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1968 – 1982
Iouli Borisovitch Popov vivait et travaillait dans la ville de Sarov, dans la région de Nijni Novgorod, à une distance de trois cent cinquante kilomètres environ à Test de Moscou.
Sarov était une ville secrète, presque plus secrète encore que l’agent secret Ryan Hutton. Elle n’avait même plus le droit de porter le nom de Sarov, et avait été rebaptisée du nom peu romantique d’Arzamas-16. On ne la trouvait sur aucune carte. Sarov existait et n’existait pas, selon qu’on se réfère à la réalité ou à autre chose. À l’inverse de Vladivostok pendant les quelques années qui suivirent le 1er mars 1953.
La ville entière était entourée de barbelés et aucun être humain ne pouvait y pénétrer sans passer par un poste de contrôle rigoureusement surveillé. Il était vivement déconseillé à tout détenteur d’un passeport américain qui aurait été de près ou de loin en relation avec l’ambassade américaine à Moscou de songer même à se rapprocher du site.
L’agent de la CIA Ryan Hutton avait travaillé pendant plusieurs semaines avec l’élève Allan Karlsson afin de lui inculquer le b.a.-ba de l’espionnage. Il l’avait ensuite envoyé à l’ambassade américaine à Moscou sous le nom d’Allen Carson avec une très vague fonction d’administrateur.
Malheureusement, il avait oublié que la personne qu’Allan devait approcher était inapprochable, enfermée derrière plusieurs rangées de fils barbelés dans une ville si bien protégée qu’elle n’avait même plus le droit de s’appeler comme elle s’appelait et de se trouver là où elle se trouvait.
L’agent secret Hutton s’excusa auprès d’Allan et ajouta qu’il était convaincu que monsieur Karlsson trouverait une solution. Popov venait sûrement à Moscou de temps à autre, et Allan n’avait qu’à se débrouiller pour savoir quand.
— À présent, je vais devoir vous laisser, dit l’agent Hutton qui téléphonait depuis la capitale française, j’ai encore pas mal de dossiers sur ma table de travail. Bonne chance !
Le très secret agent Hutton raccrocha, poussa un gros soupir et se plongea dans le grand désordre qui avait suivi le coup d’État soutenu par la CIA en Grèce l’année précédente. Comme c’était souvent le cas ces derniers temps, les choses ne s’étaient pas passées exactement comme prévu.
Allan n’avait pas de meilleure idée pour l’instant que de faire chaque jour une revigorante promenade de santé jusqu’à la bibliothèque municipale de Moscou où il passait des heures à lire des journaux et des magazines. Il espérait tomber sur un article annonçant que Popov allait se montrer en public hors de l’enceinte barbelée d’Arzamas-16.
Les mois passaient et jamais ce type de nouvelle ne fit la une de la presse. En revanche, Allan apprit que le candidat à la présidence, Robert Kennedy, avait subi le même sort que son frère, et que la Tchécoslovaquie avait demandé de l’aide à l’Union soviétique pour mettre de l’ordre dans son propre régime socialiste.
Allan apprit aussi que Lyndon B. Johnson avait trouvé un successeur en la personne de Richard M. Nixon. Comme l’enveloppe contenant son traitement continuait à arriver régulièrement tous les mois, Allan se disait qu’il ferait aussi bien de continuer à chercher Popov. S’il y avait eu de nouvelles consignes concernant sa mission, il supposait que l’agent secret Hutton se serait mis en relation avec lui.
1968 devint 1969 et le printemps approchait quand Allan lut enfin quelque chose d’intéressant dans un des journaux qu’il continuait à parcourir quotidiennement. L’Opéra de Vienne allait se produire au Bolchoï à Moscou, avec le ténor Franco Corelli. La diva suédoise de notoriété mondiale Birgit Nilsson interpréterait le rôle de Turandot.
Allan gratta son menton devenu glabre et se souvint de la seule soirée complète qu’il avait passée avec Iouli. Il se rappela l’aria que Iouli avait entonnée à une heure avancée de la nuit. Nessun dorma, avait-il chanté. Personne ne dort ! Peu de temps après, pour des raisons sans doute liées à l’alcool, il s’était endormi quand même. Mais bon.
Allan se fit le raisonnement suivant : une personne capable de rendre justice à Puccini et à son Turandot dans un sous-marin à quelques centaines de mètres de profondeur ne pouvait pas rater l’occasion d’aller écouter l’Opéra de Vienne dans la même œuvre au théätre du Bolchoï à Moscou. Surtout si l’individu en question vivait à quelques heures de route de là et portait tellement de décorations sur sa veste qu’il pouvait obtenir une loge d’un claquement de doigts.
Ou bien il pouvait rater une occasion pareille, et dans ce cas Allan n’aurait plus qu’à reprendre ses visites quotidiennes à la bibliothèque. Et cela n’empêcherait pas la terre de tourner.
