa signification profonde. Mais c’est sans doute que, plus que la conscience d’un mystère ouvrant sur des hypothèses infinies, ce qui reste le plus présent pour moi de cette aventure est le souvenir tout frais d’une fille que j’ai aimée, et que je crois aimer encore, et qui demeurera à tout jamais inaccessible.