LE RÉSEAU
 
(1981)
 

Encore une « commande », celle-là émanant de Stan Barets, pour une revue éphémère (trois numéros de vie) dont il eut la direction en 1981 : Bientôt. Il s’agissait de tracer en trois pages une vision du futur dans ce qu’il aurait de plus probable aux yeux des écrivains sollicités (nous étions huit au départ ; deux se sont récusés ; restaient en piste, outre moi, Demuth, Douay, Jeury, Walther et Pelot). Les textes sont parus au sommaire du n° 3 de la revue, et tous étaient centrés sur les liaisons entre l’électronique et le biologique. J’ai beaucoup pensé à Silverberg, mon écrivain de S.-F. étranger favori, en écrivant cette courte nouvelle.

 

 

L’eau tiède baigne mon corps. Les vagues lentes poussent mon corps, le ramènent, le repoussent, roulis, tangage, valse d’algues ou de nénuphars. Je flotte, je sens sur ma peau la caresse à mille doigts, à un million de doigts. Au-dessus de ma tête, l’océan bleu du ciel avec d’autres vagues lentes : des nuages qui paressent, poussés par un vent léger.

Je ferme les yeux. La nuit se referme sur moi, mais je me balance toujours, je me balance toujours dans ce néant qui a mangé mon univers de couleurs. Je me balance, je suis bien, j’ai plongé dans ce balancement, dans cette caresse océanique, dès mon réveil. Y a-t-il meilleur moyen de commencer la journée que ce genre d’immersion dans l’élément primordial ?

Mais bien sûr je ne peux ni ne veux laisser la journée s’écouler dans un plaisir unique. Je sors de l’eau. Je veux un peu m’activer. Le Réseau, me croyant un sportif en action, me branche sur l’un des participants à une compétition de magnétoperchistes. Je suis un magnétoperchiste. Avec ma longue perche neutronique, j’essaie de percer la défense magnétique fluctuante de mon adversaire, qui est en équilibre en face de moi sur son radeau à champ variable. Je tangue comme il tangue : c’est encore un mouvement marin, imprévisible, que je retrouve. L’intérêt de la compétition est tout entier dans la fluctuation irrégulière du bouclier de protection, dont l’apparition-disparition alternative surprend aussi bien celui qu’il protège que celui qui doit percer cette protection.

Et cette fois, je me fais avoir : le flux répulsif issu de la perche de mon adversaire bénéficie d’un défaut passager de ma cuirasse invisible. Je bascule en arrière de mon radeau. Mais j’ai eu le temps de formuler mentalement le code d’annulation : le Réseau me récupère, je me retrouve chez moi, dans mon berceau, devant ma console.

Que vais-je faire, maintenant ? Mais oui : tous ces exercices m’ont donné faim. Je formule mentalement le code correspondant à un repas. Le Réseau me branche sur le pou d’un donneur, qui est sur le point d’attaquer son repas de midi. Je vais attaquer mon repas de midi : je suis sur une terrasse à l’ombre des palmes, quelque part dans la cité flottante de Gibraltar. Il fait chaud, mais un vent frais qui vient de l’ouest balaie la terrasse où doivent se trouver réunis dix mille dîneurs, et qui donne néanmoins l’impression d’une savane déserte grâce aux protections holographiques. Je mange : une salade de plantes aquatiques très épicées que je fais glisser avec un joli vin du Caucase, trois brochettes de crustacés gonflés, un hachis de protéines filées, cinq ou six fruits de l’espace poussés dans les hydropones circumlunaires, légers comme des bulles, gros comme des ballons, sucrés comme du jus de canne. C’est bon ! Je vais m’endormir, là, en plein milieu de la fausse savane… je veux dire : mon donneur est sur le point de s’endormir, alors je formule le code d’annulation.