Pour l’instant, Allan partait du principe que Iouli allait apparaître sur les marches du théâtre. Allan n’aurait qu’à l’aborder : « Salut, ça va, depuis la dernière fois ? »
Et le tour serait joué.
Ou pas.
Pas du tout, en fait.
Le soir du 22 mars 1969, Allan était stratégiquement placé à gauche de l’entrée principale du grand théätre du Bolchoï. Il avait pensé qu’il reconnaîtrait Iouli sans difficulté. Malheureusement, les personnes qui passaient devant lui se ressemblaient toutes : hommes en smoking et manteau noirs, femmes en robe longue et fourrure marron ou noire. Ils entraient deux par deux d’un pas rapide pour échapper au froid et trouver au plus vite la douce chaleur du théâtre. Debout dans l’obscurité, sur la dernière marche du majestueux escalier, Allan se demanda soudain comment diable il allait pouvoir identifier un visage vu pendant deux jours vingt ans auparavant s’il n’avait pas la chance inouïe que Iouli le reconnaisse le premier. Il ne pouvait pas être sûr que Iouli Borisovitch ne soit pas déjà à l’intérieur et, si c’était le cas, il était passé à quelques mètres d’Allan sans qu’il s’en rende compte. Que faire ? Il se mit à réfléchir à voix haute :
— Si tu viens d’entrer dans ce théâtre, cher Iouli Borisovitch, tu vas forcément en ressortir par la même porte. Et tu ressembleras toujours autant aux autres. Si je ne peux pas te trouver, il faut donc que ce soit toi qui me trouves.
Ainsi soit-il. Allan se rendit dans son petit bureau à l’ambassade, fit quelques préparatifs et revint au Bolchoï bien avant que le prince Calaf eût fait fondre le cœur de la princesse Turandot.
Le point sur lequel Allan avait le plus travaillé pendant sa formation sous l’égide de l’agent secret Hutton était la discrétion. Un agent secret digne de ce nom ne devait jamais, au grand jamais, se faire remarquer ni provoquer de scandale, il devait se rendre invisible dans le milieu où il avait pour mission d’évoluer.
« Monsieur Karlsson a-t-il bien compris ? » avait demandé l’agent Hutton.
« Tout à fait, monsieur Hutton », avait répondu Allan.
Birgit Nilsson et Franco Corelli eurent droit à vingt rappels : un triomphe. Il fallut un peu de temps aux spectateurs qui se ressemblaient tant pour affluer enfin dans le grand escalier. Cette fois, ils remarquèrent tous sans exception l’homme qui se tenait sur la dernière marche parce qu’il avait les bras levés et qu’il tenait une pancarte confectionnée par lui-même sur laquelle il était écrit :
C’EST MOI ALLAN EMMANUEL !
Allan Karlsson avait parfaitement compris les leçons de l’agent secret Hutton, c’est juste qu’il n’en voyait pas l’intérêt. À Paris, c’était peut-être le printemps mais, à Moscou, il faisait froid et nuit noire. Allan avait froid, et maintenant il voulait des résultats. Il avait pensé à inscrire le nom de Iouli sur la pancarte, mais avait décidé que l’indiscrétion ne devait concerner que lui.
Larissa Aleksandrevna Popova, l’épouse de Iouli Borisovitch, tenait tendrement le bras de son mari et le remerciait pour la cinquième fois d’avoir partagé avec elle ce merveilleux moment. Birgit Nilsson était une véritable Maria Callas ! Et ils étaient si bien placés ! Au quatrième rang, au milieu exactement. Il y avait longtemps que Larissa n’avait pas été aussi heureuse. En plus, ce soir, Iouli et elle allaient dormir à l’hôtel, elle ne rentrerait pas dans cette affreuse ville enfermée derrière ses barbelés avant vingt-quatre heures. Ils allaient dîner en tête à tête, juste elle et Iouli… et après peut-être même que…
— Excuse-moi un instant, chérie, dit Iouli, s’immobilisant en haut de l’escalier juste à la sortie du théâtre.
— Qu’y a-t-il, mon cher ? demanda Larissa, inquiète.
— Rien… c’est sûrement une erreur… mais… tu vois l’homme, en bas avec son écriteau ? Il faut que j’aille le voir de plus près… ce n’est pas possible… et pourtant si… mais il est mort !
— Qui est mort, mon chéri ?
— Viens ! dit Iouli en descendant les escaliers quatre à quatre, entraînant sa femme derrière lui.
À trois mètres d’Allan, Iouli s’immobilisa, laissant son cerveau essayer de comprendre ce que ses yeux avaient déjà enregistré. Allan reconnut son ami de jadis dans le personnage pétrifié d’étonnement qui le fixait. Il abaissa sa pancarte et dit :
— Alors, elle était comment, Birgit ?
Iouli ne répondit pas, mais son épouse lui demanda en chuchotant si c’était bien l’homme qui, selon lui, était mort. Allan l’entendit et répondit directement à Iouli qu’il n’était pas mort mais très refroidi, et que si le couple Popov n’avait pas l’intention de le laisser mourir d’hypothermie, il aimerait bien aller dans un restaurant où il pourrait avaler un verre de vodka.
— C’est vraiment toi… réussit à dire Iouli. Et tu parles russe…
— Oui, j’ai pris des leçons pendant cinq ans, juste après notre dernière rencontre, dit Allan. À l’école du goulag, tu connais ? Bon, alors ? Cette vodka ?
Iouli était un homme d’une grande moralité, et il avait depuis vingt et un ans de terribles remords d’avoir sans le vouloir attiré l’expert nucléaire jusqu’à Moscou puis Vladivostok, où, il en était convaincu, si Allan était encore en vie à ce moment-là, il avait péri brûlé dans le terrible incendie dont tout Russe à peu près informé avait entendu parler. Il avait souffert vingt et une années durant, parce qu’à l’époque il s’était pris d’amitié pour le Suédois et son indéfectible optimisme.
Et à présent, devant le théâtre du Bolchoï à Moscou, par moins quinze degrés centigrades, après une représentation à vous réchauffer le cœur… Non, il ne pouvait pas le croire, Allan Emmanuel Karlsson avait survécu ! Et il vivait encore. Il se tenait debout face à lui. À Moscou. S’adressant à lui en russe !
Iouli Borisovitch était marié à Larissa Aleksandrevna et ils étaient très heureux ensemble. Ils n’avaient pas eu d’enfants mais, complices en tout, ils partageaient le meilleur comme le pire, et Iouli avait à d’innombrables reprises confié à son épouse la peine qu’il ressentait au sujet du destin tragique d’Allan Karlsson. Et à présent, alors que Iouli tentait de reprendre ses esprits, Larissa Aleksandrevna prit la situation en main.
— Si j’ai bien compris, ce monsieur est ton ami d’antan, celui que tu as involontairement envoyé à la mort. Que dirais-tu, cher Iouli, si nous l’emmenions le plus vite possible dans un restaurant pour lui faire boire un peu de vodka, comme il nous l’a demandé, avant qu’il ne meure pour de bon ?
Iouli hocha la tête en signe d’assentiment et se laissa entraîner par sa femme vers la limousine qui les attendait, où elle l’assit à côté de son camarade présumé mort avant de donner des directives au chauffeur.
— Au restaurant Pouchkine, s’il vous plaît.
Il fallut à Allan deux grands verres de vodka avant de dégeler, et deux de plus à Iouli avant de fonctionner à nouveau comme un être humain normal. Pendant ce temps-là, Larissa et Allan avaient fait un peu connaissance.
Quand Iouli fut finalement remis de ses émotions et que l’état de choc eut fait place à la joie (« Il faut fêter ça ! »), Allan trouva qu’il valait mieux entrer tout de suite dans le vif du sujet. Quand on avait quelque chose à dire, il fallait le faire sans détour.
— Ça te dirait de devenir espion ? C’est ce que je fais en ce moment, et c’est assez passionnant.
Iouli avala son cinquième verre de travers et le recracha sur la nappe pendant la quinte de toux qui s’ensuivit.
— Espion ? dit Larissa alors que son mari finissait de tousser.
— Oui, ou agent secret. Je ne connais pas vraiment la différence, en fait.
— Comme c’est intéressant ! Racontez-moi cela, cher Allan Emmanuel.
— Non, surtout ne raconte rien, Allan, nous ne voulons plus rien entendre ! éructa Iouli Borisovitch.
— Allons, ne dis pas de bêtises, cher Iouli, insista Larissa. Cela fait une éternité que vous ne vous êtes pas vus, laisse Allan nous raconter ce qu’il a fait depuis tout ce temps. Continuez, Allan Emmanuel.
Allan poursuivit et Larissa écouta avec intérêt pendant que Iouli se cachait le visage dans les mains. Allan raconta le déjeuner avec le président Johnson et le très secret Hutton de la CIA, et l’entretien qu’il avait eu le lendemain avec ce même Hutton, lui proposant de se rendre à Moscou pour chercher à savoir où en étaient les missiles soviétiques.
La seule autre option qu’il avait à ce moment-là était de rester à Paris, où il aurait passé son temps à éviter à madame l’ambassadeur et à son mari de provoquer des incidents diplomatiques simplement en ouvrant la bouche. Comme Amanda et Herbert étaient deux et qu’Allan n’avait pas le don d’ubiquité, la tâche aurait été ubuesque et il avait accepté avec gratitude la proposition de l’agent Hutton, qui lui avait paru plus reposante. En outre, il était content à l’idée de revoir Iouli après toutes ces années.
Iouli avait toujours le visage caché dans ses mains, mais il avait commencé à écarter deux doigts pour voir Allan. Iouli avait-il entendu prononcer le nom de Herbert Einstein ? Il se souvenait de lui et était soulagé d’apprendre qu’une autre victime du maréchal Beria avait survécu à l’enlèvement et au goulag.