Mais la journée n’est pas finie, tant s’en faut. J’ai encore devant moi des heures et des heures qui sont autant de possibilités, j’ai devant moi l’infini. À propos d’infini, pourquoi ne pas faire un tour dans l’espace ? Je branche un donneur spatial : un prospecteur de météorites ferreuses qui plane à proximité de la station Lagrange-6. Je suis ce prospecteur spatial. Je plane à proximité de Lagrange-6, qui ressemble, avec sa série de billes brillantes enroulées autour d’un axe, à une chaîne d’acide désoxyribonucléique sur laquelle auraient poussé les vastes ailes des voiles de silicium. En bas (mais ici il n’y a ni bas ni haut), la Terre, un étincelant globe brouillé. En haut (mais il n’y a ni haut ni bas), la Lune, un bol de craie couvert de chiures de mouches.

Je reste longtemps à planer dans l’espace, à détecter les météorites

 

« Mon cerveau est relié au réseau par l’aiguille de platine qui plonge jusqu’au cœur de mon encéphale. »

 

errantes avec mon sonar, me déplaçant à petits coups de mon propulseur ionique. Et puis subitement j’en ai marre de tout ce vide glacé. Je débranche le prospecteur. J’ai envie de foule, de bruit, de lumière. Je branche un donneur qui s’adonne au jarka, cette nouvelle danse en apesanteur qui fait fureur depuis quelques mois. Je suis un danseur de jarka, je me trémousse, je trépide, je suis écartelé par l’ouragan sensoriel, à l’intérieur d’un dôme où plus de cinq mille corps subissent le même écartèlement. Et alors la vision des corps féminins tressautants, nus et luisants de fards et de sueur, me donne envie de faire l’amour. Je branche un homme sur le point de faire l’amour. Des vagues, des vagues, des vagues toujours, je fais l’amour, je jouis dans la sueur et les cris d’une longue Eurasienne à la peau dorée et aux yeux de jade. Faire l’amour m’a rempli d’animalité. Je branche un lion d’un des parcs érythréens. Même les animaux sont munis de pous. Et je suis un lion, je sens mes muscles de lion rouler sous ma peau de lion, je pars en chasse avec mes femelles, je les laisse me capturer une gazelle blessée à la patte, j’en dévore les meilleurs morceaux (le foie, les viscères) sous leur regard d’or en fusion. Je suis bien, je suis bien.

Mais ma vision de lion se trouble. Je sais que je ne peux pas rester lion trop longtemps : la puissance du biofeedback pourrait léser gravement mon cerveau. Alors je débranche le lion, je quitte le Réseau, et je me retrouve dans mon berceau prothétique, devant ma console. Je ne peux pas bouger de mon berceau. Mon corps biologique est en miettes, presque tous mes organes sont synthétiques, je n’ai plus de jambes, je baigne jusqu’au cou dans une solution conservatrice. Mais mon cerveau est relié au Réseau par l’aiguille de platine qui plonge jusqu’au cœur de mon encéphale. Grâce au Réseau du T.D.E. (Transport de données encéphaliques), je peux nager, faire du sport, manger, faire l’amour, être un animal : je n’ai qu’à brancher un donneur, je n’ai qu’à brancher grâce au Réseau un être porteur d’un pou (polymodule organique universel), et je suis ce donneur, je peux manger avec lui, courir avec lui, faire l’amour avec lui.

Presque tout le monde porte un pou, désormais. Presque tout le monde peut être tout le monde. Presque tout le monde a l’infini des plaisirs devant lui. Je suis un vieillard infirme, mais grâce au Réseau je ne suis pas un vieillard infirme. Je cours comme un jeune homme, je fais l’amour comme un jeune homme, par personne interposée. Et grâce aux organes de synthèse, ma carcasse immobile survivra, survivra, survivra, jusqu’à ce que tout ce qui fait mon MOI ne soit plus qu’un enregistrement dans une banque de population. Mais même alors rien ne changera : grâce au Réseau, tout continuera comme avant, à l’infini.

Nous sommes en 2016, j’ai cent quatre ans, JE NE MOURRAI JAMAIS.