Absolument, confirma Allan. Puis il lui raconta dans les grandes lignes les vingt années qu’il venait de passer avec Herbert ; comment son ami n’avait eu d’autre ambition au départ que de mourir pour changer complètement d’avis quand il s’était vu partir au mois de décembre de l’année précédente, à l’âge de soixante-seize ans. Il laissait derrière lui une femme qui faisait une belle carrière de diplomate à Paris et deux enfants adolescents. Les derniers potins en provenance de la capitale française disaient que sa famille avait vécu son départ dans la dignité, et que madame Einstein était devenue la coqueluche des gens de pouvoir. Son français n’était pas très bon, mais c’était aussi ce qui faisait son charme, et cela faisait passer certaines inepties qu’il lui arrivait de proférer par méconnaissance de la langue, et qu’elle ne pensait évidemment pas.
— Mais je crois que nous nous éloignons de notre sujet, dit Allan. Tu as oublié, je crois, de répondre à ma question. Tu n’as pas envie de devenir espion, pour changer ?
— Mais enfin, Allan Emmanuel, tu rêves ! Je suis plus reconnu pour ma contribution à la prospérité de la nation que n’importe quel autre civil dans l’histoire contemporaine de l’URSS. Il est totalement exclu que je devienne espion ! affirma Iouli en portant son sixième verre de vodka à ses lèvres.
— N’en sois pas si sûr, mon cher Iouli, dit Larissa, ce qui eut pour effet de faire prendre au contenu du sixième verre le même chemin que celui du cinquième.
— Tu ne crois pas que tu ferais mieux de boire ta vodka au lieu de la cracher sur les gens ? lui demanda Allan gentiment.
Larissa se mit à réfléchir tout haut pendant que son mari reprenait sa position précédente, les mains sur le visage. Elle et son mari allaient avoir soixante-cinq ans, et de quoi pouvaient-ils remercier l’URSS aujourd’hui ? Bien sûr, Iouli avait été décoré trois fois, et ses magnifiques médailles si décoratives leur permettaient d’obtenir de bonnes places à l’Opéra. Et à part ça ?
Larissa n’attendit pas la réponse de son mari et poursuivit, disant qu’ils étaient enfermés à Arzamas-16, une ville dont le nom à lui seul déprimait ceux qui l’entendaient. Derrière des barbelés, en plus. Oui, bien sûr, Larissa savait qu’ils étaient libres d’entrer et de sortir à leur guise, mais elle priait Iouli de ne pas l’interrompre car elle avait encore beaucoup de choses à dire.
Pour qui Iouli travaillait-il du matin au soir ? D’abord pour Staline, qui était fou à lier. Puis pour Khrouchtchev, dont l’unique bonne action avait été d’éliminer le maréchal Beria. Et à présent pour Brejnev, qui sentait si mauvais !
— Larissa ! s’exclama Iouli Borisovitch, effrayé.
— Il n’y a pas de Larissa qui tienne, cher Iouli. Le fait que Brejnev pue, je le tiens de toi.
Elle enchaîna en disant qu’Allan Emmanuel était tombé du ciel, car ces derniers temps elle s’était sentie de plus en plus désespérée à l’idée de devoir finir ses jours derrière des fils barbelés dans cette ville qui n’existait pas vraiment. Larissa et Iouli pouvaient-ils même espérer avoir des pierres tombales quand on les enterrerait ? Ou bien y aurait-il des inscriptions codées sur leurs tombes également, par mesure de sécurité ?
— Ici reposent le camarade X et sa fidèle épouse Y ?
Iouli ne répondit pas. Il y avait du vrai dans ce que disait sa tendre moitié. Et Larissa lança le bouquet final :
— Alors pourquoi ne pas faire un peu d’espionnage avec ton ami ici présent, et après nous demanderons de l’aide pour nous installer à New York et, quand nous y serons, nous pourrons aller tous les soirs au Metropolitan Opéra. Bâtissons-nous une vie, cher Iouli, juste avant notre mort.
Pendant que Iouli se faisait à cette idée, Allan leur expliqua comment tout avait commencé. Il avait d’abord rencontré un certain monsieur Hutton à Paris, lors de circonstances qu’il aurait été trop compliqué de relater. L’homme semblait être proche du président Johnson, et il avait un poste important au sein de la CIA.
Quand Hutton avait appris qu’Allan avait connu Iouli Borisovitch, et qu’en outre Iouli avait peut-être une dette envers Allan, Hutton avait élaboré un plan.
Allan n’avait pas bien entendu quels étaient les enjeux politiques du plan en question, parce qu’en règle générale, quand les gens se mettaient à parler de politique, il cessait d’écouter. Un réflexe.
Le physicien nucléaire s’était ressaisi, et maintenant il hochait la tête, amusé, à l’évocation de cette particularité d’Allan qui ne lui avait pas échappé jadis. Iouli non plus n’aimait pas la politique, il la détestait même. Bien sûr, c’était un socialiste convaincu dans son âme et dans son cœur, mais si quelqu’un l’avait interrogé sur les raisons de ses convictions, il aurait été bien en peine de répondre.
Allan se donnait beaucoup de mal pour résumer tout ce que l’agent Hutton lui avait dit. Il se souvenait plus ou moins que cela avait quelque chose à voir avec le fait que l’URSS envoie ou pas la bombe atomique sur la tête des Américains.
Iouli hocha la tête de nouveau. C’était tout à fait ça. Cela arriverait ou cela n’arriverait pas, ça au moins on pouvait en être sûr.
D’après ce qu’Allan avait retenu, l’homme de la CIA craignait que la Russie ne lâche sa bombe sur les États-Unis, car, même si l’arsenal nucléaire de l’Union soviétique était juste assez important pour anéantir une seule petite fois l’Amérique, il y avait déjà de quoi ennuyer l’agent Hutton.
Iouli Borisovitch hocha la tête une troisième fois et admit que ce serait très embêtant pour la population américaine que les États-Unis soient anéantis.
Allan ignorait où Hutton voulait en venir, mais en tout cas il avait très envie de savoir à quoi ressemblait exactement l’arsenal soviétique ; et une fois qu’il aurait le renseignement, il serait en mesure de conseiller le président Johnson pour permettre à ce dernier d’entamer les négociations de désarmement avec l’Union soviétique. Mais le président Johnson n’était plus président, donc… non, en fait Allan ne savait pas ce que cela changerait. Le problème avec la politique, c’est qu’elle n’était pas seulement inutile, elle était aussi parfois inutilement compliquée.
Iouli était à la tête du programme nucléaire soviétique, et il connaissait toute sa stratégie, sa géographie et sa puissance. Pourtant, depuis vingt-trois ans qu’il se dévouait corps et âme à ce programme, il n’avait pas réfléchi une seule fois en termes de politique. Personne d’ailleurs ne lui avait demandé de le faire. Et il s’en était très bien porté jusque-là. C’était peut-être grâce à cela qu’il avait survécu à trois chefs d’État et au maréchal Beria lui-même. Peu d’hommes pouvaient se vanter d’avoir tenu aussi longtemps à une position aussi élevée.
Iouli savait bien de quels sacrifices Larissa avait dû payer sa réussite à lui. Et à présent qu’ils avaient amplement mérité une bonne retraite et une datcha au bord de la mer Noire, son abnégation était encore plus digne d’admiration. Elle ne se plaignait jamais. Absolument jamais. C’est pourquoi Iouli l’écouta très attentivement quand elle dit :
— Mon bien-aimé, mon très cher Iouli, aidons Allan quelque temps à rétablir la paix dans le monde, et ensuite nous irons nous installer à New York. Tu n’auras qu’à offrir tes médailles à Brejnev pour qu’il se les mette où je pense.
Iouli baissa les bras et dit oui à tout, mais réserva sa décision en ce qui concernait les médailles. Allan et lui se mirent tout de suite d’accord sur le fait que Nixon n’avait pas besoin de savoir toute la vérité dans un premier temps, mais juste ce qu’il fallait pour qu’il soit content. Car un Nixon content voulait dire un Brejnev content, et s’ils étaient tous les deux contents, ils n’avaient aucune raison de se faire la guerre, n’est-ce pas ?
Allan venait donc de recruter un espion en brandissant une annonce sur la place publique, dans le pays le plus surveillé du monde. Dans le public du Bolchoï, ce soir-là, se trouvaient à la fois un capitaine du GRU et un civil, directeur du KGB, accompagnés de leurs épouses respectives. Tous les deux avaient remarqué l’homme et sa pancarte au pied de l’escalier. Tous les deux étaient en poste depuis bien trop longtemps pour alarmer leur homologue en service, car un individu qui aurait eu des motivations antirévolutionnaires ne se serait pas donné en spectacle de la sorte : personne au monde ne pouvait être aussi bête.
Il y avait également une poignée d’informateurs plus ou moins professionnels émargeant au KGB ou au GRU dans le restaurant où se fit le recrutement proprement dit, un peu plus tard dans la soirée. À la table numéro neuf, un type crachait sa vodka dans son assiette et cachait son visage dans ses mains, remuait les bras, levait les yeux au ciel et se faisait réprimander par sa femme. Un comportement parfaitement normal, qu’on aurait pu observer dans n’importe quel restaurant russe. Bref, rien à signaler.
C’est ainsi qu’un agent secret américain, hermétique à la politique, réussit en toute impunité à mettre en place une stratégie de paix avec un chef physicien nucléaire soviétique au nez et à la barbe du KGB et du GRU. Quand Ryan Hutton, chef de la CIA pour l’Europe à Paris, apprit que le recrutement avait été effectué avec succès et que le nouvel agent attendait ses ordres, il se dit que cet Allan Karlsson était peut-être plus sérieux qu’il n’y paraissait de prime abord.
Le théâtre du Bolchoï renouvelait son répertoire trois à quatre fois par an. À cette programmation venait en général s’ajouter un spectacle étranger, comme cela avait été le cas avec l’Opéra de Vienne.
Iouli Borisovitch et Allan avaient ainsi plusieurs occasions chaque année pour se rencontrer en toute discrétion dans la suite de l’hôtel où séjournaient Iouli et Larissa. Ils concoctaient chaque fois pour la CIA un rapport informatif à propos de l’armement nucléaire, mélangeant adroitement réalité et fiction afin que l’information soit à la fois crédible et rassurante aux yeux des Américains.
Les informations divulguées par Allan eurent notamment pour effet d’inciter le gouvernement de Nixon, au début des années soixante-dix, à sensibiliser Moscou à l’organisation d’une rencontre au sommet avec pour point principal à l’ordre du jour un processus bilatéral de limitation des armements stratégiques. Nixon était certain de la supériorité des États-Unis dans le domaine nucléaire.
Le président Brejnev, de son côté, n’était pas hostile à un traité de désarmement, sachant que ses services de renseignements lui affirmaient que l’Union soviétique était supérieure aux États-Unis d’Amérique dans ce domaine. Mais, un jour, une femme de ménage travaillant dans les locaux des renseignements de la CIA vendit de très étranges informations au GRU. Elle avait trouvé un document envoyé du bureau parisien de la CIA, dans lequel il apparaissait que l’agence américaine de renseignements avait un espion au sein même du programme nucléaire soviétique. Le plus surprenant était que les renseignements étaient faux. Enfin, après tout, si Nixon voulait désarmer en fonction d’informations erronées envoyées par un mythomane soviétique au bureau de la CIA à Paris, Brejnev n’y voyait aucun inconvénient. Toutefois, l’affaire était assez étrange pour justifier qu’on s’y intéresse. Et de toute façon il fallait localiser le mythomane.
La première démarche de Brejnev fut de convoquer son technicien nucléaire en chef, le très loyal et irréprochable Iouli Borisovitch Popov, afin de lui demander d’enquêter sur l’origine de cette campagne de désinformation aux dépens des Américains. Car même si les renseignements récoltés par les États-Unis sous-estimaient grossièrement la puissance nucléaire soviétique, leur formulation était tout de même assez précise pour susciter des questions. C’est ce qui l’avait incité à faire appel à lui.
Popov relut ce qu’il avait lui-même rédigé en collaboration avec Allan et haussa les épaules. N’importe quel étudiant en physique qui serait allé consulter quelques ouvrages dans une bibliothèque aurait pu écrire ce rapport. Il n’y avait rien qui soit de nature à inquiéter le camarade Brejnev, s’il voulait bien excuser un simple physicien de donner son opinion sur le sujet.
Brejnev répondit à Iouli Borisovitch qu’il l’avait convoqué précisément pour avoir son avis. Il remercia chaleureusement son technicien nucléaire en chef et le pria de transmettre ses amitiés à Larissa Aleksandrevna, la très charmante épouse de Iouli Borisovitch.
Pendant que le KGB faisait surveiller inutilement le rayon des livres traitant du nucléaire dans les deux cents bibliothèques d’Union soviétique, Brejnev continuait à se demander comment il allait réagir aux intentions de Nixon. Jusqu’au jour où, enfer et damnation, Nixon fut invité en Chine par ce gros lard de Mao Tsé-toung ! Brejnev et Mao s’étaient récemment envoyés paître mutuellement une bonne fois pour toutes, et voilà que la Chine risquait subitement de sceller une alliance contre nature avec les États-Unis face à l’Union soviétique ! Il ne fallait surtout pas que cela arrive !
Dès le lendemain, Richard Milhous Nixon, président des États-Unis d’Amérique, fut officiellement invité à visiter l’Union soviétique. Ensuite, ça travailla dur en coulisses et en fin de compte non seulement Brejnev et Nixon se serrèrent la main mais ils signèrent deux traités de désarmement distincts ; le premier concernait les antimissiles balistiques (le traité ABM), le deuxième l’armement stratégique (l’accord SALT). La signature ayant eu lieu à Moscou, Nixon fit bien attention de serrer aussi la main de l’agent d’ambassade américain qui lui avait fourni si consciencieusement des renseignements sur la force de frappe soviétique.
— Tout le plaisir a été pour moi, monsieur le président, dit Allan. Mais vous ne m’invitez pas à dîner comme l’ont fait vos prédécesseurs ?
— À qui faites-vous allusion ? demanda le président, surpris.
— Eh bien, dit Allan, tous ceux qui ont été contents de moi : Franco, Truman et Staline… et le président Mao… lui ne m’a servi que des nouilles, mais il était assez tard et il faut le comprendre… Il y a aussi le Premier ministre Erlander qui ne m’a offert que du café, quand j’y pense. Ce n’était déjà pas si mal, vu que c’était le rationnement à l’époque et tout ça…
Heureusement, le président Nixon avait été mis au courant du passé de l’agent secret, ce qui lui permit de rester impassible pour lui répondre que malheureusement il n’aurait pas le temps de dîner avec lui. Il ajouta tout de même qu’un président des États-Unis d’Amérique ne pouvait décemment pas faire moins qu’un Premier ministre suédois, et qu’il trouverait un moment pour prendre un café, et un petit cognac pour faire bonne mesure. Tout de suite par exemple, si monsieur Karlsson n’avait rien de plus urgent à faire.
Allan le remercia pour son invitation et demanda si un double cognac restait possible s’il renonçait au café. Nixon répondit que le budget américain devrait être en mesure de faire face à l’un et à l’autre.
Les deux hommes passèrent ensemble une heure agréable. Aussi agréable qu’elle pouvait l’être pour Allan malgré l’obstination du président Nixon à lui parler politique. Le président américain voulait savoir comment le jeu politique fonctionnait en Indonésie. Sans citer le nom d’Amanda, Allan lui raconta en détail comment il fallait s’y prendre pour faire une carrière politique en Indonésie. Le président Nixon l’écouta d’une oreille attentive et d’un air pensif.
— Intéressant, dit-il. Très intéressant.
Allan et Iouli étaient contents l’un de l’autre et aussi de la tournure des événements. Le GRU et le KGB s’étaient calmés dans leur chasse à l’espion, un vrai soulagement, comme l’exprima Allan :
— La vie est nettement plus paisible quand on n’a pas deux organisations criminelles sur les talons.
Puis il ajouta qu’il valait mieux éviter de perdre son temps avec le KGB et le GRU et autres sigles contre lesquels on ne pouvait rien. En revanche, il était grand temps de réfléchir à un nouveau rapport du renseignement à envoyer à l’agent Hutton et à son président. « Importante attaque de rouille sur un entrepôt de missiles de moyenne portée dans la province du Kamtchatka », n’y aurait-il pas quelque chose à creuser là ?
Iouli complimenta Allan pour sa merveilleuse imagination. Cela facilitait tellement la rédaction des rapports. Ainsi, ils avaient plus de temps pour manger, boire et passer du bon temps ensemble.
Pour l’instant, Richard M. Nixon avait tout lieu d’être satisfait.
Le peuple américain adorait son président et Nixon fut réélu en 1972, avec tambours et trompettes. Il remporta quarante-neuf États, pendant que le démocrate George McGovern en gagnait péniblement un seul.
Soudain, tout se mit à aller de travers. Jusqu’à l’impasse. Et finalement Nixon dut faire ce qu’aucun président américain n’avait fait avant lui.
Il démissionna.
Allan put lire l’histoire du Watergate dans toute la presse disponible à la bibliothèque municipale de Moscou. En gros, on y disait que Nixon avait fraudé le fisc, bénéficié de financements occultes pour sa campagne, commandé des tirs de missile clandestins, harcelé ses opposants politiques, et eu recours au cambriolage et à la pose de micros chez ses adversaires démocrates. Allan se dit que le président avait dû être drôlement impressionné par leur conversation quand ils avaient partagé un double cognac la dernière fois. S’adressant à la photo de Nixon dans le journal, il dit :
— Tu aurais mieux fait de faire carrière en Indonésie. Là tu aurais réussi sans problème.
Les années passèrent. Nixon fut remplacé par Gerald Ford, qui lui-même fut remplacé par Jimmy Carter. Brejnev, lui, était toujours en poste. Allan, Iouli et Larissa aussi. Ils continuaient à se rencontrer cinq ou six fois par an et c’était chaque fois un plaisir partagé. Leurs rendez-vous donnaient toujours lieu à la rédaction d’un rapport acceptable concernant l’état actuel de la stratégie nucléaire soviétique. Allan et Iouli avaient décidé de réduire progressivement d’année en année la capacité nucléaire russe parce qu’ils avaient remarqué que cela faisait plaisir aux Américains, quel que soit leur président apparemment, et du coup les relations étaient bien meilleures entre les deux chefs d’État.
Le bonheur n’est pas fait pour durer.
Un jour, peu de temps après la signature de l’accord baptisé SALT II, Brejnev se mit dans la tête que l’Afghanistan avait besoin de son aide. Alors il y envoya ses troupes d’élite, ce qui causa la mort du président du moment. Brejnev fut obligé d’en mettre un autre à sa place, choisi par lui-même.
Ce serait un euphémisme de dire que cela mit le président Carter en colère contre Brejnev, l’encre ayant à peine eu le temps de sécher sur le deuxième traité SALT Le président Carter refusa de soumettre ce traité au Sénat américain pour ratification, et augmenta l’appui secret de la CIA à la guérilla afghane et aux moudjahidin.
C’est tout ce que Carter eut le temps de faire avant de céder la place à Ronald Reagan, qui nourrissait encore plus de haine que son prédécesseur à l’égard des communistes en général et du vieux Brejnev en particulier.
— Il a l’air d’avoir un sale caractère, ce Reagan, dit Allan à Iouli lors du premier rendez-vous agent-espion qui suivit son élection.
— Oui, répondit Iouli. Et je crois qu’on va devoir arrêter de réduire l’arsenal soviétique parce que bientôt il ne va plus rien rester du tout.
— Alors je propose que nous fassions l’inverse, dit Allan. Tu vas voir que cela va vite adoucir le caractère de Reagan.
Le rapport d’espionnage qui arriva aux États-Unis après cette rencontre, toujours par l’intermédiaire de l’agent Hutton à Paris, faisait état d’une offensive soviétique sensationnelle et d’un nouveau missile capable de réduire à néant l’efficacité du bouclier antimissile mis en place par les États-Unis. L’imagination d’Allan l’avait conduit jusque dans l’espace. De là-haut, les missiles russes seraient capables de détruire avec précision toutes les armes sol-air avec lesquelles l’Amérique essaierait d’attaquer.
C’est ainsi que l’agent américain Allan, tout hermétique à la politique qu’il fut, en collaboration avec le physicien nucléaire apolitique Iouli, fut à l’origine de l’anéantissement de l’Union soviétique. En effet, le très colérique Ronald Reagan se mit dans tous ses états à la lecture du rapport d’Allan et déclencha immédiatement son programme Initiative de Défense Stratégique, appelé aussi « Guerre des Étoiles ». Le projet, avec ses satellites cracheurs de lasers antimissiles, était une copie presque exacte de ce qu’Allan et Iouli avaient imaginé en pouffant de rire dans une chambre d’hôtel à Moscou quelques mois plus tôt, après avoir ingurgité ce qu’ils auraient qualifié d’une quantité raisonnable de vodka. Le budget nucléaire américain faillit également exploser quelque part dans l’espace intersidéral. L’Union soviétique essaya de riposter alors qu’elle n’en avait pas les moyens. Et le pays tout entier se craquela.
Que ce fût à cause du choc occasionné par la nouvelle offensive militaire américaine ou pour une autre raison, ce n’était pas facile à dire, mais en tout cas, le 10 novembre 1982, Brejnev mourut d’une crise cardiaque. Le lendemain justement, Allan, Iouli et Larissa devaient se rencontrer pour écrire un nouveau rapport d’espionnage.
— Vous ne croyez pas qu’il serait temps d’arrêter ces bêtises ? demanda Larissa.
— Tu as raison, nous allons arrêter, dit Iouli.
Allan acquiesça. Tout avait une fin, surtout les bêtises, et l’infarctus de Brejnev était sûrement un signe venu du ciel pour leur dire qu’il était temps de disparaître avant que Leonid ne se mette à sentir encore plus mauvais.
Il allait appeler l’agent secret Hutton à Paris dès le lendemain. Treize ans dans les services secrets, ça faisait un bail ; même si la moitié du temps il n’avait pas vraiment travaillé. Tous les trois étaient d’ailleurs d’avis de laisser l’agent Hutton et son président soupe au lait dans l’ignorance à ce sujet.
À présent, il fallait que la CIA se débrouille pour transplanter Iouli et Larissa à New York, comme elle le leur avait promis. Allan, lui, se demandait ce qu’était devenue la Suède, depuis le temps.
La CIA et l’agent secret Hutton tinrent leur promesse. Iouli et Larissa furent transportés clandestinement vers les États-Unis, en passant par la Tchécoslovaquie et l’Autriche. On les installa dans un appartement sur la 64e Rue Ouest, et on leur alloua une pension annuelle qui dépassait de beaucoup leurs besoins. Il ne coûtèrent pas très cher à la CIA car dès le mois de janvier 1984, Iouli partit dans son sommeil et trois mois plus tard Larissa mourait de chagrin. Ils avaient tous deux atteint l’âge de soixante-dix-neuf ans et n’avaient jamais été aussi heureux qu’en 1983, l’année où le Metropolitan Opéra célébra son centenaire, et où ils purent assister ensemble à une longue série de représentations inoubliables.
Allan fit sa valise dans son appartement de Moscou et informa l’ambassade américaine qu’il partait. C’est à ce moment-là seulement que la comptabilité s’aperçut que l’attaché d’ambassade Allen Carson, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, n’avait touché que des défraiements pendant les treize ans et trois mois où il avait été en poste.
— Vous ne vous êtes jamais aperçu que vous ne perceviez pas votre salaire ? lui demanda la comptable.
— Non, dit Allan. Je ne mange pas beaucoup et l’alcool ne coûte pas cher dans ce pays. Je n’ai jamais manqué de rien.
— Pendant treize ans ?
— Vraiment, treize ans ? Comme le temps passe !
La comptable regarda Allan d’un air suspicieux, mais elle lui promit que son salaire rétroactif lui serait versé par chèque aussitôt que monsieur Carson, si c’était bien son nom, aurait signalé l’anomalie à l’ambassade américaine de Stockholm.